Réponse au discours de réception d’André François-Poncet

Le 22 janvier 1953

Pierre BENOIT

Réponse de M. Pierre Benoit
au discours de M. André François-Poncet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 janvier 1953

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

Il y a très exactement vingt-deux ans,le jeudi 22 janvier 1931, le Maréchal Pétain se trouvait assis à votre place. Il venait de prononcer ce remerciement auquel allait répondre Paul Valéry qui le recevait.

Le 24 novembre 1932, moins de deux ans plus tard, c’était à moi de me lever à mon tour, accueilli par Henri de Régnier, qui faisait, pour la circonstance, appel aux souvenirs que voici.

« Ce fut une belle époque, dit-il, lorsque, dans notre modeste salle des séances du jeudi, non loin du Président Raymond Poincaré qui, comme eux, avait bien mérité de la patrie, s’asseyaient côte à côte le Maréchal Joffre et le Maréchal Foch. L’un et l’autre s’étaient levés d’où vous vous tenez aujourd’hui pour la traditionnelle « lecture de leur remerciement ». Nous y vîmes aussi M. le Maréchal Lyautey, Lyautey dont la présence évoquait l’œuvre magnifique accomplie par lui sur la terre d’Afrique. Nous y écoutâmes M. le Maréchal Pétain, le défenseur de Verdun, qui avait su rendre à nos armées fatiguées l’esprit de discipline et de sacrifice, prononcer l’éloge du Maréchal Foch, du chef qui avait trouvé, dans le Général Weygand, le collaborateur en qui il avait mis toute sa confiance et toute son amitié, Weygand le continuateur respectueux et filial de sa pensée que l’Académie a choisi pour qu’il eût à apporter son témoignage décisif sur ce qu’avait été, aux premières et angoissantes heures de la guerre, le rôle du Maréchal Joffre qui opposa au choc brutal de l’invasion le bloc résistant de son sang-froid impavide et de son imperturbable volonté... »

Par ce dénombrement de ce que la France et l’Académie comptaient alors de plus glorieux, je m’imagine que le poète d’Aréthuse avait entendu répondre à une phrase de mon propre discours. En dépit du ridicule qu’il y a à se citer, je désire qu’elle figure, cette phrase, en tête du thème que j’ai maintenant à traiter. Donc, la voici : « Je me sens du goût pour ce qui peut contribuer à unir entre eux les Français, moins de goût pour ce qui est susceptible de les diviser. » Après vingt années — et quelles années ! — qu’on me fasse la grâce d’admettre que ce goût demeure le même. Je serais vraiment, moi aussi, bien malheureux, bien maladroit, si je ne réussissais point à en convaincre en ce jour mes auditeurs.

J’ai souhaité l’empire et j’y suis parvenu,
Mais en le souhaitant je ne l’ai pas connu.

Ce qu’Auguste disait de la toute-puissance, je ne pense pas, Monsieur, lorsque vous vous y êtes présenté, que vous ayez songé à l’appliquer à notre Compagnie. Vous êtes en effet mieux placé que n’importe qui pour la connaître, pour savoir l’exiguïté des profits qu’on en peut retirer. Vous les avez même jugés tels que l’un de vos premiers actes, lorsque vous accédâtes au pouvoir comme Sous-Secrétaire d’État des Beaux-Arts, fut de proposer que notre indemnité mensuelle fût portée de quatre à six cents francs environ, ce qui vous valut de votre Président du Conseil, qui n’était autre que Raymond Poincaré, cette remarque assez dans sa manière « À merveille ! Je constate que, déjà, vous vous préoccupez de préparer l’avenir ! » Avec de telles idées en tête, il eût été bien désirable qu’un homme comme vous demeurât plus longtemps dans l’emploi. Nous n’en serions pas réduits, au point où nous en sommes, à des subterfuges de fils de famille aux abois quand il s’agit d’équilibrer le budget de cette institution que tout le monde croit richissime. Les gens seraient bien étonnés, s’ils apprenaient que nous ne disposons, en tout et pour tout, que d’une automobile, ce qui a pour effet, les jours de séance, de transformer notre vénéré secrétaire perpétuel en une sorte de garagiste éperdu, misérable voiture qui n’a même pas droit à cette cocarde tricolore que nous continuons néanmoins à arborer sur nos bicornes avec le plus touchant loyalisme. Les broderies qui nous enjolivent, combien sont-ils parmi nous ceux qui seraient en mesure de s’en offrir de nouvelles aujourd’hui ? Comme l’Académie n’a littéralement plus de quoi acquitter les frais de voyage de ses membres, il arrive — fait beaucoup plus grave qu’elle n’est plus représentée lors de la plupart des manifestations auxquelles elle est invitée à l’étranger, là où nous désirerions pourtant être, où nous le devrions.

Telle est la triste réalité matérielle. Cette regrettable pénurie est-elle au moins compensée par des avantages d’un ordre un peu plus relevé, des égards, par exemple, nous mettant tant soit peu à l’abri de certains accidents de parcours qui ont eu une fâcheuse tendance à se multiplier ces temps-ci ? Je suis bien obligé de détromper les bonnes âmes qui conserveraient quelques illusions de ce côté. Ouvrons, Monsieur, si vous voulez bien, les Mémoires d’Outre-Tombe. Ce Chateaubriand que vous aimez, ce Chateaubriand dont vous avez parlé avec une si rare pertinence dans ces Carnets d’un Captif sur lesquels j’aurai une joie véritable à revenir tout à l’heure, ce n’est pas à vous que j’ai à apprendre ce qu’il a écrit, à propos de son entrée à l’Académie : « M. de Chénier mourut le 16 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idée de me presser de le remplacer à l’Institut. Ils prétendaient qu’exposé comme je l’étais aux inimitiés du Chef du Gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la Police, il m’était nécessaire d’entrer dans un corps alors puissant par sa renommée et par les hommes qui le composaient : qu’à l’abri derrière ce bouclier, je pourrais travailler en paix. » Hélas, il faut beaucoup en rabattre. Vous pouvez me faire toute confiance, Monsieur, si je tiens à vous avertir qu’il s’agit là de garanties qui ont tendance à s’amenuiser de plus en plus.

Que reste-t-il alors, dans cette vieille demeure, qui ait eu de quoi vous tenter ? Eh, mon Dieu, pourquoi ne pas avouer que je m’en doute vaguement : « Dans les fonctions que j’exerce au dehors, nous avez-vous dit, j’ai senti que je retirais de votre choix un supplément d’autorité et de considération. » Rien n’était de nature à nous toucher et à nous flatter davantage. Mais je présume que vous avez également senti autre chose. La place aussi modeste qu’incommode d’où vous venez de parler, elle ne ressemble pas à beaucoup d’autres. Sous un vernis de mesure et de courtoisie, la vérité et le courage peuvent y élever leurs grandes voix. Vous vous ôtes rendu compte de cette possibilité, Monsieur, et d’une façon dont nous vous avons de la gratitude. Quant à moi, vous avez singulièrement facilité ma propre tâche. Je ne vois plus très bien ce que j’ajouterais à vos paroles. Je vais tout de même m’efforcer de m’y employer. Mais, auparavant, je tiens à le répéter. Sur une matière où beaucoup se seraient récusés, votre honneur, Monsieur, est d’avoir écrit des pages comme celles que vous venez de nous lire. Et l’honneur de l’Académie, en vous accueillant, est d’avoir eu l’intuition que vous les écririez.

Y a-t-elle eu d’ailleurs si grand mérite ? Le moindre coup d’œil jeté sur un plan de Paris tendrait à nous persuader du contraire. Sans tenir exagérément aux idées de prédestination, je ne peux m’empêcher, compas en main, de constater que la distance est égale qui sépare le quai d’Orsay et la rue d’Ulm de la Coupole que voici. Réduire votre destinée à un problème de trigonométrie, n’est-ce point, dangereusement, porter atteinte à votre libre arbitre ? Faites-vous une raison. Il y a eu des existences moins favorisées que la vôtre. Il n’y, en a eu guère, en tout cas, jusqu’à ce jour au moins, qui me paraissent avoir été mieux remplies.
Monsieur le Professeur, Monsieur le Député, Monsieur le Ministre. Monsieur l’Ambassadeur, Monsieur le Haut-Commissaire, Monsieur le Président de la Commission Permanente de la Croix-Rouge internationale, vous confesserais-je que ce que je sais le moins bien c’est mon commencement ? Dans une carrière aussi féconde en activités de toutes sortes que la vôtre, comment vais-je m’arranger pour découvrir la clef nécessaire, l’unité indispensable à mon développement ? Heureusement — ou hélas ! comme vous le voudrez — il existe quelqu’un qui va se charger, cette unité-là, de l’établir à mon profit, et. ce quelqu’un là, c’est l’Allemagne. L’Allemagne, ou plutôt les Allemagnes. Dès votre plus jeune âge, elles se sont emparées de vous. Elles ne vous ont plus abandonné. Elles n’ont plus consenti à admettre que vous puissiez vous passer d’elles. Comme ces statues du grand parc classique, elles surgissent, fidèles et impérieuses, à chacune des avenues de votre vie. Quand vous croyez vous être débarrassé de l’une, c’est au tour de l’autre de faire son apparition. Résignez-vous à cette dépendance. Nombreux ont été chez nous ceux qui l’ont comprise et partagée. La frêle cueilleuse de fleurs du Thuringerwald, la vierge guerrière des Niebelungen, l’Ottilie de Gœthe et la Brunehilde wagnérienne, sublimes créations de la poésie et de la musique, nous avons été leurs prisonniers. Nous eussions continué à le demeurer, sans doute, si à ces douces et altières figures n’était venue, par quelle épouvantable aberration, s’adjoindre, se superposer une troisième, la Gorgone gorgée de sang, la Méduse à la croix gammée, infatigable pourvoyeuse de bagnes, de charniers, de fours crématoires, le monstre dont notre cœur, dont notre esprit, dont notre raison sont condamnés à demeurer à tout jamais épouvantés.

Pour le principe, et au cas où il y aurait en vous quelque chose du Siegfried de Giraudoux, je vous rappellerai que vous êtes né à Provins le 13 juin 1887, ce qui vous fait d’un an mon cadet. Votre père était Conseiller à la Cour d’Appel de Paris, magistrat d’une tradition sûre d’elle-même, à une époque où la pièce de Marcel Aymé aurait soulevé un étonnement amusé peut-être, mais en tout cas dénué de toute indignation. Je sais que vous m’en voudriez si je n’ajoutais sans plus tarder cette précision : votre naissance à Provins n’est qu’un accident. Votre famille est de souche essentiellement parisienne. Il n’y a pas plus parisien que vous, avec les défauts et les qualités que cette origine comporte. Si, en France, l’on néglige ou feint de négliger pareille particularité, l’étranger, Rome et Berlin en tête, est loin de n’en pas tenir compte. Or, c’est Berlin et Rome qui ont raison. Avoir trouvé un tel cadeau, dans son berceau ! Avoir vécu son enfance à Paris ! Il faut n’y être venu qu’à vingt ans comme moi pour savoir ce qu’un tel privilège comporte. Ensuite, la partie jouée, on peut cingler pour n’importe où, pour la Chine, pour Trapobane, pour Valparaiso. Mais, au départ, quelle avance, croyez-m’en bien ! Oui, quelle avance !

Être né à Provins n’est pas sans conférer quelques avantages non plus. D’abord, c’est le pays de Pierrette, la tendre héroïne de Balzac. Je m’attendais à lui voir, comme dans le roman, pousser le volet de sa fenêtre, sur la petite place où nous venions de former nos faisceaux, au début de septembre 1914, car c’est entre Provins et Villiers-Saint-Georges que se situe l’un des points où venait d’être arrêtée la ruée allemande sur Paris. Les troupes de l’armée von Kluck qui refluaient maintenant devant nous étaient de celles qui avaient dû, les jours précédents, à Cauchy-la-Tour, longer cette ferme de la route d’Arras où, comme vous le disiez tout à l’heure, « passent et repassent, depuis des siècles, les armées ». Le propriétaire dudit domaine, un colonel du nom de Philippe Pétain, momentanément occupé ailleurs, ne s’était pas trouvé là pour les voir défiler. Peu de villes ont été aussi souvent menacées, au cours des siècles, que cette pittoresque petite cité de la vieille Neustrie. L’ombre de ce constant péril devait avoir sur votre destin son influence. C’était, je crois, l’étude de la langue anglaise qui vous aurait séduit. Ce fut l’allemand que votre père décida que vous apprendriez. Pour les générations qui s’étaient succédé depuis 1870, combien de fois n’en avait-il pas été de la sorte ! Ce n’est point nous que l’on a consulté. Il s’est agi, avant tout, d’apprendre la langue du vainqueur, et, pour ceux qui en ont eu la possibilité, d’aller chez lui étudier les secrets de sa victoire.

Tel fut votre cas. Élève du Lycée Carnot, du Collège Stanislas, du Lycée Henri IV, lauréat du Concours Général, vous entrez en 1907 à l’École Normale Supérieure. Mais, dans l’intervalle, vous avez eu le temps — et les moyens — d’effectuer plusieurs séjours en Allemagne. Autrement, auriez-vous été à même d’écrire, six ans plus tard, ce précieux opuscule, Ce que pense la jeunesse allemande, cette jeunesse au milieu de laquelle vous venez de vivre, à Stuttgart, à Dresde, à Munich, à Berlin ? Quelles étaient les conclusions que l’on pouvait tirer de ce livre, paru un an avant la première conflagration mondiale ? Lesquelles ? Mais, mon Dieu, les mêmes, tout à fait les mêmes que celles qu’un an avant la seconde, en 1938, communiquera à son Ministre des Affaires Étrangères le jeune agrégé de 1913 devenu, dans l’intervalle, Ambassadeur de France à Berlin. La Guerre ! La Guerre ! La Guerre ! Ainsi donc, tant d’agitation, tant de palabres, tant d’expériences qui auraient dû porter leur fruit, tant d’avertissements humains ou célestes pour en arriver là de nouveau ! Quant à vous, Monsieur, à tant de postes où les circonstances et probablement aussi vos mérites vous ont placé, dites, n’avez-vous point parfois fini par vous trouver fatigué d’avoir eu trop souvent à jouer les Cassandre ? Ne souhaiterait-on pas quelquefois s’être trompé ? Est-ce une véritable consolation que de s’entendre dire, en fin de compte :

Tu vivras, tu vivras, afin que ton œil voie
Le flamboiement d’Argos plein des cendres de Troie ?

Gaston Boissier s’adressait ainsi à mon prédécesseur Ernest Lavisse, parti en Allemagne pour y étudier les origines de la monarchie prussienne : « Vous avez apporté à ce travail un zèle, un courage dont les Allemands eux-mêmes ont été surpris. Ils vous admiraient de passer vos journées dans les archives et disaient pour vous désigner : « C’est le Français qui étudie la Marche de Brandebourg. » Ainsi, je pense, ils ont dit de vous vers 1907 et 1908 : « C’est le Français qui étudie les Affinités électives de Goethe. » Lorsque parut, en 1910, sous votre signature, le commentaire critique qui porte ce titre, voici ce qu’en écrivait votre Maître, Henri Lichtenberger, qui le préfaça : « C’est de grand cœur que je souhaite la bienvenue à un essai où je vois, en même temps qu’une utile contribution aux études germaniques, une brillante promesse d’avenir. Lorsque j’aurai dit que cet essai est un mémoire entrepris sur le conseil de Charles Andler, en vue du diplôme d’études supérieures, par un élève de seconde année de l’École Normale, et que ce « travail de séminaire » d’un très jeune débutant a paru assez remarquable pour mériter la mention « très bien », le lecteur saura tout ce qu’il peut avoir intérêt à connaître avant de lire le volume même. » Si j’ajoute que, l’année suivante, vous sortiez de l’École reçu à l’Agrégation avec le numéro s1, on admettra que vous aviez des droits à ne pas être considéré comme un plaisantin et un fantaisiste. C’est pourtant ce qui a failli vous arriver. Il y avait en vous un je ne sais quoi qui inquiétait, qui déroutait ceux de vos maîtres qui avaient pour vous le plus de confiance et d’estime. Et moi qui aspire, depuis plus de vingt ans, à de mieux en mieux vous connaître, figurez-vous que je n’en suis pas autrement étonné.

À l’époque, donc, où vous quittiez l’École Normale, et où j’étais moi-même rédacteur au Ministère de l’Instruction Publique, j’ai lu, de mes yeux lu, dans le dossier de Jules Lemaitre, une note qui n’a guère dû contribuer à favoriser son avancement. « Affecte, écrivait son Recteur, de ne pas fréquenter les milieux universitaires. » Avec vous, ce fut pis encore. « Voulez-vous enseigner ? » Telle était la question que, tout naturellement, on vous avait posée. « Pourquoi pas ! » aviez-vous répondu. C’était le mot de Franchet d’Esperey, de qui Joffre avait voulu savoir, en septembre 1914, s’il se sentait de taille à commander une armée. « Tout comme un autre ! » avait-il répliqué. En foi de quoi, vous veniez, vous, d’être nommé professeur au Lycée de Montpellier. « Me suis-je bien conduit à Montpellier, il y a dix-huit ans ? deviez-vous écrire par la suite. Je ne le pense pas. À la vérité, mes collègues avec leur flair naturel et professionnel eurent tôt fait de sentir que j’étais destiné à mal tourner, je veux dire à ne pas rester longtemps parmi eux et à verser tôt ou tard dans la politique. » Qu’est-ce donc, dans votre attitude, qui les autorisait à vaticiner ainsi ? Je continue à vous citer : « À l’époque florissait une danse, tombée aujourd’hui en désuétude, et qu’on appelait le double boston. J’en avais fait, dans les salons si accueillants des familles montpelliéraines, une annexe de mon enseignement. » Il y a plus, hélas ! et le moment est venu de souligner un de vos traits qui n’est pas sans avoir son importance. Ce n’est pas seulement moralement que vous avez toujours tenu à avoir vos élégances. Jeune agrégé qui croyait avoir suffisamment fourni de preuves de son sérieux, vous ne compreniez déjà point pourquoi une certaine recherche vestimentaire vous eût été interdite. Plutôt que l’enseignement de la Sorbonne ou du Collège de France, vous étiez prêt, sous ce rapport, ô hérésie, à solliciter celui d’un La Palférine, d’un de Marçais. Habillé selon leurs principes, fier d’un de ces légers pardessus, si pratiques quand on fait de l’équitation le matin, le premier jour où vous pénétrâtes dans la cour du Lycée ce fut pour entendre le professeur de philosophie murmurer au professeur de rhétorique en vous désignant du doigt : « Ce paletot ne me dit rien qui vaille ! » Honneur, Monsieur, trois fois honneur à la perspicacité de ce digne homme ! Il me semble, je ne sais pourquoi, à Berlin, un quart de siècle plus tard, voir le Chancelier du IIIe Reich, qui, à la ville comme en soirée, portait, parait-il, assez mal la toilette, se pencher vers Himmler ou Goebbels, et leur faire, à votre sujet, la même réflexion.

En attendant, c’était le professeur de philosophie de. Montpellier qui avait vu juste. L’année suivante, vous étiez à Paris, la ville où l’on a tout de même les meilleures chances de réaliser ce pour quoi l’on est venu au monde. Pour l’instant, c’était le journalisme qui vous attirait. Oui, mais il n’y avait qu’un ennui : on était déjà en 1914. Le tout n’était point, dans Ce que pense la jeunesse allemande, d’avoir prévu la guerre. Il s’agissait maintenant de la faire...

Ce fut ce à quoi vous vous employâtes, Monsieur, comme lieutenant d’infanterie, avec cette simplicité désinvolte qui a toujours été dans votre façon.

Moins de quinze ans plus tard, vous étiez de nouveau l’hôte de Montpellier, niais seulement un hôte de passage. Vous sembliez uniquement avoir à cœur de prouver à notre ami le professeur de philosophie que ses prévisions s’étaient réalisées point par point. Le fameux paletot avait définitivement triomphé de la robe universitaire. Dans la ville de vos débuts, vous étiez dépêché pour célébrer le centenaire du Musée Fabre par le gouvernement dont vous faisiez partie, un cabinet Raymond Poincaré qui avait fait de vous son Sous-Secrétaire d’État des Beaux-Arts.

Durant les quinze années qui viennent de s’écouler, on ne peut pas dire que ce soit le rêve qui ait eu chez -vous le pas sur l’action. A la fin de la guerre, membre d’une mission envoyée par les Alliés aux États-Unis, vous fondez et dirigez pendant quatre ans la Société d’études et d’information économiques. En 1922, vous faites partie de la délégation française à la Conférence de Gênes. Vous êtes attaché à l’État-Major du Général Degoutte pendant la durée de l’occupation de la Ruhr. Mais, comme vous êtes déjà bien éloigné de ce Séminariste dont parlait Henri Lichtenherger, vous vous dites que ce sont là besognes qui ne correspondent pas à grand-chose tant qu’elles ne sont pas étayées par un solide mandat législatif. Aussi, membre et animateur du Comité exécutif de l’Alliance républicaine, vous en rédigez le programme au moment des élections de 1924, et, dès cette année-là, comme député du premier secteur de la Seine, voilà que vous entrez au Forum. Vous n’avez pas trente-sept ans, et déjà, économiquement, politiquement, diplomatiquement, vous êtes prêt, à votre insu, pour votre future tâche ; vous avez satisfait aux conditions essentielles qui vont faire de vous, en août 1931, l’Ambassadeur de la République française auprès du IIIe Reich.

Avant de pénétrer à votre suite dans le vieil hôtel de la Pariser Platz, où continuent à planer le souvenir et la grande ombre de Jules Cambon, laissez-moi un peu m’attarder parmi les ors vieillis de ce délicieux cabinet de la rue de Valois, où j’ai la joie de retrouver auprès de vous une autre ombre, bien vivante, grâce au Ciel, celle-là, puisque c’est celle de notre confrère Léon Bérard, votre prédécesseur comme Sous-Secrétaire d’État des Beaux-Arts de 1912 à 1913, également dans deux cabinets Poincaré et Briand. On se plaignait, à cette époque-là, « qu’on gardât les mêmes ». Nous avons appris à regretter qu’on ne les garde pas plus longtemps.

Imaginez si ces Discours français, que vous avez prononcés de 1928 à 1929, ont été de nature à me ravir, moi qui seize ans auparavant, dans le bureau mitoyen du vôtre, avais eu la mission charmante et obscure de veiller sur les épreuves des discours de votre prédécesseur. À la table du volume où les vôtres ont été recueillis, je glane ces titres, où le lettré et l’humaniste démontrent qu’il ne leur est pas absolument impossible de faire bon ménage avec le robuste représentant du peuple : À Arezzo, devant le monument de Pétrarque ; Sur la tombe de Bourdelle ; Devant le monument de Frédéric Mistral à Maillane... Mais souffrez que nous nous arrêtions un instant aux paroles que vous prononçâtes à l’Académie de Mâcon, à propos de la restauration de l’église de Milly. D’abord, il s’agit de ce Lamartine pour lequel nous avons, vous et moi, la même dévotion. Ensuite, vous en profitez pour rendre un hommage qui nous va au cœur, puisqu’il glorifie l’activité, la persévérance, la générosité de l’homme qui a été l’artisan de cette restauration. « Heureux, vous écriez-vous, qui, pour passer le fleuve, est guidé par ce Saint-Christophe ! » Je vois d’autant moins d’inconvénient à faire chorus avec vous que ce Saint-Christophe-là n’est autre que notre Secrétaire perpétuel. J’avoue n’avoir plus réussi depuis à m’imaginer ce Saint, éminemment sympathique, autrement que sous les traits de Georges Lecomte.

Il ne faut pas oublier toutefois que, dans ce discours, il était également fait allusion à un autre fleuve, le Rhin, pour l’appeler par son nom, ce Rhin auquel Lamartine adresse son apostrophe célèbre :

Roule, libre et paisible, entre deux fortes races
Dont ton flot frémissant trempe l’âme et l’acier,
Et que leur vieux courroux, dans le lit que tu traces,
Fonde au soleil du siècle avec l’eau du glacier.

Cette pathétique adjuration, « puisse-t-elle, concluiez-vous, être entendue ! Puisse, de l’autre rive, un chant pareil venir ! »

Ceci se passait le 27 septembre 1929. Moins de deux ans plus tard, Ambassadeur de France, ce Rhin, vous le franchissiez, et, durant sept années, vous alliez avoir toute licence de vous livrer aux travaux d’acoustique susceptibles de vous permettre d’étudier, jour par jour, les singuliers échos suscités là-bas par le sublime appel de Lamartine.

Il faut, Monsieur, le lire sous votre plume pour le croire ! Voici ce que vous écrivez dans l’avant-propos de vos Souvenirs d’une Ambassade à Berlin : « Que le régime national-socialiste fût, tout entier, orienté vers la guerre, qu’en dépit des alibis que son chef savait se ménager, il dût fatalement aboutir à la guerre, j’en fus persuadé de bonne heure. L’intensité croissante de son effort militaire était, par elle-même, assez révélatrice. Je l’ai toujours dit. Peut-être l’ai-je trop dit ? Peut-être eût-il mieux valu crier moins souvent : « Au loup ! » On s’habituait à mes prévisions pessimistes. On s’en lassait... Au surplus, ce que je pensais personnellement importait peu. Je donnais, de moi-même, mon avis. On ne me le demandait jamais. Je n’ai été qu’une fois, en neuf ans, convoqué à Paris pour y conférer avec le Ministre et mes collègues de Londres, Varsovie et Rome... Il n’était pas rare non plus que les indiscrétions de la presse parisienne avertissent les autorités allemandes des instructions qui m’étaient adressées avant même que celles-ci me parvinssent... » Encore une fois, on n’en croit pas ses yeux. On pense rêver en lisant des lignes pareilles, écrites avec une mélancolie qui veut paraître désabusée, mais qui n’en est que plus affreusement douloureuse. Voilà les conditions dans lesquelles nous sommes allés à la bataille ! Au fond, de tous ces rapports tirés du meilleur de vous-même, ces rapports dont pendant les années cruciales vous n’avez cessé de saturer le « Département », il n’en est peut-être qu’un seul dont vous possédez la certitude qu’il ait été lu in extenso. Je crois qu’il vaut la peine que je dise lequel.

C’était après la conférence de Munich. Vous quittiez l’Ambassade de Berlin pour celle de Rome. De la dernière entrevue que vous avez eue, le 18 octobre 1938, avec le Chancelier Hitler, vous adressâtes au Ministère des Affaires Étrangères un compte rendu dont je regrette bien de ne pouvoir donner ici entièrement lecture. Ceux qui ne le connaissent pas comprendraient du même coup, chose qui ne vous serait peut-être pas, Monsieur, particulièrement désagréable, qu’en vous appelant à elle, ce n’est pas seulement le diplomate, mais l’écrivain, que l’Académie a entendu distinguer : « Je n’ai certes aucune illusion sur le caractère d’Adolf Hitler, osiez-vous écrire noir sur blanc dans ce rapport. Je sais qu’il est changeant, dissimulé, contradictoire, incertain, capable des pires frénésies, des exaltations les plus sauvages, des plus délirantes ambitions. » Ce texte-là, tout au moins, vous pouvez être assuré qu’on s’est donné la peine d’en prendre connaissance, puisque c’est lui que vous avez eu la fierté mitigée de voir divulgué dans le Livre jaune que le Quai d’Orsay publia, après l’ouverture des hostilités, en décembre 1939. « Je n’avais pas, écrivez-vous dans Souvenirs d’une Ambassade, été averti de cette publication ni consulté à son sujet. Le haut fonctionnaire, auquel je m’en plaignis, dans les premiers jours de janvier 1940, s’étonna, de son côté, du mécontentement que j’exprimais. « Hitler — me dit-il — n’existe plus ! Il est, dès maintenant, nettoyé, liquidé ! » — « Si vous le croyez, lui répondis-je, vous avez de la chance ! Je crains, en ce qui me concerne, que nous n’entendions parler de lui pendant un bout de temps encore ! » En attendant, cet aimable haut fonctionnaire savait-il à quoi il allait accessoirement contribuer en donnant le bon à tirer de son Livre jaune ? Il venait tout simplement de signer, pour trois ans plus tard, votre ordre d’arrestation.

Il fait chaud, à Berlin, l’été. Le dur climat continental du Brandebourg soumet le thermomètre à de redoutables sautes. C’était l’époque où vous vous plaisiez à aller chercher un peu de fraîcheur dans votre villa de Wansee, entre Potsdam et la capitale. J’y fus votre hôte, une journée d’août 1935. Il y avait peu de temps vous veniez de m’écrire, en m’invitant à cette visite : « L’auteur de la Chaussée des Géants nous doit un roman sur le national-socialisme. » Cette dette, si c’en est une, je m’excuse, sans le regretter outre mesure, de ne m’en être pas encore acquitté.

Au bout du parc où se dressait votre habitation, il y avait un canal, un canal ou une rivière, je ne sais plus très bien, une rivière en tout cas aux eaux singulièrement mortes. Lourd ciel de plomb sur lequel se découpait la sombre verdure des sapins ; chenaux latéraux engorgés d’une triste végétation aquatique. Arriverai-je, quelque jour, à me guérir de l’attrait que j’ai toujours éprouvé pour ce genre de paysages taciturnes, pour ces mousses et ces lichens, pour ces roseaux et ces joncs, pour les minces disques vernissés de ces nénuphars fleuris de roses d’un pâle jaune maladif, et ce silence si particulier qui plane au-dessus de ces étendues, à peine troublé de temps à autre par l’âpre appel d’une macreuse ou d’une sarcelle ? Nous y fîmes, cette après-midi-là, une longue promenade en canot, durant laquelle vous ne cessâtes de faire preuve de cette gaieté aimable et volontiers railleuse dont je ne vous ai vu que bien rarement vous départir. Nos compagnons étaient l’ambassadeur Attolico, qui représentait l’Italie à Berlin, et le propre neveu du Chancelier de Guillaume II, le Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, Bernard von Bulow, dont vous nous avez laissé un de ces portraits dans lesquels vous excellez : « Charmant homme, d’humeur toujours égale, aux yeux d’un bleu de myosotis, répandant sur le visage fin et distingué une expression de mélancolie, et dont le plaisir, quand il pouvait s’échapper de la capitale, était de se perdre dans la nature et de descendre les rivières en canoë... Contradicteur redoutable, d’ailleurs, car il était bon juriste, bon dialecticien, ne s’échauffant jamais, et ne perdant jamais le fil de son raisonnement... » C’était donc, en ces heures-là, votre principal adversaire que vous aviez en face de vous. Rien pourtant ne me parut laisser supposer que vous puissiez être la proie de certaines préoccupations. Or, ces préoccupations, si on tient à se rendre compte de ce qu’elles étaient, il n’y a qu’à se reporter à ce qui allait se passer quelques mois plus tard dénonciation par l’Allemagne du pacte de Locarno, irruption des troupes du Reich dans la zone rhénane démilitarisée.

C’était là, il est vrai, votre pain de tous les jours. Munich fut pour vous la goutte d’eau par quoi le vase déborda. Vous demandâtes à être nommé Ambassadeur à Rome. Vous n’en pouviez plus ! « À Berlin, avez-vous écrit, j’avais passé sept années pleines d’intérêt, mais aussi pleines de troubles, d’alertes, d’orages et de drames. Je n’y avais jamais eu un moment de répit et de tranquillité. J’y avais vécu dans l’inquiétude et l’insécurité du lendemain, obligé à une vigilance, une tension d’esprit continuelles, l’œil fixé sur une flamme qui, à peine éteinte, se rallumait et se rapprochait inexorablement du tonneau de poudre. Et puis, j’étais comme saturé de nazisme ! J’étais obsédé par ce régime, ses méthodes, son langage, son mystère, sa police, sa tyrannie, son orgueil, ses chants, ses défilés, ses claquements de talons, son bruit de bottes hallucinant. J’étais las de chercher à retenir un Hitler qui s’échappait sans cesse ! »

Malheureusement, lorsque vous arrivez à Rome, il est trop tard. Le bon travail, le travail utile que vous eussiez pu réaliser, trois ans plus tôt, n’est plus possible maintenant. Par rancœur envers l’Angleterre, par dépit vis-à-vis de la France, vous n’êtes pas long à constater que Mussolini a définitivement vendu son âme au diable. « Je n’avais pas d’illusions sur Hitler, écrivez-vous avec une tristesse définitivement désabusée. J’en avais sur Mussolini. Je ne savais pas que celui-ci se chargerait de les dissiper brutalement, que je serais, en Italie, l’objet d’un traitement discourtois, dont les nazis n’auraient jamais eu l’idée, et que j’y traverserais des heures plus pénibles peut-être, encore, que celles que j’avais connues en Allemagne. »

À quoi serviraient, Monsieur, je vous le demande-, les Ambassadeurs, sinon à payer, en ces heures-là, les erreurs des gouvernements qu’ils représentent ? À Rome, durant ces lugubres journées de juin 1940, je sais que votre autorité naturelle fit merveille. Vous vous en alliez, mais en réussissant à ramener, dans un train diplomatique, les derniers Français demeurés en Italie. Le 19 juin, vous vous présentez au Maréchal, et les premiers mots qu’il vous adresse sont ceux que vous nous rappeliez tout à l’heure : « Je me suis juré de ne jamais quitter le sol de ce pays ! »

Le sol de ce pays, vous ne l’avez pas quitté vous non plus, en dépit des désagréments personnels qu’il ne vous fallait pas, dès ce moment-là, des trésors d’imagination pour prévoir.

Nous sommes le 27 août 1943. Vous vous trouvez à la Tronche, près de Grenoble. Vous y habitez la Villa la Condamine, avec votre famille, depuis septembre 1940, vous étant vu refuser par les autorités occupantes la permission de réintégrer votre domicile parisien. Il est un peu plus de midi. Vous venez, vous et les vôtres, de vous mettre à table pour déjeuner. « Tout à coup surgit, devant la fenêtre, un soldat allemand qui braque sur nous une mitraillette. Des pas retentissent dans le corridor. La porte s’ouvre. Un officier de S.S., escorté d’un homme également armé d’une mitraillette, entre et me dit : « Vous êtes l’Ambassadeur Poncet ? J’ai ordre de vous arrêter. Vous avez cinq minutes pour rassembler les objets qui vous sont nécessaires et pour me suivre. » J’invite l’homme à la mitraillette à baisser son arme et à quitter la salle à manger. Accompagné de l’officier qui ne cesse de me presser, je monte dans ma chambre, j’emplis en hâte deux valises de vêtements et de linge et je descends devant la maison. Une auto entourée de deux Allemands en armes est arrêtée là. À l’intérieur se trouve le Président Albert Lebrun. Il a été capturé dans les mêmes conditions que moi, une heure plus tôt, à Vizille. Les Allemands refusent de charger nos valises. Nous sommes sept dans la voiture ; il n’y a pas assez de place. Ils ne me laissent qu’une valise, à M. Lebrun qu’un sac. On n’aura qu’à nous apporter le reste le lendemain, à Lyon, à l’École de Santé Militaire, siège de la Gestapo. »

Et voilà ! Pendant bien près de deux années,jusqu’au 2 mai 1945, à la date de votre délivrance par les chars du général de Lattre de Tassigny, vous allez être à peu près retranché du monde des vivants ; Nous y avons gagné ces Carnets d’un Captif, dont je n’ai pas fini de vanter l’intérêt. Mais peut-être est-ce là un fleuron que vos proches se seraient bien passés de voir adjoindre à votre couronne littéraire. Le confort relatif dont vous avez joui, à Itter comme à l’Ifen, les deux étranges résidences alpestres qui vous furent successivement assignées, ne vous a d’ailleurs jamais fait illusion. L’époque où les hommes d’Himmler crurent bon de s’assurer de votre personne était celle où l’on arrêtait en masse. Le régime, sentant que tout allait pour lui de mal en pis, tenait à se créer une monnaie d’échange ou de chantage. Seulement, cette monnaie-là, y serait-il fait honneur ? Aurait-on même le temps de l’utiliser ? « Je pense, écriviez-vous le 12 septembre 1944, que les nazis, s’ils n’arrivent pas à la voudront imiter l’exemple des Germains vaincus. » Ceux-ci formaient un carré de leurs chariots, la Wagenburg, pendaient leurs enfants aux timons, parquaient au centre les prisonniers, allumaient enfin un immense incendie où tout le monde périssait dans les flammes. « Il s’agit, poursuivez-vous le 7 décembre, de se familiariser avec cette idée, d’y entraîner son esprit et de se mettre en mesure, si l’éventualité en question devait se produire, de l’affronter honorablement. » Nous sommes à même de nous en rendre compte aujourd’hui, pour reprendre l’expression de notre confrère Robert d’Harcourt, de mesurer le gouffre auquel, de justesse, nous avons échappé ».

À Itter, vous et le Président Lebrun, vous avez retrouvé de vieilles connaissances : Édouard Daladier, Paul Reynaud, le Général Gamelin, Léon Jouhaux. Mais, trois mois après, vous alliez être déménagé de cette espèce de château fantastique. Sans que vous ayez jamais su au juste pourquoi, vous voilà expédié à l’hôtel de l’Ifen, non loin d’Innsbruck, dans un cadre de montagnes sauvages et moroses. A l’Ifen comme à Itter, la vie serait à peu près supportable, n’étaient-ce les petites vexations de vos gardiens et la menace perpétuellement suspendue sur vos têtes. Le tragique y voisine, comme de juste, avec des épisodes d’un comique qui trouve en vous le plus flegmatique et le plus pince-sans-rire des notateurs. Les grands événements ne sont pas seulement la nouvelle de la capitulation du Gouvernement Badoglio ou du débarquement en Normandie. Il y a aussi l’arrivée d’une caisse de vin de Châteauneuf-du-Pape, expédiée au Président Daladier par ses fidèles électeurs. Le dimanche 26 septembre 1943 est une date à retenir : Léon Jouhaux entreprend de vous donner des notions de belote. Vous ne me paraissez pas avoir sérieusement persévéré dans cette voie, et je ne peux que le regretter. La belote est un jeu injustement décrié, et qui n’a jamais été incompatible avec des consécrations les plus hautes, le prix Nobel en particulier.

C’est à l’Ifen que viendra vous rejoindre, en janvier 1944, dans quel état, mon Dieu ! — le Président Albert Sarraut, dont l’arrestation à Toulouse, le 17 juin, n’aura précédé que de bien peu celle de notre grand et cher confrère Édouard Herriot. Il arrivait du camp de concentration de Neuengamme, où il avait été l’objet des sévices les plus indignes. « Quelles réflexions, écrivez-vous, son cas nous suggère ! Il est dénué de tout, épuisé, point abattu cependant, ni démoralisé... Pourquoi cette différence de traitement non pas seulement entre lui et nous, mais entre lui et nos camarades du Plansee, ou ceux du château d’Itter, entre lui et Léon Blum, qui vit dans une maison particulière avec sa femme, près de Weimar ? » À peine vous êtes-vous posé la question que vous y donnez la seule réponse valable : « Les contrastes les plus accusés voisinent dans cette Allemagne désorbitée, et, du reste, ont toujours voisiné dans le caractère allemand : l’incohérence à côté de la logique, le désordre à côté de l’organisation, l’indulgence et la bonhomie à côté de la rigueur et de la cruauté. »

Concluons ! Si les événements ne s’étaient point précipités, si l’infernale ronde de la Mort, sans leur laisser le temps de lui échapper, ne s’était point rendue maîtresse de vos maîtres, eh bien, Monsieur, j’ai l’impression que ce n’est pas la Grand Croix de l’Aigle du Reich dont M. de Ribbentrop vous avait, sept ans auparavant, remis solennellement les insignes, qui aurait suffi à vous tirer d’affaire et à vous permettre de prendre la parole ici aujourd’hui.

L’essentiel, après tout, n’est-ce pas, c’est que vous y soyez, c’est que vous y demeuriez le plus longtemps. Ce n’est certes point d’un brevet d’immortalité que j’entends vous assurer en cette minute. Mettons que ce soit simplement d’un brevet de mortalité retardée. C’est un fait, qui a même pour résultat d’exciter parfois contre nous une certaine hargne : il n’y a pas sous ce rapport trop à se plaindre, on vit assez vieux dans la maison.

Sur un autre plan, votre réussite aura été moins complète. Le 2 mai 1945, quand, à midi cinquante, les premiers chars français surgirent dans la cour de votre hôtel de l’Ifen, vous vous êtes cru un instant délivré à tout jamais de l’Allemagne. Erreur, Monsieur, grave erreur ! La preuve ne devait point tarder à vous en être administrée, puisque, dès 1948, vous êtes nommé conseiller diplomatique du Gouvernement pour les affaires allemandes et chargé de mission auprès du Commandant en chef français dans les territoires occupés. En août 1949, pour couronner le tout, lors de la création de la République fédérale de Bonn, vous voilà appelé aux fonctions de Haut-Commissaire de la République Française en Allemagne. Vous vous êtes plus aisément libéré de vos geôliers que de votre destin.

D’ailleurs, de telles obligations ayant paru ne pas vous suffire, ne venez-vous point, bénévolement, de consentir à vous en créer d’autres, d’autres tout à votre louange une fois de plus ? Quand on a été admis, professionnellement, à connaître des innombrables misères nées de la guerre, comment une certaine qualité d’âme ne vous porterait-elle point à accepter les postes où l’on peut être le mieux à même, ces misères-là, de les panser, de les conjurer ? Je veux parler de vos fonctions actuelles de Vice-Président de la Croix-Rouge française et de Président de la Commission permanente de la Croix-Rouge internationale. Le siècle comporte deux catégories de dignités, étrangement séparées les unes des autres : celles qui sont déterminées par l’ostentation et le lucre, et puis celles qui n’ont tout simplement d’autre ressort que le désintéressement et la charité.

Le moment me semble venu pour moi de prendre congé de vous, après vous avoir conduit jusqu’à cette journée du 22 janvier 1953, c’est-à-dire jusqu’à ce fauteuil dont vous n’avez point, en vous y présentant, estimé que vous étiez indigne, de même que vous n’avez pas estimé qu’il fût, lui, indigne de vous. Ma tâche se trouverait donc ainsi agréablement achevée si, après le successeur, je n’avais maintenant à évoquer le prédécesseur, usage dans les traditions de notre Compagnie, et auquel je n’ai, pour ma part, aucune raison de me soustraire.

C’est à peine si, en tout et pour tout, il m’a été donné de voir, d’apercevoir plutôt, une dizaine de fois le Maréchal Pétain. La première, ce fut le 14 juillet 1919, tel, Monsieur, que vous l’avez dépeint tout à l’heure, défilant dans les Champs-Élysées le jour de la fête de la Victoire, « revêtu de son uniforme bleu horizon et monté sur un cheval blanc ». La seconde fois, ce fut en 1931, en une circonstance infiniment plus intime, lorsque, candidat à l’Académie, je m’en vins solliciter sa voix. C’est là un aveu auquel je me résigne avec d’autant moins de vergogne que nous sommes encore douze, bien comptés, à nous trouver ici dans ce cas, à nous être rendus coupables de ce petit Canossa.

Sauf ce jour-là, je ne me souviens pas d’avoir bénéficié d’un seul entretien en tête à tête avec lui. Voilà qui n’est guère suffisant pour me permettre d’aborder efficacement un sujet dont l’essentiel, à l’heure actuelle, vient d’être traité par vous avec une compétence et une documentation qui ne peuvent pas ne pas dépasser singulièrement les miennes. Quelles lumières serais-je capable de projeter sur une figure — tout le monde est à peu près d’accord à cet égard — qui demeure l’une des plus fermées, des plus réfléchies, des plus secrètes de notre histoire ? J’estime, dans ces conditions, préférable de profiter de la circonstance qui m’est offerte pour m’instruire, aimant mieux, comme dit Merlin, m’enseigner moi-même que de tenter d’enseigner autrui. Ce ne sont donc point des affirmations que j’apporterai, mais deux ou trois questions que je vais m’autoriser à soumettre, laissant lire chacun, en son for intérieur, d’y répondre avec son tempérament propre, et le souci qu’il peut avoir de la vérité.

Ceux qui l’ont méconnu pleureront le grand homme.
Athènes à des proscrits ouvre son Panthéon.
Coriolan expire, et les enfants de Rome
Revendiquent son nom.

La certitude des équitables réparations apportées par la postérité voilà, j’imagine, ce que veut signifier la strophe que je viens de lire. Elle a pour auteur un grand, un très grand poète, qui, plus que n’importe qui, a connu les vicissitudes et les injustices de la vie publique, ce Lamartine dont vous avez si admirablement parlé dans vos Carnets d’un Captif. Elle est extraite du poème La Gloire, qui figure dans les premières Méditations. Elle est datée de 1817. Lamartine l’aurait-il écrite quarante ans plus tard, quand tout le monde lui jetait la pierre à propos de son rôle dans les événements de 1848 ? C’est peu probable. « Une fois le péril passé, dites-vous, on se moque volontiers du saint ! Mais ce devrait être, alors, la tâche des historiens de rétablir la vérité, de rappeler qu’il y eut une heure où Lamartine était le point de mire de tous les regards, où les esprits en désarroi n’accrochaient qu’à lui leurs espoirs, où l’Assemblée Constituante le pressait de concentrer entre ses mains tous les espoirs... » Et vous concluez, généreusement : « Une révision du cas Lamartine s’impose ! » Sans doute, mais il y a plus d’un siècle que cela dure. Croyez-vous que la révision du « cas » de votre prédécesseur bénéficiera d’un traitement plus favorable, plus rapide ? C’est là une des questions qu’il m’arrive bien souvent de me poser.

Toujours dans ces Carnets,auxquels, ainsi que vous voyez, je me serai référé jusqu’au bout, je lis, à la date du 11 novembre 1943 : « Anniversaire de l’occupation de la zone libre française en 1942. Ce jour-là, n’aurait-on pu refaire l’union des Français ? » Autre point d’interrogation, qui nous a tous hantés et continue encore sans doute ! Ne venez-vous pas d’y répondre d’ailleurs par l’un des passages essentiels de votre discours ? « Dans un pays complètement aux mains de l’ennemi, il ne peut y avoir de gouvernement qui ne soit sous la dépendance de l’occupant. C’est une vérité si claire et si évidente qu’on s’étonne qu’elle ne se soit pas imposée à l’esprit du Maréchal. Il ne manque pas de voix, cependant, pour le lui dire, pour l’adjurer de se rendre en Afrique, de dissiper, par son départ, les équivoques qui planent sur ses intentions, et de restaurer, d’un coup, l’unité française. »

Qui ne songerait à dire de même ? D’ailleurs, n’était-ce pas l’intérêt personnel de votre prédécesseur d’agir de la sorte ? Je crois, que dis-je, je suis persuadé, que le Maréchal eût été accueilli là-bas avec enthousiasme, comme le véritable restaurateur de cette unité, et non, dans une partie où les jeux étaient déjà plus ou moins faits, comme un importun, un trouble-fête. Oui, mais peut-être y aurait-il eu autre chose. Que ce magnifique envol n’ait point eu de répercussions sur la condition déjà suffisamment abominable à laquelle étaient de plus en plus soumis nos prisonniers, nos déportés, nos otages, nos travailleurs, toutes les victimes infortunées de bourreaux qui allaient se révéler de jour en jour plus atroces, voilà une nouvelle question à laquelle je n’ai encore jamais, je le confesse, réussi à répondre, à ma pleine et entière satisfaction.

Et, enfin, il en est une autre, relative, celle-là, aux événements du 20 août 1944, ceux qui concernent l’arrestation du Maréchal et son enlèvement en Allemagne. Peut-on imaginer un .instant que les Allemands en aient ainsi décidé pour lui épargner les périls que leur défaite allait déchaîner sur sa vieille tête ? N’y a-t-il pas un événement que l’envahisseur, sur le point d’être à son tour envahi, a plutôt cherché à conjurer avant tous les autres ? Je fais allusion à cette alliance, Monsieur, dont vous venez de parler d’une manière si saisissante, à cette jonction, à la faveur de la victoire, de l’épée et du bouclier, ce bouclier qui, quatre années durant, avait couvert tant bien que mal la patrie captive, lui avait permis d’attendre que brillât l’éclair décisif et libérateur de l’épée. N’était-ce point le dernier et le plus bel hommage que ses ravisseurs pussent rendre à l’homme de Verdun : reconnaître ainsi qu’ils estimaient n’en avoir pas fini encore avec lui ? Qu’est-ce qui était le plus de nature à les terrifier, sinon, pour recourir une fois encore à votre témoignage, la perspective de voir, selon la tradition de notre histoire, les Français « qui avaient vécu sous le joug des vainqueurs et ceux qui, du dehors, étaient venus avec une armée les délivrer, se tendre les mains, d’un même élan » ?

Pour ceux des Allemands, et il y en avait, qui étaient instruits des annales de la France, une telle conjoncture n’avait rien d’impossible. Dans l’Interrègne impérial, le grand livre que Louis Madelin vient de nous donner, il y est fait allusion de la manière la plus susceptible de nous émouvoir : « Lorsque, écrit notre confrère, un jour de 1436, le connétable de Richemont entrait, précédant de quelques jours le Roi Charles VII, dans ce Paris où tant de gens, depuis vingt ans, avaient pactisé avec les Anglais et la faction bourguignonne, il avait, à la porte Saint-Honoré, remis son épée au fourreau, et, levant les mains, n’avait, en traversant la grand-ville, cessé de crier très haut : « Le Roi n’a rien su, le Roi ne sait rien, le Roi ne saura rien ! » Quand, un siècle et demi après, le Béarnais était rentré dans la même grand-ville, il n’avait pas eu besoin de parler, sa physionomie enjouée promettant, mieux que des paroles, l’oubli d’une longue et cruelle rébellion. »

J’ai fini, Monsieur, et fini, je tiens à ce qu’on le remarque, de la façon même que j’ai commencé. Terminant ainsi, j’ai l’impression qu’il ne nous reste plus qu’à nous féliciter l’un et l’autre, que nous avons travaillé de notre mieux à cette union que, par-delà les frontières, cherchent à retarder nos ennemis, alors que nos véritables amis s’étonnent et déplorent de ne l’avoir pas vue réalisée depuis plus longtemps.