Réception de François Mauriac
M. François MAURIAC ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. BRIEUX, y est venu prendre séance le 16 novembre 1933 et a prononcé le discours qui suit :
MESSIEURS,
Comme il n’existe pas, pour unécrivain, de plus grand honneur que celui d’être appelé à siéger parmi vous, la joie qu’il éprouve à vous témoigner sa reconnaissance devrait être sans ombre. Mais faut-il que votre nouvel élu soit insatiable ! Il ne lui suffit pas de la promptitude avec laquelle, vous l’avez accueilli. Tant d’illustres suffrages réunis sur mon nom, ne peuvent qu’adoucir ma tristesse de ne pas trouver, aujourd’hui, pour me sourire, à l’arrivée, celui qui, en quelque sorte, m’avait béni audépart.
Si l’on peut dire qu’un homme de lettres vient au monde avec son premier livre, en la personne de Maurice Barrès, votre Compagnie s’est penchée sur mon berceau : elle m’a donné l’être et la vie. Avant l’extraordinaire fortune qui m’échoit aujourd’hui, mes vingt ans avaient eu déjà le bénéfice d’une élection singulière. L’écrivain le plus aimé, que j’admirais au point de n’avoir pas osé lui adresser mon premier livre, soudain je le voyais me distinguer dans la jeune foule qui le pressait de toutes parts, s’approcher de moi, demeurer attentif à mes balbutiements. À vrai dire, cette voix d’enfant ne fût jamais venue jusqu’à lui, si le maître du Roman psychologique, si Paul Bourget ne lui avait, un jour, récité quelques vers des Mains jointes. Ébloui par ce double parrainage, un jeune homme risquait de céder à l’enivrement ; mais le témoignage public que Maurice Barrès me donna de son estime, éveilla en moi, et pour toujours, l’ambition de ne pas faire mentir un tel prophète, lorsque ayant écarté les frêles roseaux de mes poèmes, il avait cru y découvrir une source.
Pour lui donner raison, pouvais-je faire mieux que d’avancer dans le chemin que m’avaient déjà frayé Sous l’Œil des Barbares et l’Homme Libre, et qui, lorsque j’étais encore un adolescent tourmenté, au fond de sa province, m’avaient ramené à la vie intérieure de ma pieuse enfance par les détours enchantés d’une pensée et d’un art tout profanes ? Après ma mère chrétienne, qui avait tant souhaité de voir ce jour que je vous dois, après mes maîtres religieux, Maurice Barrès acheva de me persuader que le royaume qu’il nous faut atteindre est bien au dedans de nous. Sans ce fils de Pascal, tout ce qui est humain ne me fût pas devenu l’objet d’une curiosité à ce point ardente. C’est, en partie, grâce à ses leçons, que devant un homme aussi différent de moi qu’Eugène Brieux, et en dépit de ce qui nous séparait, j’ai éprouvé d’abord une sympathie, très tôt changée en un sentiment plus profond.
Ce n’est pas que j’aie eu le bonheur de le connaître ; mais nous pouvons nous lier avec les morts. Ce Brieux que je n’ai jamais rencontré en ce monde, je vis dans son intimité, depuis qu’il n’est plus là. Je l’interroge ; parfois je m’impatiente ; je lui adresse des objections. C’est un homme tout droit, et qui n’a que faire de nos éloges, s’il n’a pas obtenu l’adhésion de notre cœur. Au reste, les résistances que je lui oppose peuvent être vives, sans que je coure, le risque d’aller trop loin, ni de manquer à ce que je lui dois : c’est qu’avant tout débat, il existe entre nous un accord profond, né d’une découverte dont la portée est immense et que j’ai faite grâce à lui. Peut-être est-ce trop dire... Comment définir cette vérité, depuis longtemps pressentie, sans doute, mais dont Eugène Brieux m’a aidé à prendre conscience ?
« Tout enfant, a-t-il écrit, je rêvais d’aller sauver les petits Chinois dont les Annales de la Propagation de la Foi me racontaient les martyres. J’ai voulu aller catéchiser les sauvages. » Le maître, devenu illustre, notait ce souvenir, sans doute, en souriant un peu. Et pourtant, qui dira si ce n’est pas dans nos premières années que nous comprenons le mieux ce qui est exigé de nous ? La parole intérieure sonne clair dans cette atmosphère limpide, sous ce ciel de l’enfance quene ternit encore aucune passion. L’auteur de vingt pièces célèbres était peut-être né pour ne vivre qu’un drame, le plus beau de tous, et, sous une forme ou sous une autre, toujours sanglant : le drame de la sainteté.
Au vrai, que signifie pour un Brieux : perdre la Foi ? Écoutons-le encore, à la fin de sa carrière : « J’étais né avec une âme d’apôtre», déclare-t-il dans la Préface de ses Œuvres complètes, « je n’en tire aucune vanité, ce n’est pas moi qui me la suis créée. Mais la vue de la souffrance des autres m’a toujours été insupportable... » Une part de lui-même, celle qui naguère réagissait avec violence à l’appel de ce qu’il croyait être la Grâce, subsiste encore, bien qu’il se soit persuadé que la Grâce n’existe pas. Le chrétien est cet homme qui poursuit un dialogue ininterrompu avec son Dieu. Il se repose, selon la parole fameuse de Newman : « Dans la pensée de deux êtres, tous deux uniques, suprêmes, tous deux attestés par une évidence éblouissante, moi-même et mon Créateur. » Dans la perte de la Foi, l’un des deux interlocuteurs dont parle Newman ne croit plus à l’existence de l’autre. Mais il arrive que cet autre s’obstine, et que nié et renié, il demeure. Tout se passe, dans le destin d’Eugène Brieux, comme si celui des deux dont l’existence n’est plus reconnue, ne tenait pas compte de cette négation. Il semble dire : « Tu ne crois plus en moi, mais moi je crois encore en toi. Tu ne me vois plus, et jamais je ne fus si proche... » Et de fait, ceux du dehors ne s’y trompaient pas : À propos d’Eugène Brieux, on parlait couramment de « chrétien sans la Foi » et de « saint laïque ». Il n’avait pu rejeter de son baptême que le prénom qu’il y avait reçu, — non la Grâce qui, malgré lui, pénétrait toutes ses pensées, tous ses actes.
Telle est, messieurs, cette vérité pleine de consolation qui m’est apparue en méditant la vie de Brieux, ou plutôt qui m’est devenue sensible au contact de cette grande âme. Le dialogue cornélien s’échange jusqu’à la dernière heure entre la créature qui nie et le Créateur qui s’obstine : « Je ne vous connais plus. — Je vous connais encore... » S’il faut être deux pour s’aimer, il faut être deux aussi pour ne plus s’aimer, et Celui qu’on croit ne plus aimer parce qu’on croit qu’il n’existe pas, se dérobe pour avoir le bénéfice de notre amour. Il prend, par exemple, l’aspect douloureux de ces aveugles de guerre à qui Eugène Brieux consacra toutes les richesses de son admirable cœur.
Mais cet apôtre, cet apôtre malgré tout chrétien, qui se manifeste, dès l’enfance, dans Brieux, se heurte en lui à un auteur dramatique. En apparence, il n’y eut entre eux aucun conflit, puisque, dès sa première pièce, l’auteur fut asservi par l’apôtre : « J’ai passé ma vie à écrire ce qu’on appelle des pièces à thèse, déclare-t-il. J’ai toujours envisagé le théâtre non comme un but mais comme un moyen. J’ai voulu par lui non seulement provoquer desréflexions, modifier des habitudes et des actes, mais encore déterminer des arrêtés administratifs qui m’apparaissaient désirables. J’ai voulu que, parce que j’aurais vécu, la quantité de souffrances répandue sur la terre fût diminuée d’un peu. »
En dépit de ce « j’ai voulu » où l’apôtre s’affirme, le dramaturge que Brieux portait en lui résista sourdement à un tel parti pris d’être utile et de servir, et il semble bien qu’il dut à cette résistance d’avoir écrit ses meilleurs ouvrages. Mais avant d’aller plus loin, admirons d’abord, dans l’auteur des Avariés et des Remplaçantes, cette miraculeuse indifférence à l’opinion des délicats. Le snobisme n’est pas son fait. Il va droit son chemin d’auteur à la fois très social et très bourgeois, — ce chemin glorieux qui part du Théâtre libre pour aboutir à l’Académie française, — sans paraître même soupçonner l’existence des cénacles qui abondent en ces années 80, et où l’art ne souffre d’autre fin que lui-même. Il les connaît pourtant, ces cénacles, et l’horreur qu’il en a lui inspire même son œuvre de début, ces Ménages d’Artistes, où Antoine, qui les joua, eut beaucoup de mérite, il faut en convenir avec Brieux lui-même, à pressentir le futur auteur de la Robe rouge. Ménages d’Artistes tend à prouver que tous les poètes d’avant-garde abandonnent leurs femmes, laissent leurs enfants mourir de faim, et cherchent leur inspiration dans l’absinthe.
Ces trois actes qui, sauf pour un esprit divinateur comme était celui d’Antoine, ne décèlent aucune des qualités maîtresses des grandes œuvres de Brieux, trahissent en revanche le défaut dont quelques-unes ne sont pas exemptes : cet arrangement du réel pour les besoins de la cause qu’il prétend illustrer. Dans Ménages d’Artistes, il aurait suffi qu’un seul de ces rimeurs ivrognes dont on nous peint les mœurs horribles, ait eu du génie : le problème d’ordre à la fois esthétique et moral, envisagé par Brieux, nous aurait alors passionné. Mais l’auteur, en ne nous montrant que des ratés ineptes, feint d’oublier que ce « tapeur » s’appelle quelquefois Charles Baudelaire, et cet alcoolique : Paul Verlaine. Ainsi enlève-t-il beaucoup de portée à un débat dont il supprime les données qui le gênent.
Débarrassons-nous de ce reproche que nous ne pouvons éviter d’adresser parfois à Eugène Brieux : la règle du jeu de la pièce à thèse devrait être, nous semble-t-il, d’accumuler en trois actes tous les obstacles que la vie réelle oppose à l’opinion défendue par l’auteur, et d’en triompher aux yeux du public. Mais qu’il s’agisse des méfaits de l’Instruction publique comme dans Blanchette, ou de ceux de la politique comme dans l’Engrenage, ou de ceux de la Science comme dans l’Évasion, qu’il s’agisse de nourrices ou de magistrats, ce créateur, qui a quelque chose à prouver, succombe trop aisément à la tentation de tout arranger d’avance, pour que le monde qu’il crée lui donne raison.
Nous ne jurerions pas que l’auteur de Ménages d’Artistes ait eu grand mérite à braver, sur ce point, l’opinion des écrivains purs — des écrivains qui, pour être quelquefois — mais guère plus que les autres hommes, — dépourvus de scrupules dans leur vie privée, sont en revanche très scrupuleux pour tout ce qui touche à ce que saint Paul a appelé « la sainteté de la Vérité » ; car cette vérité humaine est sainte, elle aussi, cette vérité que, dramaturges ou romanciers, nous nous efforçons d’atteindre, et qu’il nous est interdit d’altérer, de falsifier, fût-ce pour être édifiant ou pour obtenir des arrêtés administratifs.
Ici, messieurs, Brieux protesterait sans doute, et ce serait avec raison, car le théâtre qu’il nous a laissé, si nous l’envisageons dans son ensemble, est un théâtre vivant, humain, peuplé de créatures charnelles. Sans doute a-t-il cru que l’apôtre, en lui, avait asservi l’auteur dramatique ; il a voulu cet asservissement, et dans quelques-unes de ses pièces, qui ne sont pas les meilleures, il l’a sans doute obtenu. Mais le dramaturge, à chaque instant, prend d’admirables revanches. Dans les limites que lui impose l’apôtre, en dépit des consignes qu’il en reçoit, il s’arrange presque toujours pour rejoindre la vie ; il accepte de son tyran des personnages abstraits, fabriqués de toutes pièces pour l’illustration d’une thèse, et il arrive, bien des fois, à leur donner un cœur de sang et de chair.
D’ailleurs, cet apôtre social et cet auteur dramatique qui s’ont aux prises dans Brieux, se mettraient aisément d’accord, me semble-t-il, sur le but à atteindre, qui est d’être utile aux hommes. Je demeure en effet persuadé que le théâtre le plus désintéressé en apparence, et le plus poétique, s’adresse trop directement à la foule pour prétendre ne lui rien apporter de positif et pour ne lui dispenser aucune lumière. Même quand il travaille dans sa chambre solitaire, l’homme de théâtre a toujours présent à sa pensée tous ces visages tournés vers la scène, ces yeux écarquillés et ces bouches béantes. Alors que le romancier, parce qu’il ignore ce contact direct avec le public, laisse ses créatures prendre forme en lui, suivre librement leur loi, et ne se soucie guère de lecteurs qui lui resteront toujours inconnus, le dramaturge, au contraire, n’écrit pas une ligne sans l’entendre d’avance, telle qu’elle sera prononcée, ni sans s’efforcer de prévoir la réaction des spectateurs qui attendent, qui espèrent ils ne savent quoi... Mais l’homme de théâtre, lui, connaît bien l’objet de cette attente, et si nous avions pu douter qu’Eugène Brieux fût un créateur soucieux des exigences de son art, il suffirait, pour nous rassurer, de ces quelques lignes dans la Préface à ses Œuvres complètes : « Qu’allons-nous chercher au théâtre ? se demande-t-il. Nous allons nous y chercher nous-mêmes. Nous allons voir l’imitation de la vie, de notre vie... L’art n’est qu’une sympathie... Nous voulons avec d’autres êtres sentir, souffrir, aimer ; et nous allons au théâtre pour trouver, par ce moyen, l’exaltation de notre personnalité. »
Messieurs, il est très vrai que nous demandons d’abord, à l’art théâtral, l’exaltation de notre personnalité, parce que l’homme cherche toujours, et avant tout, son plaisir. Mais un grand auteur dramatique nous y dispense, par surcroît, une joie plus haute, plus rare, à laquelle les bonnes gens du parterre n’avaient pas songé en payant leur billet, je veux dire : une connaissance accrue de nous-mêmes.
Si Brieux a eu raison de croire et de professer, toute sa vie, que le théâtre doit servir au bien public, il a eu le tort d’avoir trop souvent perdu de vue cette vérité qu’il connaissait pourtant et qu’il a su mettre en pratique dans ses meilleures œuvres : l’art dramatique ne peut servir l’humanité qu’en demeurant fidèle à son objet propre qui est la science de l’homme. Certes, nous sommes reconnaissants à Brieux d’avoir, grâce à sa pièce les Remplaçantes, préservé de la mort beaucoup d’enfants de la campagne ; et par les Avariés, d’avoir répandu en France, et dans le monde entier, des instituts prophylactiques et des dispensaires ; mais l’auteur de l’admirable Robe rouge, de Blanchette, des Trois Filles de M. Dupont, des Hannetons, est, avant tout, notre bienfaiteur dans la mesure où il rend au public ce que le public lui a prêté, et où, psychologue, il nous enrichit de sa propre expérience.
Car tout observateur désintéressé du cœur humain, qu’il le veuille ou non, sert la vérité. La terrible imprécation de Bossuet contre Molière, nous ne croyons pas qu’elle ait été ratifiée par le Dieu qui ouvrit à Catherine de Sienne cette cellule que la sainte appelait « la cellule de la connaissance de soi-même ». Oui, d’abord se connaître. C’est pour nous un grand sujet d’étonnement que des chrétiens qui croient à la parole : « Le Royaume de Dieu est au dedans de vous » montrent une telle méfiance à l’égard des écrivains qui se sont efforcés de frayer une route à travers nos ridicules et nos vices, jusqu’à ce royaume intérieur. Combien peu d’hommes auraient le courage de se regarder en face si les dramaturges, les romanciers, les moralistes ne les y obligeaient ! Il faut que quelqu’un nous impose cette confrontation avec nous-mêmes ; et sans doute mieux vaudrait que ce, fût un Bossuet, un Bourdaloue, du haut de la chaire chrétienne, qu’un Molière ou qu’un Brieux. Mais beaucoup, qui ne vont plus au sermon, vont encore au théâtre. N’en déplaise à Bossuet, Molière, quand il est très grand, ne flatte pas notre passion ; parce qu’il a existé, il ne nous est plus permis d’ignorer en nous l’Harpagon dont nous portons peut-être le germe, ou le Tartuffe en puissance. Un artiste profondément imbu de ce que nous appelions tout à l’heure : la sainteté de la vérité, pourvu qu’il découvre nos faiblesses, sans flatterie, sans connivence ni complaisance, a bien mérité de ses frères. Même s’il n’est pas chrétien, il a travaillé au seul progrès humain qui ne soit pas un leurre, et qui est le progrès intérieur, ce que Barrès appelait l’éducation de l’âme.
L’homme, mais l’homme tout entier, voilà l’objet propre de notre étude, et il importe de ne pas le diviser. Eugène Brieux nous surprend lorsque dans la préface à ses œuvres complètes, il oppose le théâtre social, où il excelle, à ce qu’il dénomme : le théâtre d’amour. Pourtant il n’existe pas, d’un côté, le mari, l’amant que l’amour seul intéresse, et de l’autre, le médecin, le financier, l’économiste tout occupés de ce que Brieux appelle « les questions graves ». Au vrai, dans ses meilleures œuvres, lui-même n’a pas tenu compte de cette opposition factice et ses pièces les plus sociales aboutissent presque toujours à un débat entre deux cœurs : il ne serait pas le grand dramaturge que nous admirons s’il n’avait eu d’abord le respect de l’unité humaine. Cette unité, c’est, entre toutes nos passions, l’amour qui nous oblige à la connaître. Nous apprenions déjà, sur les bancs du collège, que leur amour nous éclaire Néron et Tartuffe. Et si les écrivains d’aujourd’hui ont abusé de cette méthode au point de se poser d’abord, devant un être, et avant toute autre question, celle de son comportement amoureux, il faut reconnaître qu’ils y ont découvert un extraordinaire raccourci pour atteindre au plus secret de la personne humaine. D’ailleurs, la présence d’un seul rôle de femme dans une pièce du théâtre social, suffirait à la transformer en une pièce du théâtre d’amour. Reconnaissons-le : théâtre social, théâtre d’amour, cela n’existe pas ; ce qui existe, c’est le drame humain. L’histoire du cœur humain, avec toutes ses puissances d’attachement, d’adoration et de haine, a-t-elle beaucoup évolué depuis qu’il y a des hommes et des femmes qui se poursuivent et qui se fuient ? Brieux a écrit : « À chaque époque sa fatalité et son théâtre... » Cela ne nous paraît juste que pour ce qui touche à la forme, à l’expression. Mais pour le fond, le temps ne fait rien à l’affaire. À moins que le dramaturge ne croie à la toute puissance de la Grâce, et ne la déchaîne dans son drame, il ne peut que livrer ses personnages à cette fatalité qui, depuis le premier crime et le premier amour, n’a jamais changé de visage. Hamlet demeure le frère le plus proche d’un certain type de jeune homme d’aujourd’hui, et il n’est pas un mot Hermione, de Roxane, où la plus humble petite ouvrière ne reconnaisse le cri de son propre cœur. Phèdre, autour de nous, continue de défaillir et de brûler. Que de fois le romancier reçoit ses lettres déchirantes ! Il n’existe qu’un seul drame au monde, et il est de tous les temps.
Sans doute Eugène Brieux nous l’accorderait-il ; et le théâtre d’amour qu’il oppose à son théâtre social, ce ne saurait être celui de Porto-Riche, ni ces œuvres d’une tendresse si lucide et, au fond, si triste, qui s’appellent Amants, la Douloureuse, l’Affranchie, mais ce qu’on a accoutumé d’appeler le théâtre du Boulevard — et qui, d’ailleurs, n’a rien à voir non plus avec tant de pièces que nous avons applaudies sur le boulevard ! Nous savons tous quelle pauvre production Eugène Brieux dénonce, avec sa rude franchise, lorsqu’il écrit : « Sur les planches où d’ordinaire se trémoussent les jocrisses de l’amour, sur ces tréteaux où le vaudeville montre des déshabillages, des gambades et des folies, est-il possible que des questions graves soient exposées, agitées, sinon résolues ? »
L’auteur de la Robe rouge ne fait-il pas beaucoup d’honneur à ces sortes de produits en leur opposant ses propres œuvres, comme s’ils étaient de qualité égale ? Il est vrai qu’aujourd’hui encore, nous commettons tous la même erreur que lui, nous qui allons répétant : « Le théâtre se meurt ! Le théâtre est mort ! » Comme si c’était vraiment de théâtre qu’il s’agissait ! Mais non, le théâtre durera autant que l’homme dont il est le reflet. Ce qui est en train de disparaître, c’est une certaine formule ; ce qui fait faillite, c’est cette fabrication en série de « jocrisses » comme les appelle justement Brieux, et dont le caractère commun est d’être dépourvus de toute humanité. Dans ce théâtre du Boulevard, l’illusion du réel était donnée par le décor, par les robes, par les musiques de tziganes ou de jazz, par l’usage du téléphone, mais rien d’humain ne battait dans ces personnages convenus et sommaires, à qui l’auteur soufflait ses propres « mots » et pour lesquels il inventait de ces situations qu’au lendemain de la Première, les critiques, devenus insensibles à tant de niaiserie, feignaient de trouver audacieuses.
Beaucoup de gens qui font aujourd’hui profession de détester le théâtre en furent simplement détournés par ces misérables productions. En vérité, c’est parce qu’ils aiment le théâtre qu’ils n’y mettent pour ainsi dire jamais les pieds. Et si comme on l’assure, le succès du cinéma est en train de faire le vide autour des tréteaux, naguère encore les mieux achalandés, il l’en faudrait bénir... Mais hélas ! l’écran n’a tué le théâtre du Boulevard que pour le dépouiller de ses inventions les plus plates, pour les reprendre à son compte et pour en abrutir des foules sans cesse accrues.
Messieurs, il nous reste l’espérance que le mauvais cinéma, héritier du mauvais théâtre, ira si loin dans l’horreur, qu’il finira par ramener le public au vrai drame et à la vraie comédie. Ils n’ont jamais cessé d’être pratiqués au pays de Racine, de Molière et de Musset, car le théâtre est éternel ; le théâtre, le plus vieux plaisir de l’humanité et qui déjà fait battre le cœur du petit enfant, lorsque bouge le rideau de Guignol. Plus les temps lui sont défavorables, et plus il suscite de passion désintéressée. Nous avons tous sur les lèvres les noms de nos camarades chez qui brûle la même flamme qui, au temps du Théâtre libre, animait déjà Antoine et le jeune Brieux.
Une légende veut que les romanciers, aujourd’hui, éprouvent quelque dédain pour les auteurs dramatiques. Au vrai, s’il n’est rien de plus vain que d’établir une hiérarchie entre les arts, qui oserait nier qu’un Shakespeare, un Racine, en même temps qu’ils ont connu d’avance tout ce que les romanciers contemporains devaient redécouvrir avec fracas, ont atteint, chacun selon son génie, les plus pures régions de la poésie ? Quand on nous demande : « Ne ferez-vous pas aussi du théâtre ? » ce n’est pas le dédain qui nous oblige à secouer la tète, mais au contraire le sentiment d’une difficulté presque insurmontable. S’il existe une réussite qui nous a toujours confondu d’admiration, c’est celle de Molière, et de quelques-uns qui, aujourd’hui encore, suivent ses traces : obliger les hommes à rire d’eux-mêmes, quelle merveille ! Et en même temps qu’ils rient, leur donner une sourde conscience du tragique humain, tout proche de ce comique. Harpagon, Tartuffe sont, sans aucun doute, des personnages de comédie, et toute interprétation qui les pousse au noir trahit Molière. Mais il n’empêche que Molière a voulu qu’autour de sa farce, nous entendions un sourd grondement d’orage : l’horreur n’est pas loin ; elle éclate dans un mot ; un éclair livide nous permet d’entrevoir, un instant, un abîme de corruption. Et ce n’est pas seulement dans Tartuffe ou dans l’Avare, mais dans d’apparentes bouffonneries telles que le Malade imaginaire. Molière, déguisé en Argan, jette sur les hommes et sur les femmes le regard le plus lucide, le plus triste, et cependant, il nous oblige à rire, et à ne pleurer qu’à force de rire. Toute la souffrance d’un cœur, un pauvre amour trompé sert à notre divertissement : le comique de Molière est peut-être une forme de sa pudeur.
Messieurs, c’est l’honneur des véritables auteurs dramatiques qu’on ne puisse parler d’eux sans prononcer le nom de Molière ; et bien que l’art d’Eugène Brieux ne rappelle que de fort loin celui du Misanthrope, les thèses fameuses qu’il a soutenues nous font trop oublier qu’il a su pratiquer, lui aussi, cette forme d’apostolat que j’appellerai « l’apostolat par la connaissance de l’homme » et dont ses plus illustres devanciers lui ont fourni le modèle.
Sans doute Eugène Brieux était-il d’abord un philanthrope, et quand sa philanthropie le tenait, il usait d’une méthode bien différente. Des abus frappaient son âme généreuse, et il se faisait fort de nous en délivrer. Il était impatient d’aboutir, cherchait le résultat pratique, immédiat. Ce Brieux-là met l’accent, non sur la réforme intérieure de l’homme, mais sur l’amélioration des lois ; il n’étudie plus un cœur, il étudie une question ; il ne part pas de l’humain pour aboutir à l’humain, mais d’une théorie qu’il s’agit simplement d’illustrer au moyen d’une intrigue. Cette intrigue, heureusement, l’oblige à une étude de mœurs ou à une peinture de caractères qui, presque toujours, sauve la pièce.
Même dans celles de ses œuvres, où tout semble sacrifié à l’exposé d’une question, comme les Avariés, dont chaque personnage est une entité, au point de n’avoir même pas de prénom ni de nom de famille, le don instinctif de l’auteur dramatique finit par leur insuffler un cœur. Dès le premier acte, dans le cabinet du médecin, le jeune homme malade, peu à peu, prend corps, s’anime ; nous oublions qu’il sert à une démonstration ; ô miracle ! le voici qui vit par lui-même, qui s’échappe des mains de l’auteur, et nous reconnaissons cet égoïsme ingénu, cette naïve férocité. Qu’importe la thèse ! un chef-d’œuvre va naître… Hélas, c’est compter sans l’homme trop éloquent, toujours présent dans ces sortes de drames, et qui, par la volonté de Brieux, ne quitte guère la scène : le plus souvent, sous les apparences d’un docteur en médecine, à qui le rôle traditionnel de « raisonneur de la pièce » ne suffit plus ; c’est « conférencier de la pièce » qu’il faudrait dire. Quelle revanche pour les médecins de Molière ! Ceux de Brieux n’ont pas le moindre petit mot pour rire et quand ils traitent de l’alcoolisme ou de certaines maladies, le spectateur ne doute pas qu’ils ne soient ferrés à glace sur leur spécialité. Mais répétons-le : même dans ces pièces que certains critiques ont appelées des pièces-conférences, l’orateur social n’arrive jamais à évincer cet observateur, du cœur humain qu’est Brieux, et qui, à chaque instant, retenu par le jeu des passions, ne se souvient plus de la thèse qu’il voulait soutenir.
Ce Brieux-là, nous n’en saurions douter, est celui que la postérité apprendra peu à peu à connaître. Trop de ses contemporains n’ont voulu voir en lui qu’un de ces médecins brillants mais superficiels, uniquement attentifs aux symptômes apparents d’un mal profond et secret qu’ils ne savent pas découvrir. À les entendre, Brieux n’était habile qu’à dénoncer, au hasard de ses humeurs, certaines plaies du corps social. Au vrai, le grand dramaturge savait fort bien qu’un abcès n’est que le signe d’un désordre intérieur, et que s’il trahit la présence du mal, on ne saurait le confondre avec le mal lui-même. Il n’ignorait pas que les emplâtres ni les onguents ne sauraient suffire à la guérison d’un malade, pas plus que les règlements administratifs à la réforme du monde. Le fléau qui est tout le sujet des Avariés est le fruit de la prostitution, mais la prostitution a elle-même une source cachée qui échappe aux articles de la loi et aux plus ingénieuses mesures de police. L’auteur de la Petite Amie et des Hannetons ne l’aurait pas nié, lui qui si souvent s’est penché sur l’égoïsme humain pour nous en éclairer l’abîme.
Mais sa charité était impatiente ; et c’est cette sainte impatience qu’on a retournée contre lui : parce qu’il a voulu parer au plus pressé, obtenir des résultats immédiats et tangibles afin de soulager certaines misères criantes, on n’a plus voulu voir en lui qu’un fils de Rousseau, imbu de cette illusion que seul le législateur est tout-puissant pour rendre les hommes meilleurs et plus heureux.
Messieurs, quand nous nous rappelons que cet enfant du peuple n’avait pas quinze ans à sa sortie de l’école publique et qu’il se lança sans aucun guide, et presque au hasard, dans d’immenses lectures, nous ne nous sentons plus enclin à juger Eugène Brieux avec cette injuste sévérité. Par quel miracle cet adolescent, jouet de tant d’influences, aurait-il échappéà ce qui fut la faiblesse essentielle du xixe siècle, je veux dire : le mépris de toute métaphysique ? Comment eût-il, sur ce point, mis en doute l’affirmation de philosophes, de savants et de littérateurs illustres, et n’eût-il pas, parfois, cédé à la tentation d’attendre des sciences positives, ce que seule une métaphysique aurait pu lui donner ? Enfin, comment n’aurait-il pas cru, avec la plupart des maîtres de son temps, que l’on peut bâtir une morale en partant de l’observation des faits sociaux ? Sans doute la lecture attentive de ses œuvres nous révèle les erreurs où il fut ainsi entraîné, — et singulièrement dans la pièce intitulée Maternité, qui est un plaidoyer en faveur de la limitation des naissances ; – en revanche, cette lecture nous oblige à admirer, chez ce fils d’ouvrier, un bon sens qui sut résister à beaucoup de chimères et qui, bien des fois, le mit en garde contre les idoles de son siècle. Qui oserait soutenir que Blanchette est l’œuvre d’un homme asservi aux dogmes officiels ? Ce n’est pas, comme on l’a prétendu, que Brieux s’y montre l’ennemi de l’instruction pour tous, ni des diplômes proposés à l’ambition des enfants du peuple. Simplement, dans cette œuvre prophétique, il reproche à l’État d’être incapable de tenir les promesses qu’il a faites : Blanchette, ou le Diplôme qui ne sert à rien ! S’il était besoin d’aider à l’inépuisable succès de cette pièce fameuse, il suffirait d’y ajouter ce sous-titre pour attirer aujourd’hui à la Comédie-Française la foule immense des diplômés sans emploi. Il est vrai que si tous les petits Français de 1933 sont appelés aux délices de l’instruction secondaire, d’habiles filtrages, dès l’âge le plus tendre, diminuent le nombre des élus et rendent à la terre et aux métiers manuels ceux qui paraissent avoir le moins d’esprit. Brieux aurait trouvé là un passionnant sujet pour donner une suite à Blanchette : ce n’eût été qu’un jeu pour lui de nous peindre tous les écoliers éliminés par les professeurs, chassés du lycée et de tous les paradis du fonctionnaire, et de les faire triompher au dernier acte : les doux, les esprits lents, ceux qui ne brillent pas, les enfants qui ne sont pas prodiges, les méditatifs dénués de mémoire et incapables de psittacisme, on les aurait vus, au dénouement, devenir les maîtres du monde.
Nul doute que Brieux n’eût traité ce sujet avec joie : l’actualité ne lui faisait pas peur et il s’attaquait de front aux questions les mieux faites pour passionner le public. Ainsi, dans la Foi, osa-t-il aborder le problème religieux. Cette pièce, représentée en 1909, et qui touche à la question la plus brûlante, fut jugée sans indulgence par la critique de ce temps-là. Et il est vrai que Brieux y soutient — ou plutôt qu’il semble y soutenir — une opinion fort décriée depuis qu’elle s’est exprimée dans l’hypocrite formule : « Il faut une religion pour le peuple. » Mais comme dans ce drame assez confus, divers personnages défendent des thèses opposées, nous ne saurions affirmer sans injustice que l’auteur a pris nettement parti en faveur de l’une d’elles. Sans doute nous y montre-t-il, avec une évidente complaisance, les malheurs déchaînés dans l’Égypte des Pharaons, par ce qu’on appelle un esprit fort, qui veut ouvrir les yeux de ses compatriotes et leur montrer l’absurdité des mystères religieux. Si Eugène Brieux inclinait à croire qu’il faut une religion pour le peuple (et nous ne sommes point assuré qu’il en fût convenu), ce n’était point, entout cas, avec cette arrière-pensée de tenir le peuple soumis et résigné à sa misère. « La religion, opium du peuple », cette seule expression devait faire horreur à ce cœur généreux et pur. Là encore, il faut incriminer l’impatiente pitié d’un homme à qui la vue des souffrances d’autrui fut toujours insupportable. Qu’importe, semble-t-il nous dire, que la religion soit fausse si elle est consolante, si elle adoucit la dure condition des hommes, et pourquoi les philosophes et les sages détruiraient-ils dans les cœurs une espérance qu’ils sont incapables de remplacer ! Sans doute, messieurs, une telle opinion heurte également chez les croyants et chez les rationalistes, cette foi en la sainteté de la vérité qui est leur patrimoine commun. Un chrétien n’adhère pas à sa foi parce qu’elle est douce, mais parce qu’elle est vraie. D’autant que cette douceur ne va pas sans une dure exigence. « La vieille chanson qui berce la souffrance humaine » dont parlait Jaurès, n’a jamais endormi personne ; elle a créé, au contraire, une race d’êtres vigilants, tendus dans un effort et dans une lutte sans fin pour la conquête, pour la possession de soi-même.
En vérité, devant le problème religieux comme devant beaucoup d’autres, Eugène Brieux s’en tient à l’opinion des mandarins de son siècle. Mais il avait trop de simplicité, et même trop d’humilité — tous ceux qui l’ont connu s’accordent sur ce point — pour se targuer de son rationalisme et pour juger de haut les croyants. Et si à l’époque où il écrivait la Foi, il professait qu’il faut une religion pour le peuple, ce ne fut pas dans une pensée de mépris, mais bien plutôt parce qu’étant peuple lui-même, il se rappelait peut-être avec nostalgie son enfance toute baignée de Dieu.
D’ailleurs, « il faut une religion pour le peuple » est sans doute une proposition assez horrible, mais il en est une autre qui triomphe aujourd’hui, bien que personne n’ose la formuler, que je trouve pire et qui est celle-ci : « le peuple n’a pas le droit de se poser le problème religieux ». Pour les habiles, pour les philosophes et les savants qui nient le surnaturel, la question religieuse demeure, tout de même, ouverte. Ils n’ont jamais fini de la débattre, même après avoir conclu. Saint Augustin, saint Bonaventure, saint Thomas, Pascal, sont des adversaires toujours debout ; des interlocuteurs avec lesquels la dispute ne finira jamais. Le peuple est seulement prié de ne pas s’en mêler. Il est condamné par les habiles à « l’économique ». Le musée des religions, tel qu’il nous est décrit, donne la mesure du mépris que le peuple leur inspire. Des caricatures, des charges, c’est bien suffisant pour détourner les pauvres du Père des Pauvres. Celui qui fut, de la part des plus grands esprits, dans tous les temps et dans tous les pays, l’objet d’une recherche patiente, d’une contemplation ou d’une négation passionnée, vous, les ouvriers, vous n’avez pas à vous interroger à son propos, fût-ce pour le rejeter. La machine, le collectif exige le don de vos corps mais aussi de votre être tout entier. Les habiles, eux, continueront à ne pas se contenter de pain. Le combat spirituel, aucune révolution ne l’a jamais interrompu, et l’étendard dressé contre l’étendard du Christ flotte sur une armée de métaphysiciens ; mais vous autres, tâcherons, ne levez pas le nez ; l’atelier n’a pas de fenêtres ou bien les vitres en sont dépolies. Le ciel ne vous concerne pas.
Brieux éprouvait-il àce propos une secrète inquiétude ? S’il a cru qu’il fallait une religionpour le peuple, ce fut peut-être aussi parce qu’il souffrait d’appartenir à un monde, à une société qui avait frustré les pauvres de cette irremplaçable espérance, de cette joie qu’à l’aube de sa vie il avait connue et qu’il n’avait jamais plus retrouvée. « Lorsque l’on a longtemps respiré l’air des temples, s’écrie un personnage de La Foi, on ne peut jamais en vider complètement sa poitrine... »
En vérité, ce qui remplissait ce cœur, depuis son éveil, chez les Frères de la Doctrine chrétienne, c’était cette charité vivante, que j’évoquais en commençant : pour Brieux, cette charité avait perdu son nom et ne lui apparaissait plus dans le rayonnement d’une face longtemps adorée ; mais elle n’en illuminait pas moins sa vie, jusqu’au jour où elle se manifesta dans une œuvre sainte, et même deux fois sainte, qui s’adressait à la fois aux corps blessés et aux âmes sans espérance.
Messieurs, l’apôtre social qu’avait été Eugène Brieux trouva sa récompense au soir de sa vie, en devenant l’apôtre des soldats aveugles. Lui qui, selon ses propres paroles, ne pouvait se résigner à la souffrance des autres, emporta en mourant cette consolation d’avoir été un sauveur pour les plus malheureux, entre tous les blessés de la grande Guerre. C’est à l’hôpital de Chartres qu’il découvrit l’affreuse détresse des jeunes hommes aveugles et, en même temps, leur courage surhumain : « Vous ne pouvez savoir, confiait-il à un journaliste, quelle émotion vous secoue et vous brise devant des êtres sans yeux ! Combien est beau ce courage sans gloire, sans témoin, anonyme ! Le silence de ces hommes comme il est émouvant ! Mais leurs sanglots ! leurs sanglots dans les couloirs des hôpitaux, qui vous poursuivent, vous harcèlent, qui appellent peut-être... Quel déchirement ! »
Nous savons de quel cœur Brieux entendit cet appel : au premier atelier de brosserie qu’il fonda, beaucoup d’autres succédèrent. Le Journal des Soldats blessés aux yeux fut créé. Des écoles de rééducation s’organisèrent pour eux dans de nombreuses villes. Entre temps, cet académicien qui méritait d’être appelé le Camelot des Aveugles, parcourait l’Europe et l’Amérique.
Mais tout l’argent du monde n’eût pas suffi à sauver du désespoir ces jeunes êtres voués aux ténèbres ; il y fallait un cœur plein d’amour. Votre confrère en poursuivit plus d’un jusqu’à l’extrême bord du suicide, les prit dans ses bras et, à la lettre, leur rendit la vie. La rééducation essentielle où Brieux excellait, ce fut de leur insuffler cette vertu qui exige tant de courage, même quand nous ne sommes pas aveugles, et qui est la vertu d’espérance. Comment Brieux fut payé de sa peine, et dès ici-bas, lui-même nous le confie : lui qui avait entendu avec horreur les sanglots de ses amis sans yeux dans les couloirs de l’hôpital, entendit un jour chanter : « Quelle est donc cette salle où l’on chante ? » demanda-t-il. C’était la salle des aveugles.
Telle fut la bonté de Brieux. Il croyait avoir perdu la foi, mais il savait que le plus achevé des ouvrages de l’esprit ne vaut pas le moindre mouvement de charité ; en revanche, beaucoup parmi nous qui se flattent de croire à la vie éternelle, ont fait de l’art une idole à quitout est dû. C’est ainsi, messieurs, qu’au terme de cet éloge, nous nous retrouvons en face de la vérité dont je vous parlais en commençant et que grâce à Eugène Brieux il m’a été donné de mieux connaître : ce même amour que beaucoup ne confessent que des lèvres, embrase réellement le cœur de certains hommes qui pourtant le nient ou qui ne connaissent pas son véritable nom. Les œuvres des poètes passeront ; des livres que nous avons le plus aimés, nos petits enfants ne sauront même plus les titres ; les drames que nous applaudissons aujourd’hui, demain ne trouveront pas de spectateurs, car ce grand aquilon dont parle le poète ne pousse qu’un très petit nombre d’ouvrages humains jusqu’aux époques lointaines. Heureux l’artiste que ni le talent ni la gloire ni les plus beaux triomphes n’ont détourné de nourrir ceux qui avaient faim, d’accueillir ceux qui étaient sans asile, de vêtir ceux qui étaient nus, et de rendre enfin les clartés de l’espérance et de la joie aux blessés des yeux qui ne voient plus la lumière.