Inauguration du nouveau musée Barbey d’Aurevilly
A SAINT-SAUVEUR-LE-VICOMTE (Manche)
le 22 avril 1956
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. JACQUES de LACRETELLE
au nom de l’Académie Française
Messieurs,
Laissez-moi, tout d’abord, vous louer de votre fidélité.
En 1909, puis en 1925, Saint-Sauveur-le-Vicomte avait voulu honorer la mémoire de Barbey d’Aurevilly en lui érigeant un buste et en lui consacrant un musée.
Aujourd’hui, après les dévastations de la guerre, vous tenez à montrer que le souvenir du grand écrivain est encore vivace dans sa ville natale. Vous désirez lui restituer sa place, rassembler ses reliques, prouver qu’une cité qui se redresse et se renouvelle n’est pas, pour autant, oublieuse. Vous affirmez ainsi que la gloire du passé ne doit pas être séparée des promesses de l’avenir et que le culte de la tradition constitue le mortier le plus solide pour édifier des choses neuves.
À toutes ces intentions, à toutes ces réalisations, l’Académie Française s’associe pleinement. Ses trois siècles d’âge, ajoutés aux brocards et aux épigrammes qu’elle a vaillamment reçus sans fléchir, — et de Barbey d’Aurevilly même — lui donnent le droit de vous dire que vous êtes dans le bon chemin.
Il est un livre de Barbey d’Aurevilly intitulé Ce qui ne meurt pas. Vous devriez inscrire ce titre à l’entrée de votre musée. Ce qui ne mourra jamais, c’est le rôle de la culture, c’est l’enthousiasme de toutes les générations d’hommes pour les lettres, bref c’est ce feu qui s’allume en nous lorsque nous tenons entre les mains un livre qui nous conte une belle histoire.
Barbey d’Aurevilly a été l’un de ces conteurs. Il nous a laissé comme Les Mille et une Nuits de sa province. Mêlant le réel et l’imaginaire, le fait historique et l’anecdote vécue, étudiant la foi la plus naïve comme les passions les plus audacieuses, également attiré par la violence des actes et la délicatesse des sentiments, il a composé une étonnante galerie de personnages qui ne peuvent être confondus avec ceux d’aucun autre romancier. On dirait que chacun d’eux porte, barrant sa poitrine, ce paraphe rouge qui souligne fièrement la signature de l’auteur. Un héros de Barbey se distingue d’un héros de Balzac, de Stendhal, de Mérimée. On pourrait le définir d’un trait ; un homme qui vit son époque avec les sentiments d’un autre âge.
Et ce trait, peut-être s’applique-t-il aussi au caractère de l’écrivain que nous célébrons aujourd’hui.
Le génie de Barbey, sa force créatrice, viennent précisément de ce qu’il est, lui-même, un homme inadapté à son temps et qui se débat entre des aspirations contradictoires. Fier de sa naissance et de son terroir, fidèle servant des idées et des hommes qui ont disparu à la Révolution ; épris jusqu’à l’envoûtement de sa province natale et de ses paysages, il est en môme temps l’esprit, éloigné de tout conformisme, qui se voue à la littérature et entend conquérir un nom par sa plume dans ce Paris qu’il méprise un peu, mais qui fait la gloire.
Tradition et vocation se heurtent en lui de toutes les manières. Attaché à sa foi, il refuse pourtant de décrire la religion sous des couleurs neutres et fades. Il lui prend ses stigmates et ses crises, non ses béatitudes et sa charité.
C’est un partisan de Dieu plutôt qu’un apôtre. Il y a en lui une imagination digne du Moyen Age, à la fois terrifiante et terrifiée, qui se plaît à faire grimacer l’humanité jusqu’au scandale. Ce catholique soumis louche du côté des sorcières. Il prouve Dieu par le diable.
Tous ces anachronismes, toutes ces contradictions, se débattent en lui et viennent s’ajouter à une nature hautaine et tumultueuse. Enfin il est pauvre et veut faire figure de dandy. De là ses rancœurs et ses invectives. « J’ai trop d’orgueil pour avoir de la vanité », écrira-t-il à un ami. Rien ne peut mieux le peindre. Et aussi ce mot qui, dans une Histoire sans nom, décrit la figure d’un de ses personnages : « Il imposait et presque indisposait. » Voilà Barbey de pied en cap.
Quel fut le blason de sa famille, ce blason dont il était si fier ? Il ne m’en souvient plus. Mais, dans nos lettres, on pourrait lui dessiner de belles armes parlantes : un crucifix et une cravache.
Et l’on pourrait aussi, dans nos lettres, discerner le sillage de sa postérité. Ces romanciers d’aujourd’hui, qui étudient des cas de physiologie, nous entraînent dans les ténèbres de l’inconscient, font vivre des monstres, sont tous plus ou moins des descendants de Barbey d’Aurevilly. Pour peu que vous soyez amateur de romans, vous avez leur nom sur les lèvres. Ils renient peut-être cet ancêtre à cause de son outrance romantique, de son cadre qui date de l’époque et, parfois, de sa démesure dans l’horreur. Mais les Diaboliques ont ouvert la voie à tout un genre littéraire. Le cinéma s’en empare... Ne serait-ce pas Une Page d’histoire, ce court récit de Barbey, qui a permis aux romanciers d’affirmer qu’il n’y a pas de sujets réservés ? Et enfin qui d’entre nous ne serait tenté de, faire sienne cette réponse de Barbey à qui l’on reprochait l’étrangeté de ses sujets : « Ce charmant monde est fait de telle sorte que si vous en suivez simplement les histoires, c’est le diable qui paraît les dicter. »
Seulement, cette figure de vieux connétable et ce goût à la Gilles de Rais pour faire couler le sang de ses créatures, ce n’est pas tout Barbey.
Il y a aussi, et c’est ce qui me rapproche le plus de lui, sa quête des âmes en peine et des formes idéales, son désir d’aller au delà de ce que montre un visage, sa recherche d’une poésie secrète derrière, une réalité très simple.
Vous vous rappelez, j’en suis sûr, le Rideau cramoisi, ce récit mystérieux, mais sobre, et dépouillé, malgré le tragique de la situation, de tous les accessoires du drame.
Or, dans les premières pages de ce petit chef-d’œuvre, il se trouve quelques lignes que je n’ai jamais oubliées depuis ma première lecture.
Barbey décrit la petite ville endormie où le narrateur arrive un soir. Il est tard. Rares sont les fenêtres encore éclairées. « Mais — écrit Barbey — l’ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi — continue-t-il — je n’ai jamais pu voir une fenêtre, éclairée la nuit, dans une ville couchée par laquelle je passais, sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées — sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames... Et maintenant, oui, au bout de tant d’années, j’ai encore, dans la tête, de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu’en y pensant je les revois dans mes songeries : « Qu’y avait-il donc derrière ces rideaux ? »
Qui ne s’est posé cette question dans sa vie ? Et non seulement le romancier professionnel, dont la tête chemine à travers les intrigues, mais l’homme insatisfait, qui ne se contente pas des apparences, et veut ajouter « la poésie du rêve à la poésie de la réalité ».
Pour ma part, et bien avant que j’eusse commencé à écrire, cette fenêtre au rideau cramoisi m’a hanté dans bien des promenades nocturnes. Tandis que j’étais posté devant ces petits carreaux de lumière, des récits informes s’ébauchaient, où ma pauvre expérience tentait de se délivrer. Un souvenir littéraire qui s’accroche à la réalité, voilà, le plus souvent, ce qui fait percer notre imagination et l’aide à connaître ses ressources.
C’est pourquoi je trouve injuste le demi-oubli où est tombé Barbey d’Aurevilly. Otée la matière d’amorcer son histoire, qui est toujours présentée sous la forme d’un récit oral.... ôtées ces paillettes trop clinquantes qui brillent parfois dans sa phrase — mais quelle époque n’a sa mode et ses tics! — comment ne pas reconnaître, avec sa puissance de visionnaire, la hardiesse de son analyse ?
Donnez à un jeune romancier, dans le monde d’aujourd’hui, le regard perçant et audacieux de Barbey, cette hauteur désinvolte, cet art de peindre une physionomie... eh ! bien je vous assure qu’il ne s’engagera pas dans une mauvaise voie.
Mais vous, Messieurs, vous n’avez pas oublié votre grand concitoyen. Vous avez même contenu votre susceptibilité, s’il est vrai que bien des sujets développés dans les Diaboliques soient empruntés à la petite chronique, vieille d’un siècle, de votre Cotentin. On m’a raconté qu’en 1908, un notable de Valognes avait refusé de s’associer aux cérémonies aurevillyennes parce qu’il blâmait l’usage que Barbey avait fait d’une anecdote authentique en écrivant sa célèbre nouvelle le Dessous de cartes d’une partie de whist. Ce joueur avait la rancune tenace.
Ne l’imitez pas et entretenez pieusement ce Musée. C’est pour vous une dette. Rappelez-vous comment, dans l’Ensorcelée, Barbey d’Aurevilly parle de Saint-Sauveur-le-Vicomte, « cette bourgade jolie comme un village d’Écosse ». Rappelez-vous, dans le même ouvrage, sa description des landes de Lessay. « Elles sont — écrit-il — comme des lambeaux, laissés sur le sol, d’une poésie primitive et sauvage. »
Il a donné à toute votre province un relief à part. Il a créé pour elle des légendes qui ne ressemblent à aucune autre. Ces grandes ombres, nées de son imagination, nous hantent encore. Qu’elles lui apportent, dans notre mémoire, la survie que son génie mérite.