Réception de Maxime Weygand
Le Directeur ouvre la séance et prononce les paroles suivantes :
La Réception de M. Weygand devait primitivement avoir lieu le jour même qui, par la suite, a été fixé pour les funérailles du Président de la République. L’Académie a retardé cette séance jusqu’aujourd’hui parce qu’elle partageait la douleur de la France. Elle s’est associée au deuil de la Nation. Elle apporte l’hommage de son respect à la mémoire du Président dont le nom honorera toujours le Pays, et elle adresse à sa famille l’expression de ses sentiments de profonde sympathie et de patriotique tristesse.
Le Directeur donne ensuite la parole à M. Weygand, élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le maréchal Joffre pour faire son remerciement.
Messieurs,
Vous avez voulu honorer une fois de plus l’Armée française dans la personne de l’un de ses chefs. Après les plus illustres d’entre eux, après ceux qui, placés à la tête de nos troupes, les ont conduites à la Victoire, après celui qui, par un miracle d’audace et de sagesse, sut à la fois ne rien céder du Maroc et envoyer à la bataille un renfort inespéré, il vous a plu d’appeler à vous un autre soldat.
L’Armée sent tout le prix de la haute marque d’estime que vous lui donnez ainsi. Et puisque l’unanimité de vos suffrages me procure l’insigne honneur de la représenter, après Messieurs les Maréchaux de France, dans votre illustre Compagnie, c’est un remerciement profond et ému que je vous apporte ; jamais ce mot ne fut, en pareille circonstance, plus proprement utilisé. Sachant ce que je dois à la générosité de mon Chef et aussi sans doute à votre intention d’entretenir, en accueillant le collaborateur du Maréchal Foch, un souvenir qui vous reste cher, c’est en évoquant sa noble et lumineuse figure que je franchis votre seuil.
Permettez-moi aussi d’exprimer ce que je ressens à l’égard de l’Armée : reconnaissance pour les leçons que j’y ai trouvées, fierté de lui appartenir. Dans des termes inégalables, le Maréchal Joffre vous a dit ce que fut cette armée pendant la guerre. La paix exige d’elle la pratique de vertus, peut-être plus difficiles encore. Lorsqu’en effet le pays se lève pour sa défense, l’armée l’encadre, elle canalise ses énergies, mais elle n’a pas à l’entraîner parce que leurs élans se confondent ; ses responsabilités grandissent, mais ses activités naturelles trouvent leur libre cours ; quant au sacrifice, elle se doit d’en donner l’exemple, mais il est devenu le privilège de la Nation tout entière. Dans les périodes de paix, au contraire, et en particulier dans les années où un peuple meurtri et tout frémissant encore des horreurs de la guerre aspire à en éviter le retour, où il voudrait croire que sa sécurité lui viendra d’autre chose que de son propre effort, l’Armée, considérée par quelques-uns comme inutile et par d’autres comme dangereuse, cesse d’être soutenue par l’unanimité des sentiments. Et cependant l’Armée d’un pays pacifique a une tâche d’autant plus difficile qu’elle ne peut être la maîtresse de l’heure.
L’existence de l’Armée est alors toute de recueillement et de travail : la réduction du service, l’instruction des réserves, la continuelle évolution des moyens et des méthodes imposent à ses cadres une incessante activité, un don entier d’eux-mêmes à leur devoir. L’Armée vit pour son idéal : la défense victorieuse de cette Patrie, que, par, ceux des siens qui servent au loin, elle connaît dans l’ampleur de ses territoires, l’intensité de son rayonnement et la grandeur de ses destinées. Elle exerce l’autorité, qui est son principe de vie, pour instruire et discipliner les énergies dont elle dispose, ou que l’appel aux armes placerait entre ses mains. N’ayant à mettre en action sa force que de loin en loin, pour résoudre des conflits à la naissance et au développement desquels elle demeure d’ailleurs étrangère, elle se refuse à être considérée comme une puissance de destruction. Elle ambitionne au contraire de faire œuvre constructive par l’éducation qu’elle donne aux jeunes gens passant dans ses rangs, par l’action civilisatrice qu’elle exerce au dehors, par la quiétude qu’elle procure à toutes les activités de la Nation.
Ainsi l’Armée s’efforce de demeurer, en même temps que la gardienne de notre sécurité et de notre civilisation, une école de patriotisme et de discipline, un foyer où se pratique le culte de l’honneur et de l’abnégation. Par là elle reste digne de l’estime que vous ne cessez de lui manifester.
« Idéal et autorité sont des biens à retrouver » disait, il y a quelque temps, un des plus éminents de nos hommes d’État. L’Armée garde précieusement le trésor de ces biens. L’exemple du Maréchal Joffre lui en a enseigné le prix En me confiant le soin de faire son éloge, votre choix m’a imposé un grand sujet. Puisse mon cœur de soldat m’aider à le traiter dignement.
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« Vainqueur de la Marne » restera l’incomparable titre de gloire de Joffre. Cette victoire, qui sauva la France, peut-elle avoir été le coup de chance d’un soldat heureux ? Je ne sais si ce personnage, le soldat heureux sans qu’il ait mérité de l’être, a jamais existé ; il n’a plus sa place dans les luttes modernes, dont la préparation demande des années, et dont la conduite réclame non plus des heures, mais des jours et des mois d’opiniâtre persévérance. La gloire du Vainqueur de la Marne n’est pas un moment lumineux dans une existence sans éclat ; elle se justifie par tout ce qui l’a précédée et se grandit de tout ce qui l’a suivie.
Au milieu de la riche plaine du Roussillon, la petite ville de Rivesaltes, qui sut jadis défendre bravement ses privilèges, fut le berceau du futur Maréchal. Il y naquit d’une famille de gros artisans, dont les ascendants habitaient déjà cette province au XIVe siècle et qui comptait onze enfants. À ce foyer, le travail était la règle, la simplicité une obligation, et la satisfaction du devoir accompli la récompense. C’est là que se forma l’enfant à qui il devait être donné de mettre en œuvre au grand jour les forces que le terroir, la cité, la famille avaient obscurément accumulées au cours des siècles et de payer, en sauvant la France, la dette contractée envers les générations passées. Remarqué pour l’ouverture de son esprit et sa particulière application, Joseph Joffre put poursuivre ses études au lycée Charlemagne et il entra à dix-sept ans, à l’École polytechnique. L’un de ses camarades l’y dépeint sérieux, attentif, silencieux, n’allant jamais au-devant d’une question mais toujours prêt à répondre heureusement à celles qui lui étaient adressées. Il terminait sa première année en 1870 lorsque la guerre éclata ; il servit au camp retranché de Paris, puis il retourna à l’École pour en sortir officier du Génie.
Tout de suite il est employé aux ouvrages de défense du territoire, dès cette époque activement poussés. C’est en cette qualité qu’en 1876, le capitaine Joffre réside à Pontarlier. J’ai eu entre les mains un carnet, « Pour servir, dit le titre, à l’inscription journalière des éléments de la comptabilité des travaux de fortification dont, est chargé dans cette place, le capitaine Joffre. » Ce carnet contient cent pages, que j’ai toutes parcourues : les rubriques, les chiffres, les opérations arithmétiques, tous les infiniment petits qui constituent les éléments de cette comptabilité, sont de la main du capitaine Joffre. Aucun détail ne lui a paru indigne de son attention. Et ce n’est pas sans émotion, qu’au bas d’un feuillet, j’ai reconnu — car elle n’a pas changé — la signature qui scelle l’ordre du jour de la Marne.
Mais le cours régulier de cette vie va être bouleversé. En Extrême-Orient, l’amiral Courbet, amené à occuper une partie de Formose, doit s’y maintenir par une défense bien comprise. Il demande qu’un officier lui soit envoyé avec un détachement du génie pour en diriger l’organisation. Le capitaine Joffre est désigné. C’est le début de son existence coloniale qui va, avec quelques interruptions, durer une vingtaine d’années, et qui aura sur sa formation et sur sa destinée une influence décisive. Le sort en est donc jeté ; il n’ira pas à l’École de Guerre, il sera de ces jeunes officiers qui ont, suivant la formule du Maréchal Lyautey, « l’occasion de développer en six mois plus d’initiative, de volonté, d’endurance, de personnalité, qu’un officier de France pendant toute sa carrière. »
Dès son arrivée il se met activement à la besogne, mais quand il a péniblement achevé son œuvre, l’ordre est donné d’évacuer Formose et d’aller s’installer ailleurs. Tandis qu’on s’irrite autour de lui, Joffre dit simplement : « Eh bien, nous partirons et nous recommencerons. » La paix signée avec la Chine, il reprend au Tonkin des travaux sédentaires. Si on fait appel à lui pour une opération de guerre, il y apporte avec sa valeur technique, du courage et un sang-froid imperturbable ; c’est ainsi qu’il prend une part glorieuse à l’enlèvement du poste fortifié de Ba-Dinh. Dans ce premier séjour aux colonies, s’étaient affirmés chez Joffre un esprit d’organisation, un goût de l’ouvrage bien fait et un équilibre remarquables.
Rentré en France, il professe un certain temps le cours de fortification à l’École de Fontainebleau, puis, ayant demandé à reprendre du service au dehors, il est mis en septembre 1892, à la disposition du Ministère des Colonies « pour diriger une mission chargée des études de l’exploitation et de l’entretien du chemin de fer du Soudan ». C’est de là que, par une suite extraordinaire de circonstances, la carrière du futur Maréchal allait prendre son essor. Le commandant Joffre remplissait en effet depuis un peu plus d’un an ces fonctions techniques, lorsque l’expédition de Tombouctou étant soudainement décidée, le hasard l’amène à y prendre part, puis à la diriger, pour la mener finalement à un succès complet.
Le colonel Bonnier, gouverneur par intérim du Soudan, attendait le moment favorable pour occuper la mystérieuse ville du Niger, lorsqu’une pointe aventurée du lieutenant de vaisseau Boiteux le décide à brusquer l’opération. À la fin de l’année 1893, l’expédition ainsi engagée se présente sous un aspect assez original. Boiteux avec l’enseigne de vaisseau Aube, une poignée de marins, et une vingtaine de laptots descend le Niger à une allure folle. Derrière lui, le colonel Bonnier, à la tète d’un détachement embarqué sur pirogues, file à toute vitesse par la même voie pour rattraper l’audacieux marin. Enfin dans la brousse, chemine à petites journées, une colonne escortant un fort convoi de vivres et de munitions. N’ayant sous la main aucun officier supérieur disponible, le colonel Bonnier avait offert au commandant Joffre d’en prendre le commandement. Il va sans dire que Joffre avait accepté.
Pendant le cours de ces événements, un gouverneur civil avait été nommé au Soudan. M. Grodet, « ce sacré Grodet », comme l’appelait toujours le Maréchal quand il parlait de cette aventure, arrive à Kayes après le départ de Bonnier, et, considérant ce départ comme un défi à son autorité, il cherche à l’arrêter. C’est en vain : Bonnier se hâte vers son but. Il a raison, car il arrive à Tombouctou juste à temps pour empêcher Boiteux d’être, après Aube, la victime des Touaregs, et il occupe la ville. Mais il la quitte bientôt pour se porter, le 12 janvier 1894, à la rencontre de la colonne Joffre dont il n’a pas de nouvelles. Le lendemain, son détachement est surpris au bivouac et massacré.
Cependant Joffre, ignorant ces événements, continuait d’avancer, souffrant de la chaleur et de la soif ; ayant pris toutes les précautions pour éviter les embûches, il n’avait eu à livrer qu’un petit combat. Le 8 février il arrive sur le lieu de la catastrophe, relève les corps de son chef et de ses infortunés compagnons et fait le 12 son entrée à Tombouctou. Il avait parcouru huit cents kilomètres, ne perdant de ses soldats que deux tirailleurs, morts de maladie.
En arrivant il trouve un télégramme du gouverneur Grodet adressé à Bonnier, et lui prescrivant de renvoyer Joffre à son chemin de fer. Ce dernier répond que du fait des circonstances il reste le seul officier supérieur français de la région et qu’il ne croit pas opportun d’obéir à cet ordre. «Mon devoir est de rester », écrit-il. La mort de Bonnier ayant rendu sans objet la rancune du gouverneur, Joffre demeure à Tombouctou, organise, au mieux comme toujours, sa conquête et reçoit peu après les félicitations du Gouvernement, un grade et une décoration.
Napoléon racontait, à Sainte-Hélène, que sa victoire de Lodi lui avait donné conscience qu’il était appelé à faire de grandes choses. Tombouctou a été pour le Maréchal Joffre son pont de Lodi, il y a mesuré sa chance et il y puisa une confiance en lui-même d’autant plus remarquable que l’orgueil n’a jamais eu de prise sur lui.
Joffre devait encore faire un séjour aux colonies, à Madagascar, sous les ordres de Gallieni. C’était au lendemain de Fachoda, il s’agissait de créer d’urgence à Diego-Suarez, un point d’appui pour la flotte et une base navale, et ce fut le colonel Lyautey, alors chef d’état-major du Gouverneur général, qui demanda sa désignation. Il faut citer les termes dans lesquels Gallieni réclame Joffre que les bureaux tardent trop, à son gré, à lui envoyer. « Déjà une fois dans sa vie, écrit-il, dans les circonstances les plus critiques, il a donné la mesure de son initiative et de sa décision… il a prouvé au Soudan qu’il avait les qualités de caractère et d’équilibre qui font le Chef... » Voilà un jugement que l’avenir ne démentira pas. Et aussi sur ce coin lointain de terre française, quelle réunion : Gallieni, Joffre, Lyautey, due non pas au hasard, mais voulue parce que tous trois se connaissent pour des hommes.
En quelques mois, Joffre accomplit un travail prodigieux. Mais sa conception originale et simple n’étant pas comprise de tous, il doit venir à Paris pour défendre ses projets, puis il rentre à Diego-Suarez afin d’en suivre l’exécution. Sa tâche terminée, et nommé depuis quelque temps déjà général de brigade, il quitte définitivement Madagascar. Ce dernier poste l’avait mis à l’école d’un réalisateur de génie ; en même temps que ses vues s’y étaient élargies, il avait appris à connaître certaines difficultés qui ne se rencontrent qu’à Paris, et à en triompher.
Lorsque Joffre rentre en France au printemps de 1903, il a cinquante ans. Ses missions aux colonies, tout en lui procurant l’avancement qui lui permettra d’arriver au rang suprême, ont développé, ou fait naître en lui, la méthode, le calme devant l’adversité, le goût des responsabilités, la confiance en soi, qualités maîtresses qui se retrouveront dans le chef de 1914.
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Le général Joffre franchit alors rapidement les derniers degrés de la hiérarchie. En peu d’années il est appelé à commander une brigade, une division, un corps d’armée. Entré en 1910, comme directeur de l’arrière, au Conseil supérieur de la Guerre, il en devient, en juillet 1911, le vice-président, c’est-à-dire qu’il sera le Généralissime de nos armées, si elles doivent entrer en campagne.
On a pu dire justement que Joffre a été porté au sommet par le jeu naturel de nos institutions militaires. Partout où il a servi, il a réussi, montrant de la décision et du caractère ; ses services seuls en ont fait un des plus jeunes de nos Chefs. D’autres partagent avec lui la confiance du pays et de l’armée : Pau, Gallieni, mais ils sont déjà trop près de la limite d’âge, tandis qu’il pourra exercer pendant plus de cinq ans le commandement qui lui est confié. Ses pouvoirs sont considérables, car le Ministre de la Guerre estimant que le Chef désigné des armées doit avoir la responsabilité de leur organisation et de leur instruction, vient de réunir sur la même tête les fonctions de Généralissime désigné et celles de Chef d’État-Major général.
En cette année, 1911, la France se rend compte que les concessions inspirées par sa volonté de paix ont été inutiles. Les provocations d’un adversaire avide de dominer et résolu à la guerre pour y parvenir, se succèdent. On sent la lutte inévitable, et les yeux se tournent vers ce nouveau Chef connu seulement, et encore bien imparfaitement, dans les milieux militaires. Saura-t-il manier les masses de plusieurs millions d’hommes que la mobilisation doit armer ? Sa carrière coloniale l’a-t-elle préparé aux nécessaires combinaisons tactiques ou stratégiques auxquelles les applications nouvelles de la science vont donner un prodigieux essor ? Il est probable que Joffre ne s’est pas posé tant de questions. Placé en face d’une mission très haute qu’il n’a pas recherchée, mais que son goût marqué des responsabilités l’a porté à accepter, il va se mettre à l’œuvre avec sa conscience, son jugement, ses facultés d’organisation et sa confiance profonde dans-les ressources morales de son pays. Il va user de la totalité de ses pouvoirs dans la seule intention de forger le meilleur outil de guerre. Il ne se méprend pas sur l’étendue de la tâche : « Pour être prêts aujourd’hui, a-t-il l’occasion de dire dans une réunion d’anciens élèves de l’École polytechnique, il faut avoir par avance orienté avec méthode, avec ténacité, toutes les ressources du pays, toute l’intelligence de ses enfants, toute leur énergie morale vers un but unique : la Victoire. Il faut avoir tout organisé, tout prévu. »
D’ailleurs, si, à l’extérieur, il a beaucoup acquis par sa « prise de corps avec le réel, le pratique, le fécond », il n’a pas cessé de travailler depuis sa rentrée en France. On a raconté, et j’aimerais que ce fût exact, que, tandis qu’il commandait une brigade d’artillerie, un officier de son état-major manifesta son enthousiasme pour les leçons du lieutenant-colonel Foch, et que c’est par la lecture de ses livres qu’il prit goût aux études tactiques auxquelles il n’avait pas eu le loisir de s’adonner jusque-là. Il est certain, d’autre part, que, son passage à la direction des services de l’arrière lui avait permis de se rendre compte de l’étendue et de l’intensité des besoins d’une armée moderne ; grâce à sa compétence en matière de chemins de fer, il avait fait mettre sur pied un plan de mobilisation plus rapide et mieux ajusté que les précédents, et préparer le transport accéléré de plusieurs corps d’armée de la droite à la gauche du dispositif de nos armées, prévision dont bénéficiera la manœuvre de la Marne.
Préoccupé par l’insuffisance de nos effectifs, il soutient vigoureusement, aux côtés du Gouvernement, l’adoption du service de trois ans, qui renforce notre couverture et l’encadrement de nos réserves.
Mais le souci principal du futur Généralissime est de donner à l’armée des cadres supérieurs à hauteur de leur tâche ; il sait que les débuts d’une campagne apporteront avec eux violence et imprévu, et que l’action des Chefs sera alors prépondérante. Il ne néglige aucune occasion de se rendre personnellement compte de la valeur de ses généraux. Sans hésitation, parce qu’il n’a en vue que le bien de l’armée, il épure le personnel qui tient les grands emplois, il sacrifie des amitiés ; il résiste à toute intervention. La guerre venue, il agira de même et cette rigueur, jointe à la qualité de son jugement, sera un des éléments d’où sortira le salut du pays. Car il se connaît en hommes ; il suffit de citer quelques uns de ceux à qui il fit, en quelques mois de campagne, gravir les hauts échelons de la hiérarchie : Foch, Fayolle, Nivelle, Maistre, Humbert, Mangin, pour nommer seulement ceux qui ne sont plus. Le facteur déterminant de son jugement est le caractère. Au cours de la guerre, la question qui prime les autres sera pour lui de savoir comment un chef a « tenu le coup » dans une circonstance difficile. Il prise par-dessus tout l’initiative, l’esprit de résolution, l’optimisme raisonné. Au mois d’octobre 1914, Foch lui ayant adressé un télégramme aussi réconfortant que la situation paraissait l’être peu, « Je l’embrasserais », dit-il.
Aux chefs, il faut des états-majors, non pour commander à leur place, mais pour leur fournir les éléments de leurs décisions et dégager leur esprit de toute préoccupation secondaire. La formation des grands états-majors est l’objet des soins tout particuliers de Joffre, qui sait qu’un chef de rang élevé ne peut tout faire et être partout. Son tempérament n’est d’ailleurs pas celui du maître impatient voulant tout mener lui-même, et cette disposition naturelle s’accorde parfaitement avec le fonctionnement obligé des armées modernes qui réclame la décentralisation, la répartition des tâches, la sélection des personnes. Aussi met-il en place des hommes possédant sa confiance, secondés par des états-majors homogènes et entraînés.
Ayant l’instinct de ce qui lui fait défaut, il aime à s’entourer de jeunes officiers : ils seront son imagination. Il les choisit parmi les plus intelligents, les plus ardents, les plus inventifs, comme s’il voulait entendre formuler autour de lui toutes les idées et prendre sa décision sans qu’aucune d’entre elles ait été laissée dans l’ombre. Ceux de ses collaborateurs que l’on a surnommés, sans intention laudative, « les jeunes Turcs » constituaient une remarquable pléiade d’officiers laborieux, à l’esprit plein de ressources, faisant preuve d’autant de dévouement à leur chef que d’abnégation personnelle. La plupart d’entre eux sont tombés pour le pays ; la qualité des survivants témoigne que le choix de Joffre s’était, comme toujours, heureusement exercé.
De grands courants d’idées agitent, à cette époque, notre armée en des sens contraires. Après la défaite de 1870, les tendances sont nécessairement timides. Mais peu à peu les forces se reconstituent, l’organisation défensive des frontières s’achève, l’utilisation des réserves se perfectionne, le moral du corps d’officiers se remet des coups que lui avait portés néfaste entre toutes. À mesure que l’armée reprend ainsi conscience de sa force, l’idée que seule l’offensive peut donner la victoire regagne du terrain. Elle reçoit dans nos règlements une place d’honneur. Toutefois, si le principe n’en est pas discuté, il y a bien des manières de l’appliquer, et les plus ardents de ses protagonistes vont jusqu’à professer que la volonté d’attaque supplée à tout, à la sûreté comme à l’appui du feu, et paralyse l’adversaire au point de rendre son tir inoffensif. Cette théorie simpliste rencontre de nombreux adeptes : réaction contre une longue période de prudence, séduction d’une formule, imitation de ce qui se fait ailleurs ? Bien d’autres en voient le danger et la combattent, forts de l’expérience des guerres récentes. Dans les centres militaires de Paris et de la province, on se passionne. L’ardeur de ces passions est très vive : dans l’hiver de 1912, à Nancy, le commandant de corps d’armée, le général Foch, venait de diriger un exercice sur la carte auquel avaient pris part de nombreux officiers. Ayant eu à juger des solutions inspirées par la doctrine à la mode, il les avait nettement écartées et avait fait ressortir avec sa dialectique serrée, sa critique imagée, sa flamme habituelle, la nécessité de se garder du feu ennemi, et de ne pas entamer le mouvement sans l’avoir appuyé par l’emploi intensif de son propre feu. Je descendais l’escalier, réfléchissant à cette leçon, lorsque j’entendis derrière moi formuler le regret de voir de si belles troupes commandées par un chef d’esprit aussi peu offensif. Je me retournai : c’était un officier des plus distingués qui parlait, il n’eut pas de contradicteurs.
La lutte était donc des plus chaudes ; ce n’est pas à regretter, car, avant tout il importe qu’une armée soit vivante et pour cela qu’elle pense, ce qui ne va pas sans controverses ; rien ne pourrait lui être plus fatal que l’inertie intellectuelle. De ces discussions serait bientôt sortie la bonne application du juste principe. Mais le temps manqua, et quand la guerre éclata l’instruction de l’armée n’était pas au point, l’équilibre ne s’étant pas établi encore entre les idées extrêmes. Les rudes leçons du champ de bataille allaient achever l’évolution incomplète.
Joffre, dont l’autorité s’exerçait dans tous les domaines, a évidemment une part de responsabilité dans cet état de choses. S’est-il un moment, malgré son intelligence si objective, laissé séduire par des spéculations du temps de paix ? A-t-il paru céder à certaines théories parce qu’il y attachait moins d’importance qu’aux faits ? Toujours est-il que, le moment venu il saisira les défauts des méthodes employées et saura les réformer, en conservant ce qu’il y avait de juste dans notre conception de la guerre. Il est très remarquable que Joffre avec son bon sens et Foch avec sa profonde science militaire, soient arrivés à la même conviction : la victoire ne peut sortir que de l’offensive, et par suite, l’esprit offensif est indispensable à une armée. Mais l’un comme l’autre n’admettaient qu’une offensive préparée, appuyée, conduite, c’est-à-dire laissant le minimum de part à ce que Frédéric II appelait « S. M. le Hasard ».
Je dis le minimum, car à l’échelon du commandement où se prennent les grandes décisions, il s’écoule toujours un délai, parfois assez long, entre un ordre et son exécution. Ce délai est le domaine de l’imprévu, qui peut venir de l’adversaire, d’une troupe surprise, d’un ordre égaré ou incompris. Sans doute le talent du chef est-il de prendre les dispositions telles qu’il puisse à la fois faire face à ces événements et poursuivre l’accomplissement de sa décision ; mais quelle que soit l’habileté déployée, il y a toujours un risque à courir pour celui qui attaque. « Napoléon, lisons-nous dans le Mémorial de Sainte-Hélène, disait qu’on se faisait une idée peu juste de la force d’âme nécessaire pour livrer, avec une pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes batailles d’où va dépendre le sort d’une armée, d’un pays... Aussi observait-il qu’on trouvait rarement des généraux empressés à donner bataille. » Celui qui ne veut pas courir ce risque ne peut prétendre à la victoire, tout au plus peut-il s’efforcer de n’être pas battu, ce qui est beaucoup mais ne suffit pas.
Si nos troupes n’avaient pas eu, au cours de la retraite du mois d’août, le sentiment que l’entier accomplissement de leur devoir leur imposait de repasser à l’attaque, auraient-elles pu obéir avec une telle spontanéité et un tel succès à l’ordre de Joffre : demi-tour et en avant ?
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Lorsqu’en juillet 1914 la France se trouve brutalement contrainte à la guerre, Joffre commande depuis trois ans l’Armée française. Son autorité, son équilibre, sa volonté réalisatrice inspirent une grande confiance à ceux qui l’ont approché et qui ont pu se rendre compte de l’œuvre accomplie. Quand les événements le poussent au premier rang, c’est aux yeux de la Nation tout entière qu’il s’affirme comme le Chef digne d’elle : sa responsabilité le pénètre et l’élève.
La semaine d’angoisse qui s’écoule, lu vingt-six juillet au premier août, est pour le Gouvernement et le Commandement lourde de préoccupations souvent contradictoires. Tandis que l’un désire ne prendre aucune mesure qui puisse être interprétée contre la volonté pacifique de la France, l’autre doit exiger toutes les précautions nécessaires. Aussi Joffre accepte-t-il que la mise en jeu des premières dispositions comporte, par rapport aux prévisions, de sérieuses atténuations. Mais quand la situation se tend au point que toute temporisation peut frapper l’entrée en ligne de nos forces d’une infériorité irréparable, il devient intransigeant. Puis, lorsque les nouvelles reçues lui donnent la certitude que des mesures sont prises de l’autre côté de la frontière pour assurer une mobilisation clandestine, il adresse au Gouvernement une note qui le renseigne et se termine ainsi : « Si le Gouvernement tarde à donner l’ordre de mobilisation, il m’est impossible de continuer à assurer la responsabilité écrasante des hautes fonctions dont sa confiance m’a investi. » Cette note remise à huit heures est aussitôt discutée au Conseil des Ministres ; l’ordre de mobilisation est signé à midi. Le Ministre de la Guerre le conserve dans son tiroir quelques heures encore afin de ne perdre aucune chance d’une heureuse solution du conflit. À quinze heures trente la mobilisation est ordonnée. Joffre prend le commandement des armées. C’est de lui que dépend le sort de la France.
Les armées, se mobilisent et se concentrent avec une précision et un calme qui font honneur au Commandement comme au pays. Elles prennent le dispositif général prévu par le plan alors en vigueur. Ce n’est pas en quelques phrases que l’on peut prétendre juger ce plan si discuté, et je laisse les considérations d’après-guerre pour aller retrouver le général Joffre à son Grand Quartier Général de Vitry-le-François.
À partir du 20 août les mauvaises nouvelles s’y abattent de toutes parts : c’est d’abord l’échec de notre aile droite à Sarrebourg et à Morhange, et le recul qui s’ensuit ; c’est la gauche alliée impuissante à enrayer la poussée allemande en Belgique, c’est enfin notre offensive centrale paralysée par un adversaire qui use habilement d’un terrain couvert et coupé. Sous ces coups de massue successifs bien peu d’hommes auraient conservé leur sang-froid. Joffre les reçoit sans broncher.
Qu’y a-t-il sous cette impassibilité ? Un matin au rapport quotidien, l’ensemble des renseignements parvenus dans la nuit est particulièrement défavorable : une armée a reculé après un engagement malheureux ; dans une autre la fatigue est extrême, il faut envisager le transport en chemin de fer de certaines unités ; ailleurs on frise la catastrophe, c’est un effectif important menacé d’être coupé. Joffre écoute parler les officiers sans faire aucune réflexion. Chaque fois que l’un d’eux a terminé l’exposé concernant l’armée dont il est chargé de suivre les opérations, Joffre le remercie d’un seul mot : « Bon ». Ce calme inquiète certains officiers qui se demandent si leur chef comprend la gravité de la situation. L’un deux n’y tient plus : « Mais, mon général, vous ne voyez donc pas que nous allons à la catastrophe, que si cela continue nous ne pourrons pas nous rétablir, que,... » Joffre l’interrompt d’un coup de poing brutal qui fait trembler tous les objets de sa table, et d’un ton qu’il prenait rarement mais que l’on n’oubliait pas lorsqu’on l’avait une fois entendu : « Et vous, monsieur, vous ne croyez donc pas à la France ?... » Ainsi l’imperturbable sérénité du commandant en chef est le signe d’une confiance que les événements n’entament pas. Mais sa foi n’est pas aveugle, car il n’ignore rien de la situation de ses armées, où, malgré ces premiers coups du sort, règnent l’ordre et la discipline, où le moral de la troupe reste satisfaisant ; il constate que « l’outil est bon ». Si la victoire n’est pas encore remportée, c’est qu’il a été mal utilisé. Sans doute, va-t-il avec un discernement et une volonté inégalables, écarter les chefs qu’il juge inférieurs à leur tâche. Mais il mettra la même vigueur, en ce qui le concerne personnellement à redresser sa conception, et, s’il a été, au début, l’esclave d’une idée d’offensive trop simpliste, il va s’en dégager sans aucun retard.
Des lacunes ont pu lui échapper dans l’établissement d’un plan, travail du temps de paix, dans lequel l’imagination a sa part. Mais dans le corps à corps avec les faits, avec ce qu’ils apportent d’énigmes et d’obstacles, ses facultés de juger juste, de bâtir solide, et de vouloir inébranlablement, trouvent l’occasion de leur plein emploi. Joffre est alors vraiment lui. Homme d’action, c’est dans l’action qu’il doit être jugé. Le 24 août tout semble compromis, le lendemain la conception d’où sortira la victoire est arrêtée.
Le 25 août, en effet, Joffre lance une instruction générale qui prévoit, en même temps que le regroupement bien soudé des armées sur une ligne arrière, la constitution d’une masse de manœuvre en dehors de l’aile enveloppante de l’ennemi. À ces fins, il prescrit de réunir dans la région d’Amiens, à l’aide de forces prélevées en Lorraine, une armée commandée par Maunoury qui se préparera à entamer l’offensive générale en attaquant le flanc ennemi. Toute la manœuvre qui produira la bataille de la Marne est là. Cette idée maîtresse de répondre à un enveloppement par une manœuvre encore plus large n’est d’ailleurs pas nouvelle dans l’esprit de Joffre ; il en a fait, par trois fois, de 1910 à 1913, l’étude au cours de manœuvres d’armées sur la carte.
La bataille sera livrée aux environs du 2 septembre, à hauteur de la ligne Verdun-Amiens, si, pour cette date, l’armée Maunoury ayant achevé sa réunion et l’aile gauche alliée ayant échappé à l’enveloppement, l’ensemble du dispositif a retrouvé l’équilibre et la cohésion nécessaires.
Pendant l’inévitable délai surviendront, comme toujours à la guerre, des événements heureux ou défavorables que le chef va exploiter ou subir pour en faire sortir, à son heure et dans la forme définitive, la réalisation de son idée. En Russie, le grand-duc Nicolas, tenant chevaleresquement sa parole, attaque avant d’être entièrement prêt et oblige les Allemands à ramener à l’est deux corps d’armée, prélevés sur leur masse de manœuvre de Belgique. Après l’héroïque résistance de Liège, déjà féconde en résultats, le Roi des Belges replie son armée dans le camp retranché d’Anvers où elle attire d’autres forces ennemies qui manqueront à la bataille.
Le ler septembre, tout danger d’enveloppement n’étant pas écarté, le mouvement de retraite doit continuer, et l’armée Maunoury reçoit l’ordre d’achever sa réunion dans la région de Paris. La bataille ne sera donc pas livrée entre Verdun et Amiens ; mais la reprise prochaine de l’offensive est toujours prescrite et le recul maximum limité à la Seine et à l’Aube. Ces circonstances amènent Joffre à mettre l’armée Maunoury aux ordres du général Gallieni et à faire placer ce dernier sous son propre commandement, ce qui donne à Paris la défense spéciale qui pourrait lui devenir nécessaire, tout en assurant la participation à la bataille de la totalité des forces françaises, avec l’unité de direction indispensable.
Les jours suivants le repli continue, mais des renseignements certains, venus en particulier du général Gallieni qui a saisi tout le parti à en tirer ont fait connaître l’infléchissement de l’armée Von Kluck vers le Sud-Est, mouvement qui dégage Paris et augmente la valeur des dispositions de Joffre, en plaçant davantage encore l’armée Maunoury sur le flanc extérieur des colonnes allemandes. Le 3, ces renseignements se précisent. La journée suivante est celle de la décision.
À cette date, le Grand Quartier Général avait quitté Vitry-le-François pour Bar-sur-Aube. Joffre s’était installé au château du Jard, où cantonnèrent en 1814, le tsar Alexandre et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume. Son état-major occupait l’école. C’est là qu’il va le 4, à la première heure, retrouver ses officiers. À cheval sur une chaise, il s’installe devant la grande carte, où chaque renseignement relatif à la situation des armées est porté à mesure qu’il est connu. Le tableau présenté à ses yeux est saisissant : à droite, l’armée de Verdun tient bon, étayée à l’Est par l’heureuse contre-offensive des armées de Lorraine, à l’Ouest l’armée de Paris est en place, couvrant à grande distance la capitale ; entre les deux, le front marque un enfoncement dans lequel, à marches forcées, se précipite Von Kluck ; c’est bien là, mais sur une ligne Verdun-Paris s’infléchissant au Sud de la Marne, plus tardive, mais plus favorable encore, la situation qu’avait envisagée le Généralissime le 25 août. Les renseignements continuent d’arriver, concordants, Gallieni fait savoir que Maunoury est prêt à attaquer le lendemain. L’heure de l’offensive a-t-elle sonné ?
Joffre silencieux écoute les comptes rendus. Il prête aussi l’oreille à la discussion qui s’est ouverte devant cette carte si parlante, entre ses officiers. Les uns pensent qu’il faut passer sans retard à l’action. D’autres, qu’il est préférable d’attendre : les Allemands seront alors engagés plus profondément encore dans leur dangereuse poursuite, les armées plus reposées et mieux soudées. Joffre médite, et mûrit sa dérision : il s’assure que nos armées sont prêtes à l’effort qu’il va leur demander, et pour être à portée des nouvelles, il passe la journée entière à l’état-major. Il est sorti dans la cour de l’école, car l’après-midi est très chaude, et assis à l’ombre d’un grand frêne pleureur il réfléchit. Vers 4 heures, un officier vient l’entretenir des difficultés où un recul prolongé placerait nos communications. Joffre lui répond doucement « On attaque demain, cela ira bien. » Quelques moments après, il écrit de préparer l’ordre d’attaque.
Pendant le dîner arrive la réponse du commandant de la cinquième armée. Non seulement le général Franchet d’Esperey la déclare prête à marcher, mais par une initiative qu’on ne saurait trop admirer d’un chef dont la prise de commandement date de vingt-quatre heures, il indique les dispositions qui lui paraissent les meilleures pour coordonner les actions de l’armée de Paris, des forces britanniques et de sa propre armée. À vingt heures, une communication téléphonique directe de Gallieni montre au Commandant en chef que ces dispositions répondent aux vues et aux possibilités du Gouverneur de Paris qui oriente déjà Maunoury vers ses premiers objectifs. Tout est maintenant bien noué : on se battra sur la Marne. L’ordre d’attaque est arrêté dans son texte définitif et daté du 4 à 22 heures ; il atteindra les exécutants dans la nuit.
Le lendemain matin, Joffre rend compte au Gouvernement de sa résolution et, après en avoir exposé les motifs, il termine ainsi. « Quoi qu’il en soit, la lutte qui va s’engager, peut avoir des résultats décisifs, mais peut avoir aussi pour le pays, en cas d’échec, les conséquences les plus graves. Je suis décidé à engager toutes nos troupes, à fond et sans réserve, pour conquérir la victoire. » C’est donc bien « avec une pleine méditation de ses conséquences » qu’il va livrer la bataille.
Vous connaissez cette lutte acharnée de quatre jours. Joffre lui-même a rendu sous cette voûte, à la valeur du soldat français, le plus mérité et le plus touchant des hommages. Quant aux chefs, leur discipline intellectuelle et leur esprit de solidarité s’y montrent sans égales : en Lorraine, Dubail et Castelnau, avec des forces sans cesse diminuées, maintiennent inébranlable le pivot de la manœuvre ; Foch, en résistant aux marais de Saint-Gond, se réjouit de penser que l’ennemi doit être ailleurs bien mal en point pour qu’il soit obligé contre lui à de si furieuses attaques. Franchet d’Esperey n’hésite pas à céder à son voisin un corps d’armée tout entier pour lui rendre possible sa manœuvre sur Fère-Champenoise.
Enfin, si le chef suprême n’a plus à renouveler le geste du vainqueur de Rocroi, son action personnelle a conservé la même importance qu’autrefois. Celle de Joffre est de qualité supérieure ; son autorité, ses ordres, son contrôle, ses contacts fréquents avec ses lieutenants font pénétrer partout l’influx d’une volonté qui domine les événements. Il est justifié de voir une des raisons de la victoire dans sa méthode de commandement. Elle diffère de celle de son adversaire qui, rivé à un quartier général lointain, laisse le plan initial se développer puis se modifier au gré d’initiatives inspirées par les circonstances du combat, à des subordonnés dont il n’éclaire ni ne coordonne l’action. Enclin à attribuer ses succès uniquement à l’excellence de ses dispositions, sans faire la part des fautes de l’adversaire, le vainqueur de 1870 avait surtout appliqué son formidable effort au perfectionnement de l’outil, sans rien changer aux méthodes qui lui avaient réussi. Quarante ans après, en face d’une armée qui, profitant des leçons de la défaite, répudiait l’inertie et pratiquait l’action, il s’est trouvé désorienté. Nous en relevons le loyal et généreux aveu sous la plume d’un des plus ardents des chefs allemands. « … Que des hommes ayant reculé pendant quinze jours, dit le général Von Kluck, que des hommes couchés par terre et à demi morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est une chose avec laquelle nous autres Allemands, nous n’avons jamais appris à compter, c’est là une possibilité dont il n’a jamais été question dans nos écoles de guerre ».
Il y a quelques mois, M. Jules Cambon vous citait cette parole du maréchal Joffre : « C’est mon adversaire qui a perdu la bataille ; ce n’est pas moi qui l’ai gagnée. » Avec le témoignage d’une profonde modestie, il y a dans ces mots une leçon qu’une armée victorieuse ne saurait trop méditer si elle ne veut pas déchoir.
Dans ces journées, Joffre, s’égalant aux plus grands capitaines, a pris toute la responsabilité des graves décisions qui ont assuré le salut. Remédiant à une tactique insuffisante par une stratégie supérieure, maître de la pensée directrice, seul meneur de l’ensemble, confiant dans les chefs, dont il favorise et utilise à plein les initiatives tout en les exigeant conformes au plan qu’il a décidé d’exécuter, il est le vainqueur incontesté de la Marne.
Le 9 septembre, à la fin de la journée, la victoire s’affirme à la neuvième armée devant laquelle l’ennemi cède enfin. Le général Foch s’est retiré après m’avoir dicté l’ordre de poursuite. Quant à moi, l’intensité de mon bonheur m’enlève tout désir de repos. La nuit est admirable, et je décide d’aller porter moi-même ses instructions au corps d’armée le plus voisin. Ah ! la belle heure ! Elle suffirait, à elle seule, à justifier qu’il est bon d’avoir vécu. Tandis que la voiture découverte glisse doucement dans le calme étoilé de cette nuit d’été, troublé à peine par le bruit de plus en plus lointain du canon, je me livre tout entier aux sentiments dont mon âme est remplie : d’émerveillement devant la première leçon que je viens de recevoir de Foch sur ce que peut la volonté d’un homme ; et de gratitude envers le chef suprême, qui a ramené la victoire sous nos drapeaux et nous a donné la joie de réaliser le rêve de notre existence de soldat.
Le lendemain, c’est de la France entière que monte vers Joffre un hymne de reconnaissance. Elle aime en lui l’artisan de son salut, le chef dont la bonté et la justice sont égales pour tous à quelque rang qu’ils soient placés, et qu’elle appelle comme par un mot d’ordre venu de tous les coins du pays : « le grand-père » ; mais aussi, et peut-être plus encore, son élan va vers celui qui vient de révéler les Français à eux-mêmes : car Joffre possède au plus haut degré celles des qualités françaises que les Français se connaissent le moins, parce qu’ils ont la coquetterie de les ignorer, et de n’y recourir que dans les moments de crise : le sang-froid, l’énergie, la persévérance. C’est d’elles que viendra le triomphe final. Il y faudra faire encore souvent appel, car, si l’élan de l’adversaire est brisé, la guerre n’est pas finie.
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Contraints de renoncer à Paris, les Allemands vont tenter d’atteindre les ports de la Manche, pour nous séparer de l’Angleterre et la menacer plus directement : c’est la manœuvre pour Calais, entreprise avec une ampleur de moyens et une violence sans cesse accrues. Joffre a senti le danger ; et, d’autre part, la résistance éprouvée sur le front allemand qui se fortifie, l’engage à chercher la décision dans le débordement de la droite adverse. Alors commence cette manœuvre que l’on a appelée « la course à la mer », au cours de laquelle chacun des adversaires s’efforce, en montant toujours plus au Nord, de déborder l’autre, et qui, la mer une fois atteinte, aboutira aux deux sanglantes batailles frontales de l’Yser et d’Ypres.
Dans cette « mêlée des Flandres », si heureusement baptisée par M. Louis Madelin, seront jetés successivement et étroitement enchevêtrés : l’armée belge sortie d’Anvers, les forces britanniques et les fusiliers marins déjà arrivés en Belgique à son appui, les territoriaux français qui organisent hâtivement, à Ypres, le point d’amarre de la défense, les cavaliers des trois nations qui inondent la plaine pour lever le voile qui couvre encore la manœuvre allemande, l’armée britannique qui remonte de l’Aisne, les corps d’armée français qui affluent en chemin de fer et camions.
Joffre confie à Foch, devenu son adjoint, avec le commandement de toutes les forces françaises opérant au nord de l’Oise, la mission de coordonner leurs actions et celles des forces alliées. L’héroïsme du soldat belge à qui le roi Albert a ordonné de défendre, sur l’Yser, le dernier lambeau de son territoire, la vaillance et la ténacité du soldat britannique devant Ypres, le courage et l’esprit de sacrifice des troupes françaises amenées partout où il y a un vide à combler et un ami à soutenir, l’indomptable volonté de Foch qu’éclaire un esprit jamais à court de ressources, brisent définitivement la volonté adverse. Au cours de cette lutte, Foch renseignait chaque jour son chef en d’admirables lettres que l’on connaîtra un jour et qui font autant d’honneur à l’un qu’à l’autre. La collaboration des deux chefs français, au cours de ces tragiques mois d’octobre et de novembre 1914, est un des beaux chapitres de notre histoire militaire.
Avec cet immense effort se terminent les opérations de mouvement et commence la période de stabilisation, née de la même impuissance dans les deux camps. Tandis qu’en France les premières tentatives faites pour briser le front continu, n’aboutissent en 1915 qu’à des succès d’un jour, l’entrée en guerre de nouveaux champions ouvre d’autres théâtres de lutte : aux Dardanelles, en Asie et en Égypte, sur les frontières austro-italiennes, à Salonique. Éclairé par le désastre de Gallipoli et les malheurs de l’armée serbe, Joffre saisit le vice des actions divergentes que mènent les alliés.
Bien décidé à éviter, pour 1916, le renouvellement des erreurs de la triste année qui vient de s’écouler, et nommé par un décret récent commandant en chef des armées françaises, ce qui le qualifie pour traiter avec les alliés les questions relatives à la direction de la guerre et à l’emploi des forces dans la bataille, il convoque à Chantilly, dans les premiers jours de décembre 1915 les représentants des commandements anglais, belge, italien, russe et serbe. À cette conférence, il expose un programme d’opérations qui comporte, pour les forces de l’Entente, la recherche de la décision, « par des offensives concordantes sur les fronts franco-anglais, russe et italien, offensives prononcées simultanément, ou à des dates suffisamment rapprochées, pour que l’ennemi ne puisse transporter ses réserves d’un front à l’autre ». Ce plan est accepté de tous ; il sera la charte des opérations pour l’année suivante. Joffre est vraiment alors le chef militaire de la coalition ; 1916 va le montrer aussi grand que jamais.
Dans chacun des camps alliés on travaillait à la préparation des offensives convenues lorsqu’éclate le coup de tonnerre de Verdun. Le 24 février, Douaumont tombe aux mains de l’ennemi. Joffre reste toujours aussi maître de lui. On a raconté, sans bienveillance, que ce soir-là il s’était comme de coutume mis au lit de bonne heure et qu’il avait bien dormi. C’est peut-être exact, mais ce qui l’est certainement, c’est qu’auparavant il avait donné l’ordre de n’abandonner à aucun prix la rive droite de la Meuse, il avait décidé que le général Pétain prendrait sans retard le commandement de la défense, et il avait envoyé sur place le général de Castelnau pour assurer l’exécution de ses ordres et lui proposer les mesures que pourrait réclamer la situation. Il avait, en un mot, pris les décisions qui devaient assurer le salut de Verdun.
Mais quelles que puissent être ses angoisses de ce côté, Joffre, et c’est ce qu’on ne saurait trop admirer, ne cesse à aucun moment de penser et d’agir en chef militaire de l’Entente. Il veut que la comparaison de nos ressources et de celles de l’ennemi soit faite « non dans le cadre restreint des seules disponibilités françaises, mais dans le cadre de l’ensemble des forces de la coalition » ; ce sont ses propres mots. Pour lui, il y a d’un côté Verdun, de l’autre l’ensemble des différents théâtres d’opérations. Verdun est la part des armées françaises, à qui le maréchal Haig, en acceptant, sans hésitation, une large relève en Picardie, vient de rendre la disposition de cinq corps d’armée. Joffre ne demandera donc pas qu’on l’y soutienne directement, mais il exigera que partout ailleurs le programme de Chantilly soit accompli, malgré la volonté de l’ennemi. Il le sera.
Sur la Somme, en effet, Français et Anglais partant le 1er juillet, au jour fixé, remportent un succès tel que dix jours après les attaques allemandes sont arrêtées. Quelques semaines auparavant, Broussiloff avait lancé ses troupes à l’assaut des positions autrichiennes ; dans les mois qui suivent, l’offensive italienne est déclenchée sur l’Isonzo et le Carso ; enfin l’armée d’Orient attaque à son tour. Ainsi la lutte de 1916 est-elle une bataille de coalition conduite, résultat de la forte et persévérante volonté de Joffre. Le bilan ? Verdun dégagé, Douaumont et Vaux reconquis, Gorizia prise, Monastir occupé, des prisonniers par centaines de mille aux mains des Russes ; une large avance sur la Somme et surtout, triomphe éclatant d’une stratégie enfin coordonnée, l’Allemand obligé de faire face sur deux fronts avec des difficultés telles que des divisions embarquées, de l’Ouest vers l’Est, doivent être débarquées en cours de transport pour revenir à leur front de départ.
Aussi, à la fin d’août, quand Hindenburg et Ludendorf arrivent à Pless pour recevoir la direction suprême des armées allemandes, la situation à Verdun et sur la Somme leur apparaît-elle sous des couleurs très sombres. « Les troupes s’usaient, nous étions toujours à la veille d’une catastrophe », écrit dans ses récits de guerre Ludendorf qui, plus loin, ajoute en considérant les résultats de 1916 : « Notre situation était extraordinairement difficile, et une issue presque impossible à trouver... Si la guerre se prolongeait, une défaite paraissait inévitable. » Mais Joffre tient l’adversaire à la gorge et ne veut pas lui laisser le temps de se reprendre. Son plan est de gagner ainsi le mois de février 1917 pour livrer la bataille dont il a ordonné la préparation et qu’il espère devoir être décisive.
Le 12 décembre, le chancelier allemand déclare au Reichstag que son pays est prêt à conclure une paix de conciliation. C’est le moment où Joffre est amené à consentir à quitter son commandement.
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Depuis des mois, en effet, tandis qu’aux yeux des armées françaises, des alliés et de l’ennemi, son autorité s’affirmait chaque jour davantage, Joffre était de plus en plus discuté à l’intérieur. Les remaniements qu’il avait dû faire dans le commandement, son refus de comprendre que les parlementaires aux armées pussent, à la fois, être des soldats soumis à l’obéissance et exercer le contrôle du commandement lui avaient attiré des inimitiés agissantes. Rien ne s’en révéla tant que Joffre fut soutenu par un ministre dont la confiance lui était une sauvegarde. Cet appui disparu, un courant irrésistible de dénigrement et d’opposition se manifesta et lorsque se furent calmées les angoisses de Verdun, on ne vit plus que les déceptions de la Somme, dont on avait attendu plus qu’elle ne pouvait donner, et Joffre fut condamné.
Ceux qui, plus tard, étudieront l’histoire de la guerre, sans passion et documents en mains, auront peine à comprendre cette disgrâce succédant à une glorieuse année, dont les succès étaient dus à celui-là même qui était frappé. Il faut, à mon sens, en chercher la cause principale dans le régime défectueux des relations entre le Gouvernement et le Commandement. Toutes les difficultés d’ordre politique s’aplanissent en effet lorsque ces relations sont harmonieuses et confiantes. En fait que se passa-t-il ?
Dès l’entrée en guerre, le pays, anxieux du sort des premières batailles, eut les yeux tournés vers le commandement en chef, dont la victoire grandit encore le prestige. Puis, parce que, seul, le général Joffre disposait, dans son état-major, d’un organisme assez largement et solidement constitué pour réaliser les accords indispensables entre alliés, la direction de la guerre se trouva transportée à Chantilly. Partagé entre le patriotique désir de ne pas entraver une action aussi profitable, et le sentiment qu’en pratiquant des pouvoirs aussi étendus le Commandement dépassait ses attributions, le Gouvernement laissa faire, mais en prit ombrage à mesure que la guerre se faisait plus longue, et le malentendu commença.
Ce nuage aurait pu être dissipé si Joffre avait apporté plus de soins à renseigner le Gouvernement. Mais Joffre n’aimait à s’expliquer que s’il se sentait en confiance, ou mieux, en sympathie ; dans le cas contraire il ne disait rien. Dans une discussion familière il se livrait, tout entier ; dans un débat de caractère officiel, il affirmait ou se taisait ; à plus forte raison s’il sentait devant lui des juges ou des enquêteurs. Ainsi en arriva-t-on à ne plus se comprendre. Il en résulta une crise de commandement grave, qui laissa les Allemands libres d’exécuter en sécurité un repli stratégique sur notre front et de liquider les affaires de Russie. Il est permis de penser qu’elle retarda l’issue victorieuse de la guerre.
Puissions-nous, pour l’avenir, ne pas oublier l’importance des intérêts mis à mal par une mésentente entre le Gouvernement et le Commandement. Au Gouvernement la conduite de la guerre, au Commandement celle des opérations, telle est la formule théorique définissant les rapports entre les deux pouvoirs. Mais l’application en est délicate car la limite est difficile à tracer, le politique ayant besoin de connaître les besoins et les possibilités militaires et le soldat ne pouvant borner son horizon à eux seuls. C’est dire qu’une improvisation de la dernière heure est impuissante à résoudre la question. Seul un travail entrepris en commun dès le temps de paix par les autorités responsables, qui se pencheront ensemble sur les données complexes et constamment variables du problème, permettra d’obtenir la solution juste : elle réside avant tout dans une confiance réciproque absolue.
Ayant déjà consenti, bien à regret, à quitter le commandement des armées françaises pour devenir, à Paris, le conseiller militaire du Gouvernement, Joffre voyait, quelques jours après, ce dernier emploi devenir incompatible avec nos institutions du moment. Il recevait le bâton de maréchal et cessait d’exercer toute fonction. En rentrant de l’entrevue où l’on venait d’arracher à son abnégation ce dernier renoncement, Joffre, nous dit un de ses fidèles, regagna son bureau silencieusement, « mais d’un pas un peu plus lourd ».
Il allait montrer dans l’épreuve une exceptionnelle grandeur d’âme. Joffre, l’impassible, avait sur lui-même un complet empire, mais ceux qui l’ont connu savent que son masque impénétrable voilait une sensibilité très vive : il s’attendrissait au récit des actes de dévouement de ses soldats, et malgré l’attachement qu’il leur portait, il se détournait du spectacle de leurs souffrances, qui lui eût ôté le courage nécessaire pour les y exposer. Son cœur était facilement ému par les bons comme par les mauvais procédés. Aussi souffrait-il profondément de se voir mis à l’écart. Dans la retraite où il va se tenir avec une haute dignité, il suivra les événements, prêt à répondre à tout appel, comme à prendre toute initiative qu’il jugera utile au succès final.
Aussitôt les États-Unis entrés en guerre, le Gouvernement lui demande de se rendre en Amérique pour « déterminer dans leurs grandes lignes les directives de la coopération des forces américaines avec les armées alliées ». Il s’embarque le 15 avril 1917, anxieux du sort de la bataille qui va commencer le lendemain ; les nouvelles qu’il en reçoit pendant la traversée augmentent sa tristesse. Mais l’accueil qu’il trouve à New-York dans un élan spontané vers la France de la Marne et de Verdun, dont il est, pour nos nouveaux alliés, la vivante image, les prévenances, les effusions, même enfantines, dont la foule l’accable, lui dilatent le cœur et lui font oublier pour un moment ses soucis et ses amertumes. Son goût du silence s’accommode du privilège que possède Viviani, de prendre la parole, comme chef de mission ; mais c’est surtout vers lui que vont les applaudissements et les hommages de tout un peuple sentimental et ardent. La simplicité et la bonne grâce avec laquelle Joffre se prête aux manifestations, répond à toutes les questions, serre les mains et donne des signatures, augmentent les ovations. Il est en confiance, son public est bon, et un jour qu’un de ses officiers lui propose de préparer une allocution : « C’est inutile, lui dit-il, vous ne vous êtes donc pas aperçu qu’ici je sais très bien parler ? »
Cependant-le travail d’organisation se poursuit. Fidèle à sa coutume de ne rien laisser au hasard, Joffre est arrivé à Washington avec un programme qu’il a arrêté pendant la traversée. Ce programme comporte deux idées maîtresses : l’adoption de la conscription que l’enthousiasme soulevé par sa présence, et la netteté de ses avis, aident certainement à faire voter ; et la création d’une grande armée américaine. Il a compris que lorsqu’un pays de plus de cent millions d’habitants entre en guerre, son sentiment national ne peut se résoudre à voir ses forces devenir, dans une sorte d’amalgame, un appoint invisible ; il conçoit donc la formation progressive d’une armée américaine autonome qui doit, sur le front de France, prendre le même rang que ses devancières, et dont le chef jouira des mêmes prérogatives que les leurs.
En quelques semaines un accord, qui fixe sur ces bases les grandes lignes de la coopération, est conclu avec le gouvernement américain. Lorsque Joffre quitte New-York, il emporte des États-Unis un grand réconfort, car il y a repris contact avec la bonté des hommes et il a le sentiment d’avoir bien travaillé pour son pays. En France, après un accueil favorable, les idées allaient évoluer dans un sens contraire aux ententes qu’il avait réalisées. Il restera cependant fidèle aux engagements pris au nom de la France ; quelques mois après on en arrivera à ne plus s’occuper de l’armée américaine.
Si le maréchal ne trouve pas toujours les égards et le crédit dus à sa personne et à son jugement, beaucoup cependant, et avant tous, des chefs militaires, reprennent le chemin de son Cabinet. Ils sentent quelle force il représente et ils sont heureux de recueillir ses avis. Les progrès de la révolution russe font présager la violence de la tourmente qui va s’abattre sur le front occidental. Joffre suit passionnément les événements, préoccupé de voir l’année 1917 s’écouler sans que les alliés aient pu réaliser une direction d’ensemble de la guerre et l’unité du commandement. Mais il demeure à l’écart, distant, silencieux. Il ne sort de cette réserve que lorsque la gravité de la situation lui paraît l’exiger. Il saisit alors le Gouvernement de notes dont la vigueur de pensée et d’expression le montrent toujours le chef de 1914 et de 1916. Pour lui la bataille de 1918 débutera par un « Verdun », c’est-à-dire par un coup formidable de l’adversaire ; elle ne sera gagnée que si une « Somme » lui fait suite. Le commandement ne peut se contenter d’attendre l’attaque, avec la seule idée d’épuiser l’ennemi par une bataille défensive. Il faut donc, pour vaincre, assurer la résistance, mais aussi vouloir et préparer l’offensive qui lui succédera. Sur ce point, il est, une fois de plus, d’accord avec Foch, avec qui il n’a d’ailleurs jamais cessé d’être en contact. Leurs collaborateurs intimes gardent le souvenir de leur volonté ardente et désintéressée d’assurer aux armées de l’Entente un chef et un plan qui leur donnent la victoire. Nombreux étaient alors ceux qui voyaient dans Joffre l’homme le plus digne d’être ce chef. Mais celui-ci était décidé à ne pas reprendre une part active à la conduite des opérations. Foch, après la Marne, avait dit : « C’est Joffre qui a tout fait, s’il n’avait pas été là tout croulait. » En 1918, « Foch est tout désigné pour commander à tous. »
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Après la victoire, Joffre continua de vivre volontairement effacé. On l’a comparé à l’une de ces antiques et massives maisons de province, robustes et d’aspect sévère, n’ouvrant sur la rue que peu de fenêtres, mais dévoilant au visiteur admis à y pénétrer, les trésors qu’y a réunis le goût des ancêtres. Il ne cherchait, en effet, de joie que dans le commerce de sa famille et de ses intimes, il se dérobait aux réunions officielles. Mais du moins, Messieurs, resta-t-il toujours fidèle à vos séances : son goût du bel ouvrage l’intéressait à vos travaux et il était sensible à la qualité bien française de l’hommage que votre accueil lui rendait avec une chaude et discrète sympathie.
C’était une autre image de la France qu’il retrouvait quand, chaque matin, il arrivait à son bureau. Longeant le Champ de Mars qui servit de cadre à tant de manifestations de notre vie nationale, il entrait dans le bel édifice élevé par nos rois pour l’éducation militaire de la noblesse, sous le toit duquel vécut et étudia Bonaparte, et qui abrite depuis cinquante ans le travail de formation de nos états-majors. Après un coup d’œil à la cour d’une si classique ordonnance, il gagnait les vieux lambris de son Cabinet. Il y passait le temps de recevoir ses fidèles et de se faire tenir au courant des choses et des gens. Tout ne lui était pas sujet de satisfaction car l’ingratitude n’avait pas désarmé : non seulement on paraissait l’oublier, mais certains doutaient de lui, lui contestaient sa victoire. Il en souffrait ; il n’en marquait toutefois aucune amertume ; il connaissait la valeur de son œuvre et il restait confiant dans le jugement de la postérité. Mais déjà il possédait ce qui valait plus que tout à ses yeux, le jugement de sa conscience. Il s’était toujours efforcé d’être à la hauteur des lourdes responsabilités qu’il n’avait ni recherchées, ni fuies ; puis il avait, repris à son foyer, une fois la grande tâche accomplie, la vie simple et entourée d’affection qu’il aimait par-dessus tout, ses lettres les plus intimes en font foi. Dans sa réserve, dans son silence, point d’orgueil, seulement de la sérénité cette sérénité lui venait du sentiment d’avoir toujours rempli son devoir fermement, sans rigueurs inutiles, sans complaisances, avec la justice qu’il estimait être la vertu la plus nécessaire aux démocraties.
Mais cette ingratitude n’était qu’apparente. Quand fut connue la maladie de Joffre, les cœurs allèrent vers lui dans un extraordinaire élan et sa mort, bien digne de sa vie, car en face d’elle il eut tous les courages, causa une douleur profonde. Le pays qui avait respecté la réserve où il voulait se tenir, laissait désormais se manifester librement ses sentiments. C’est que la France connaît bien les meilleurs de ses enfants. Quand elle traverse des périodes difficiles, où règnent l’inquiétude et le besoin d’y échapper, où beaucoup ne songent qu’à liquider le passé, c’est-à-dire à se donner l’illusion de la sécurité, au prix de dangereux sacrifices, la France sait qu’elle a plus besoin que jamais d’hommes clairvoyants, de sang-froid, d’autorité et de grand caractère. Même quand la masse semble se détourner des vertus, dont la pratique héroïque ne lui a pas donné tout ce qu’elle en attendait, la France, fidèle, à sa vieille devise : « Fais ce que dois », chérit avant tout dans son cœur l’homme « solide au devoir », pour reprendre une bien belle expression du Maréchal.
Dans une cérémonie de ces dernières années, une petite fille présenta à Joffre un bouquet en lui disant « Monsieur le Maréchal, je suis bien heureuse de vous revoir. » « Me revoir, où m’as-tu déjà vu ? » — « Mais dans mon histoire, Monsieur le Maréchal. » On ne saurait mieux dire que cette enfant. À l’un des moments où sa liberté a couru un péril mortel, la France a trouvé, pour la bien servir, un chef à l’âme intrépide et au caractère inébranlable. La puissante stature du vainqueur de la Marne ne cessera jamais de grandir dans son histoire.