Réception de Louis Madelin
M. Louis MADELIN, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Robert de FLERS, y est venu prendre séance le jeudi 23 mai 1929, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Les formules de remerciements semblent épuisées depuis qu’il y a une Académie française, et qui reçoit. Les plus simples sont dès lors les meilleures. Ma reconnaissance envers votre Compagnie est bien grande. Vous m’en avez ouvert les portes avec une bonne grâce cordiale qui restera la récompense la plus haute et le suprême honneur de ma carrière d’historien.
De cet honneur je sens profondément le prix. Le Cardinal Maury, qui ne brillait point par la modestie, étonna, dit-on, un jour votre Compagnie en préludant à un discours par ces mots : « Je me juge bien peu quand je me regarde », mais l’étonna plus encore en ajoutant, après un regard circulaire : « Mais je me considère beaucoup quand je me compare ». C’est, au contraire, quand je me compare que je me juge bien peu — et plus spécialement à ceux qui, dans vos rangs, ont représenté et représentent encore le grand art de l’Histoire.
Vous souffrirez qu’à cette heure émouvante, j’associe à mon remerciement le souvenir de quatre de ces maîtres disparus et vous m’excuserez si, parmi tant de figures amies qui, dans cette enceinte, me font aujourd’hui fête, j’évoque, un instant, celles de ces quatre grands écrivains qui, assez lointainement, m’ont amené à vous.
Albert Sorel ! Henry Houssaye ! Albert Vandal ! Eugène Melchior de Vogüé ! Si j’éprouve l’impérieux désir de prononcer leurs noms au seuil de cette séance, ce n’est pas seulement qu’après mes premiers maîtres de Nancy, ils ont été, pour moi, les meilleurs et les plus bienveillants des guides : alors qu’à peine j’avais fait mes premiers pas dans la carrière, tous quatre, certes plus ambitieux que moi-même, ont ouvert devant moi, par les paroles les plus bienveillantes, la perspective de me voir, un jour, leur confrère au sein de votre illustre Compagnie. Un quart de siècle s’est écoulé depuis que je sortais, ébloui et un peu incrédule, de leurs entretiens : l’un après l’autre, ces maîtres vous ont quittés, arrachés prématurément à votre amitié ; mais les encouragements qu’ils avaient prodigués à ma jeunesse ont été, à toutes les étapes de ma carrière, le plus cordial des réconforts. Il m’eût été impossible de ne pas les apercevoir au milieu de vous et de ne pas saluer de toute ma gratitude ceux dont je n’ai jamais été et ne resterai jamais qu’un disciple. À ces noms j’en joindrais volontiers un autre, peut-être plus inattendu, celui de Victorien Sardou.
C’est un de mes souvenirs les plus vivants que celui de ma première visite à votre illustre confrère. Je préparais alors mon livre de début et, l’idée s’en étant imposée à moi après une représentation de Madame Sans Gêne. J’étais allé, avec une belle audace de jeune homme interroger l’ardent dramaturge sur ce qu’il pensait réellement de Fouché qui, dans cette célèbre comédie historique, n’apparaît que de profil. Et je vois encore votre confrère s’enflammant, à sa coutume, pour un volume qui n’avait pas encore vu le jour, en caractérisant et allant jusqu’à en mimer les futurs personnages, se promenant dans son vaste cabinet les mains derrière le dos, avec l’allure de l’Empereur ou se ramassant soudain dans son fauteuil avec la physionomie machiavélique qu’il prêtait au ministre de la police impériale. Lui non plus n’a jamais cessé de m’encourager par la suite, en souvenir de cette entrevue commencée sous le signe de la Maréchale Lefebvre.
J’eusse pu, dès cette époque, rencontrer dans son cabinet le jeune écrivain déjà si brillant qui, après l’avoir fréquenté dès l’enfance, allait s’unir à sa famille par les liens les plus intimes et les plus charmants.
Robert de Flers, lui aussi, débutait alors dans la carrière, et ceux qui le connaissaient, s’ils ne pouvaient encore tous deviner dans quel domaine se dépenserait spécialement l’incomparable richesse de son esprit, eussent, à coup sûr, prédit qu’il y triompherait aisément, rapidement et avec éclat.
L’avant moi-même plus tard connu, je ne peux sans une grande émotion évoquer devant vous sa séduisante figure. Il est douloureux de venir s’asseoir à la place d’un ami qu’on se fût réjoui de rejoindre ici et c’est, par ailleurs, tâche redoutable que de faire revivre, pour une heure, un homme que l’éclat de son talent entoure d’un si lumineux prestige, de venir apprécier l’œuvre d’un des écrivains que le public a, depuis vingt ans, le plus goûtés et l’on peut dire le plus chéris. Robert de Flers est une des fleurs les plus chatoyantes du magnifique parterre français et il s’est épanoui dans son œuvre.
Cette fleur, par un singulier miracle, est venue éclore sur un arbre très ancien.
Robert de Pellevé de la Motte Ango marquis de Flers, avait, entre autres traits de bon goût, celui de ne tirer aucune vanité de ses aïeux. Il n’a jamais songé à recommencer, devant qui que ce fût, la scène des portraits, et je ne suis pas sûr qu’il considérât sans un demi-sourire la tête d’argent aux cheveux hérissés d’or qui, dans son blason, est un rappel du Sicambre dont on voulait qu’il descendît.
« Les vieux portraits, a-t-il écrit, ne regardent pas à l’ordinaire leurs descendants avec une grande bienveillance. » Lui regardait peut-être avec bienveillance les vieux portraits, mais il ne s’en prévalait jamais. « Qu’est-ce que l’atavisme ? demande la mère de Miquette à un savant archiviste. — C’est, répond celui-ci, une théorie ingénieuse qui permet d’avoir tout les vices possibles, de commettre toutes les turpitudes imaginables, en les mettant sur le dos des aïeux. Comme on est sûr qu’ils ne diront rien, cela va tout seul. » Il laissait ses aïeux tranquilles et, les déchargeant de toutes les responsabilités, ne déchargeant leur attribuait aucune part à ses défauts ni même à ses qualités. Ce serait donc le méconnaître que d’y trop insister.
Que, pendant huit siècles, les de Pellevé de Flers et les La Motte Ango eussent inscrit leurs noms dans les fastes de la Normandie, puis de la France : compagnons de Guillaume le Conquérant, croisés qui avaient suivi en Palestine leur seigneur duc, soldats qui s’étaient battus pour le Roi et jusqu’à ce général de Flers qui avait, sous la République, continué à servir le pays et grâce à qui le nom est inscrit sous l’Arc de Triomphe : que la famille se fût alliée à une petite nièce de Jeanne d’Arc et eût reçu du roi Henry des marques éclatantes de sa faveur pour services rendus à la bonne cause, je ne dirai pas du tout que cela fut indifférent à votre confrère, mais on lui en parlait plus qu’il n’en parlait, voilà tout. Peut-être pensait-il avec complaisance à son grand-père Hyacinthe Jacques, Marquis de Flers, qui, quoique conseiller à la Cour des comptes, avait fait applaudir sous le demi-pseudonyme d’Hyacinthe, Louis-Philippe régnant, une demi-douzaine de pièces de théâtre, entre autres les Beignets de la Cour et le Suicide d’une jeune fille. Il admirait son père, le Marquis Raoul de Flers qui avait, pour se battre très bravement sur la Loire, interrompu une honorable carrière administrative et il avait pour son oncle, le Marquis Camille de Flers, grand amateur de théâtre, une sincère gratitude, ne fût-ce que pour lui avoir fait obtenir fort jeune ses entrées au Théâtre Français. Et de tant de Pellevé de la Motte Ango de Flers, il pouvait tirer un légitime orgueil, mais il ne le manifestait point.
Un autre orgueil lui pouvait venir de sa souche maternelle. Du côté de la famille de Rozière, c’était l’Institut qui rayonnait avec sa coupole nimbée de prestige. Le trisaïeul, le célèbre jurisconsulte Pardessus, avait siégé aux Inscriptions et Belles-Lettres ; le bisaïeul, Charles avait député et ministre, appartenu aux Sciences morales, et, enfin, l’aïeul était ce savant Eugène de Rozière, lui aussi membre des Inscriptions, dont je me rappelle bien la physionomie à la fois grave et fine, ayant dû devant ce redoutable examinateur comparaître lorsque je concourais pour l’École des Chartes. Qu’il y eut dans les ancêtres immédiats de votre confrère trois habits verts, telle considération n’a pas paru beaucoup peser lorsque leur descendant persiflait les académiciens. Peut-être même ces habits verts parents lui semblaient-ils l’autoriser à cette douce raillerie, ses nombreux aïeux de Normandie ne l’ayant, d’autre part, nullement empêché d’exercer sa verve aux dépens des marquis. Habit vert et titres de noblesse, c’étaient sujets de plaisanteries, mais, somme toute, faites en famille.
Ce qu’il fallait signaler, c’est que ce jeune homme avait de qui tenir. Il possédait dans sa noble lignée des guerriers, des évêques, des diplomates, des magistrats, des archéologues, des historiens, des députés, un ministre et même un vaudevilliste, il pouvait choisir, et comptant aussi parmi tant d’ascendants des Ligueurs, des Frondeurs, des fidèles de la Couronne, un soldat de la Révolution et, au XIXe siècle, un légitimiste fervent, un orléaniste dévoué et un tenant de la République athénienne, là encore il pouvait choisir.
Il choisit, d’être lui-même, Robert de Flers. Et c’est tant mieux pour nous.
Le hasard le fit naître à Pont-l’Évêque dont son père était sous-préfet. Si, dans une de ses pièces, il a, sans aucune méchanceté, raillé Pont-l’Évêque, il a toujours, et presque seul, défendu les sous-préfets. En réalité son enfance fut toute parisienne, puisque, tout petit homme, il avait été placé à l’école Fénelon qui conduisait à Condorcet.
On dit très communément que votre confrère fut un homme heureux et que sa vie fut une fête. Peut-être le lui disait-on trop. « Pour que la veine s’occupe de vous, confiait-il à un ami, il faut se donner beaucoup de mal. » Et il est certain que la vie est peut-être une loterie, mais à laquelle l’on a pris plus ou moins de billets. C’est au collège qu’on en prend une grosse part.
Robert de Flers, qui n’aimait point parler de lui, ne nous a livré que deux fois des souvenirs de collège. Il nous a confié qu’il écrivait, de Fénelon, aux actrices en renom des lettres en vers qu’il n’envoyait pas, faute de savoir leurs adresses ; poussant plus loin l’indiscrétion, il précise : une lettre à Jeanne Samary « commençait, dit-il, assez banalement par ces mots : Madame, je vous aime ». Un cruel surveillant, ayant surpris cette déclaration, avait condamné le futur auteur de Primerose à copier trois fois le verbe : « Madame, je n’aime pas à mon âge. » Mais les punitions même ne l’affligeaient pas : il parle ailleurs d’un piquet, « peine si débonnaire, ajoute-il, que l’on ne savait si c’était une punition ou un jeu ». Tout Robert de Flers tient déjà dans cet optimisme souriant qui, en l’espèce, n’est peut-être que rétrospectif. Ne nous fions pas, à ces deux seules confidences : nous savons que c’est au parloir de cette bienheureuse école qu’il rencontra pour la première fois, encore enfant, et revit celle dont il voulut, dès lors, obstinément, faire la compagne de sa vie, ce qui lui fit aimer le parloir encore plus que le piquet ; le petit « Fénelon » dut encore aimer, au collège, autre chose que Jeanne Samary, le piquet et le parloir aux aimables rencontres. Il y dut aimer s’instruire. Je n’en veux pour preuve que ce livre publié à vingt ans, Vers l’Orient, qui trahit chez cet étudiant une prodigieuse richesse non seulement d’esprit, mais de connaissances.
C’est sans doute ce qui avait éveillé les espérances du vénérable M. de Rozière, paléographe et historien, membre de l’Institut et sénateur de la Lozère. Comptant de bonne heure trouver dans ce petit-fils si richement doué un continuateur, il entendit l’orienter vers les sciences historiques et, lointainement, la politique qui n’est que l’histoire en action. Robert de Flers était un aimable petit-fils : il concéda d’abord à son aïeul une licence d’histoire. Mais il eût fallu que le Marquis de Flers, son oncle, ne lui fournit point si abondamment les moyens d’applaudir les sociétaires du Théâtre Français et que le Marquis de Flers, son père, ne l’embarquât point — un très beau jour — pour l’Orient. Les voyages forment la jeunesse, mais ils lui fournissent souvent matière à écrire autre chose que des thèses de doctorat à l’usage de la Sorbonne.
Ce voyage en Orient, qui est de 1894, fut évidemment pour cet esprit déjà prodigieusement ouvert une « belle aventure ». J’ai relu récemment les impressions du jeune étudiant. On revient sans cesse avec étonnement à la date de ce volume et à l’âge de l’auteur, tant ces notations paraissent celles d’un homme déjà averti, servi par le talent d’un écrivain déjà éprouvé. Comme l’esprit v pétille qui, je le dirai, n’a jamais exclu chez lui l’émotion, c’est une manière de petit chef-d’œuvre que, six mois après, Robert de Flers remettait à l’éditeur Flammarion qu’un heureux hasard — sa chance proverbiale déjà — avait précisément mis sur le pont de la Touraine pour recueillir toutes chaudes les sensations d’Orient de ce jeune homme, favori, non seulement des Muses, à coup sûr, mais du Destin.
Le livre fut couronné par l’Académie française. Si tant est que M. de Rozière eût besoin d’être convaincu, il le fut sans doute que la bride devait être laissée sur le cou de ce coursier fringant qui, de tout son élan, allait, loin des chemins de l’érudition pure, vers la carrière littéraire. D’ailleurs, ce petit-fils excellent devait faire à cet aïeul —partiellement déçu — une dernière concession en se laissant élire, comme en se jouant, conseiller général de la Lozère, avec la perspective, disait-on, d’une brillante carrière politique. Il fut un étonnant conseiller général. « Il mettait, dira l’un de ses anciens collègues, de l’esprit dans l’application du barème de la vicinalité, de la gaieté dans la distribution des subventions aux communes, de la bonne humeur dans le répartissement de l’impôt. » Ce sont régals rares dans nos assemblées départementales. Sans doute goûta-t-il peu ce qu’un de ses personnages appelle « les comices déplorablement agricoles ». Il séduisit la Lozère, mais il ne se laissa pas séduire. On le voyait déjà député. « Mais alors, Jean pourrait être député, s’il voulait ! s’écriera, dans Papa, le comte de Larzac. —Oh ! répond le bon curé scandalisé, Jean vaut mieux que cela ! » Voilà ! Déjà le représentant du canton de Malzieu composait — peut-être, je le crains, sur le tapis vert de la table des séances — les Travaux d’Hercule et Chonchette et y trouvait tout de même plus de plaisir qu’aux barèmes de la vicinalité. Nous y avons perdu un député d’esprit, mais sans doute gagné Le Roi et les Nouveaux Messieurs où les députés sont d’autant plus malmenés qu’il eût pu l’être — comme tout le monde.
Il avait pris son essor — et ce n’était point vers le Palais Bourbon : deux petits romans, un recueil de nouvelles qui sont charmantes. Mais c’était vers le théâtre que tout l’attirait.
Jamais aucune vocation ne fut plus évidente. Robert de Flers n’a pas seulement enrichi cette admirable scène française qui, depuis trois siècles, d’un Molière à un Maurice Donnay est et restera une éternelle source de joie pour le monde entier ; il a enrichi le théâtre, mais il a surtout adoré le théâtre. Aimant l’art de l’acteur, il a beaucoup joué la comédie dans les salons amis et lorsque, plus tard, il sera amené à rendre hommage à certains de ses interprètes, l’on sentira dans sa cordiale gratitude une pointe de jalousie : « Le verbe créer, dira-t-il, qui n’a jamais servi qu’aux comédiens et à Dieu ! »
Dès 1896, il satisfait déjà ce goût prodigieux du théâtre en rôdant autour : critique dramatique au Soleil, à la Liberté, il étonnait ceux qui connaissaient son âge par une singulière connaissance de la scène contemporaine, indice d’une grande passion. Et déjà le charmant et vivant Cercle des Escholiers fondé dix ans auparavant pour tenter de rénover l’art dramatique, se l’agrégeait, puis l’acclamait son président. Il y montait les pièces des autres avec tout l’entrain qu’il devait mettre un jour, à faire jouer les siennes. Ainsi, de son fauteuil de critique aux coulisses du cercle, tournait-il en quelque sorte autour du plateau avant que de s’en emparer pour son propre compte.
Qu’un des grands maîtres du théâtre, ce Victorien Sardou, que Catulle Mendès appelait l’homme-Théâtre, l’eût, sur ces entrefaites, admis parmi ses fils, ce n’était là que le dénouement d’un charmant roman d’adolescence, mais qui, certes ne fut pas sans influence sur sa vie d’écrivain. « Collaboratrice ! Oh ! se récrie la Germaine du Docteur Miracle. Georges, je ne t’ai jamais aidé ! —Ah ! réplique le Docteur les vraie collaboratrices ne sont pas les femmes qui aident leurs maris — Non ! — Non ! ce sont les femmes qui les aiment ! » Beaucoup d’entre nous signeraient, pour leur compte, ce charmant certificat. Il a jailli tout naturellement de la plume d’un Robert de Flers après vingt-huit ans d’une charmante union des cœurs et des esprits. En fait, il devait être, au foyer, aimé et aidé.
Pour quiconque voyait depuis dix ans se préparer ainsi la vie de ce jeune homme déjà presque comblé, il n’y avait désormais plus de doute : il serait dans toutes les circonstances de la vie, un homme heureux.
Une de ses premières chances était de débuter très précisément à un moment heureux.
Heureuse, la France de 1896 ne croyait peut-être pas l’être : elle l’était et, par là, disposée à se donner de la joie.
Le voile de tristesse qui, depuis 1870, s’était étendu sur le pays, peu à peu, se dissipait. Le régime, âprement combattu jusqu’en 1889, semblait assis ; les grandes luttes politiques paraissaient closes. La République, allait écrire Anatole France, ce n’est peut-être pas la gloire, mais c’est la facilité. Une certaine anarchie tranquille régnait, couverte par une Constitution qui, atteignant alors sa majorité, venait d’être presque baptisée par le Pape, tandis que le Tsar s’unissait par des liens légitimes à une Marianne passée au rose par l’opération de « l’esprit nouveau ». Cette alliance, par ailleurs, tranquillisait les inquiétudes des gens légers et satisfaisait un patriotisme qui semblait avoir renoncé aux grandes exigences. Ni à l’extérieur ni à l’intérieur, on ne prenait plus rien au tragique et, si quelque fâcheux jetait une bombe, il se trouvait un poète pour s’écrier : « N’importe ! si le geste est beau ! » On était à l’optimisme. La vie passait pour chère aux yeux des vieilles gens, mais elle était pour rien. Le luxe n’était pas excessif, mais on se payait à bon marché d’excellents moments. Les chapeaux des dames étaient énormes et leurs robes très longues, mais les factures, même celles qui passaient pour fortes, étaient courtes.
Les grandes batailles de l’esprit s’étaient éteintes : il n’y avait plus d’écoles, tout au plus des chapelles. Là aussi, une aimable anarchie libérait les esprits. La France, un peu lasse de la grande histoire, allait gaiement aux petites histoires. La tragédie était morte — et le drame historique se mourait. On voulait des comédies où nos mœurs fussent raillées sans être stigmatisées. On souriait volontiers et l’on désirait rire. Un des maîtres de la philosophie n’allait-il pas consacrer au Rire son prochain ouvrage ? Robert de Flers pouvait paraître.
Nul n’était plus préparé à remplir le rôle qu’une société, redevenue joyeuse, mais restée fine, exigeait du théâtre. Il y fallait de l’esprit, de la gaieté, de la fantaisie, mais s’exerçant sur un fond solide de connaissances et d’observations. Or, Robert de Flers était spirituel, gai et porté à la fantaisie, mais, par surcroît, ayant, depuis son adolescence, touché à tout, histoire, journalisme, littérature, monde et même politique, il avait porté dans toutes ses études comme dans toutes ses expériences cet esprit d’observation très spécial que lui donnait, d’instinct, son goût presque congénital du théâtre, cette disposition naturelle à enregistrer les traits, les mots, les incidents caractéristiques et de préférence les plus amusants. Car il avait, par surcroît, un don qui contenait tous les autres : celui de s’amuser lui-même prodigieusement de toutes choses.
Meilhac et Halévy avaient ainsi promené — un demi-siècle auparavant — leurs regards aigus sur une société, elle aussi joyeuse, et fait triompher une satire légère aux applaudissements de ceux qu’ils égratignaient. Votre futur confrère tirait de l’étude de leur théâtre, qu’il adorait, l’idée que deux hommes d’esprit intimement unis font, en matière de comédie, en s’échauffant et en s’affinant l’un l’autre, meilleure besogne encore qu’un seul. Le jour venu et tout paraissant préparé pour un gros succès, il prit sous le bras son ami Arman de Caillavet et lui dit : « Nous allons Meilhac-Halévyser ! » — jour heureux dans les fastes de la gaieté française. Le grand festin allait s’ouvrir auquel des millions de spectateurs s’attableraient.
Des opérettes du début aux grandes comédies qui, quinze ans après, consacreraient leur talent, quelle fête en effet et qui, à chaque nouveau succès, se renouvellerait ! L’opérette, que Robert de Flers appelle « la bohémienne de l’esprit », a paru d’abord devoir être la forme — un peu folle — de leur satire, mais un Robert de Flers ne peut s’y tenir, et voici qu’après quelques années, le Cœur a ses raisons ouvre la série étincelante des comédies à la façon de Flers et Caillavet.
La façon de Flers et Caillavet ! À relire d’affilée leur théâtre, l’on s’aperçoit bien en effet qu’il offre, dans la diversité des scènes et des personnages, une parfaite unité de conception.
Ce n’est ni la comédie de caractères, ni la comédie d’intrigue. La comédie de caractères suppose une étude psychologique à laquelle les deux amis ne prétendent pas, car, chez un Robert de Flers, la psychologie est, si j’ose dire, plus dans les mots que dans les personnages. La comédie d’intrigue implique un esprit d’invention dont il laisse à d’autres les savantes complications. Complications de caractères et d’intrigues nous détourneraient du vrai spectacle qui est pour lui celui des mœurs.
Oui, c’est bien la comédie de mœurs. Mais encore y a-t-il façons différentes de peindre les mœurs. Les uns se bornent au tableau, les autres vont à la charge ; quelques-uns entendent qu’une violente satire aboutisse à une formelle condamnation et certains vont jusqu’à prétendre, bien témérairement, ruiner par le ridicule une société tout entière.
Tel n’est nullement le dessein de Robert de Flers. Je dirai qu’il était de caractère extraordinairement optimiste : la société qu’il livre à nos rires, il ne la hait point ni même ne la méprise — il s’en faut du tout. Il s’en accommode, que dis-je : il l’aime, puisqu’elle l’amuse, et il ne se dissimule pas, connaissant l’histoire, qu’elle est probablement supérieure à la plupart de celles que l’on vante le plus dans le passé, à certaines de celles que l’avenir pourrait bien préparer. Il n’en a ni aux institutions politiques, ni aux situations sociales, ni aux doctrines morales. N’étant lui-même, en apparence, le tenant d’aucun Credo, il distribue, pour ne nous en tenir qu’à la satire politique, fort impartialement ses coups entre les partis. Dans le Roi, c’est le député Bourdier qui paie pour le groupe qui, après 1901, est au pouvoir, mais l’auteur en veut moins à ses idées qu’à sa vanité de radical-gentilhomme « Le Roi chez moi ! Quelle victoire pour le prolétariat ! » Si, dans l’Habit vert, le député Durand fait un aveu : « Madame la Duchesse, la démocratie est un nom que nous donnons au peuple quand nous avons besoin de lui », l’on ne nous dit point à quelle nuance de la Gauche appartient cet homme loyal, mais le fait qu’en cours de pièce, il devient président de la République fait supposer que, s’il a jamais siégé à la Montagne, il a dû, récemment ou non, descendre dans la Plaine. Si, de l’autre côté de la barricade, le frère de Primerose fait grande fête au jeune vicomte de Layrac, enfermé naguère à la Santé pour un exploit singulier, le Cardinal de Mérance n’a qu’un mot très simple où tient évidemment le sentiment de Robert de Flers en face de tout ce qui est extravagance. « Oui, c’est Monsieur, s’écrie joyeusement Hubert de Plélan, qui a barbouillé d’encre la statue du conventionnel Vergniaud », et le Cardinal de répondre : « Était-ce bien nécessaire, Monsieur ? » Il n’approuve point les gestes excessifs de gauche ou de droite, mais ne réserve en réalité aucune tendresse aux politiciens de tous les partis. Notre Bourdier témoigne-t-il de son agréable surprise en voyant l’évêque d’Évreux se rendre à son invitation ? « Pourquoi donc, mon cher fils ? répond l’Évêque. Nous ne sommes séparés que par vos opinions. C’est bien peu de choses ! » Il le dirait de presque toutes les opinions. Tout au plus le verra-t-on, bien plus tard, apporter à un parti — et encore de quelle main légère, —un argument charmant : « Vois-tu, mon petit, dira à Jacques le vieux professeur Forget venu au parti socialiste, vois-tu, n’apprends jamais l’histoire de France. Sans ça tu deviendrais réactionnaire. » C’est ce que pensent sans doute ceux qui veulent radicalement rayer l’histoire des programmes scolaires. Mais, en dernière analyse, votre confrère restera l’instrument d’une justice résolument distributive. Et au bout de tout cela, fût-on venu dire à Robert de Flers qu’à un geste de lui, le monde politique qu’il persifle serait plongé dans le néant, que, très vraisemblablement, il eût répondu : « Autant celui-là qu’un autre ! »
Ce que je dis de la satire politique, je le dirais de celle qui égratigne — sans plus — toutes les collectivités. En est-il une seule qu’il ait ménagée, mais en est-il une qu’il ait pensé un instant condamner ? Il n’est guère de profession qu’il ait le plus souvent raillée que la diplomatie. « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? demande Gisèle à Jacques dans l’Éventail. — Rien ; je suis dans la diplomatie » et Gisèle de s’écrier : « Vous n’avez pourtant pas l’air maladroit ! » Eût-il, pour tant, révolutionné le Quai d’Orsay. L’Habit Vert a-t-il, un seul instant, paru lui interdire d’en endosser un et a-t-il jamais, étant président de la Société des Auteurs et Compositeurs, hésité à faire une démarche au seuil du Bois Sacré, parce qu’« en France, les Beaux-Arts, ce n’est pas la peinture, la sculpture, la musique, parce que les Beaux-Arts, c’est l’administration ! » Ceux qu’il raillait, aussi bien, ne se pouvaient fâcher quand, dès ses débuts, sa verve s’était exercée sur la Race. La mère de Miquette, la bonne Mme Grandier dont le marquis de la Tour Mirande vient de solliciter la main, s’est écriée : « Je suis éblouie. Mon cerveau se vide d’idées », et le Marquis : « C’est la race qui vient... Marquise ! »
Il plaisantait d’ailleurs plus qu’il ne persiflait. Il plaisantait parce qu’il était doué d’un esprit endiablé que bien peu de barrières étaient capables d’arrêter. Au fait, j’arrive à la caractéristique même de ce théâtre. Théâtre de mœurs, disais-je ; je dirais plus justement : théâtre d’esprit s’exerçant sur les mœurs. C’est que, causeur, conférencier, critique, chroniqueur, auteur dramatique, Robert de Flers est, avant tout, l’homme de son esprit.
Homme d’esprit, il l’était avec une aisance, une richesse, une constance prodigieuses. Qu’il parlât ou écrivit, qu’il causât entre amis ou conférenciât devant cinq cents auditeurs, qu’il bâtit, en conversant avec un collaborateur, une de ses célèbres pièces ou que, dans la salle de rédaction du Figaro, assis sur le coin d’une table, il préparât sa chronique, au saut du lit ou à la fin d’une journée fatigante, en famille ou en public, à la ville et aux champs, en voyage d’agrément ou de déplacement officiel, en paix et en guerre, Robert de Flers restera le même : je veux dire que l’esprit jaillissait de lui en étincelles, en gerbes, en bouquets d’étincelles. Devait-on dîner avec lui, qu’on s’inquiétait peu du menu, assuré qu’on se tenait d’être régalé. Un jour, lors du troisième centenaire de Molière, je l’entendis parler, au nom du Théâtre, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Je n’ai de ma vie assisté à pareil feu d’artifices. Les phrases fusaient et les étincelles n’étaient pas retombées à terre que, déjà, deux, trois, quatre fusées étaient venues, au milieu des transports de plaisir de ses auditeurs, éclairer encore les coins les plus obscurs de la salle universitaire. Quelle revanche sur Molière lui-même qui lorsqu’il entend mettre en scène un sot en fait toujours un « petit Marquis » !
Quelle que fût la réputation, presque redoutable pour lui, que bientôt il avait acquise, je n’ai jamais vu votre confrère décevoir l’attente. Sa fantaisie venant en aide à sa verve, il dépassait ses propres promesses. Comment s’en étonner quand nous savons par ceux qui l’ont accompagné à travers les plus angoissantes aventures de guerre, qu’à aucune minute d’une tragique odyssée, il n’a cessé de soutenir les uns et les autres par un esprit invincible, devenu, en de telles circonstances, une des formes les plus charmantes, et disons-le avec orgueil, les plus françaises de la vaillance.
Sur cet esprit intarissable porté au théâtre il est bien inutile d’insister. Voici plus d’un quart de siècle que, près de quarante pièces de théâtre et des centaines de chroniques étant sorties de cet esprit, des millions de spectateurs et de lecteurs se sont délectés à cet incomparable festin et en gardent aujourd’hui le souvenir ébloui et reconnaissant.
Le succès était immense. Peu d’écrivains en ont rencontré un plus imperturbable. C’est que peu d’écrivains correspondaient autant à ce que nous aimons. Tout d’abord le public avait l’intuition immédiate que cet esprit venait de ce qu’il goûtera toujours jours le plus : la sincérité dans la joie. Robert de Flers était, en effet, la gaîté même. Optimiste jusqu’à l’excès, il aimait la vie avec une sorte de gratitude passionnée : « Elle n’est pas si méchante qu’on dit, déclare le jeune agriculteur Jean Bernard à Georgina. Il y a du vilain temps, bien sûr, mais il y a des éclaircies. C’est à ce moment-là qu’il faut aller se promener. Seulement la plupart des gens ont la manie de sortir quand il pleut. Alors ils se mouillent. C’est de leur faute. Chaque chose en son temps. Chaque homme à sa place. On doit faucher le foin quand il est haut, le blé quand il est mûr et accoster le bonheur quand il passe par là. — Et s’il ne passe jamais ? — Il passe toujours ! » Voilà Robert de Flers. Labiche disait : « La gaîté est dans l’estomac ». On ne saurait tout à fait s’inscrire en faux contre une maxime signée d’un tel connaisseur. Mais la gaîté de votre confrère — et c’est le second trait qui séduisait tant en lui — ne venait pas seulement d’un excellent estomac ; elle venait d’un cœur excellent. S’il était si continuement gai, c’est qu’il était continuement bon. Son esprit avait du cœur, mais son cœur ne pouvait s’épancher qu’avec esprit.
Que, dès lors, la note sentimentale éclatât sans cesse dans son théâtre, comment s’en étonner ? On serait tenté de citer et l’on est cependant arrêté. C’est que la note n’est juste et jolie que si on la laisse sonner dans cette charmante partition qu’est une pièce de Robert de Flers. L’art — comment en effet ne point parler d’un art ? — chez Robert de Flers est de mêler avec une mesure parfaite le sentiment à l’esprit, l’esprit au sentiment. Si un joli couplet — celui d’une Micheline, d’une Primerose — met aux braves gens une larme au bout des cils, Robert de Flers ne veut pas que cette larme ait le temps de tomber et, avant que l’attendrissement ne se déchaîne, un mot délicieux provoque le sourire et ainsi, une scène de Robert de Flers ressemble souvent à une de ces matinées de printemps où un soleil sans excès se joue soudain dans les perles de la rosée.
De cet art qui, aux yeux du public, passait le plus souvent inaperçu, ce public lui était reconnaissant. Quinze ans, le théâtre de Flers et Caillavet mit en joie Paris et les provinces. La Critique lui avait été, plus qu’à aucun autre, bienveillante. C’était festin au champagne, répétait-on souvent. Et c’était bien cela : ce vin, si parfaitement français, que l’Étranger en ferait, volontiers, notre marque nationale et presque symbolique, liqueur qui emprunte à notre terroir son goût fin, distingué et légèrement acidulé, à notre soleil sa richesse sans outrance, à des artifices légitimes le pétillement de sa mousse provocante et à cet ensemble de riche nature et d’art raffiné l’ivresse — gaie ou tendre — qu’il-inspire. Le théâtre de Flers et Caillavet, c’était à l’étranger, l’une des plus célèbres parmi nos marques françaises.
Il est bien vrai que ce théâtre est essentiellement français. C’est que votre confrère était un excellent, un délicieux Français.
J’ai dit tout à l’heure qu’il l’était de race. Ce vieux sang généreux, plus qu’il n’en eût convenu, parlait en lui. C’était pur sang de France. Son cœur et son cerveau lui obéissaient. Ce que je disais de son œuvre et de lui-même, ce mélange de gaîté sortie d’un cœur aimable et d’émotion accommodée d’esprit pétillant, n’est-ce pas là un des traits caractéristiques auxquels, très généralement, l’Étranger — qui n’est pas toujours injuste — nous reconnaît et dans lequel nos amis goûtent l’âme française ? À ce trait cependant d’autres s’ajoutaient — tous éminemment de chez nous : gauloiserie sans excès, aucune trivialité, une jolie noblesse de sentiments et de pensée, une mesure constante qui l’arrêtait devant tout abus même de plaisanterie. Certains, à l’impression générale qui se dégageait de tant d’ironie, l’eussent volontiers taxé de scepticisme. Sceptique, il l’était comme on l’est si souvent en France — pour ne point paraître dupe. En réalité, il s’inclinait devant ce qui était respectable, les hommes et les sentiments. « Veux-tu savoir, Miche, la différence qu’il y a entre un croyant et un sceptique ? dit Lucien de Versannes à Micheline. Eh bien ! c’est que, quand on est croyant, on est croyant, et que, quand on est sceptique, on n’est pas sceptique. » Et ce scepticisme-là c’est encore quelque chose de très français.
Français aux moelles, il aimait son pays et en était fier. Ce n’était pas seulement le patrimoine intellectuel de la France qu’il n’a jamais cessé de défendre, n’ayant rien eu à modifier des pensées de sa vie entière quand, il y a sept ans, il faisait, ici même, de notre langue une apologie enthousiaste, « parce que, disait-il, à travers sa limpide profondeur, nous apercevons le visage même de la France ». C’était tout le passé français qui, s’il le rencontrait, lui inspirait un respect presque ému. À l’âge où, très précisément, on croirait volontiers ridicule de formuler devant un pieux souvenir des pensées attendries, voici Robert de Flers qui, terminant son voyage en Orient, s’arrête à Carthage. Ce n’est ni Salambô ni Annibal qui le hantent, mais il s’est arrêté à la chapelle qui marque le lieu où le saint roi de France a expiré si noblement, que nulle mort n’égale celle-là en beauté. Aucune page sur le roi chevalier ne vaut celle que ce jeune mondain, d’apparence sceptique, consacre aux derniers moments du prince croisé, mourant, écrit-il, dans cette auréole lumineuse formée de ce que l’humanité a de plus noble et de ce que la religion a’ de plus divin ». À l’heure où il écrivait ces lignes, quoi qu’il pût en penser, bien de nobles morts parlaient en lui.
Disons-le, chez ce Robert de Flers favori du monde parisien, il y avait — et on l’allait bien voir — un chevalier capable de s’enflammer pour les plus nobles causes. Oui, je vois très bien le marquis Robert partant pour la Croisade comme l’aïeul qui y suivit son seigneur-duc normand, écu marqué de la tête d’argent aux cheveux d’or sous hérissés, et, beaucoup plus réellement que le sire de Vergy, pourfendant le mécréant. Seulement, Robert de Flers, tout en bataillant, aurait assurément saisi un mot drôle chez Godefroy de Bouillon, un geste comique chez Pierre l’Ermite et un trait amusant chez le bouillant Tancrède et, sur la nef qui l’eût ramené de Jaffa à Aigues-Mortes, aurait occupé la traversée à mettre tout cela « au point ».
Et l’heure arrivait où ce chevalier, sans cesser, un instant, de rester le plus gai des compagnons, allait donner sa mesure.
En 1914, Robert de Flers et Arman de Caillavet venaient de remporter un dernier succès d’un caractère assez particulier. Monsieur Brotonneau, qui avait été représenté pour la première fois le 19 avril, avait très précisément donné à penser aux admirateurs de leur théâtre ; il semblait que cet humble drame domestique, supérieurement traité, révélât chez les auteurs, sinon une façon nouvelle, du moins une poussée d’humanité plus grave qui, sans le dérouter, avait ému le public. Et Monsieur Brotonneau tenait l’affiche quand, soudain, s’annonçait la grande tragédie où il fallait bien que chacun jouât son rôle.
La guerre vint en quelque sorte frapper à toutes les âmes, celles qui étaient d’or pur et celles qui étaient de plomb vil. Chacune devait rendre le son qu’on en pouvait attendre. Nul ne peut s’étonner que celle de Robert de Flers ait rendu le son le plus clair.
Sa situation militaire eût pu le tenir loin du champ de bataille. Il voulut naturellement être de cette tragique fête. Mais nous savons que, pendant les premières années de la Guerre, l’utilisation des capacités fut cas assez rare. C’est, malgré ses ardeurs, dans d’assez humbles missions, mais qui n’étaient ni sans mérite ni sans péril, qu’on l’employa. L’occasion lui fut enfin fournie, en 1916, de s’employer selon ses facultés. Le chef qui a signé au lieutenant de Flers son ordre de mission pour Bucarest a, d’un trait de plume, réparé bien des erreurs de psychologie commises pendant deux ans.
La Roumanie allait — au mois d’août 1916 — entrer dans l’énorme lice. Secrètement, on dépêchait par petits paquets une forte mission militaire qui porterait à la nouvelle alliée les lumières les plus diverses. Robert de Flers, accompagné du duc de Luynes, en était. Il apportait là-bas, en fait de lumières, une âme rayonnante de confiance souriante en la victoire finale et il allait être démontré à quel point la belle humeur servie par l’esprit est très réellement une incomparable force. Nous savons de quelle séduction il était capable et il l’expérimenta dès ses premiers pas sur le territoire roumain. J’ai lu de lui un récit charmant de son arrêt à la gare frontière d’Unghéni. Il ne sait pas un mot de roumain et nul ne parle le français à la gare d’Unghéni ; par quel miracle Robert de Flers séduisait-il, en un quart d’heure, le chef de gare qui déjà lui présentait sa femme, qui lui présentait sa sœur, qui lui présentait son fiancé, sous-officier de gendarmerie ? En moins d’une heure votre confrère était aimé de toute la gare d’Unghéni et simplement par la grâce de sa force de rayonnement. C’est sans doute ce qui lui faisait, peu après, confier à un ami : « Apprendre les langues étrangères, c’est avouer qu’on manque d’ingéniosité. »
Quoi qu’il faille penser de cette théorie qui ruinerait toutes les écoles Berlitz, il avait fait là un essai qui devait avoir d’illustres lendemains. On peut dire qu’au cours de ses deux missions, votre confrère a séduit la Roumanie entière, depuis le chef de gare de la frontière jusqu’au roi Ferdinand.
Il était, cependant, jeté en pleine aventure. Attaché, dès la déclaration de guerre, à l’état-major de l’armée russo-roumaine qui, grossie de bataillons serbes, opérait en Dobroudja, il fut bientôt enveloppé dans la défaite qui entraînait nos malheureux alliés à une retraite bientôt douloureuse. Ce Parisien en partagea d’une âme si égale les indescriptibles misères, qu’officiers russes, roumains et serbes en restaient stupéfaits.
Rentré à Bucarest, c’est à sa vraie mission que, six mois durant, il allait se consacrer : une distribution d’optimisme que réclamait tous les jours davantage la situation du malheureux pays de toutes parts assailli.
Il y réussissait et c’est à son corps défendant qu’à l’automne de 1917, il fut renvoyé en France avec les dépêches. Et dès qu’on fit de nouveau appel à lui, en février 19 18, c’est avec élan qu’il accepta de retourner, à travers les plus dangereuses difficultés, vers cette infortunée Roumanie qui, cependant, touchait au fond de l’abîme.
Elle était, pour les trois quarts de son territoire, sous la botte du feldmaréchal Mackensen et déjà presque acculée à l’effroyable capitulation qui allait se signer à Bucarest ; par surcroît, les Soviets russes menaçaient de fermer, sur sa seule frontière libre, le cercle de fer. On avait maintenant, à Iassy, besoin moins de munitions que de réconforts. Il fallait pourvoir largement à ce suprême ravitaillement, et notre ministre, M. de Saint-Aulaire, avait tout naturellement pensé à ce Robert de Flers, distributeur de joie qui, sept mois auparavant, n’était parti qu’en laissant derrière lui une trace lumineuse. On le chargea, à Paris, de dépêches pour la Mission, la Légation et la Cour. Il partit avec le courrier de cabinet Emmanuel Chaumié.
Celui-ci a bien voulu me confier un récit de ce fantastique et dangereux voyage, où toute la joyeuse vaillance de votre confrère se révéla dans sa plénitude aux yeux émerveillés de son compagnon. « Il y avait en lui, écrit celui-ci, quelque chose d’invincible et de charmant qui faisait oublier la fatigue et ignorer le danger. »
La révolution des États russes compliquait maintenant étrangement le voyage ; la Finlande en convulsion avait appelé les Allemands ; il fallait, de Scandinavie, chercher l’entrée en Russie par la côte de Mourmansk et, pour aller de Paris à Bucarest, franchir très réellement le cercle polaire ; mais sans hésiter, Robert de Flers s’y décide ; dût-on passer par la Chine qu’il entend aboutir, envers et contre tous, en Roumanie. La côte de Mourmansk abordée, l’odyssée se doit de poursuivre dans des conditions effroyables de risques et de souffrances. Il a fallu quitter l’habit militaire sur le territoire de cet Empire, hier notre allié. Outre que les Soviets sont prêts de tout livrer, les Allemands, pour hâter leur capitulation, poussent hardiment en avant, vers Pétrograd, Moscou et Odessa et l’on peut être surpris. Robert de Flers s’enveloppe de peaux de mouton et enfonce jusqu’aux oreilles un bonnet de fourrures. Le voilà qui joue les Michel Strogoff. Qui le lui eût prédit vingt ans avant eût d’ailleurs probablement comblé ses vœux. Mais ce n’est pas si drôle. Il faudrait dire ici tous les incidents angoissants et tragiques qui retardent, arrêtent, déroutent les deux Français.
La Russie a décidément déclaré la guerre à la Roumanie qui, de ce fait, est bloquée de toutes parts. Et celle-ci vient de se résigner, d’autre part, le poignard sur la gorge, à signer la terrible paix de Bucarest. Nos deux Français rencontrent tous les jours des officiers appartenant à nos missions de Russie, puis de Roumanie et qui, revenant en France, les engagent à ne pas poursuivre, à se joindre à eux pour rentrer, et toujours Robert de Flers répond : « J’ai des dépêches pour notre Ministre et les Souverains. Je passerai. »
Nos deux agents comptent gagner Odessa où ils trouveront peut-être une barque pour la côte roumaine. Mais les voici qui, à Nikolaief, apprennent que les Allemands sont entrés à Odessa et menacent la ville même où ils sont venus s’échouer. Un Soviet ukrainien vient de s’instaurer, il faut, à tout prix, qu’il délivre un passeport maquillé pour la Roumanie aux deux officiers français, sans quoi ceux-ci vont tomber entre les mains des Allemands et c’est le mur avec douze balles. Robert de Flers va s’expliquer avec le Soviet, obtient le passeport qu’il fait surcharger de tant de timbres qu’à peine les noms, d’ailleurs dénaturés, y apparaissent. Il est temps : les Allemands occupent les faubourgs, ferment la route. C’est sous les yeux d’un feldwebel qu’il faut produire le passeport. L’Allemand prend le papier, feint de le déchiffrer. Robert de Flers allume, en souriant, une cigarette ; une minute de plus, il offrait du feu au feldwebel : « Ia wohl ! », fait celui-ci. Nos deux officiers passent ; ils courent en traîneau vers Tiraspol en Bessarabie ; que, peut-être, les Roumains occupent encore, mais plus probablement les Autrichiens, auquel cas le danger évité renaîtra. Ce sont les Roumains : ils sont sauvés. « Je vous l’avais bien dit », pourrait dire Robert de Flers à son compagnon. Et quelques heures après, M. de Saint-Aulaire, sortant de la maison où, à Iassy, est réfugiée la légation de France, se heurte à deux hommes hirsutes, enveloppés de peaux de mouton, couverts de neige, la moustache en glaçons, et l’un d’eux tombe dans ses bras. Il faut bien que notre ministre reconnaisse Robert de Flers, puisque celui-ci rit de son rire le meilleur. Il rit de cette bonne farce — une pièce à péripéties, celle-là, qui a duré six semaines et où, enfin, il a créé un rôle, un beau rôle, le plus beau rôle de son répertoire.
Et cependant son rôle commençait seulement, celui que lui avait dévolu la confiance de notre ministre. Robert de Flers devait, ici même, dire peu après : « ... C’est que Madame Geoffrin ne savait pas — et peut-être ne le savons-nous pas assez — qu’être Français, ce n’est pas seulement une nationalité, mais une dignité, et qu’il ne tiendrait qu’à nous que nous fussions un peuple de vingt millions auxquels dix siècles de sacrifice et d’honneur ont donné dans le monde entier leurs lettres de créance. » Robert de Flers arrivait, attendu de tous, comme l’ambassadeur de la pensée et de l’âme françaises près d’un peuple qui — vaincu et écrasé — avait plus besoin de ce cordial que tous les autres. « Il fut, écrira M. de Saint-Aulaire, préposé au ravitaillement moral. » Y a-t-il un rôle plus singulier, plus admirable, plus enviable, mais plus difficile ?
Ce furent huit mois atroces. La Roumanie avait, la mort dans l’âme, signé cette paix de Bucarest qui la réduisait en esclavage. Aux protestations des plénipotentiaires roumains, Mackensen avait répondu que cette paix leur paraîtrait douce à côté de celle que la Chancellerie allemande préparait à la France le jour où celle-ci, vaincue enfin, demanderait grâce. Nous avons — entre autres choses — souvent oublié ce propos, et tout d’abord à Versailles. Le pays, l’armée, la Cour vivaient la rage au cœur, les yeux fixés sur la France — seul espoir dans un ciel fermé. Mais on n’avait pas de nouvelles — sauf les pires que les Allemands affichaient sans crainte de voir contredits les plus grossiers mensonges.
Le petit groupe français, à Iassy, s’entêtait dans l’espérance, travaillant ardemment et obscurément à la maintenir au cœur des Roumains. Robert de Flers, de l’aveu de tous, faisait merveille. « Le miracle était, rapporte un témoin, que, tous les jours, n’ayant comme éléments que ces nouvelles désespérantes et les communiqués allemands pires, sous la chaleur devenue accablante, de Flers partait et, tout l’après-midi et le soir, faisait des visites, voyait cent personnes, distribuait à toutes une confiance sans effort, un optimisme qui devenait si ardent, qu’on ne pouvait pas ne pas la partager.
Enfin vinrent les premières lueurs. Un grand chef de guerre, qui aujourd’hui devait être à mon côté, ramenait enfin la victoire sous nos drapeaux : le général — bientôt le maréchal — Foch nous donnait enfin la revanche attendue et, tandis que, servi par l’héroïsme de nos soldats, il courait à la reconquête de nos frontières, le général Franchet d’Esperey, d’un maître coup, faisait, en Macédoine, crouler le front ennemi. Un immense cri de joie et d’espérance courut de l’Occident à l’Orient à travers l’Europe : le mur dont l’ennemi entourait la Roumanie ne put en arrêter longtemps les échos.
On y restait cependant mal informé, et cela était fort grave ; car la Roumanie, déjà soulevée dans son cœur, aspirait à briser le joug, mais devant l’incertitude des nouvelles, hésitait à reprendre trop tôt les armes. Or, si elle ne les reprenait pas, elle ne pourrait recueillir, à l’heure de la paix générale, les fruits de la victoire rein-portée par les Alliés. Si l’on pouvait, par-dessus les lignes allemandes, aller s’informer à Salonique ! Un aviateur français, le lieutenant Noel, était là ; il offrit son avion : Robert de Flers pria qu’on lui confiât la mission doublement périlleuse, mais combien glorieuse, qu’il convoitait.
Mitraillé, canonné, l’avion passe ; il tombe au delà des lignes allemandes, et se brise. Mais il porte Robert de Flers et son célèbre bonheur. Il est donc certain que Robert de Flers arrivera sain et sauf à Salonique. Il y arrive, voit le général Franchet d’Esperey, le général Berthelot tout prêt à venir reprendre en Roumanie son rôle éminent de grand conseiller militaire. Et, frémissant d’impatience, votre futur confrère reprend un avion et, toujours par-dessus la ligne ennemie, vole vers Iassy. L’avion, après dix heures, forcé d’atterrir, capote au sol. C’est par miracle que Robert de Flers se retrouve vivant. Ne sachant s’il est sur la terre roumaine libre ou dans les lignes allemandes, il va avec précaution frapper à la porte d’une chaumière. Deux vieux paysans roumains sont là qui le reçoivent fort mal, le prenant pour un rôdeur ennemi. Alors il ouvre sa combinaison d’aviateur, montre son uniforme bleu « Frantzous ? interroge la femme, tremblant d’émotion. — Oui ! — » et la vieille alors tombe à ses genoux et lui baise la main. Plus même que les magnifiques citations qui allaient consacrer ses services, cet hommage à l’uniforme de Verdun, voilà quelle fut pour Robert de Flers la grande récompense. Cette vieille paysanne roumaine, c’était, en sa personne, le Monde entier qui, en ce mois de novembre 1918, à jamais glorieux dans nos annales, saluait, dans cet officier anonyme, la France victorieuse, libératrice des peuples.
Le lendemain de son retour à Iassy, la Roumanie, mise au fait par lui, reprenait les armes. Deux jours après, l’armistice était signé à Rethondes qui mettait fin à la grande guerre. « Il était temps », écrivait simplement Robert de Flers. Oui, il était temps : c’était le geste audacieux de ce Français d’élite qui, en rendant à tout un peuple ami la foi en la Victoire, allait lui permettre d’en cueillir avec nous les fruits.
La Roumanie tout entière le sut : elle entourait des témoignages de sa gratitude le vaillant Français. M. de Saint-Aulaire ayant regagné la France, il parut naturel que l’on confiât la légation à cet écrivain qui, en sa personne encore, faisait s’incliner même les règles du quai d’Orsay devant la précellence de l’esprit. Il resta six mois notre représentant. Quand il s’arracha à ses amis, ce fut un deuil. Un écrivain roumain dira que le nom de Robert de Flers est connu dans tous les villages de son pays, et, huit ans après, à la nouvelle de sa fin, le Parlement de Bucarest lèvera sa séance comme devant la mort d’un souverain ami. La France l’avait couvert de son prestige ; mais lui, en échange, avait, aux rives du Danube, ajouté au prestige de la France et à l’amour qu’elle inspirait.
Un mois après son retour, Robert de Flers avait repris la plume. Mais ainsi qu’on s’y pouvait attendre, les événements pathétiques auxquels il avait été mêlé avaient laissé une profonde empreinte sur cet esprit, qui n’avait jamais été léger que pour les myopes. Les lecteurs du Figaro virent se dresser, à côté du critique resté enjoué et malicieux, un journaliste qui manifestement entendait continuer à batailler par la plume pour les causes que son geste avait efficacement défendues. Il y eût eu sans doute grand dommage à ce qu’un Robert de Flers se révélât totalement différent de celui que les spectateurs de tous les théâtres avaient connu : nous l’aimions tant tel qu’il était ! Mais qu’un Robert de Flers renouvelé s’annonçât, qui ne s’en félicitait, quand, l’esprit, resté le même, se mettait au service des idées les plus hautes et les plus saines !
L’Europe avait été jetée sur le tapis des conférences de Paris et la Victoire — à son lendemain même semblait se perdre en des débats où perçait, chez certains de nos alliés, l’évident souci d’en atténuer les conséquences au profit des Nations de proie vaincues et aux dépens de la France et des Nations ses clientes. Nos amis danubiens allaient-ils être sacrifiés, tandis qu’on laisserait la Hongrie et la Bulgarie, leurs ennemies, relever la tête et, par ailleurs, grandir la menace tous les jours plus redoutable que constituait l’existence de la République des Soviets ?
À lire les articles publiés par Robert de Flers en 1919 et 1920, on put croire que, décidément, l’auteur de tant de charmantes comédies abandonnait le théâtre pour la plus haute politique. Ce furent ces trente ou quarante articles si courageux, si clairvoyants, si acérés, où, sans se lasser, il défendait les droits de nos alliés lointains, — Serbes et Roumains, — dénonçait impitoyablement les crimes des Soviets et, combattant, par ailleurs, la politique de l’éponge, rappelait les desseins mortels que, de 1914 à 1918, les chancelleries ennemies avaient nourris, et, à Bucarest, avoués contre nous et nos alliés.
Ce faisant, il ne craignait nullement — et je l’en loue de se faire traiter de « superpatriote ». Il eût tiré gloire de ce titre, avant toujours pensé que les Nations ne vivent pas seulement de pain, mais d’honneur et que la première condition de l’honneur était désormais de protéger les fruits, si peu abondants, que l’on avait tirés d’une victoire achetée par de si abominables deuils.
Vos suffrages lui avaient conféré une autorité plus grande ; il n’en usait que pour servir plus efficacement, avec les intérêts de l’esprit français, toutes les œuvres qui lui paraissaient susceptibles de contribuer à l’assainissement, à l’exaltation de la Nation. Mais, ayant toujours su mener de front tous les genres de travaux, il s’était cependant remis au théâtre.
Son cher et charmant collaborateur avait succombé. Vous vous rappelez encore en quels termes émouvants, au lendemain même de la mort d’Arman de Caillavet, il saluait ici sa mémoire. Un autre collaborateur, M. Francis de Croisset, était venu apporter à son œuvre le concours d’un talent déjà éprouvé. Et un nouveau théâtre naissait de cette nouvelle collaboration. Certes, on y retrouvait toute la verve, toute la finesse, tout le charme étincelant qui avaient fait la fortune des comédies d’avant-guerre, mais nul ne put se tromper sur la valeur supérieure qui s’attachait dès lors aux idées. Le Retour, joué à l’Athénée le 26 octobre 1920, contient toute une philosophie de l’après-guerre. Et quand nous fûmes appelés à applaudir les Nouveaux Messieurs, nous eûmes le sentiment très net que les auteurs s’acheminaient à un genre singulièrement agrandi. Si l’on compare Le Roi — chronique politique de 1908 — à ces Nouveaux Messieurs — chronique politique de 1925 — la différence est sensible. Et elle se fût affirmée encore dans les Précieuses de Genève, dont la mort est venue brusquement interrompre la composition. À propos du Docteur Miracle, un critique avait pu signaler cette « grande inquiétude artistique qui domine les auteurs et les mène, celle de se renouveler ».
C’est que, depuis la grande crise, l’horizon s’était élargi autour de votre confrère et il s’était élevé. Je n’entends point parler des honneurs qui, dans la vie d’un homme de lettres, ne sont que les hors-d’œuvre du grand festin où sa jeunesse s’est attablée. C’était en lui-même que tout s’élevait, le cœur et le cerveau. Tandis que le public se délectait à des conférences où l’esprit le plus sûr ne faisait que mettre en valeur le fruit d’observations tous les jours plus mûries, le journaliste continuait à s’avancer sans défaillance dans la voie où la guerre et ses suites l’avaient engagé. Il est frappant que l’article au cours engagé duquel la plume allait tomber de ses doigts, fut pour recommander encore à notre amitié l’une de ces Nations dont il voulait que la France continuât à se faire de fidèles et chères amies. Ayant fait éclater pendant la guerre toute la valeur de sa race, il était ramené à défendre, sur ce terrain encore la tradition quatre fois séculaire de la grande politique française.
Quels services, jeune encore d’âge et plus jeune par le cœur et l’esprit, votre confrère eût pu rendre encore à la patrie comme aux lettres françaises, nul n’en peut douter, et quelles nouvelles œuvres aussi savoureuses et tous les jours plus fortes, l’on pouvait attendre d’un esprit qui ne faisait que s’affirmer en se mûrissant.
Non, il ne semblait pas vieillir : il ne semblait d’ailleurs à personne qu’il pût, un jour. vieillir. La mort le vint saisir en pleine vie et du cœur, et de l’esprit. Peut-être après tout réalisa-t-elle le vœu secret et inconscient de cet homme fortuné qui, habitué au bonheur, haïssait autant que le mal la tristesse des couchants. Mais des millions de gens à qui, depuis trente ans, il avait, en leur prodiguant les richesses de son talent, donné tant et tant de délices, ne pouvaient se résigner à croire que la mort eût pu, à jamais, éteindre ce sourire et glacer ce cœur. « Un Français qui disparaît, lui disait pendant la guerre un petit bourgeois de Constanza, un Français qui disparaît, c’est un peu d’espoir qui s’en va. » Avec ce Français d’élite, c’est beaucoup de joie saine et bien française qui, pour le Monde, s’en est allée.