Discours de réception de Jacques de Lacretelle

Le 27 janvier 1938

Jacques de LACRETELLE

Réception de Jacques de Lacretelle

 

M. Jacques de LACRETELLE, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henri de RÉGNIER, y est venu prendre séance, le jeudi 27 janvier 1938, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Voici l’heure où l’audace se paie. À l’ambitieux qui prétend à votre Compagnie, il en coûte peu d’écrire une lettre. L’usage des visites, auquel il est ensuite convié, ne lui permet pas davantage de mesurer sa témérité, car c’est là, laissez-moi vous le dire, une épreuve que votre bonne grâce rend parfaitement inoffensive. Le plus souvent une convention tacite bannit de l’entretien tout ce qui pourrait en rappeler trop crûment l’objet. On tâtonne, on brûle, et si l’on aborde enfin le propos, que s’entend-il reprocher, ce soupirant ? Non l’indignité de ses titres, mais sa jeunesse. Il connaît grâce à votre courtoisie une véritable Jouvence. Et comme il sait, hélas, que, l’accusation n’est guère méritée ou, en tout cas, que le mal est curable, il ne peut croire bien sérieusement à un acte d’outrecuidance.

Le succès, quand il l’obtient, puis l’élaboration de son discours, lui procure trop d’ivresse et lui communique trop de zèle pour qu’il se laisse aller à trembler.

C’est en ce jour seulement, lorsqu’il revêt pour la première fois une armure fameuse, lorsqu’il s’avance, annoncé par un roulement de tambour, dans les corridors de cet Escorial des lettres où toute poussière est de marbre, c’est en ce jour qu’il risque de perdre contenance.

Ce qui empêche sa voix de fléchir tout à fait, ce n’est pas l’orgueil, mais une inspiration rassurante qui est simplement, Messieurs, un sentiment de communauté. Il a le droit de se considérer votre émule et votre égal, non certes dans la gloire ou le talent, mais dans le labeur. Quel que soit le domaine où vous brillez, je me sens uni à vous par ce souhait que j’ai formé d’être un bon ouvrier de la langue française. Je me sens uni à vous par cette peine que nous connaissons tous également depuis l’instant où nous avons été tentés d’exprimer noir sur blanc nos idées et nos émotions. Peine ignorée peut-être de nos lecteurs, à qui nous n’apportons jamais qu’une transcription imparfaite de nos desseins, mais peine qui accompagne tous nos travaux et donne à nos loisirs même je ne sais quel recueillement tourmenté.

Et qu’on ne croie pas, d’après ces mots, que je veuille exagérer l’importance de l’écrivain et cède à la vanité professionnelle. Toutefois, à une époque où la notion et les droits du travail régissent le monde, il n’est pas mauvais de rappeler ce tourment et cette peine qui sont à l’origine de toute création littéraire ou de toute vocation d’artiste. Croyez-moi, Messieurs, vous comptez dans la Cité, vous pouvez dire hautement votre mot. Vous vous singularisez un peu en ce temps-ci, je le reconnais, parce que vous concourez à une tâche collective, que l’on nomme la culture, sans trop céder à la poussée du présent ni abdiquer d’individualisme. C’est là une tradition qui s’efface, une liberté battue en brèche. Je vous assure que l’une et l’autre compteront désormais, parmi vous, un défenseur de plus.

 

Il est un autre sentiment qui, sans diminuer la redoutable solennité de l’accueil que vous faites à votre élu, rend ses pas plus assurés et son cœur plus ouvert, c’est lorsque l’image de son prédécesseur vit parmi ses souvenirs, s’éclaire non seulement aux grandes lumières de l’admiration, mais aux flammes délicates de l’amitié.

Et c’est un fait, Messieurs, qu’à mesure que je retraçais à votre intention la glorieuse carrière d’Henri de Régnier, j’ai souvent rencontré en chemin, non l’auteur, mais l’homme tel que je l’ai fréquenté, l’ami qui se plaisait à m’accueillir ou à se raconter dans un après-dîner.

J’ai même vu reparaître les lieux où il habitait et où je m’étais introduit un jour, bien avant de le connaître. Il y a fort longtemps de cela, et voici comment.

J’étais collégien, et, grâce à un culte de famille que je tiens pour le plus précieux des legs, grâce aussi au chaleureux enseignement d’un maître qui siège aujourd’hui parmi vous, j’avais la curiosité et le goût des livres. Les vitrines des libraires étaient mes magasins de jouets ; les mots editio princeps, mon lien le plus tenace avec les études classiques.

C’est ainsi qu’ayant acquis pour ma bibliothèque les Esquisses vénitiennes dans une édition assez rare, je résolus de solliciter de l’auteur une dédicace.

Ne haussez pas les épaules, Messieurs, si cette démarche vous paraît chose courante. Elle l’est devenue. En ce temps-là, il y a plus de trente ans, c’était un procédé quelque peu insolite. Je revendique dans l’établissement de cette coutume indiscrète le titre de précurseur.

Après deux ou trois jours d’attente, j’allai, le cœur battant, rechercher mon bien. M. de Régnier habitait alors, rue de Magdebourg, un appartement dont l’antichambre était, de haut en bas, tapissée de livres.

J’expliquai mon cas. On me laissa seul, un moment, entre les rayons garnis que je ne pus m’empêcher d’inspecter et qui me parurent, dans leur variété, les plus tentants du monde. Il y avait là des titres d’hier et des noms contemporains, de vieilles reliures patinées et d’autres faites de papiers modernes. Je m’extasiais encore, lorsqu’on vint me dire que l’on ne retrouvait pas mon exemplaire. M. de Régnier avait dû le mettre de côté et l’on me conseilla de patienter quelques jours. Je dois avouer que je m’en retournai avec un peu d’inquiétude. Sans connaître la figure de mes dieux littéraires, j’avais entendu parler du monocle hautain de M. de Régnier. Et je me demandais si ma requête avait bien été de son goût.

Deux jours plus tard, je fus rassuré. Je rentrai en possession des Esquisses vénitiennes, et retrouvai mon exemplaire enrichi, non seulement d’une belle signature qui semblait calquée sur un parchemin, mais de vers, de vers composés à mon intention et que j’ai retenus.

 

Si ce volume doit, un jour,

Être remis au bouquiniste,

Qu’il ne fasse pas son séjour

Le long de notre Seine triste.

 

Non, je voudrais qu’il regagnât —

Que la fortune l’y conduise —

La devanture d’Ongania,

Le bon libraire de Venise.

 

Messieurs, je relirai tout à l’heure des poèmes d’Henri de Régnier qui rejetteront celui-là dans l’ombre. Mais vous croirez sans peine que ces petits vers de circonstance, comme eût dit Stéphane Mallarmé, comblèrent d’orgueil celui qui avait eu l’honneur de les inspirer.

Ce fut là le premier signe d’amitié que je reçus d’Henri de Régnier. Mais pourquoi étais-je allé vers lui et non vers un autre, entre tous les auteurs que je lisais ?

Il me faut, pour répondre à cette question, vous dépeindre la psychologie d’une époque et, avant tout, prononcer un mot qui sera un mot-clé : le symbolisme.

On a fêté le symbolisme il y a quelques mois. On a célébré ses gloires aujourd’hui reconnues de tous. On a même tenté de formuler sa doctrine. Et ce ne fut pas chose facile. En effet, la poésie symboliste étant avant tout une expansion de la sensibilité la plus intime, et cherchant à évoquer, à suggérer l’objet plutôt qu’à le décrire, reste, par essence, insaisissable et fuit volontairement les théories claires. L’un de vos confrères, qui n’a pas été tendre envers cette école et qui, d’ailleurs, connut ici même les rigueurs d’une adroite censure, Anatole France, a écrit : « Il faut souffrir quelque obscurité chez les symbolistes, ou ne jamais ouvrir leurs livres. » Il le disait avec un grain d’ironie, mais il énonçait là une vérité qui peut s’appliquer à la poésie en général. Le poète doit être tout ensemble un voyant qui propose des mythes nouveaux et un musicien qui fabrique son clavier. Il doit recréer l’univers et non le copier dans sa réalité, non le représenter suivant la mesure commune. Il faut qu’il se fasse entendre par notre raison et en même temps qu’il nous émeuve par je ne sais quels frappements qui touchent à côté. Je crois même qu’il serait facile de montrer que l’œuvre des poètes survit, en bien des cas, grâce aux parties qui présentèrent pour leurs contemporains quelque difficulté d’audience.

Et, reconnaissons-le, la jeunesse est toujours prête à s’enflammer pour ces vocations qui s’enveloppent de mystère. Elle goûte la hardiesse et a foi en son temps. L’esprit naissant est attiré par la beauté qui naît. S’il la voit de surcroît incomprise, c’est le coup de foudre. « Mais c’est moi, se dit-il, ce sont les voix que j’entends et auxquelles personne ne prête attention. »

Ainsi pensaient tout bas ceux qui parvinrent à l’adolescence au début du présent siècle. Lisez plutôt la correspondance que Jacques Rivière et Alain Fournier échangeaient à l’âge de vingt ans. Ces deux jeunes hommes, tôt disparus, mais qui eurent tant d’influence sur les lettres, l’un par son œuvre critique, l’autre par son roman, le Grand Meaulnes, ces deux étudiants affamés se nourrissent de la littérature symboliste et de ce qui naît à l’entour. Verlaine, Rimbaud, Laforgue, Henri de Régnier, Claudel, Maeterlinck, et Viélé-Griffin, et Édouard Dujardin, tous ces noms les hantent et jaillissent dans leurs lettres.

Ajoutez à cela que le symbolisme, par ses recherches et ses ruptures, contentait ce désir de révolte et d’isolement qui couve en chacun de nous au début de la vie. Je viens de dire qu’il était fort difficile de résumer le symbolisme en une formule. Pourtant, Rémy de Gourmont l’a fait, et assez heureusement, me semble-t-il. « C’est avant tout, a-t-il déclaré, une théorie de liberté ; il implique une absolue licence d’idées et de formes ; c’est le libre et personnel développement de l’individu esthétique. »

Telles étaient les raisons, non pas clairement exprimées, mais pressenties, qui me conduisirent, voici quelque trente ans, chez Henri de Régnier, après avoir lu Poèmes anciens et romanesques, Tel qu’un songe, et certaines proses somptueuses, énigmatiques, suspendues hors de la réalité comme les lourdes images de nos rêves.

Seulement, j’apercevais aussi chez ce poète, qui laissait chanter librement son vers, un attachement aux formes classiques et un enthousiasme prodigue qui rendaient ses expériences plus instructives et plus engageantes que d’autres.

Je viens de faire la part belle aux novateurs, aux briseurs de moules, aux inventeurs de frissons nouveaux, pour employer le mot de Hugo à Baudelaire. Mais qu’il me soit permis de leur reprocher parfois une âme sectaire et des vues trop étroites. Et cela quel que soit leur domaine. Ils s’entêtent avec un bel aveuglement dans leur découverte, comme un savant qui n’observerait plus que le champ de son microscope. Ils ont fait faire un pas à la littérature, ou à la musique, ou à la peinture, et ensuite ils restent là à piétiner. Leur intransigeance est souvent bien plus obstinée que l’intransigeance de ce qu’on nomme l’académisme.

Rien de tel chez Henri de Régnier. Il avait écrit des poèmes qu’on pourrait qualifier des rondes d’idées et d’images. La strophe se formait suivant une harmonie inédite à laquelle une autre strophe faisait écho. Mais plutôt que d’alourdir d’un commentaire cette musique aérienne, laissez-moi vous en rappeler quelques motifs. Écoutez ces vers :

En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses,

Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées.

En allant vers la ville où le pavé des places

Vibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lassées.

Nous avons rencontré les filles de la plaine

Qui s’en venaient à la fontaine,

Qui s’en venaient à perdre haleine,

Et nous avons passé.

 

La douceur des ciels clairs vivait en leurs yeux tristes,

Les oiseaux du matin chantaient en leurs voix douces,

Oh ! si douces avec leurs yeux de bonne route,

Et si tendres avec leurs voix de colombes indicatrices !

Elles s’assirent pour nous voir, tristes et sages,

Leurs mains jointes semblaient garder leurs cœurs en cage.

 

Et à côté de ce mode qui n’appartenait qu’à lui, son chant offrait aussi l’alexandrin enraciné dans la rime, tel que Ronsard l’a donné à notre littérature. On y trouvait encore le sentiment agreste qui inspira André Chénier. On y trouvait enfin l’épithète bien frappée que le vers porte en cimier, et que José-Maria de Heredia venait de faire briller avec tant d’éclat dans les Trophées.

Prodigue ? ai-je dit. Oui, le tempérament poétique d’Henri de Régnier l’était souverainement et se laissait capter par tous les messages d’Apollon.

Je viens de nommer Heredia. Songez qu’avant de lui vouer une affection filiale en raison du grand et beau lien que vous savez, il le considérait comme un de ses maîtres, et qu’un autre maître non moins révéré était Mallarmé. N’y a-t-il pas dans ce double sentiment le signe d’une connaissance supérieure de la poésie ? N’y a-t-il pas la preuve d’une vue plus haute que celle qui régit d’ordinaire les écoles littéraires et détermine les lois de la prosodie ?

Tous ces arguments un peu savants ne me venaient pas à l’esprit cependant que j’attendais dans l’antichambre de la rue de Magdebourg. D’ailleurs j’éprouvais surtout l’âpre convoitise du bibliophile. Mais je me disais confusément que je ne faisais pas fausse route. Ces livres anciens, mémoires d’autrefois, documents d’érudits qui mêlaient, dans la bibliothèque d’Henri de Régnier, aux plaquettes des jeunes poètes, soutenaient, légitimaient mon admiration. Au fond, j’étais heureux d’entrevoir que si la littérature, comme la vie des idées, exige un perpétuel renouveau, elle ne demande pas un reniement du passé. Innover n’est pas exclusivement détruire, cela est vrai en poésie comme ailleurs.

Je m’avise, Messieurs, que je m’écarte singulièrement de votre tradition. Si je suis en train d’ébaucher de mes faibles mains la statue de mon prédécesseur, je la modèle à ma guise d’après des impressions et des souvenirs. Or, pour suivre l’usage, j’aurais du tout d’abord décrire les lieux où il est né, puis retracer sa généalogie.

Sur le premier point, mon excuse est qu’Henri de Régnier et son œuvre échappent complètement à ce que j’appellerai les revendications territoriales. Il est né à Honfleur, sa famille maternelle résidait en Bourgogne, à Paray-le-Monial ; mais, s’il nous a donné de délicieux croquis de ces deux villes, dans le Trèfle blanc et dans les Vacances d’un jeune homme sage, je ne vois pas du tout par quel artifice on pourrait le rattacher à l’une ou l’autre province. Ses patries d’élection, celles que l’on retrouve dans son œuvre, je vous les dirai tout à l’heure.

Quant, à la généalogie, c’est autre chose. Si je l’aborde avec précaution, c’est par crainte d’être trop prolixe et de me perdre.

Henri de Régnier avait, en effet, le culte et même la manie de la généalogie. Ses dossiers de famille constituent des archives touffues, où les alliances se greffent et s’enchevêtrent. Il aimait à parler de ses ancêtres, il connaissait minutieusement leurs fastes et leurs travers. Il lui est même arrivé de leur dédier un de ses ouvrages, comme on le fait à des amis bel et bien vivants.

C’est que, justement, il considérait ces parchemins de famille avec beaucoup moins d’orgueil que de curiosité amusée pour la substance humaine qui s’y perpétuait. Son imagination trouvait là des tapis enchantés qui l’emportaient à travers les siècles. Je me demande même si, dans ses rêveries créatrices, il ne se substituait pas à tel ou tel de ses aïeux eux par des hallucinations comparables à celles qui assaillaient Jean de Franois, le héros du Passé vivant.

Je ne ferai donc pas défiler devant vous ces nombreux fantômes où l’uniforme du Royal-Dragons, barré du cordon de Saint-Louis, voisine avec l’habit du conseiller au Parlement. Je choisirai à votre intention une seule de ces figures, celle de son grand-père, qu’il a portraituré dans un de ses recueils.

Ce grand-père était né en 1789 et vivait avec ses parents dans une gentilhommière située en Thiérache, lorsque, quatre ans plus tard, la Révolution obligea toute la famille à passer la frontière. L’arrière-grand-père du poète reprit d’abord du service à l’armée des Princes, mais il était âgé et, les revers survenant, les exilés finirent par échouer quelque part en Autriche, n’ayant d’autre ressource que de tailler des sabots qu’on allait colporter dans les villages.

M. de Régnier nous conte ces vicissitudes sans honte ni rancune contre le régime moderne, plutôt avec malice. Il nous apprend que ce fut en 1802 seulement que son arrière-grand-père obtint sa radiation de la liste des émigrés. « Quant à mon grand-père âgé alors de quatorze ans, — ajoute-t-il, — il précéda ses parents en France de quelques mois. Il partit le premier. On l’avait confié à deux personnes amies avec qui il devait faire le voyage. C’étaient parait-il, deux jeunes et jolies femmes, dont l’une portait un grand nom. Le retour eut lieu sans incidents ; seulement, comme elles n’étaient point trop rassurées la nuit, dans les auberges, les voyageuses couchaient dans le même lit et y faisaient coucher aussi, entre elles deux, leur petit garde du corps. »

Avouez, Messieurs, que votre confrère aurait eu grand tort de négliger des archives qui lui offraient de si jolies estampes et de ne point se plaire avec des aïeux qui, imitaient si bien... les personnages d’Henri de Régnier.

Ce fut par ces évocations du passé, qui sont, à bien considérer, une forme de l’imagination poétique, qu’Henri de Régnier aborda le roman.

La Double maîtresse date de 1900. M. de Régnier avait donc trente-six ans. Depuis combien de temps portait-il en tête la foule de personnages qui animent cette grande composition ? Depuis combien de temps en avait-il brossé le fond et machiné les intrigues ? Je l’ignore, mais ce qui frappe, lorsqu’on relit ces pages, c’est de voir avec quel souci du détail vrai, ce poète symboliste, ce pur enchanteur, a su agencer les scènes et creuser le trait des figures.

C’est un roman de peintre, a-t-on dit. Et il est vrai que, tant par la science du décor que par l’abondance de la couleur, on y sent la perfection de l’atelier. Mais on ne pense ni à Watteau, ni à Hubert Robert ; bien plutôt à Le Nain et à Chardin. Et, à cette rare union entre la magie du visionnaire et l’art du réaliste, chacun trouve son compte. La Double maîtresse me fait penser à une grande foire d’où le liseur de romans, le poète, l’historien, l’amateur de tableaux, reviennent les poches pleines. Et, d’un bout à l’autre de cette foire, se promène, les bras ballants, une espèce de fantoche épique qui, vous allez le voir, se relie aux découvertes les plus récentes de la psychologie.

Ce fantoche a nom Nicolas de Galandot. Souffrez que je vous le représente, le personnage en vaut la peine. Il est grand, dégingandé, de teint jaune et, au physique, rappelle un peu le duc d’Angoulême que Flaubert eut, dit-on, l’intention de camper dans un roman. Élevé avec la terreur du péché par une mère dont les dévots eux-mêmes disent qu’elle est une âme au pain sec, notre Nicolas a eu, au seuil de l’adolescence, une amourette avec une cousine bien plus délurée que lui et qui, un jour, à bout d’agaceries, a dû, pour l’émouvoir, le fouetter au visage d’une grappe de raisins. Mme de Galandot, apparaissant à l’improviste, a, grâce au ciel, surpris les deux coupables à temps. Elle leur a fait la dure leçon que vous imaginez ; et même, par un raffinement extraordinaire de casuistique, elle a interdit à son fils de confesser son péché, prétendant « que le pardon pouvait lui en prétexter l’oubli et qu’il n’en trouverait la véritable pénitence que dans le suspens continuel où elle le tenait au-dessus de l’enfer ».

La méthode a porté ses fruits et, à cinquante ans. Nicolas, sans passion, sans volonté, sans besoin, n’a rien goûté de la vie et n’est que l’ombre d’un homme.

Pourquoi, à cet âge, s’en va-t-il à Rome ? Pourquoi, un beau jour, prend-il la rue del Babuino et s’arrête-t-il devant une maison où la belle Olympia, étendue sur sa terrasse, lui jette au nez une grappe de raisins ? C’est le simple zigzag de sa destinée. Mais, avec ce zigzag, tout change brusquement. Vision et geste provoquent en lui l’explosion de désirs longtemps réprimés, et, tout d’un coup, il se jette dans les mille prodigalités du soupirant, il connaît toutes les transes de l’amoureux.

Seulement, c’est bien tard. Le timide quinquagénaire ne se libère jamais des vieilles ombres qui ont étouffé sa jeunesse. Exploité par Olympia, qu’il n’ose approcher et qu’il n’a pas la force de quitter, le gentilhomme se dégrade peu à peu, devient en même temps le barbon qu’on dépouille et le faquin qu’on envoie en course. On n’oublie pas la saisissante peinture de M. de Galandot en train de plumer cérémonieusement un poulet aux cuisines et de se faire bousculer par la valetaille. D’ailleurs, on n’oublie aucun de ces tableaux de Rome, où la hardiesse de l’image le dispute à la cocasserie de l’invention et où l’on voit passer coude à coude, dans une complicité quelque peu sacrilège, le cardinal et le ruffian. Cette Rome du XVIIIe, si elle a libéré M. de Galandot, a pareillement stimulé la verve de l’auteur.

Roman de peintre, dites-vous ? Roman pastiche ? Mais quel peintre ? Et quel modèle ? Loin de là, Messieurs, regardons d’un peu près et nous reconnaîtrons que la Double Maîtresse est d’un précurseur et porte en germe toute une littérature : c’est le premier roman freudien que nous avons pu lire.

Qu’est-ce donc, en effet, que ce Galandot, sinon ce que l’on nomme aujourd’hui un refoulé, un homme dont les psychiatres vous diront qu’il a été arrêté dans son développement normal par une terreur et la persistance d’un souvenir ? Tout concorde. Revoyez la redoutable figure de la vieille Mme de Galandot, songez à la confession interdite, à la grappe de raisins qui est la clé du drame mental. Je ne veux pas poursuivre la leçon dans une science quel que peu incertaine qui n’est pas plus mon domaine que le vôtre. Mais qu’il me plaît de penser qu’un poète, et un poète qui se laissait guider par les symboles, ait pénétré si naturellement les choses du subconscient et trouvé, comme pour nous amuser, la vérité dernière de la psychologie !

Après la Double maîtresse, Henri de Régnier écrivit d’autres romans sur la société de l’Ancien Régime. Je vous citerai notamment le Bon plaisir et les Rencontres de M. de Bréot. Ces romans ne présentent pas la même étendue, mais on s’y divertit, on y voit à merveille les dessous de l’époque, on est introduit dans les bosquets en labyrinthe où le Grand Siècle s’égare après souper.

Et même dans un roman moderne, comme le Passé vivant, ce sont les images d’autrefois qui constituent le fond de l’œuvre et commandent aux événements contemporains. Pourtant, je ne crois pas que ce soit à proprement parler le problème de l’hérédité qu’Henri de Régnier ait voulu mettre en lumière dans cet ouvrage. C’est plutôt la survivance de certaines forces occultes, le retour en nous de certains thèmes qui filtrent à travers notre raison et pèsent sur nos actes. Là encore, on pourrait se demander si Henri de Régnier n’a pas été un précurseur, s’il n’a pas émis l’hypothèse, avant le romancier anglais Lawrence, d’un tissu mystique qui composerait l’être humain et agirait sur notre destinée comme le fatum des anciens.

Mais je me contente de proposer ce rapprochement.

En revanche, il est un point sur lequel je vous demande de me suivre, car c’est un trait caractéristique de l’œuvre de M. de Régnier, et ses proches me l’ont signalé dans sa nature même : il était amusé, que dis-je ! attiré au plus haut point par les singularités des êtres, par leurs manies. C’était peut-être chez lui un goût de collectionneur, ce goût qui nous fait emplir une vitrine de magots. Pourtant, j’y vois quelque chose de plus et je vais essayer de m’en expliquer.

L’homme tout d’une pièce, l’automate parfait qui entre sur la scène terrestre sans faux pas, tient son emploi sans broncher et sort sans tapage, n’est pas un bon personnage pour un romancier. Je dirai même qu’il fait mal ressortir ses vertus, s’il en a, et les noie dans de médiocres grisailles. Nous devons observer le défaut et la défaillance, l’endroit où — pour garder la comparaison de l’automate — le ressort grince et la roue s’emballe. Ce qu’on nomme en littérature un type n’est pas du tout l’exemplaire commun. Au contraire : c’est un de nos semblables qui sort du rang. Tous les grands romanciers ont dû posséder dans la vie courante ce goût des oripeaux et cette faculté de s’attacher à leur personne. On le constate chez nous avec Balzac, Flaubert ou Proust. Chez les Russes avec Dostoïevski. En Angleterre avec Dickens ou Meredith.

Si j’insiste là-dessus, c’est qu’on a reproché à Henri de Régnier aussi bien la source de son inspiration poétique que le choix de ses personnages. Sous cette coupole même, l’éminent orateur appelé à le recevoir au nom de votre Compagnie ne lui épargna pas, ce me semble, ces épreuves qui sont chez vous de tradition. Tradition périmée, du moins je le souhaite en tremblant. Le poète s’entendit blâmer pour son paganisme. Or, n’est-ce pas là interdire à l’abeille de tirer son miel de certaines fleurs ? N’est-ce pas condamner tout ensemble Ronsard, La Fontaine, André Chénier ? Et le romancier, enfin, fut admonesté pour la licence de son invention, laquelle — je rapporte le texte — avait fait rougir un capitaine de cuirassiers.

J’aime à croire qu’il y eut là un excès voulu, car s’il est vrai qu’Henri de Régnier avait un penchant adroit pour le trait leste, il est impossible qu’un lettré tel qu’Albert de Mun l’ait confondu avec un fabricant de vignettes galantes.

En effet, à côté de l’historiette, il aimait l’Histoire et il l’avait approfondie. Je n’en veux pour preuve que la magistrale étude qu’il a consacrée à Michelet dans un volume de critique et de souvenirs intitulé Figures et caractères.

La lecture de Michelet le transporte. Écoutez comme il parle de l’Histoire du Moyen-Age : « Fresque terrible qu’il écrit à mesure sur la muraille du temps : rois, princes, prêtres, soldats y figurent, chacun peint en sa réalité violente ou fourbe. Époque bruyante et morne. Le sceptre heurte le glaive, la mitre se cogne au casque ; cantiques et clameurs, abattement et frénésie, puis le sombre silence des pestes et des famines, et tout bas, au fond du drame dont se suivent les péripéties, le long soupir du grand acteur épars, du peuple courbé sur la glèbe et suant sur le sillon et qui, parfois, se redresse, veut être, vivre, s’agite et retombe. Acteur mystérieux, innombrable et taciturne qui, parfois, emplit la tragédie du chœur lamentable de ses maux, du murmure éternel de sa houle humaine. »

Si j’ai tenu à vous citer ce magnifique morceau, ce n’est pas seulement pour sa richesse d’images, mais afin de rappeler qu’Henri de Régnier, cet aristocrate, ce poète de la tour d’ivoire, était capable de sentir le peuple, de vibrer à ses émois et à son ascension.

Et cette faculté, que vous venez d’admirer, de répandre son lyrisme dans une page de prose, cette faculté ne le détourne pas d’écrire des vers.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de vous confier, en toute ingénuité, l’étonnement d’un profane. Comment un écrivain, lorsqu’il possède ces deux dons, ne perd-il pas le plus fragile et le plus difficile, je veux dire l’art de s’exprimer en vers ? Comment ne se contente-t-il pas peu à peu de ce que nous, les grossiers artisans de la prose, nommons notre poésie, c’est-à-dire ces pressentiments pathétiques qui nous saisissent parfois en présence de la nature ou en face d’un être et nous donnent l’illusion de nous détacher du réel, de plonger dans l’essence des choses ?

C’est sans doute que ce vague panthéisme ne suffit pas au vrai poète, fût-il de l’école symboliste. Il veut que cette poésie interne, si je puis dire, soit captée par lui, s’ajuste à un rythme et à une mesure que la prose ne peut guère soutenir longtemps. Et puis il est des idées qui naissent avec leur cadence, des visions qui s’imposent pour lui avec l’harmonie des mots et forment la strophe à son insu.

Toujours est-il que l’exercice du roman et de la critique n’étouffèrent pas l’inspiration poétique d’Henri de Régnier. Entre 1900 et 1910, il publie quatre recueils de poèmes, les Médailles d’argile, la Cité des eaux, la Sandale ailée, le Miroir des heures. Sa manière n’a pas changé, il est toujours lui-même, ce promeneur sensible et solitaire qui, devant les spectacles de la vie, s’enchante de frais visages et d’allégories pensives.

Il le dit d’ailleurs, dans un très beau poème qu’il intitule le Souvenir et qui, par ses enchaînements et ses répétitions voulues, marque bien la continuité de ce rêve.

 

… Mais moi, si je regarde au fond de ma pensée

D’aujourd’hui jusqu’au bout de ma route passée,

Toujours je me retrouve et toujours je me vois

Toujours le même, assis toujours au même endroit.

Sur le sable jaillit mon unique fontaine,

Où ma bouche à son eau rafraîchit mon haleine.

Là-bas, près du pin rouge et rauque, dans le vent,

C’est là que je me vois et de là que j’entends

Encore dans l’air pur, au matin de ma vie,

De ma flûte, monter de mes lèvres unies,

Sonore, harmonieux, humble, tremblant et beau,

Mon premier souffle juste à mon premier roseau.

 

Toutefois, le critique qui serait tenté de serrer de près cette œuvre si égale, si unie, reconnaîtrait, à partir de la Cité des eaux et surtout dans la Sandale ailée, un ton plus confidentiel. Le poète reste fidèle à ses paysages et à ses tableaux de prédilection, mais il y mêle davantage ses désirs, ses plaintes, ses regrets. Dans ces pièces, qui sont peut-être celles que je mets le plus haut, l’émotion est obtenue sans effet, par allusion, pour ainsi dire. Est-ce la loi du symbolisme que nous retrouvons, est-ce la volonté de suggérer seulement les choses, de les laisser transparaître sous un voile ? Est-ce une autre loi, celle d’un homme qui, je vous le montrerai tout à l’heure, n’était ni indifférent ni distant, mais goûtait la réserve comme un raffinement du cœur ? L’une et l’autre sans doute. En tout cas, cette expression dérobée, qui ne veut être qu’un écho, a un grand retentissement dans la mémoire.

 

J’ai fait d’un seul amour le flambeau de ma vie.

Ciel d’automne, pleuvez, et vous, ô nuit d’hiver,

Soufflez votre aquilon sur ce feu toujours clair

Qui rend mon pas solide et ma main enhardie.

Qu’importe si la ronce à sa griffe d’envie

Accroche mon talon et déchire ma chair,

La flamme que je porte est trop haute dans l’air

Pour craindre à son éclat quelque offense ennemie !

 

Cet homme, Messieurs, que j’essaie de distinguer à travers son œuvre, je restai longtemps sans l’approcher après avoir pénétré jusqu’à son antichambre. Pour suivre le cours de sa vie, il me faut donc emprunter le récit qu’il nous en a fait çà et là, et les témoignages d’amis plus anciens.

Cependant, je ne crains pas de m’aventurer en vous disant qu’une des belles joies de cette vie fut de voir venir aux lettres celle qui portait son nom. En l’occurrence, la prédestination n’explique pas tout. Il y a un grand pas entre le don et la faculté créatrice, et il est certain que l’exemple du poète, autant que le rayonnement de cette flamme qu’il portait si haut, contribuèrent à délivrer l’expression de Gérard d’Houville.

Mais gardons-nous d’employer ici le mot d’influence, car il s’appliquerait mal à ces deux carrières. Le domaine d’Henri de Régnier est comparable à un grand parc à la française où tantôt des degrés réguliers, tantôt des allées courbes, mènent à des bosquets habités par les dieux antiques. De calmes miroirs d’eau reflètent des ciels qui sont parfois voilés, et l’on respire partout l’odeur amère du buis. À côté, mais aussi distinct qu’un jardin sauvage peut l’être d’un parterre de Le Nôtre, le domaine de Gérard d’Houville nous offre des buissons de clématites en fleur qui ressemblent à des manteaux de fées, des citrouilles prêtes à devenir carrosses, un cadran solaire dont le style a l’air de faire un pied de nez au promeneur. Et sur toute cette féerie espiègle, règne la grave conscience de l’amour.

Est-il exemple d’un autre couple qui ait si bien fleuri l’autel des dieux, chacun cueillant son offrande et gardant sa démarche ? Je cherche, Messieurs, et je ne trouve pas.

 

Le labeur d’Henri de Régnier se mêlait admirablement à son plaisir. Il voyageait, il faisait des croisières en Méditerranée, de fréquents séjours en Italie. Il adorait Venise, où il avait eu la fièvre, ce qui est le bon moyen de garder un paysage incrusté en soi. Il s’y plaisait plus qu’à Rome, que pourtant il connaissait aussi bien, encore qu’il n’y fût allé — ô l’imagination du poète ! — qu’après avoir écrit l’aventure de Galandot le Romain.

Ce qui l’attirait à Venise, c’était peut-être d’y éprouver, ainsi qu’il l’a écrit, une grande activité de rêverie et une grande paresse d’esprit. Et il est vrai qu’il en a parlé toujours sans lyrisme, avec abandon, à la manière d’un fureteur passionné et d’un faiseur de croquis réalistes. Il lui a consacré deux livres, l’Altana et la Vie vénitienne, où il a réuni des impressions et des notes qui s’échelonnent sur l’espace d’un quart de siècle. Et je n’hésite pas à préférer ces tableautins vivants et alertes, inspirés par un rayon de lumière, par un nuage, par une échappée baroque, ces Guardi, si vous voulez aux grands portraits romantiques qui nous représentent je ne sais quelle dogaresse perfide et alanguie.

Mais ce qui le faisait retourner à Venise, je crois bien que c’était surtout la singularité de cette ville qui ne ressemble à aucune autre. Il l’aimait pour la fantaisie de ses ruelles et les détours de ses canaux ; il l’aimait pour cette vie incertaine et double qu’elle propose aux pas du rêveur. Ajoutez à cela qu’elle respire l’énigme, qu’elle appelle l’intrigue ; elle est la patrie des masques et des poupées de cire ; elle abrite encore bien des étrangetés. Or, rappelez-vous le goût d’Henri de Régnier pour les êtres à marottes. Oui, tout dans cette ville, images d’hier et figures d’aujourd’hui, devait enrichir sa collection.

Ces pages de l’Altana nous renseignent sur les amis qu’il allait retrouver aux cafés de la place Saint-Marc. Il y avait là Abel Bonnard, Edmond Jaloux, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot. Et, à ce propos, je veux vous dire un mot sur Henri de Régnier et ses amis, car ce point éclairera son caractère.

Il en avait beaucoup, mais, dans ces rapports, la fidélité remplaçait l’intimité. Le lien était solide, jamais pressant. Au début de sa carrière, on le voit nouer de belles liaisons avec d’autres poètes ; cependant, il ne fait partie d’aucun cénacle, il se dérobe aux rapprochements faciles et aux excès de la camaraderie. L’entendit-on jamais abuser du tutoiement ? Même pas user, peut-être. Et qui ne le comprend ? Le poète n’a-t-il pas d’autres voies, ou plutôt une voie unique, pour s’épancher ?

Mais, s’il gardait toujours ce quant-à-soi, il en observait loyalement la règle réciproque. Ce qu’on prenait chez lui pour de la froideur était le respect des secrets d’autrui. Il goûtait la conversation, il savait à merveille l’animer, mais il questionnait très rarement. Au fond, il préférait deviner les êtres plutôt que de les interroger.

Vais-je de nouveau me mettre en scène, Messieurs, et vous rapporter que je m’avisai confusément de tout cela lorsque je pus enfin me présenter à lui ?

Ce fut au lendemain de la guerre, en 1919. Je venais de terminer mon premier livre. Henri de Régnier dirigeait alors une collection de romans. Comment n’aurais-je souhaité de débuter sous ce patronage ? Par son fils, qui était de mes amis, j’obtins de lui un rendez-vous.

Je ne sais plus à la faveur de quel biais j’arrivai, non à exprimer mon désir, mais à parler de mon manuscrit. Je me rappelle seulement que le chemin fut long. La littérature, des souvenirs de Bourgogne, grâce auxquels j’appris que nos familles respectives avaient voisiné autrefois, retardèrent mon aveu. Lorsque je me décidai, j’obtins une attention très courtoise, d’utiles informations, mais point d’autre ouverture. Pourtant, je regardais du coin de l’œil quatre ou cinq manuscrits, posés sur la table, entre lesquels j’aurais bien voulu glisser le mien. Hélas ! je partis sans qu’il en eût été question entre nous.

Un de mes amis, qui nous connaissait assez bien l’un et l’autre, et à qui je racontai ma visite, me demanda si Henri de Régnier m’avait proposé de lire mon manuscrit. «Non», répondis-je. « Mais le lui as-tu offert ? — Non plus. — Alors, vous avez joué une scène des Deux timides ! » s’écria-t-il. Et je crois, Messieurs, que c’était un peu vrai. Par la suite, Henri de Régnier me témoigna, au cours de ma carrière, tant d’intérêt et tant de bienveillance que je serais bien ingrat si je lui reprochais d’avoir manqué de curiosité à l’égard d’un débutant. Seulement, incapable de demander pour lui-même, il jugeait presque indiscret de mettre un autre sur le chemin de la demande.

Ce bienveillant intérêt dont je vous parle s’exerçait dans la critique littéraire du Figaro qu’il occupa près de vingt ans et où l’on peut dire qu’il n’a pas été oublié. On le trouvait généralement indulgent. C’est qu’il se gardait de juger une œuvre a priori, d’après deux ou trois principes d’école ou de parti. Il se disait, je crois : « Étant donné ce que l’auteur a voulu faire, a-t-il réussi ? » Et puis, il aimait à lire. Dans un très bel essai de jeunesse, intitulé le Bosquet de Psyché, qui est un véritable exposé de son esthétique, il avait parlé en termes précieux des sortilèges de la lecture. Lire, disait-il, c’est s’évoquer à travers le fantôme d’autrui. « Tout livre est alchimique et philosophale, notre quintessence y repose et chacun s’y retrouve enfin. » C’est avec cette générosité d’imagination que ce critique lisait un livre. Il allait cheminant avec l’auteur, et tant mieux s’il subissait l’enchantement.

Rarement se permettait-il une pointe, lui qui avait tant d’esprit.

Car il avait de l’esprit, je suis sûr que vous ne me démentirez pas, vous qui aviez le privilège de l’entendre chaque jeudi. On trouve, d’ailleurs, dans un de ses recueils, Sujets et paysages, un fort agréable essai sur le propos. L’esprit, écrit-il, « est, en somme, une façon brève et juste de juger les gens et les choses et de considérer les événements et les circonstances de la vie. Il est de la vérité en miniature et de la sagesse en raccourci. » Voilà une bonne définition, mais qui se tient un peu haut, et peut-être Henri de Régnier ajoutait-il quelque chose à cet esprit-là. Par exemple une ironie qui, exprimée avec cet air de parfaite courtoisie qui lui était habituel, faisait rire bien mieux qu’une lourde saillie. Tenez, il rapporte, en nous traçant un très remarquable portrait d’Alfred de Vigny, un mot du poète qui s’apparente assez à son propre tour. La scène est à l’Institut, et nous sommes entre nous, Messieurs. « On raconte, écrit-il, qu’à une séance où l’on s’occupait d’attribuer le prix de poésie et où l’on discutait les candidats, un académicien fit remarquer la méchante qualité des envois. — « Pourquoi donc, ajoutait le digne homme, nous adresse-t-on toujours des choses médiocres ? » — « Mais, Monsieur, lui répondit Vigny avec son plus beau sourire, mais, Messieurs, pour vous plaire. »

Otez l’amertume et vous avez là, ce me semble, l’esprit goûté par Henri de Régnier.

Il en fit jusque dans cette sévère célébration qui est un des rites solennels de votre Compagnie, je veux dire dans le rapport sur les Prix de Vertu, qui lui fut confié en 1927.

Il commença par invoquer à cette occasion Tallemant des Réaux, dont ce jour n’est pourtant pas précisément l’anniversaire, et tira des Historiettes une anecdote sur un sieur de Bautru. Ce Bautru était un mécréant réputé que l’on vit, un jour, saluer une procession. « Ah ! ah ! lui dit alors quelqu’un, vous êtes donc mieux avec le bon Dieu qu’on ne pense ? » Et l’autre de répondre en se recoiffant : « Oui, oui, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Henri de Régnier ajoute, après cet exorde : « J’avoue que dans le rôle qui m’est dévolu aujourd’hui, je me sens terriblement Bautru ! »

Le malheur est que je puis m’inscrire en faux contre cette dernière allégation. Jugez-en plutôt. Il y a quelques années, le hasard mit chez moi en présence M. de Régnier et un médecin de mes amis. « Je vous ai vu bien souvent, lui dit celui-ci. C’était en 1922. J’étais alors interne à l’Hôpital Cochin et, tous les jours, pendant plusieurs mois, je vous ai aperçu au chevet d’une vieille femme qui était en traitement et que nous savions condamnée. » Henri de Régnier reconnut le fait. Il s’agissait d’une servante qui l’avait élevé et dont il adoucit la fin par ces visites quotidiennes. Qu’en pensez-vous, Messieurs, et croirez-vous toujours votre rapporteur ? Mais non, mon histoire ne vous a rien appris. Vous saviez comme moi que si votre confrère s’entendait à merveille avec l’esprit de Tallemant, il avait une élégance de cœur qui se confond bien souvent avec l’exercice de la vertu.

Depuis notre première entrevue que je vous ai contée, il m’était donné de rencontrer fréquemment M. de Régnier. Sans que j’eusse besoin désormais d’aller solliciter chez lui une dédicace, je recevais ses ouvrages ornés de ce beau paraphe que vous avez connu. Les quinze dernières années de sa vie ne furent pas les moins fécondes, puisqu’il publia romans, nouvelles, essais, et deux volumes de vers, Vestigia flammae et Flamma tenax. Dans ces poèmes, il va entretenir cette flamme toujours vive aux grands foyers qu’il admire. Il y a là des pièces qui sont comme des dialogues avec Ronsard, Hugo, Baudelaire. C’est vous dire qu’elles font moins de place au fond original du poète. Mais que sa voix est ferme ! Et qu’il est émouvant de le voir avancer et tendre ainsi le bras vers ceux que bientôt il va rejoindre !

La Pécheresse est le plus important des romans qu’il nous donna en cette période. Œuvre très riche, où abondent les originaux, chers à notre auteur. On y retrouve sa connaissance de l’Histoire, la grande et la petite, son goût du romanesque bien machiné et de la galanterie bien tournée, sa manie d’exactitude en ce qui concerne le décor et le costume. Chose curieuse, il avait eu, au temps de sa jeunesse, une vive passion pour la marine ancienne. Il allait souvent contempler, paraît-il, les modèles qui sont conservés au Louvre. Et précisément, plusieurs pages de la Pécheresse décrivent ces galères royales.

Mais il ne faut pas s’en étonner. Jusqu’au bout de sa course, Henri de Régnier est resté lui-même. Celle qui le connut mieux que nous tous m’a dit que les différents âges de la vie ne l’avaient jamais modelé, comme ils font les êtres en général. Jeune ou vieux, il eut la même dose de sagesse et de gaieté, de mesure et d’enthousiasme. Quel plus bel éloge faire de sa personnalité et comment mieux souligner la sincérité de ses sentiments ?

La dernière fois que je le vis, ce fut deux ou trois mois avant sa mort. Je lui demandai un rendez-vous et, je dois l’avouer, avec le désir d’obtenir, sinon son assentiment, du moins son avis sur l’audacieuse prétention qui devait, quelque temps après, me conduire parmi vous. Il me répondit avec son empressement habituel qu’il était souffrant, mais que, si je venais un après-midi vers quatre heures, il ne manquerait pas de me recevoir.

C’est l’hiver, et quand je pénètre dans son cabinet de travail, je devine une pièce que l’on a laissée peu à peu envahir par l’ombre. Je reconnais le mobilier vénitien, les bibelots familiers, miroirs gravés, étagères à figurines, mais lui-même je ne le vois pas, car un paravent cache l’étroit divan où il repose.

Cet humble coin, ce peu d’apparat, comme cela le peint bien ! Cet homme qui avait le goût des époques magnifiques et des styles majestueux se présentait toujours avec je ne sais quoi de frugal et de modeste. Il s’enchantait de richesses rêvées.

Ce jour-là, je ne rejoue pas avec lui la scène des Deux timides. Vingt années, ou presque, de vie littéraire enhardissent quelqu’un. Lui, pourtant, c’est de la même manière posée, sûre, mais discrète, qu’il me conseille. Dans le plan qu’il esquisse, vos noms reviennent souvent, Messieurs, et l’on sent bien, à travers la finesse de ses vues, l’estime qu’il vous porte. Bien vite, d’ailleurs, nous parlons d’autre chose. Je le questionne sur le symbolisme, dont on s’apprête à célébrer le cinquantenaire. Je lui dis tout ce que les écrivains de ma génération, et fait remarquable, les romanciers en particulier, doivent aux recherches des symbolistes. La diffusion de la poésie dans la prose, les coups de sonde vers l’âme cachée des êtres, la vérité psychologique atteinte par pressentiment ou par une lente succession de nuances, le mot qui se contente de suggérer l’idée, ce n’est pas nous qui avons inventé cela, mais eux. Et peut-être que si l’on ouvre nos livres, c’est, pour reprendre le mot d’Anatole France, qu’on a souffert quelque obscurité dans les leurs...

Tandis que nous parlons ainsi d’hier et d’aujourd’hui, la pièce a été éclairée. Les miroirs aux cadres dédorés, les arêtes du vieux bureau patiné, luisent doucement. Et soudain, dans ce décor qui réunit tout ce qu’il a goûté, je repense à cet écrit de jeunesse où Henri de Régnier a tenté de définir son art, le Bosquet de Psyché.

Ce qu’il a nommé ainsi, ce n’est pas seulement le recueillement si nécessaire à la vie créatrice, c’est le refuge idéal qu’il engage chacun de nous à se constituer par ses songes et en s’aidant du rêve inconscient des choses. C’est l’endroit, écrit-il, « où l’on abrite les instants qu’on dérobe à la vie et où l’on reprend contact avec je ne sais quel instinct d’idéal qui est en nous ».

« Jadis, écrit-il encore, de grands cultes, de grandes fêtes assortissaient les âmes et leur prescrivaient un Destin ; il y eut des autorités et des symboles ; l’homme antique prenait, à des époques fixes, conscience de soi... De même dans les cathédrales, les peuples chrétiens communiaient dans une foi dont le temple était l’emblème... Tout a changé maintenant. L’au-delà s’est fait taciturne ; personne ne nous avertit de ce qui est en nous, et, pour se connaître, il n’y a d’autre entremise que l’art, la rêverie ou la lecture. »

Dira-t-on que ces paroles prêchent un exemple égoïste ou stérile, dessinent devant nous une chimère qui ne mène à rien ? Jugez-vous que le moyen n’est point valable au temps présent ? Pourquoi, Messieurs ? Au contraire, la voix du grand poète me persuade. N’est-ce pas, en effet, au moment où une fureur inexplicable se propage à travers le monde et ne fait que s’exaspérer par la formation des âmes collectives, n’est-ce pas à ce moment que chacun de nous devrait enrichir sa patrie intérieure et, s’il ne peut sauver les hommes, sauvegarder au moins une part de soi-même ?