Discours de réception de Léon Bérard

Le 3 mars 1938

Léon BÉRARD

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Léon BÉRARD, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Camille JULLIAN, y est venu prendre séance, le jeudi 3 mars 1938, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Le baccalauréat n’ébranlait pas l’Université à la façon d’un mouvement tumultuaire lorsque, dans une salle de la Faculté des lettres de Bordeaux, il me mit en présence de l’illustre historien dont j’ai à célébrer la mémoire. Écoliers sans vocation reconnue, si nul n’avait pris soin de régler scientifiquement notre destinée, du moins avions-nous le privilège de comparaître devant un jury, où des maîtres de l’enseignement supérieur venaient juger eux-mêmes, et dans le plus grand calme, du premier fruit de nos études. Ils faisaient d’ordinaire un moindre cas de notre savoir que de la fertilité d’esprit par quoi il nous arrivait de suppléer à notre ignorance. Et nous pensions les disposer par un candide artifice à reconnaître nos mérites : nous invoquions à tout propos leurs doctrines ou leurs travaux, tels que nous les pouvions connaître par les leçons de nos professeurs ou par les avertissements de nos aînés. À Émile Durkheim, éloquent et prophétique jusque dans la manière de poser une question, nous vantions l’importance des faits sociaux, la souveraineté de la conscience sociale. Comment eussions-nous deviné que nous concourions par là, de toute notre innocence, à l’établissement d’une théologie officielle ? Au bon philosophe Hamelin, de qui la pensée originale et vigoureuse se voilait d’un air de nonchalance débonnaire, je venais de parler du dieu intérieur de Kant, encore qu’il m’interrogeât sur la méthode de Socrate. Quelle digression flatteuse allais-je proposer à M. Camille Jullian qui m’interrogeait sur la guerre de 1870 ?

De celui-ci mon information ne m’avait rien appris que d’assez décevant. Je savais qu’il était Marseillais, détail ce jour-là négligeable et que rien de sensible ne confirmait au premier abord ; je savais qu’il enseignait à la Faculté l’histoire de la Ville et de la région et que, pendant des années, dans un hangar municipal adossé à des ruines, il avait déchiffré des inscriptions romaines retrouvées dam le sol et dans les murs de Bordeaux. Il s’en fallait de peu que je ne l’eusse pris pour un savant hors cadres, adonné aux arts d’agrément de la culture supérieure. Mais la guerre de 1870 était bien inscrite au programme, en un de ces suprêmes chapitres où les élèves ont coutume de se fier à ce qu’ils tiennent de la tradition orale ; et elle restait pour moi, comme pour la plupart de mes contemporains, l’événement majeur de notre histoire et l’un des plus ignorés. Acceptant le risque de raconter à M. Jullian une guerre sans opérations militaires, je résolus de me rattraper à la partie diplomatique et politique du sujet. Là, je me sentais assez fort, pour avoir retenu les sentences d’un chanoine orléaniste et les propos familiers d’un vieil oncle abonné au Journal des Débats. L’historien m’écoutait, impassible, les yeux à demi clos, tandis que je célébrais la clairvoyance et la sagesse de M. Thiers, opposées en un vigoureux contraste aux égarements du pouvoir personnel. Et je menais vivement mon récit vers la libération du territoire et la fondation de la troisième République, afin de faire éclater, en histoire parlementaire, une érudition précoce, où M. Jullian, s’il se fût mêlé de m’orienter, n’eût pas manqué de relever, je pense, un signe d’élection. À la vérité, il n’y songeait guère. Je croyais démêler à son attitude que tout ce que je savais ne répondait peut-être pas en tous points à ce qu’il eût le plus souhaité de m’entendre dire. Ce qui devait surtout arrêter la réflexion d’un Français dans les événements de 1870, il prit le parti de m’en instruire lui-même : faveur que j’attribue aux efforts que je venais de déployer pour réparer ou cacher mes faiblesses. Alors, l’épigraphiste myope assis devant moi se transforma à mes yeux en orateur, du ton le plus simple assurément, mais plein de vie, de mouvement et de passion. Il me représentait que les faux calculs, l’égoïsme et l’ambition des politiques font le malheur des peuples, mais qu’aucun impérialisme ne viendra jamais à bout d’une vieille nation qui ne veut pas mourir et demeure, jusque dans la défaite, digne de son âme et de son passé. C’est ainsi que j’ai rencontré M. Camille Jullian, en même temps qu’il m’était donné de réfléchir pour la première fois sur ses idées d’historien.

À cette leçon d’histoire, Messieurs, vous avez mis une suite bien imprévue en me choisissant pour succéder à mon examinateur. Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez accordé. Je croirai m’en rendre plus digne si je vous dis en toute simplicité quelle émotion j’en ai ressentie. Il est parlé dans notre Code civil d’une crainte révérencielle que le législateur considère comme un trouble possible de la volonté sans y voir pourtant une cause de nullité des contrats. Vous trouverez légitime que j’aie éprouvé un sentiment assez semblable à celui-là lorsque j’ai dû me disposer à prendre séance parmi vous afin d’y occuper la place d’un maître. Rechercher une dignité est à coup sûr une bonne façon de dire l’estime que l’an en fait. Mais ne le dit-on pas encore assez bien quand on manifeste dans les approches de la solennelle investiture une hésitation qui est parfois la forme la plus convenable de la reconnaissance et du respect ? Et celui que vous avez élu, s’il ne se presse point de faire son remerciement, ne serait-ce pas qu’il sait trop bien ce qu’il doit à votre indulgence et à quel titre il l’a obtenue ?

Il était, avez-vous pensé, selon les vues du grand cardinal de Richelieu qu’il y eût plusieurs demeures dans la maison qui reste une partie de sa gloire. Il vous plait que des mérites fort divers y donnent accès et même que des actes et des travaux y trouvent leur récompense, qui tirent principalement, leur prix d’une intention droite et pure. Vous n’y appelez point seulement ceux qui l’ont mérité par de beaux ouvrages ou de grandes actions : il advient que votre choix aille récompenser l’homme de bonne volonté qui aura tenté de défendre pour sa part virile, là où le sort l’a placé et selon son état, les intérêts spirituels dont le soin vous est confié. Peut-être lui savez-vous gré d’avoir témoigné quelque sentiment des lettres en se gardant d’usurper par de frivoles apparences le nom et le titre d’écrivain. Vous l’accueillez comme s’il était chargé de faciliter, entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, un commerce d’esprit.

Vous ne lui faites pas grief d’avoir consacré à la politique une part de sa vie. Votre censure aura trouvé à s’exercer sans nul doute sur un certain dialecte législatif où, comme en quelques autres parlers, le vocabulaire et la syntaxe ont également souffert de l’invasion technique. Vous ne vous en montrez pas moins équitables envers les hommes publics, plus nombreux qu’on ne le dit, qui tâchent à maintenir la politique parmi les arts libéraux. Je croirai même que c’est un titre à votre bienveillance que d’avoir eu l’occasion, dans un tel effort, d’étudier de près un bon modèle. L’homme d’État dont la bonté m’a été tutélaire, votre confrère Raymond Poincaré, qui associait au patriotisme spontané d’un Lorrain une raison combative de légiste, avait la passion de persuader et de convaincre. Il n’était point de contradicteur, ni d’opposition, qu’il désespérât de désarmer ou de réduire par des raisonnements bien conduits. Et comme la discipline des lettres classiques s’était à jamais unie à sa pensée ! Latiniste accompli, qui n’avait pas toujours cru à la vertu unique des études latines, quel hommage l’ai-je vu leur rendre un soir que je le trouvai à sa table de travail, penché sur un tout petit livre ! M. de Freycinet venait de mourir. Poincaré s’apprêtait à prononcer au nom du gouvernement l’éloge funèbre de l’illustre vieillard qui avait participé à la direction des affaires publiques pendant les deux guerres, après avoir traversé à côté de Lamartine la révolution de 1848. Voici, me dit-il, en me montrant le mince volume, tout ce que je relirai avant de composer mon discours. — Je lus sur le cartonnage scolaire : Marcus Tullius Cicero, de Senectute.

Marcus Tullius et les autres pères de l’éloquence classique se survivent, je vous l’affirme, dans les débats de notre tribune. N’a-t-on pas dit que ceux-ci se ramenaient, pour une bonne part, à une rivalité généreuse entre l’École normale et le Palais ? Le certain est que l’on a gardé, dans nos assemblées, le respect des choses de l’esprit et que l’on y tient à honneur de reconnaître ce que la cité doit aux hommes par qui subsistent et s’accroissent le savoir et la culture. Je souhaite de vous en donner le sentiment en vous parlant du savant et de l’écrivain que j’ai à louer devant vous.

Il n’est pas de vie plus simple ni plus harmonieuse que celle de Camille Jullian. On croit y discerner une de ces ordonnances providentielles comme il en a découvert et admiré dans la destinée des peuples. Il sait, en sortant du lycée, que si ses vœux ne sont pas contrariés, il fera de l’histoire et il sera professeur. Les leçons d’un de ses maîtres lui ont révélé ses aptitudes tout en fixant à jamais ses goûts. Quel que soit l’avenir réservé à une sociologie pédagogique aussi obscure encore par endroits que les magies dont elle fait son étude, le plus grand problème de l’enseignement sera toujours de réunir dans une classe un professeur intelligent et des élèves bien doués.

Deux villes, Marseille où il est né, Bordeaux où il a formé le dessein et assemblé les matériaux de son œuvre, ont exercé une influence conductrice sur sa carrière et jusque sur sa pensée. Membre de l’École française de Rome, le jeune Jullian songe à la beauté de Marseille devant le Colisée, la Colonne trajane et l’Arc de triomphe de Titus. Il satisfait certes à ses obligations savantes avec l’exactitude de conscience et le zèle chaleureux qui sont de sa nature ; il étudie le passé de la ville souveraine, il parcourt les villes d’Italie : son cœur n’est pas là. Le génie de Marseille possède l’apprenti archéologue. À telles pages de l’historien on reconnaîtra l’amour émerveillé que lui ont inspiré le ciel, les rivages, l’âme retentissante de sa ville natale. On sait avec quelle flamme érudite il s’attachera à ce thème historique : Marseille, cité grecque qui avait ouvert la Gaule à l’hellénisme, Marseille fille de l’Ionie, qui apportait au monde celtique un message que Rome et les légionnaires ont intercepté, Marseille encore hellénique et rayonnante, après la conquête, au pied de son acropole démantelée, puisque saint Paul, le plus savant des Marseillais se plaît à le croire, y est venu combattre les divinités qu’il a combattues à Ephèse et prêcher le Dieu qu’il a prêché dans Athènes.

À Bordeaux, Jullian va rencontrer la Gaule. La municipalité a demandé au jeune professeur d’étudier les inscriptions romaines de la ville ; bientôt elle fera créer à la Faculté des lettres un cours d’histoire locale dont il sera chargé. À Bordeaux, Messieurs, la magistrature municipale demeure placée sous l’invocation des grands écrivains du terroir. Le culte rendu à ces dieux protecteurs n’a point manqué d’exciter, dans le lieu qui leur est soumis, un zèle et de nobles curiosités fort dignes d’une pareille tutelle. Et l’on aperçoit une correspondance entre leur génie et les dispositions les plus heureuses du génie de la cité : promptitude de l’intelligence, libéralisme d’esprit, goût et entente des affaires publiques, mêlés au soin d’un négoce illustre et toujours menacé. Je pense à ces grands seigneurs anglais qui ôtèrent de profonds soucis au président de Montesquieu, lorsque, ayant lu l’Esprit des lois, ils se mirent à lui acheter fidèlement le vin de son cru. Un louable dessein des édiles bordelais a ouvert à Jullian une voie qu’il ne quittera plus. Il est à jamais établi dans l’immense région du passé où il construira son œuvre, et dont les contrées les plus détournées et les plus obscures l’attireront entre toutes. Le goût et l’imagination de Jullian, en histoire, le poussent sans cesse vers les pays d’amont. Il a trop l’esprit d’invention scientifique pour ne point savoir que tout mystère éclairci nous propose un nouveau mystère. Ces Girondins de l’époque gallo-romaine, dont ses études lui découvrent la condition et la façon de vivre, vignerons beaux esprits, fonctionnaires possesseurs de riches domaines et rhétoriciens éperdus, d’où viennent-ils ? Quels étaient les pères de leurs pères ? Par delà la Gaule des Romains, c’est la Gaule des Gaulois qu’il cherche d’une curiosité ardente, Pendant près de quarante années, il va employer les richesses de son intelligence et consumer les énergies de sa vie à la saisir, vivante et entière, à nous la faire connaître et aimer, forme première et assise de la nation française. Sa carrière part de l’épigraphie et d’une chaire municipale, pour aboutir au monument le plus vaste et le plus beau qu’un historien ait consacré aux origines et à l’âme naissante de sa patrie.

Nous apprendrons de lui-même quelles forces l’ont soutenu dans ce prodigieux labeur et qui ne pouvaient lui venir toutes d’un présent de Marseille ou d’une faveur de Bordeaux. Il nous a livré son secret le jour où il a dit à ses auditeurs du Collège de France qu’il leur enseignait l’histoire « en amour et en vérité ». Dans ses travaux, un morceau de silex, une ferrure gauloise, un fragment de poterie, une monnaie gallo-romaine ne lui sont pas comme des témoins inertes. Ces débris des âges et des peuples, il les manie et il les interroge avec un frémissement pieux qui fait songer aux vers de Lamartine :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

 

Le poète, rappelant et pleurant son passé, réveille la maison de Milly, ensevelie dans l’ombre des ans et des deuils. L’âme ardente de notre historien ranime de son souffle et de ses rayons les choses qui vont lui servir à retrouver un millénaire de vie humaine. À l’érudition patiente des Bénédictins, à la rigueur critique des précieux travailleurs de l’Académie des Inscriptions et de l’École des Chartes, il a réuni les intuitions et les prestiges d’un enthousiasme puissant : héritage de Michelet, grand écrivain lyrique aux Archives, archiviste plus que sûr et plus exact que son lyrisme ne l’a laissé croire, mais qui écrivait en un temps où l’histoire n’était pas encore séparée de la politique. Jullian est un disciple de Michelet, qui a eu la bonne fortune d’être l’élève de Fustel de Coulanges. Cet amour dont il nous parle, cette sensibilité vive et délicate qui le guide et l’enflamme dans ses enquêtes les plus ardues n’ont pas cessé de concourir, chez lui, au service de la vérité. Le don d’aimer, multipliant le don de comprendre et constamment accordé avec le souci du vrai, c’est ce qui nous rend compte à la fois du caractère propre de son rôle, scientifique et de sa physionomie morale.

Il s’en faut de beaucoup que l’histoire de Vercingétorix et les huit volumes de l’Histoire de la Gaule et ses leçons au Collège de France et l’ensemble même de ses écrits publiés contiennent et nous représentent toute l’œuvre de Camille Jullian. Il n’a pas seulement créé de la science : il a créé ou suscité des savants. Son œuvre, il faudrait, pour vous la montrer tout entière, vous dire l’admirable professeur et le missionnaire de la discipline historique qu’il a été. Ce n’est point lui qui eût ratifié cette boutade d’un vieux maître : « Quelle belle et agréable carrière que l’enseignement supérieur, s’il n’y avait pas les étudiants ! » Entre l’enseignement et la recherche savante, il ne veut ni ne peut voir opposition ni conflit. Ses étudiants, il les connaît distinctement et il les aime comme des fils selon l’esprit, associés à son travail dans l’atelier de l’histoire. Il ne croira jamais avoir trop d’élèves. Il en cherche et il en trouve, et non des moins diligents ni des moins aimés, que peut-être il ne verra de sa vie. Ses lettres iront incessamment soutenir et diriger leur zèle épars. Qui les dénombrerait, chanoines archéologues, instituteurs curieux d’histoire locale, retraités chercheurs de voies romaines, dont il a aidé les recherches et mis au jour les découvertes ou les trouvailles ?

Tout ce qu’il a donné de son savoir, de sa pensée et de lui-même à sa famille spirituelle nous dit assez la noble notion qu’il avait du rôle de l’Université. Un grand nombre de Français le concevaient en ce temps-là et plusieurs le conçoivent encore comme celui d’une administration savante qui élève des avocats, des médecins, des ingénieurs, des fonctionnaires et leur délivre des diplômes dont la valeur ne sera pas contestée, pourvu qu’ils ne diffèrent point de Besançon à Poitiers, de Lille à Toulouse et qu’ils confèrent partout les mêmes prérogatives que ceux qui s’obtiennent à Paris. Jullian, non moins que Liard, médite de rompre cette symétrie impériale. Il appelle de ses vœux et, par ses leçons, il contribue à fonder l’Université provinciale : celle qui approprie son enseignement au sol et aux caractères d’une région, en même temps qu’elle met à profit, pour son travail scientifique, la matière que lui propose un terroir français. Il se glorifie, lui, d’être un savant de province et, comme Montesquieu, un académicien de Bordeaux.

Celui qui devine et prépare le mieux l’avenir d’une institution est d’ordinaire celui qui en a le mieux pénétré l’esprit et accepté la règle. Jullian la maintenait, par les traits profonds de sa nature, à l’Université libérale telle que l’exemple de ses maîtres la lui avait montrée : corps de savants et d’éducateurs, affranchi des tutelles et des servitudes de la politique, exempt de tout dogmatisme officiel, travaillant dans un pays où tout le monde est admis à discuter de toutes choses, à mettre en honneur le goût de la vérité. La discipline universitaire a ordonné et fortifié en lui ce qui était de l’homme même. Il lui est en partie redevable d’avoir mené à bien une tâche diverse et immense, œuvre de science et de foi, qui nous laisse, de sa personne morale, cette image infiniment attachante : un savant que son imagination fait contemporain de toutes les époques, un chrétien zélé, aussi prompt à réprouver les injustices et les violences par delà les prescriptions et les amnisties qu’à célébrer les grandeurs, les vertus, les enthousiasmes de chaque siècle, le règne de saint Louis comme l’avènement des Droits de l’homme, un calviniste dévot à tous les saints de la Gaule et de la France, glorifiant Martin de Tours pour ses miracles et Hilaire de Poitiers pour ses combats spirituels, le moins neutre des historiens et le plus impartial.

Pour bien entendre ce que Jullian nous a apporté de nouveau et de précieux quant à la connaissance de nos origines nationales, songeons aux légendes dont ce problème historique a été entouré. Une idée exacte et vive nous en sera donnée par un romancier, puisque, selon nos classifications, il faut immatriculer dans un genre, inscrire dans un groupe, qui n’est pas celui de l’histoire, le plus grand historien de la société française au XIXe siècle. Dans le Cabinet des Antiques, Balzac dépeint un gentilhomme de très noble souche, aux yeux de qui la Révolution ne saurait plus être, à partir de 1815, qu’un mauvais songe, une erreur terminée dont les frères de Louis XVI doivent à leur nom d’effacer jusqu’au souvenir. Il est depuis quelque temps désabusé lorsque, en 1830, il va rendre ses devoirs à Charles X, qu’une autre révolution, si ce n’est la même, vient d’envoyer en exil. Il se meurt d’avoir vu passer dans sa province « le maigre cortège de la monarchie vaincue ». Et il profère ce mot suprême, où il résume ses espoirs trahis, la cruauté de son destin et la catastrophe à quoi il ne peut survivre : « les Gaulois triomphent ! » Étrange parole dont plus d’un lecteur aujourd’hui aura peine à déchiffrer le secret, se demandant peut-être par quelle hallucination « partisane » ce vieux marquis pouvait impliquer la postérité des Arvernes, des Eduens, des Carnutes et des Allobroges dans l’événement de 1830, émeute de typographes et de petits commerçants, révolution de journalistes, d’historiens et de bâtonniers. Le sens n’en était que trop clair, il y a cent ans. Ils étaient nombreux alors les Français cultivés qui tenaient pour une revanche des Celtes la victoire de Lafitte et de Dupont de l’Eure, de Thiers et de Pupin. Légitimistes ou libéraux, régicides on anciens émigrés, ils croyaient ce que leur avaient appris quelques philosophes mineurs du XVIIIe siècle et même, dans une première manière de leur enseignement et de leurs livres, les nobles esprits qui ont fondé notre école historique. La France leur apparaissait comme une nation composée de deux peuples, et ce qui est pis, de deux races : une race conquérante, d’origine germanique, une race conquise, reste des héros de Gergovie et d’Alésia.

Celui qui a délivré notre histoire et nos esprits de ce mythe dangereux, est Fustel de Coulanges, le maître très révéré et très aimé de Camille Jullian. Ce qui frappe le plus les profanes dans certaines découvertes fameuses, c’est que tant d’années, d’efforts et de science y fussent nécessaires. Fallait-il donc du génie pour inventer l’auscultation ? Et fallait-il un Laënnec de l’histoire pour nous mettre, par le bon sens, dans le bon chemin, et dissiper cette théorie des races, dans le pays du monde où les faits, les caractères et les visages en dénoncent le plus clairement l’imposture ? L’historien de la Cité antique et des Institutions de la France a exorcisé notre passé. Il nous a restitué des annales et une généalogie telles qu’elles ce seraient d’être un appel à la guerre civile. Allant de textes rigoureusement étudiés aux faits permanents et aux lois générales, avec une plénitude de pensée et de style aussi propre aux résurrections historiques que la prose fiévreuse et splendide de Michelet, il nous a rendu le sens des événements et des institutions que certains de ses devanciers avaient obscurcis de leurs mythologies funestes. Il a brisé l’image frauduleuse que des polémiques, nourries de fausse science, nous avaient proposée de nous-mêmes et de notre pays.

Élève préféré de Fustel, chargé par lui d’éditer ses écrits posthumes, Jullian reste fidèle à la méthode et à l’esprit du maître jusque dans les endroits où leurs idées se séparent et se contredisent. Il va prolonger et fortifier, par une œuvre puissamment originale, une doctrine historique dont il sait mieux que personne la sévère rectitude. Et c’est au delà des temps étudiés par Fustel — toujours en amont — que le porte sa curiosité.

Avant la venue de César, depuis plusieurs siècles, la Gaule constitue, selon Jullian, non pas une race, ni un assemblage de peuplades, mais une nation et une patrie. D’abord, le sol, la géographie l’ont voulu. Certes, il n’a garde de tenir pour vérités scientifiques toutes les harmonies que l’on se plaît à découvrir entre les hommes et la nature. Il sait bien les passions violentes qui peuvent émouvoir les esprits sous les ciels les plus doux et à l’ombre des coteaux les plus modérés. Les œuvres de l’intelligence, il le sait, ne portent pas toujours un reflet des lieux où elles sont nées. Lui qui aimait tant la beauté si diverse de notre rivage basque, il a dû songer et réfléchir plus d’une fois devant un paysage transparent et plein de sérénité que l’on rencontre entre la mer de Gascogne et le confluent de la Nive et de l’Adour : c’est là que Duvergier de Hauranne, chanoine de Bayonne, et son condisciple Cornelius Jansénius ont concerté leur théologie de la grâce. Il nous parle sans doute des « vertus » et des « énergies » de la terre, mais sans verser dans un déterminisme fallacieux. Et il nous montre, avec tant d’art et tant d’amour, sur le sol de la Gaule, la merveilleuse concordance des fleuves et des vallées, les plaines nourricières, les forêts protectrices, les hauts-lieux, refuge suprême des hommes et siège des divinités, qu’il nous gagne sans peine à ses vues et à son propos. Nous n’en doutons pas, un pays aussi soigneusement découpé et distribué attend la nation qui viendra s’y établir : il lui est destiné, ils vont se façonner l’un l’autre et ils se ressembleront. C’est là ce que notre historien appelle un domicile d’humanité, où tout a été disposé afin que les hommes se rencontrent et se connaissent et qu’ils forment le peuple, non pas le plus uni assurément, mais le plus un qui soit. Un peuple de paysans. Il produira le meilleur blé et mangera le pain le plus blanc du monde ; il construira une charrue et des instruments de travail qu’adopteront les rudes laboureurs d’Italie, ses vainqueurs ; il s’adonnera avec une incomparable adresse à la chasse, le seul jeu vraiment national, en France ; et il sera tellement relié à sa terre qu’il la défendra avec un courage farouche, comme chaque Gaulois aurait défendu son champ, et tellement pénétré des faveurs dont il lui est redevable qu’il évitera autant qu’il pourra de s’en éloigner : peuple plus enclin que tout autre aux amitiés entre peuples, et le moins curieux si ce n’est le plus ignorant de l’étranger. Et puis les Gaulois ont en commun des souvenirs de gloire et des espérances dont les poèmes des Druides leur nourrissent l’âme. À l’appel d’un chef, Vercingétorix, les guerriers des peuplades se lèvent et accourent pour la défense de leur sol et de leurs foyers. Le principe spirituel d’où procède toute nationalité animait depuis longtemps la Gaule, au moment de la conquête romaine. La Gaule est une nation, une patrie, et qui survivra à deux invasions, qui n’ont pas été des conquêtes. Après un demi-millénaire de soumission à Rome, c’est la Gaule qui a créé Clovis, affirme Jullian. Et s’il ne l’a pas dit, tout ce qu’il a écrit le suppose après Clovis et Charlemagne, c’est encore la Gaule qui créera le Capétien.

La description de cette Gaule éternelle, souvent envahie, jamais conquise, toujours présente dans le destin de la France, forme la partie principale et la plus neuve de son ouvrage. Ceux qui ont le droit d’en juger nous disent qu’une telle restitution de notre passé le plus lointain n’a été égalée ni chez nous ni ailleurs. Ce qu’il y a apporté de travail, de méthode et de science, nous croyons le deviner et que rien de tout cela cependant n’y pouvait suffire. Deux difficultés égales et contraires, peut-on penser, se proposent à l’historien, selon les époques qu’il aborde, deux variétés du chaos : la rareté des témoignages directs, authentiques, sûrs, l’abondance de documents de tout repos mais secondaires, dont il demeure ébloui et accablé comme par une terrible profusion de choses certaines et insignifiantes. C’est l’intelligence qui organisera ces éléments disjoints et confus d’une création humaine. Elle y emploiera tout l’appareil critique et savant appelé « sciences auxiliaires de l’histoire ». Mais comment nous rendra-t-elle sensibles le caractère et la vie des siècles et des sociétés disparus ? Jullian, qui savait bien sa Bible, a dû comparer la mission de l’historien à celle du voyant d’Israël que l’Éternel son Dieu place devant un immense ossuaire, lui disant : « Fils de l’homme, prophétise sur ces ossements desséchés… l’esprit entrera en eux... Ils se tiendront debout... Et ils vivront... ». L’historien-prophète est celui qui ressuscite le passé parce qu’il est un écrivain. Nul doute qu’un tel pouvoir et les prestiges qu’il suppose ne soient un peu suspects, de nos jours, à des esprits qui se flattent, à très bon droit, de suivre en toutes choses et en tous problèmes une stricte méthode scientifique. Encore est-il permis d’observer qu’il y aurait quelque excès à prétendre que les règles qui guident le physicien et le biologiste dans leur laboratoire s’appliquent rigoureusement aux travaux de l’historien et même à l’étude des ouvrages de l’esprit.

Il paraît peu probable qu’une même voie conduise, dans tous les ordres de recherches, à un même genre de vérité ou de certitude. Nous ne saurions trop nous féliciter, certes, que l’on nous ait donné une anatomie des Méditations, de Jocelyn, des Contemplations, de la Légende des siècles. Mais ceux qui se sont livrés à de telles entreprises y devaient d’autant mieux réussir qu’ils étaient des lettrés accomplis et des hommes de goût. Ils savaient qu’à vouloir trop scientifiquement expliquer les causes d’une révolution ou les origines d’un chef-d’œuvre littéraire, on court le risque de suppléer à des vérifications impossibles par les illusions de la statistique. Il faut laisser quelque chose au jugement, selon le sens où l’entendait Pascal, à la sensibilité, même au talent. L’histoire était, pour Voltaire qui n’y trouvait aucun sujet de scandale, une « partie des belles-lettres ». Pour être des écrivains Augustin Thierry, Michelet et Fustel n’en ont pas moins renouvelé et accru la science des sociétés humaines. Et Camille Jullian n’eût pas ramené l’esprit et la vie dans l’ossuaire gaulois, il ne nous eût pas fait connaître les hommes nos pères, si son érudition ne s’y était aidée d’une imagination puissante, d’un style coloré et chaud, merveilleusement vivant.

Ceux qui lui reprocheraient d’avoir trop cédé à ses dons se défendront mal eux-mêmes de son art persuasif, fût-ce dans l’endroit de son œuvre où il donnerait le plus de prise à leur critique. Au tome VI de l’Histoire de la Gaule, ayant dit avec une rigoureuse loyauté « le bien et le mal de la conquête romaine », il se demande ce qu’il fût advenu de notre pays si Vercingétorix avait battu César à la bataille de Dijon et chassé les légionnaires jusqu’au delà des Alpes ou tout au moins jusqu’à Narbonne. Selon lui, il n’y a pas lieu d’en douter, la Grèce, la Grèce elle-même, par Marseille, eût initié et gagné les Gaulois à la civilisation méditerranéenne. « Marseille était là... » nous dit-il. Cette éducation et cette conquête de l’esprit étaient commencées lorsque César est venu. La Gaule avait déjà reçu des Grecs l’alphabet, la monnaie, la médecine, avec le rudiment de la statuaire. Pourquoi a-t-il fallu, quand elle s’était mise à l’école des maîtres qui ont inventé le raisonnement, la précision et la sagesse, qu’elle passât sous la discipline des Romains, lourds et emphatiques répétiteurs ?

Comme Jullian l’a soutenu sur ce propos, l’historien a le droit de former des hypothèses. Il est licite et il est bon qu’il imagine parfois et nous représente, auprès de ce qui s’est produit, ce qui aurait pu se produire et principalement ce qui a failli arriver. C’est nous bien montrer le rôle de l’homme dans la succession des événements et faire au libre arbitre et à la responsabilité leur part. Une telle liberté interdite à l’historien, ses récits ne nous offriraient qu’un répertoire de fatalités. Et bannir de l’histoire, avec l’hypothèse, la recherche de ce qui aurait pu être, ce serait diminuer trop, dans trop de chapitres, ce qui fait la consolation du juste et le soutien des modérés. Où la discussion trouverait place, c’est lorsque Jullian suppose une Gaule hellénisée s’élevant, sans la rude entremise de Rome, à la culture et aux idées du monde méditerranéen. Certains croient que le démon de Marseille lui a dressé là quelque embûche dont il ne s’est pas gardé. Il reste, tant son enquête a été consciencieuse et loyale, que les critiques qui se sentiraient en disposition de le contredire seraient encore tenus d’emprunter à Jullian lui-même l’essentiel de leurs objections.

Aussi nettement que Fustel, il nous a fait voir avec quelle facilité, ou plutôt avec quel élan les Gaulois, après leur défaite, ont adopté les lois, les dieux, les mœurs et la langue des vainqueurs. Marseille elle-même abdique, Marseille trahit sa vocation. Les Marseillais prennent des noms romains : Cornelius, Porcius, Pompeius. Canebière est un mot latin, constate-t-il avec tristesse. Et les Arvernes, les hommes de Vercingétorix, falsifiant naïvement leur généalogie, se donnent une ascendance troyenne. L’élite des Gaulois ne rêve que d’étudier et d’imiter Cicéron et Virgile. On se pousse et on se presse dans les écoles romaines de grammaire et d’éloquence : c’est la voie des honneurs, des dignités, des places. Le professeur de rhétorique a vaincu les Druides et conquis la Gaule. Un illustre pédagogue de Bordeaux sera préfet des Gaules, c’est-à-dire vice-roi de l’Occident. La République des professeurs est fondée : institution gallo-romaine, et, comme la Gaule, éternelle. On croit discerner parmi les Celtes vaincus comme un immense désir de ressembler aux « gens de qualité », d’apprendre ce qu’ils ont appris, de copier leurs manières, de s’élever à leur rang. Émulation fort capable de porter les âmes aux résolutions vigoureuses, et qui ne laissera pas d’aiguillonner l’énergie nationale, si le plus national de nos grands écrivains n’a voulu la dépeindre, au XVIIe siècle, que par les côtés favorables au dessein où il était de faire rire les honnêtes gens. Au lendemain de la conquête, l’ambition de nos ancêtres est de s’égaler à l’aristocratie sénatoriale, experte en politique et lettrée, qui a créé le droit, inventé l’administration et appris le grec. Les « gens de qualité », ce sont les Romains. Les Gaulois d’ailleurs les surpasseront très vite en éloquence. Ils donneront à l’Empire des orateurs, des poètes, des administrateurs ; ils lui donneront surtout, et jusqu’au dernier jour, ses soldats les plus braves et les plus fidèles. Élève de Rome, la Gaule a été aussi sa meilleure alliée. Après ce que Jullian nous en a dit, il nous serait difficile de ne pas croire qu’il y eût entre ces deux peuples des harmonies secrètes. Et puisque la Gaule était vouée, par ses factions, à subir la loi ou de ses voisins de l’Est ou de ses voisins du Midi, mieux valait qu’un maître lui vint de la Méditerranée.

Qu’elle pût connaître un autre sort, on l’imaginera malaisément, si l’on se rappelle ce que Jullian lui-même nous a enseigné, avec son impartialité sans défaillance, du caractère et du tempérament des Gaulois. Il nous les montre soldats incomparables, intelligents, industrieux, durs à la peine mais trop passionnés pour l’éloquence, légers, indociles, changeants, également incapables de supporter un chef et de fonder un gouvernement populaire. Ils formaient assurément une nation, dirons-nous : ils n’avaient aucune idée de l’État. Aucun de leurs défauts n’était sans remède », ajoute-t-il. Et nous le croyons, ou plutôt nous le savons. Se fussent-ils amendés sous l’influence de l’hellénisme ? C’est au fond le problème que pose l’historien. Un illustre Bordelais qu’il admirait fort a opposé aux « nations destructives », dont le propre est de « faire des maux qui durent plus qu’elles », les « nations industrieuses qui font des biens qui ne finissent pas même avec elles ». De celles-ci, la Grèce est à coup sûr la première et la plus grande. Mais quand on sait comment elle avait fini, on est fondé à se dire qu’elle eût apporté aux Gaulois toutes sortes de biens inestimables, excepté celui qui leur était tout justement le plus nécessaire : un modèle de stabilité politique et de discipline nationale.

On aura peine à regretter que notre pays ait partagé pendant cinq siècles les destinées de Rome, si l’on rapproche de ce qui manquait aux Gaulois ce qu’ils ont reçu du vainqueur. Ils lui doivent jusqu’à la notion de leurs frontières. Ils ne savaient pas que leurs voisins de Germanie transgressent l’ordre de la nature chaque fois qu’ils viennent camper de ce côté-ci du Rhin. C’est César qui l’a appris aux vaincus de Dijon : Germani trans Rhenum incolunt. Et d’une version latine de Quatrième, la France fera une pièce capitale de ses archives diplomatiques et militaires. Elle en tirera comme une consigne nationale qui se transmettra des ministres de la monarchie aux conventionnels, de ceux-ci au généralissime de l’armistice, en passant par ces Gaulois de 1848 dont les messagers en armes allèrent notifier au gouvernement de Lamartine ce cahier de doléances ou d’injonctions : le suffrage universel, l’émancipation du prolétariat, la fraternité des peuples et la rive gauche du Rhin. Une leçon de géographie humaine qui a retenti si profondément sur nos annales, quel autre nous l’eût donnée que le général romain, politique et homme de lettres, qui méditait l’unité du monde et récitait des vers d’Euripide au pied d’Alésia ? Sans Rome, quand et comment se fût constituée, en Gaule, une société politique ?

Plus que de grands hommes, les peuples ont besoin d’institutions assurées qui aident le bon sens à remplir son office dans l’État, « pendant les interrègnes du génie ». Les Romains ont été les premiers à nous en instruire par leur dure sagesse ; ils nous en ont même instruits par leurs erreurs. Jullian nous a clairement représenté quelles dissensions et quels massacres le Sénat et les empereurs eussent épargnés au monde, et quel respect ils y eussent gagné, s’ils s’étaient avisés, eux les professeurs de Droit du genre humain, de fonder l’Empire sur des lois semblables à celles qu’établira notre monarchie familiale et héréditaire. Celle-là a réglé avec une sorte d’empirisme rationaliste la transmission du pouvoir. Et elle a créé, pour des siècles, au milieu des rivalités féodales, ce qu’un théologien de l’autorité appellera, par ne familiarité de grand écrivain, « l’ordre qui roule le mieux tout seul ». Un tel ordre, et n’est pas le moindre mérite des Capétiens, on peut le croire, que d’y avoir amené ou plié des Gaulois. Jullian en fût certainement convenu. De même nous eût-il accordé qu’autant que les vertus de la terre et les forces cachées de la nature, l’action du maître romain, avait contribué à préparer en Gaule l’avènement de la France. Tout en respectant les croyances et les traditions des Gaulois, proconsuls ou les ont accoutumée à la pratique d’un Droit uniforme. En même temps qu’ils transformaient en « administrés » et en contribuables nos turbulents ancêtres, ils leur fournissaient, avec le cens, le tribut, les rites juridiques, les routes, les ponts et les aqueducs, les instruments d’une vie et d’une discipline communes. Notre incomparable unité nationale est une œuvre des Rois que la Révolution a continuée et fortifiée, mais qui porte sur des assises où l’on reconnaît un ouvrage romain. Jullian nous le fait bien entendre en plus d’un passage. Il croyait fermement que, vainqueur de César, Vercingétorix se fût pressé d’apprendre le latin. Il n’a méconnu ni la valeur de la culture latine, ni tels bienfaits de la victoire de Rome.

Il eût préféré, nous dit-il, à tous les pastiches fabriqués en vers de Virgile, dans les écoles d’Autun ou de Bordeaux, un chant de la Genèse ou de l’Exode celtiques. S’est-il cependant fait faute d’admirer l’heureuse alliance de la poésie des Celtes et de la raison romaine, dans ce groupe de nos grands écrivains de Bretagne, dont Pierre Lasserre a décrit avec tant de pénétration et de vigueur l’allure classique et les traits singuliers ? Nul ne le croira. Imaginons un Chateaubriand soustrait à toute influence latine, un Chateaubriand qui eût apporté dans les lettres et dans la politique, avec son génie propre, la rêverie et l’inquiétude du génie celte à l’état de nature. Ce Druide de la forêt romantique, Jullian, fils du Midi, n’en eût pas soutenu l’idée sans quelque effroi. Tout en restant l’ennemi de l’impérialisme romain, il eût loué et béni la discipline de Rome, qui a rectifié l’âme orageuse des Gaulois. La supposition d’une Gaule créant toute seule son destin lui a été ce que l’hypothèse est à tout savant doué du sens de la découverte : une vue dont l’utilité est « de nous entraîner hors du fait et de porter la science en avant », comme dit Claude Bernard, le recours à une fiction parfois, pour saisir mieux d’un fait nouveau et d’une vérité.

C’est par ses leçons au Collège de France qu’il nous aura donné la substance et tout le fruit de son savoir et de sa pensée. Il a exploré et mis au jour un millénaire du passé de l’Occident. Il n’en tirera pas ce que l’on eût jadis appelé une philosophie de l’histoire. Mais, en historien qui pense qu’une de ses fonctions est de juger, il va livrer là, avant, pendant et après la guerre, la somme de ses réflexions sur les faits permanents qui ressortent de son enquête.

À mesure qu’il avançait dans ses travaux, il a cru d’une conviction plus ardente à la valeur de la science qu’il a servie héroïquement jusqu’à y épuiser ses forces, comme Fustel son maître, comme Augustin Thierry. Toutes les querelles intentées aux historiens et à l’histoire, qu’elles proviennent d’un complot de fanatiques ou des jeux les Jullian, serait propre à les terminer. Qui empêchera jamais que l’homme ne fasse de l’histoire ? Il est historien par sa nature. Une curiosité irrésistible le hante : il veut savoir d’où il vient et quels étaient ceux qui ont laissé leur trace autour de lui et en lui-même. Si vous ne l’instruisez de ses annales, il les inventera ; il créera avec sa naïveté ou avec ses passions d’absurdes Illiades villageoises. Ces Français surtout, ajouterons-nous, dont plusieurs unissent à l’ignorance du passé la superstition des précédents historiques, ces Français, qui les empêchera de reprendre et de prolonger indéfiniment les disputes de leurs aïeux ? Car il n’est guère, entre eux, de brouilles durables qui ne procèdent des ancêtres, comme il sied aux personnes de qualité. Ce qui les divise, c’est beaucoup moins la politique, où un grand nombre reste indifférent, que des rivalités sociales qu’ils entretiennent et se transmettent d’une génération à l’autre, comme un très ancien héritage. Ils ne sauraient se tenir de mêler aux moindres débats leurs traditions contraires et leurs ascendances incompatibles. Ils se plaisent, jusque dans une délibération cantonale, à invoquer et attester des siècles que souvent ils connaissent mal. Puisqu’il n’est pas prouvé d’ailleurs que l’on coure de plus grands risques d’égarement à étudier l’histoire qu’à user du syllogisme, ou même de l’induction, il faut les exhorter et les aider à la mieux apprendre, à l’entendre mieux.

C’est ce que concluait Jullian et à quoi il s’est consacré, dans la dernière partie de sa vie, avec un zèle renouvelé et un talent admirable, en savant et, comme il nous le déclare, en « vrai croyant de la patrie », Plus pénétré que jamais d’équité et d’exactitude, proclamant d’ailleurs que l’histoire est une science, mais la plus difficile de toutes, il nous dit ce que la France doit à la culture antique, au christianisme, à l’épiscopat, à la monarchie, à la Révolution. Dans le cortège de nos gloires, tel qu’il l’ordonne, les saints et les héros de l’esprit tiennent le premier rang, suivis de 1a foule d’hommes dont le travail et les vertus ont fait de notre pays un si doux foyer. Louant et exaltant les soldats, sévère aux conquérants, dénonciateur infatigable de tous les impérialismes, son propos est de persuader ses compatriotes de quel amour leur passé est digne par les beautés royales et les richesses spirituelles qu’il contient. Il les invite à vivre en harmonie avec leur propre nature et avec leurs aïeux. L’histoire, société des vivants et des morts, constitue pour Jullian un lieu de rencontre et le lieu de réconciliation des Français, Et comme il leur montre comment les patries se forment et durent, il leur enseigne, avec une instance grave, comment elles meurent. Elles sont en péril, et l’heure des dominations Impériales est proche, lorsque se manifeste ce qu’il appelle « la tendance internationale des factions politiques », c’est-à-dire lorsque les hommes se groupent en des patries abstraites, établies sur une communauté d’opinions ou de croyances, ou de passions, ou d’instincts. Un des faits universels et l’un des plus constants qu’il ait observés lui a inspiré cet avertissement. Et rien, selon lui, ne nous autorise à mettre en doute la valeur de cette expérience du passé. Car plus il va et plus, comme Fustel de Coulanges, il accorde d’importance parmi ses sources aux « sentiments éternels de la nature humaine », rattachant ainsi l’histoire à la plus commune et à la plus glorieuse tradition de nos lettres.

Il pensait qu’en dépit des progrès qui renouvellent incessamment le décor et quelques-unes des conditions de sa vie, l’homme ne change guère. Tout émerveillés des traits formations opérées par la science et l’industrie dans le régime du travail, les rapports des individus et des peuples, d’autres croient se trouver en présence d’une humanité toute neuve où les gens de maintenant n’auraient pas grand chose à apprendre des anciens. C’est la divergence même qui fait le fond de la plupart des discussions politiques et de quelques controverses sur l’histoire. Jullian tenait pour l’homme des classiques, celui qui a peu varié d’Euripide à Racine, de Montaigne et de Molière à Balzac et Sainte-Beuve.

Des leçons qui ont terminé sa carrière, il serait aisé d’extraire un beau livre destiné à l’éducation de la jeunesse et à celle de ses maîtres futurs. Un recueil de discours à la nation française, dirais-je, si je pouvais croire que ce titre lui eût agréé. On n’y trouverait ni appareil prophétique, ni jactance dogmatisante, ni artifices de propagande, mais la vive et franche parole d’un savant et d’un Français qui a aimé son pays comme il a aimé la vérité. Universitaire et historien de grande réputation, républicain de convictions comme de naissance, il n’a jamais songé à faire figure de docteur de la loi dans la République. Il n’a ambitionné et il ne s’est connu d’autre mission que celle qu’il tenait de sa vocation même et de son état. Il portait avec orgueil le titre de professeur. Il a tiré son autorité spirituelle et son renom d’une tâche accomplie dans la pratique du devoir quotidien. Ce n’est pas, Messieurs, le moindre signe de noblesse que nous offrent la vie et l’œuvre de Camille Jullian, pionnier de la nation gauloise dans sa chaire municipale de Bordeaux, et dans sa chaire du Collège de France, missionnaire de l’histoire, moraliste de la patrie.