Réception de Émile Mâle
M Émile MÂLE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jean RICHEPIN, y est venu prendre séance le jeudi 28 juin 1928, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
L’Académie française est si haute, et il y a, derrière les hommes illustres qui la composent aujourd’hui, tant de grandes ombres toujours présentes à la pensée, qu’il est difficile de n’être pas ému le jour où l’on est accueilli par tant de gloire.
Vous avez appelé à vous un homme qui n’eut d’autre mérite que de parcourir la France avec passion, d’aller d’église en église, de monument en monument, en admirant et en s’efforçant de comprendre ce qu’il voyait. Il avait trouvé tant de plaisir à ce merveilleux voyage, qu’il avait déjà reçu sa récompense. Mais, en le choisissant, vous avez goulu marquer, sans doute, en quelle estime vous teniez ce grand art de la France d’autrefois, si longtemps dédaigné par les Français eux-mêmes. Vous avez voulu dire que les cathédrales valaient nos plus beaux poèmes, que la France y avait mis autant de génie que dans ses livres les plus profonds et que ceux qui avaient passé leur vie à les étudier n’avaient pas fait une œuvre vaine. Je vous remercie d’avoir cru qu’en m’efforçant de déchiffrer la pensée qu’expriment ces vieilles pierres, j’avais pu faire quelque chose d’utile à mon pays. C’est pour moi le plus beau des témoignages.
Avez-vous pensé que, parce que les cathédrales sont de grands poèmes de pierre, je me trouvais tout préparé à faire l’éloge d’un poète ? Je ne sais, mais j’avoue que j’ai été un peu inquiet, moi, historien, habitué au grave latin des écrivains du XIIe et du XIIIe siècles, d’avoir à célébrer devant vous Jean Richepin, l’homme le plus différent qui se puisse imaginer de ceux qui furent si longtemps les compagnons de mon esprit. Je sais que l’Académie se plaît à ces contrastes. Elle est persuadée que celui qui vit de la vie de la pensée doit comprendre toutes les formes de la pensée, et elle se souvient que les Grecs avaient fait de l’Histoire une Muse, sœur de la Poésie lyrique.
Comment, d’ailleurs, aurais-je pu demeurer étranger à l’œuvre de Jean Richepin ? Nous avions été formés l’un et l’autre, à quinze ans de distance, aux mêmes disciplines. L’École Normale nous avait enseigné, à l’un et à l’autre, l’amour de l’antiquité, le culte de nos grands écrivains, la religion de notre langue. Sur bien des points, j’en étais sûr d’avance, il nous serait aisé de nous entendre.
Je n’avais pas oublié, non plus, que Jean Richepin avait été, pour les jeunes gens de ma génération, une sorte de héros légendaire. Nous savions par cœur plus d’un poème de la Chanson des Gueux, où nous admirions la verve du peuple unie aux raffinements de l’art. L’auteur nous semblait plus extraordinaire encore que son œuvre. On lui prêtait mille aventures. On racontait qu’au sortir de l’École Normale, pour être plus près du peuple, il s’était fait peuple lui-même. Il avait été, disait-on, matelot, puis portefaix. Les uns l’avaient vu sur le quai de Bordeaux déchargeant des navires de commerce ; les autres l’avaient rencontré sur la grande route, accompagnant une troupe de bohémiens. On assurait qu’il avait longtemps fréquenté les lutteurs, les acrobates et les dompteurs. Après avoir remporté le prix de la lutte, comme un Grec du temps de Pindare, il avait commencé à réciter ses vers en public. Il marchait, disait-on, escorté d’une troupe de jeunes poètes, dont on voyait bien qu’il était le prince, car il avait une beauté impériale qui le faisait ressembler étrangement au buste de Lucius Verus, le collègue de Marc Aurèle. Il venait d’écrire Nana Sahib, un drame en vers, dont il jouait lui-même le principal rôle. Il y avait égalé les acteurs les plus fameux, et nous avions pu admirer enfin ce personnage fabuleux, qui nous apparaissait sous l’aspect d’un jeune prince oriental entouré de tous les prestiges de l’Inde. Nous étions enchantés que l’École Normale eût façonné un génie si peu semblable aux grands hommes de l’Université.
Comment, à vingt ans, n’aurions-nous pas été séduits par un poète aussi extraordinaire ? Nous avions découvert à la Bibliothèque de l’École Normale un vieux registre, où les élèves d’autrefois mettaient leur signature en face du titre des livres qu’ils empruntaient. Les signatures de Richepin y abondaient. Nous les découpions pour avoir des autographes de notre héros.
Tels étaient les sentiments que votre confrère inspirait aux élèves de l’École Normale, vers 1884, et comme j’étais un de ceux-là, vous penserez peut-être que, bien que les années m’aient fait fort différent de lui, il n’y a point de paradoxe à ce que je prononce aujourd’hui son éloge.
Je n’ai malheureusement pas connu mon prédécesseur, et je ne puis vous citer aucun de ces traits, aucun de ces mots qui font vivre une physionomie. Je sais que son commerce était plein de charme, mais je ne le sais que pour l’avoir entendu dire à ses amis. J’ai dû me contenter de lire ses livres et tout ce qu’il a écrit sur lui-même. Ce n’est donc qu’en historien que je vous parlerai de sa vie et de ses œuvres.
Jean Richepin est né en 1849, à Médéa, dans une Algérie qui n’était pas encore entièrement soumise. Son père était médecin militaire. Quand le régiment fut rappelé en France, l’enfant vécut pendant plusieurs années d’une vie errante qu’il se rappelait avec délices. « Mon enfance », chante-t-il dans ses Interludes,
Mon enfance nomade et libre fut fleurie
D’aventures sans nombre au gré des garnisons,
Et la grand route est ma véritable patrie.
Le poétique vagabond qui sera plus tard son héros, il a commencé par l’être un peu lui-même. Il allait d’étape en étape, s’arrêtant en Provence, en Dauphiné, à Lyon, au camp de Châlons, à Paris, à Douai, montant toujours vers le Nord, s’éloignant de plus en plus du soleil. Il fut vraiment un enfant de troupe, jouant du tambour dans les fossés des forts, assistant à la grand messe des camps, où l’on battait aux champs à l’élévation, apprenant à lire à l’école du soldat. Il avait gardé l’éblouissement de cette vieille armée française toujours victorieuse, avec ses fanfares, ses sapeurs au tablier de cuir, ses soldats en guêtres blanches, ses officiers portant le hausse-col de métal.
Ce nomade avait pourtant lui aussi sa province et son village. Les Richepin étaient établis depuis plusieurs siècles en Picardie, dans cette partie du département de l’Aisne qui porte le vieux nom de Thiérache. Ils n’y avaient eu, à ce qu’il semble, aucune aventure. Le poète s’accommodait mal d’une histoire aussi paisible, et il lui déplaisait d’appartenir à une famille aussi sédentaire. Parmi ses ancêtres il en avait distingué deux où il se retrouvait un peu lui-même et qu’il a célébrés dans ses son grand vers. L’un était le père maternel, un serrurier, qui avait fait à pied son tour de France et était allé de ville en ville avec les rubans et la canne des Compagnons du Devoir. L’autre était un lointain aïeul, nommé dans un acte notarié du commencement du XVIe siècle « Richepin, d’erratique extrace, violoneux ménétrier » : celui-là c’était l’ancêtre véritable, le musicien errant, le poète de la grand route qui revivait dans son arrière-neveu. Ce ménétrier l’enchantait, mais ne lui suffisait pas. Il avait imaginé, pour mieux se comprendre lui-même, une ingénieuse théorie ethnographique. La Thiérache était, depuis des siècles, le lieu de passage des bohémiens. Or, il arrive parfois que ces nomades se fixent et l’on rencontre quelques-unes de leurs tribus établies le long de la route depuis la Roumanie jusqu’à l’Espagne. Suivant lui, une de ces tribus avait dû s’arrêter dans la haute vallée de l’Oise, car les vanniers de Wimy ont le type de la race et en exercent le métier héréditaire. Que les Richepin, devenus de paisibles laboureurs et maintenant enracinés dans le sol, aient été les fils de ces voyageurs, cela ne faisait aucun doute pour votre confrère. Cette heureuse théorie lui permettait de s’expliquer à lui-même jusque dans ses profondeurs, justifiait sa philosophie et l’autorisait, tout bon Français qu’il fût, à se dire Touranien.
Les études de l’adolescent n’eurent pas trop à souffrir de ce mouvement perpétuel. Il avait une merveilleuse mémoire où tout se gravait sans effort. Il vint à Paris pour se préparer à l’École Normale, et il y fut reçu en 1868. Il y rencontra quelques jeunes gens qui avaient du talent et du caractère et qui surent se faire un nom : votre confrère Émile Faguet ; Louis Liard, qui organisa notre enseignement supérieur ; Ernest Denis qui révéla aux Tchèques leur histoire et qui fut pour eux une sorte de père de la patrie ; Brochard qui, devenu aveugle, continua enseigner la philosophie antique avec le calme d’un stoïcien ; Homolle, qui découvrit les temples de Delphes ; Charles Bayet, le directeur de l’Enseignement supérieur qui, en 1914, s’engagea à soixante-quatre ans. Tous ces jeunes gens, fidèles aux traditions de l’École, vivaient avec les écrivains de l’antiquité. Jean Richepin les étudiait avec autant d’ardeur que ses camarades, mais déjà, à ses heures de loisir, il commençait à écrire la Chanson des Gueux.
Votre confrère, M. Paul Bourget, qui fut son ami de jeunesse, a raconté qu’il était allé un jour lui rendre visite à l’École Normale. En se promenant avec lui, Richepin lui récita de longs passages de Juvénal et de Claudien qu’il commentait avec admiration, puis, sans transition, il célébra le talent de Thérésa, la chanteuse populaire que tout Paris alors allait entendre. Ce jour-là, Richepin révéla son secret. Humaniste passionné, profondément sensible à la beauté du mot et du rythme, il rêvait d’un art rajeuni par la verve du peuple, d’un art à la fois familier et raffiné, qui serait celui d’un grand poète et d’un ménétrier de village. Ainsi, à vingt ans. Richepin était déjà lui-même.
Au moment où il terminait sa seconde année d’École, la guerre éclata. Il s’engagea, non pas dans l’armée régulière mais dans un corps de francs-tireurs, ce qui était tout à fait conforme à son caractère. On retrouve dans plusieurs de ses nouvelles et dans un de ses romans quelques épisodes de ces mois tragiques. Il accompagnait l’armée de l’Est dans sa retraite, sous un ciel glacé, sans officiers, sans vivres, sans espoir. Souvenir cruel, qui ne s’effaça jamais, et qui, en 1918, lui fit sentir plus profondément la joie de la victoire.
L’armistice signé, il rendit son fusil à l’arsenal de Besançon, revint à Paris et y trouva la Commune. Il en fut le spectateur. Il a mis dans quelques pages de son roman de Césarine et dans un chapitre de ses Souvenirs tout ce qu’il sentit alors d’horreur et de pitié. Monté sur le toit d’une maison de la rue de Vaugirard, il vit avec épouvante brûler les monuments de Paris, il entendit le canon de la barricade du Vieux-Colombier, les coups de feu dans la nuit, que suivaient des cris déchirants et des silences. Les cadavres qui emplissaient les rues, les ruines qui fumaient encore lui inspirèrent, nous dit-il, un si profond dégoût pour les dogmes politiques, qu’il se promit de ne vivre désormais que de la vie de l’esprit et de ne plus contempler le monde qu’en pur artiste — serment qu’il faillit ne pas tenir, puisque, avant la guerre il rêva, lui aussi, d’être député, mais les électeurs ne voulurent pas qu’il pût être infidèle à sa promesse.
Cette sombre tragédie, qu’il avait vue de si près, le remua profondément. Malgré ses résolutions, il ne pouvait en détacher sa pensée, et le premier livre qu’il publia fut consacré à un des principaux acteurs de la Commune, à Jules Vallès. Quand il l’écrivit, en 1871, on ignorait encore ce qu’était devenu Vallès après l’entrée des troupes à Paris. C’est plus tard que parurent, dans ces pages haletantes, où Vallès raconte lui-même comment il avait pu s’échapper. L’étude de Richepin sur ce réfractaire-né est pénétrante : il l’explique par l’orgueil ; il ne l’excuse pas, certes, mais il sent pour sa triste destinée de la pitié et pour son talent de l’admiration. Il s’exagérait d’ailleurs beaucoup ce talent fait de métaphores violentes, de paradoxes, et d’irrespect, mais il en demeura longtemps comme fasciné. Jules Vallès, c’est l’esprit qui nie, et, dans certaines pages des Blasphèmes, il me semble reconnaître son accent.
La guerre avait éloigné Richepin de l’Université : il ne songea pas à y revenir. À l’existence régulière du professeur il préféra l’indépendance et la lutte. Il prit alors comme devise la parole antique : Malo periculosam libertatem. « Je choisis la liberté avec ses périls ». Cette vie nouvelle, que la légende décora de toutes les aventures, fut, en réalité, une vie de courage et de grand labeur. Il dut comme Vallès, vivre de sa plume ; mais, s’il fut un irrégulier, il ne fut pas un réfractaire. Il ne jeta pas l’anathème à la société sous le prétexte qu’elle l’avait instruit en le laissant pauvre ; car il ne pensait pas avoir d’autres droits à la fortune que ceux que donne le travail. Il ne maudit personne. Il avait en lui trop de jeunesse pour être amer, et il ne songeait guère à refaire un monde qu’il avait tant de plaisir à contempler.
Il explorait alors Paris, qu’il a toujours aimé avec passion. Ces tableaux parisiens qu’il improvisait pour les journaux nous semblent aujourd’hui aussi mélancoliques que de vieilles photographies jaunies, car ce Paris, que nous avons encore connu dans notre jeunesse, n’est plus qu’un ses impressions et de songe au hasard d’impressions e ses rencontres qu’il achevait Chamson des Gueux. Il eut plus de peine à la publier qu’à l’écrire ; car, pendant trois ans, elle lui fut refusée par les éditeurs. Elle parut enfin, en 1876, et le succès en fut éclatant. Du jour au lendemain il fut célèbre et il apparut comme le vrai poète de sa génération.
Ses vers, en effet, faisaient un vif contraste avec ceux des contemporains. Victor Hugo donnait alors les poèmes sibyllins de sa vieillesse : on les accueillait avec le respect dû à ce demi-dieu, mais ils semblaient hors du temps et de la vie. Sully Prudhomme, dont la tendresse inquiète, les fines nuances avaient enchanté les dernières années de l’Empire, dont les jeunes gens récitaient à mi-voix les vers, devenait un métaphysicien et luttait avec des abstractions. Le grand poète du temps, celui qui apparaissait comme le successeur de Victor Hugo, était Leconte de Lisle, le chef du Parnasse. Cet artiste hautain, qui était né sous les tropiques, dans une île de l’Océan Indien, sentait le monde comme un Hindou. Pour lui le néant seul était divin, et la mort nous rendait
le repos que la vie a troublé.
La vie n’étant qu’un rêve, il ne s’intéressait qu’aux grands rêves de l’humanité, aux mythes et aux cosmogonies. Il les exprimait dans une forme d’une implacable perfection. Il ne nous faisait pas vivre avec des hommes mais avec des dieux. Chez lui, la Grèce elle-même si divine de jeunesse, apparaissait métamorphosé en statue de marbre de Paros.
Les contemporains avaient quelque peine à respirer dans ce pur éther ; il leur sembla que Richepin leur ramenait les souffles de la terre. Dans sa Chanson des Gueux, il les invitait à accompagner le vieux mendiant qui a faim et qui a soif, le vagabond qui marche en chantant sous la pluie, qui couche l’été dans les prés et l’hiver dans les granges. Il leur montrait le rôdeur nocturne, le dormeur des terrains vagues, étendu dans l’herbe rousse, près des tessons, casquette sur le visage, le gamin de Paris, qui s’élève par l’ironie au-dessus du destin ; — société peu choisie, parlant une langue cynique, mais peinte avec une vie, une verve, une joie d’artiste, qui désarmait les critiques les plus austères. Il y avait sur cette basse humanité, une palpitation, de lumière, qui faisait penser aux toiles de ces impressionnistes qui commençaient à peindre au moment où Richepin commençait à chanter. Ce poète, qui avait choisi les pires modèles, mais qui en avait le droit, puisque, avant lui, de grands artistes, Callot, Murillo, avaient fait des chefs-d’œuvre avec des gueux ; ce jeune poète qui semblait un irrégulier et qu’on eût volontiers imaginé sur le modèle de ses héros, se trouvait être l’artiste le plus savant, le plus raffiné dans son apparente négligence, le plus sûr de son rythme et de son vocabulaire. Il fallut reconnaître qu’il s’apparentait à une grande lignée de poètes français, à Régnier, à Villon.
C’est à Villon qu’on le comparait alors le plus volontiers, mais il y avait bien des différences. Le monde que nous a peint Villon, avec une sensibilité si frémissante et un art souvent si exquis, c’est le sien. L’érudition moderne ne nous permet de nourrir aucune illusion à ce sujet. Ce grand poète, qui eut des accents d’une si adorable mélancolie, qui se confessa à nous avec une si touchante humilité, faisait partie d’une bande de voleurs. Il partagea avec ses complices les cinq cents écus d’or dérobés au Collège de Navarre. Les archives nous ont appris que plusieurs des amis qu’il nomme dans ses vers furent pendus, et il fut, lui-même, en grand danger de l’être. S’il a écrit parfois en argot, c’est que l’argot était la langue naturelle des compagnies qu’il fréquentait.
Votre confrère, Messieurs, s’il a été contraint parfois de regarder d’assez près le monde qu’il peignait, n’y a jamais vu qu’un objet d’études. Il l’a contemplé en pur artiste. En cela, il fut fort différent de Villon ; il eut cependant, comme lui, la disgrâce d’être emprisonné. Quelques vers trop libres de la Chanson des Gueux attirèrent l’attention de la Justice. La République, dans ses premières années, avait une gravité spartiate. Le poète eut beau représenter que les mœurs de ses héros n’étaient pas les siennes et qu’il n’était pas juste de châtier dans un auteur les fautes de ses personnages, il n’en fut pas moins condamné à un mois de prison. Il en fut consolé par des lettres de Victor Hugo et de Flaubert, par la sympathie de la critique et l’admiration de la jeunesse.
Cette Chanson des Gueux est une œuvre d’art pur, qui peut choquer parfois nos délicatesses, mais qui n’est ni corruptrice ni dangereuse. On n’y sent aucune révolte, contre l’ordre social et le problème de l’inégalité des conditions n’y est même pas posé. On devine par quelques vers, jetés çà et là, que Richepin l’eût résolu en poète. Suivant lui, le bonheur s’offre à tous, et le plus misérable possède les plus belles choses de ce monde : l’aurore, le coucher du soleil, le printemps, la forêt, la mer, la nuit étoilée : ces merveilles deviennent la propriété de ceux qui les aiment.
Mais les misérables, dégradés par le vice, qu’il nous montre, ont-ils encore assez d’âme pour sentir la beauté des choses ? On regrette que le poète ne se soit pas élevé de la misère jusqu’à la pauvreté. Pour le moyen âge la pauvreté était une vertu. C’était une pure jeune fille qui se fiançait avec les saints. La pauvreté affranchissait l’âme, la faisait libre pour qu’elle pût admirer et aimer ; et c’est parce qu’il ne possédait rien en ce monde que saint François d’Assise, l’âme débordante de richesses, avait chanté la plus belle chanson faite sur la route par un mendiant : le Cantique du Soleil.
Le succès de la Chanson des Gueux introduisit Richepin dans la société des poètes et des critiques. Il fut accueilli par Victor Hugo, qui lui fit l’honneur de lui lire un poème qu’il venait de composer. Il se lia avec Théodore de Banville, dont la fantaisie l’enchantait depuis longtemps. Il entendit, au vieux café Tabouret, Barbey d’Aurevilly, jouant à ses auditeurs ce qu’il appelait « une sonate de conversation ». Le cercle des admirateurs du jeune poète s’étendit, et, avant trente ans, il connut la gloire.
La publication des Blasphèmes qui suivit, à quelques années d’intervalle, celle de la Chanson des Gueux, étonna, et, il faut bien le dire, attrista les amis de Richepin. Un de ses fidèles compagnons de jeunesse alla même jusqu’à se détacher de lui. C’est qu’en effet, jamais poète n’avait mis tant de fougue à nier tout ce qui soutient les hommes. Il annonçait qu’il allait détruire les idoles et il ne laissait rien subsister dans l’âme dévastée. Il ne se contentait pas de tourner en dérision les espérances de l’humanité, de confondre toutes les religions dans le même mépris, il faisait le procès de l’esprit humain lui-même. Il affirmait que la pensée n’enfante que des illusions et que la science qu’elle crée n’a pas plus de réalité que ses rêves. Il prenait en pitié le XVIIIe siècle, qui avait cru à la raison et le XIXe qui avait cru au progrès. Il invitait l’homme à cesser enfin de chercher dans le chaos des lois qui n’y sont pas et à reconnaître franchement que le chaos était l’unique réalité. Un pareil livre laissait la pensée devant le vide absolu.
Il n’y a pas lieu d’insister longuement sur un ouvrage dont il a parlé lui-même plus tard comme d’un accès de fièvre juvénile. On peut bien remarquer, toutefois, que les paradoxes qu’il y soutenait étaient si excessifs qu’ils cessaient presque d’être dangereux. D’autre part, on sentait dans ces vers un si vif amour de la rime riche et du développement harmonieux, qu’on avait beaucoup de peine à se persuader qu’ils fussent autre chose qu’une œuvre de virtuosité toute pure. Ce n’était pas l’Éthique de Spinosa. Ce n’était pas non plus le poème de Lucrèce avec sa gravité sacerdotale et sa tristesse profonde. D’ailleurs, si le ciel était vide, il n’était pas possible de blasphémer et Capanée, quand il provoquait Jupiter, savait qu’il s’exposait à la foudre avait bien des raisons de croire que ce philosophe improvisé n’était qu’un artiste. Un écrivain épris de son art, comme il l’était, ne pouvait être aussi radicalement pessimiste qu’il voulait le laisser croire. S’il eût été convaincu du néant de toute chose, il n’eût pas eu le courage d’écrire, car, comme le dit Renan, « le jour où l’on s’est aperçu que tout est vain, il n’y a plus qu’à mourir ». Il se serait, tout au moins, enfermé dans le plus sombre égoïsme et il eût été réellement le Touranien qu’il se vantait d’être ; il eût professé le mépris de toutes les lois, et, comme il l’a écrit,
L’horreur de l’idéal et la soif du néant.
Mais, quand on lit les livres qui suivirent celui-là, on y trouve tout autre chose. Deux ans après Les Blasphèmes, il publia un roman qui en est comme la réfutation. Il l’intitula : Braves Gens, et il mérite son titre. Il y restaure tout ce qu’il a détruit et, d’un bout à l’autre, il y célèbre la charité, l’abnégation, l’oubli de soi.
Au moment où il fit paraître Les Blasphèmes, il annonça fièrement qu’il préparait un volume de vers qui s’appellerait Les Paradis de l’Athée. Il publia, mais il l’appela tout simplement : Mes Paradis. Il avait écrit Les Blasphèmes de vingt à trente ans ; il écrivit Mes Paradis de trente à quarante. Il avait beaucoup changé dans l’intervalle. Il avoue, dans la préface du livre, qu’il a été brûlé jadis « par une terrible fièvre d’orgueil ». Maintenant il a compris que la pensée était peu de chose au prix de l’amour, et ce n’est pas aujourd’hui qu’il se séparerait de ses vieux amis pour des opinions métaphysiques.
Quels sont donc ces Paradis qu’il célèbre ? Ce sont ceux qu’il découvre dans l’affection, dans la tendresse, dans les joies quotidiennes de la maison. Il est devenu père, et il chante à présent le sommeil de l’enfant, ses premiers pas, son émerveillement en face du monde. Il est tout attendrissement. Il ne songe plus à discuter, à lutter avec l’ange. Il rêve d’une humanité réconciliée par l’amour et il écrit :
L’enthousiasme seul fait ma philosophie.
On ne s’étonne pas qu’il ait créé alors ce petit drame attendri, si plein de délicatesse morale, qui s’appelle : Le Flibustier. Le poète sympathise sans effort avec la vieille Bretagne respectueuse, religieuse, et qui ne se reprend pas une fois qu’elle s’est donnée.
Je me garderai bien, d’ailleurs, en voulant défendre Richepin contre lui-même, de le transformer en moraliste ; il y aurait là quelque naïveté et ce serait le trahir. Ce fut, avant tout, un artiste épris de la beauté du monde et de la beauté des mots. Ses meilleurs livres sont des œuvres d’art pur. Parmi ses recueils de vers, un des plus remarquables est certainement La Mer, parce qu’il n’est que couleur et musique. Cette mer qu’il a chantée avec tant de ferveur, pour laquelle il a écrit des vers qu’on pourrait appeler liturgiques, n’est pas la mer du Midi mais l’Océan. Né en Algérie, le poète, qui ouvrit les yeux sur des paysages d’Afrique, n’était cependant pas un méditerranéen. La nature du Sud, avec ses montagnes sculptées, sa végétation métallique, qu’on dirait ciselée par un orfèvre, cette nature artiste, qui semble porter l’empreinte du génie grec, ne l’attire pas. Il a vu l’Italie, il est revenu en Algérie, et ces voyages ne lui ont rien inspiré. De l’Espagne, qu’il a parcourue, il a rapporté des Nouvelles, où il n’a pas dessiné un seul paysage, mais où il a essayé de peindre les violents contrastes de l’âme espagnole. En vrai romantique, il fut attiré par ce qu’il y a de changeant, d’indéterminé, de mystérieux dans le monde du Nord. La mer qu’il aima, ce fut la mer bretonne, les pâles soleils dans la brume, les ciels orageux, les grands vents, la houle du large et les puissantes vagues qui viennent de l’autre côté de la terre. S’il ne s’est pas engagé comme matelot, ainsi que le veut la légende, il a au moins vécu avec les matelots. Il a navigué sur l’Océan, le long des côtes de France, et il a accompagné les pêcheurs normands dans la Manche. Parfois, il a fait le quart, les yeux fixés sur l’étoile polaire, « la sainte étoile du Nord », comme il l’appelle. Mais il a surtout passé de longues heures sur le rivage en contemplation devant la mer, qui lui apparaît tantôt comme une puissance terrible, tantôt comme une divinité bienfaisante. Ces mille impressions, il les a fixées dans des vers qui sont peut-être les plus pittoresques qu’il ait écrits. L’art en est extraordinairement varié. Parfois, il est attentif au petit détail comme un miniaturiste, minutieux comme un émailleur. Il dessine avec le pinceau d’un artiste japonais la volute d’une vague suspendue dont l’écume s’envole dans le vent. Il nous montre un creux de rocher rempli d’eau de mer, avec ses crevettes, ses algues, ses poissons, ses coquillages sur le sable d’or, et l’on croirait voir un de ces plats où Bernard Palissy nous fait apparaître le fond d’un ruisseau à travers l’eau transparente ; mais soudain il peint une fresque large et tumultueuse dans la manière de Jules Romains, une tempête qui devient une bataille de géants. Des chansons de marins, qui semblent avoir été composées par un pêcheur raccommodant ses filets, alternent avec un grand poème cosmogonique où l’eau, comme chez les vieux philosophes ioniens, apparaît comme le principe de toute chose. Fleurs de la mer qui paraissent vivre, animaux marins qui ressemblent à des fleurs, galets du rivage qui, à l’heure du couchant, forment une mosaïque de pierreries, toutes ces merveilles de l’Océan nous sont peintes par le mot, par le rythme, avec une incomparable virtuosité. Le poète avait rêvé son œuvre mille fois plus belle encore, il met cependant en elle toute son espérance. Il la jette comme une bouteille à la mer : « O flots », s’écrit-il,
Vous la déposerez sur les plages futures.
L’œuvre de Jean Richepin est extrêmement vaste ; il a écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des poèmes, des chansons, d’innombrables articles de journaux ; jusqu’à sa mort, il n’a cessé de créer.
Tous ces livres se reconnaissent à un caractère commun, qui est une sorte d’ivresse d’indépendance. C’est là la marque du poète. En cela il fut profondément romantique, car il a défini le romantisme : « l’avènement de la liberté ». Il rêva d’une sorte d’affranchissement absolu, où l’homme ne serait soumis ni aux lois, ni aux conventions sociales, où il irait, léger comme un esprit, à la conquête de l’aventure, de la beauté du monde, de l’amour. S’il eût vécu au moyen âge, il eût-chanté les chevaliers errants de la Table Ronde et la conquête du Saint-Graal. Car son rêve s’apparentait au rêve celtique. Aller à travers les batailles, les fêtes, les épreuves et l’amour à la recherche d’un objet mystérieux qu’on ne trouve pas, et qui est le symbole du bonheur, n’est-ce pas là l’éternelle aspiration des poètes du moyen âge aussi bien que de Richepin ? Mais, comme il était de son temps, comme il ne pouvait chanter ni Lancelot ni Perceval, il a choisi comme héros les pauvres voyageurs des grands chemins, ceux qui suivent la route sans se fixer jamais, sans arriver nulle part.
Il commença par célébrer ces bohémiens dont il s’imaginait descendre. Mais pour les décrire, il fallait d’abord les connaître. On l’a représenté accompagnant leur caravane à travers la France, vivant de leur vie et partageant leur misère : la vérité, qu’il a rétablie lui-même, est un peu différente. Il sut gagner la confiance d’une troupe de bohémiens qui campait sur la prairie aux environs de Fontainebleau. Une vieille gitane l’avait pris en affection, parce qu’il ressemblait au fils qu’elle avait perdu. Il entra dans l’intimité de ses nouveaux amis, connut leurs usages, leurs croyances, leurs traditions. Un jour, il vit arriver un peintre qui posa son chevalet en face de la tribu. Le chef de la troupe, en effet, venait de louer tous ses bohémiens comme modèles, sans en excepter Richepin, car c’était lui qui semblait représenter le type de la race avec le plus de perfection. Il posa avec beaucoup de bonne grâce. De sorte qu’il y a, aujourd’hui, quelque part, une halte de bohémiens, où votre confrère figure, et où sa présence donne au tableau son accent de vérité. Il se vit bientôt contraint de se séparer d’une société, où il trouvait tant à apprendre, parce qu’une jeune bohémienne, ne doutant pas de la pureté de sa race, lui avait manifesté le désir de l’épouser. Il ne crut pas pouvoir pousser jusque là le dévouement à la littérature.
Sa rencontre avec ces nomades éveilla en lui tout un monde poétique ; et c’est alors qu’il écrivit Miarka, roman dont il eût pu faire aisément un poème. Du bohémien, du misérable vagabond qui s’en va sur la route avec sa voiture, où l’on aperçoit d’ordinaire des enfants basanés, une vieille sibylle de Michel-Ange et une jeune femme qui porte aux oreilles de lourds anneaux d’argent, de cette pauvre famille errante il n’a voulu voir que la poésie, le mystère, la science augurale. Il a aimé l’indépendance farouche, les voyages éternels de cette race étrange, qui ne veut ni naître, ni vivre, ni mourir sous un toit, qui va de l’Inde à Grenade, en suivant des routes immuables comme les oiseaux migrateurs, qui ensevelit ses morts les jambes pliées, pour signifier qu’ils ont marché sans cesse et ne se sont reposés jamais.
Ce peuple extraordinaire apparut en France, pour la première fois, pendant la Guerre de Cent Ans. Afin d’attirer la pitié des chrétiens, les bohémiens leur racontaient qu’ils venaient d’Égypte et que Dieu, pour les punir de n’avoir pas accueilli jadis la Sainte-Famille, leur avait imposé de longs voyages avant d’obtenir leur pardon. Ils n’étaient pas baptisés, il est vrai, mais ils n’en vénéraient pas moins Sara, la servante de Marie-Madeleine, qui avait abordé avec elle sur les rivages de la Provence, et qui était de la même race qu’eux. Aujourd’hui encore, les bohémiens se rendent chaque année au tombeau de Sara, dans l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer.
Nous savons maintenant que ces nomades ne viennent pas de l’Égypte, comme ils le racontaient, mais de l’Hindoustan, car leur langue s’apparente à celle du Nord de l’Inde. Ils se mirent en mouvement au moment des invasions arabes et les mots grecs et slaves qu’ils emportèrent avec eux, nous permettent de les suivre à la trace depuis la Syrie jusqu’aux Balkans. Ils avaient des rois qui faisaient respecter leurs antiques coutumes. Leur unique divinité était le destin, maître implacable qu’on ne saurait fléchir, mais dont on peut connaître les arrêts, car les secrets de l’avenir sont inscrits dans les lignes de la main et dans les signes prophétiques des tarots.
Peindre ce peuple sans foyer, qui semblait l’image de la liberté, c’était une entreprise bien faite pour séduire un poète, et un poète qui croyait presque descendre d’un de ces rois errants. Il imagina une fable poétique. Sa gracieuse Miarka n’est bohémienne qu’à demi, puisque sa mère était chrétienne et peut-être eût-elle consenti à enfermer sa vie dans le village de la Thiérache, où le hasard l’avait amenée, et à épouser son jeune voisin, si sa grand’mère, une pure gitane, qui incarne le génie de la race avec une grandeur sauvage, ne lui eût rappelé ses devoirs et annoncé son destin. Elle sera reine un jour et elle doit connaître la science de son peuple. C’est pourquoi, elle lui lit chaque nuit les quatre grands livres, où est enfermé tout le savoir que les gitanes ont acquis en parcourant la terre. La jeune fille apprend ainsi l’art de connaître l’avenir, la vertu des plantes, l’histoire des ancêtres et les chansons qu’ils chantaient en marchant. La grand’mère meurt et Miarka attend, comme une-hirondelle captive, le moment de prendre son vol. C’est une page épique que l’apparition sur la route de la grande tribu bohémienne avec ses cinquante voitures pleines de femmes et d’enfants, ses hommes sveltes, aux jarrets nerveux, armés de bâtons ferrés par les deux bouts, ses ours muselés, le nez traversé par un anneau de fer, son jeune roi de vingt-cinq ans, vêtu de velours et de soie, les yeux ardents, la chevelure sombre comme la nuit. Miarka apparaît avec son costume de bohémienne et la tribu aussitôt reconnaît sa reine. Le roi la reconnaît lui aussi, et lui dit simplement : « Je t’attendais » et le couple s’envole, dit le poète,
Dans les aventures, dans le vent qui passe,
Dans la liberté, dans l’amour.
Ce poème de la vie libre qu’il avait esquissé dans Miarka, il lui donna sa forme parfaite dans Le Chemineau, la pièce la plus célèbre de son théâtre en vers. Là, enfin, il créa un héros suivant son cœur, un héros en qui il incarna son rêve de liberté, de gaîté, de bonté. Ce chemineau, qui se loue dans les fermes pendant huit jours pour la moisson, puis qui s’éloigne et qu’on ne revoit plus, est un poète. Il veut être libre pour pouvoir jouir à toute heure de la lande et de la forêt, du vent et du soleil. Ses plaisirs sont simples et profonds : la faim et la soif lui font sentir la saveur du pain et la fraîcheur de l’eau ; la pluie et la neige, la douceur de la grange. En repassant par le village où il s’était arrêté, il y a plus de vingt ans, il retrouve la femme qu’il a aimée un instant, et le fils qu’elle lui a donné, sans qu’il l’ait su. À peine a-t-il paru que la joie qu’il porte en lui devient contagieuse : il apaise toutes les querelles, et rend son fils heureux en le mariant à la jeune fille qu’il aime. Il a maintenant une maison où l’on voudrait le retenir ; il pourrait y vieillir doucement, s’y endormir dans le bonheur ; il ne le veut pas ; il reprend son bâton et disparaît sur la route.
Ce chemineau est un symbole. Il est l’idéal qui ne doit jamais abdiquer. Il enseigne que le rêve doit être préféré au bonheur, et cela ne déplaît pas au public, qui met d’instinct comme les imagiers de Chartres, la vie contemplative au-dessus de la vie active. Ce chemineau, c’est Richepin lui-même, tel qu’il voulait être. Pour lui, le rôle du poète, c’est de rendre, avec ses rêves, la vie plus belle, plus douce, plus légère autour de lui, puis de s’en aller à la conquête d’autres rêves. Le poète, comme le chemineau doit mourir sur la route, c’est-à-dire chanter jusqu’au bout, rester, sans défaillance, fidèle à son idéal.
Le Chemineau est le plus populaire des ouvrages de Richepin, parce qu’il y a exalté un des sentiments profonds, de l’âme humaine. L’homme porte en lui un instinct migrateur qui l’entraîne vers l’inconnu. Au moyen âge des millions d’hommes s’en allaient vers Rome, vers Compostelle ou vers Jérusalem. Les pèlerins inquiets d’aujourd’hui cherchent la beauté ou la nouveauté par toute la terre : ils peuvent reconnaître quelques traits d’eux-mêmes dans le chemineau.
La conquête de la liberté, l’affranchissement d’un peuple, d’une cité, d’un esprit, tel est le sujet le plus fréquent des drames de Richepin. Tout ce qui pèse sur l’homme, tout ce qui le limite, lui semble une insupportable contrainte. Il ne s’est jamais demandé s’il n’y avait pas une force dans la règle acceptée. Il resta toujours fidèle à l’idée romantique que le seul personnage poétique est celui qui est en dehors des lois.
Dans cette ivresse d’indépendance, dans cette impatience de toute règle, il demeura pourtant profondément respectueux des règles de son art.
Il eut d’abord le culte de la langue. Peu d’écrivains en ont mieux connu que lui toutes les richesses. Je tiens de plusieurs de vos confrères qu’il s’intéressait vivement aux discussions que fait naître à l’Académie la composition du dictionnaire ; sa mémoire, toujours présente, ne manquait jamais de lui fournir des arguments, c’est-à-dire des exemples empruntés à nos grands écrivains de tous les siècles. Il a consacré une de ses meilleures odes à la langue française. Il chante avec un accent presque religieux :
Ces milliers d’astres radieux,
Ces mots à l’immortelle flamme,
Où revivent, nous créant l’âme,
Les âmes de tous nos aïeux.
Il a senti profondément le mystère de ces mots qui passent de bouche en bouche, et qui semblent, au cours des âges, s’imprégner de lumière, se charger de passion, de tristesse ou d’amour. « Songez, disait-il dans son discours à l’Académie, à toutes les générations qui les ont répétés, ces mots, sans les avoir appris autrement que pour les avoir cueillis dans le parler des aïeules, des mères, des amantes, et qui les ont vus ensuite refleurir sur les bouches roses des enfants. Songez aux joies, aux peines, aux labeurs, aux espoirs, aux prières, aux passions, qui ont ri, pleuré, soupiré, crié, vécu, avec ces mots pour truchements, pour confidents, pour amis. Songez qu’ils ont été, ces mots, la voix du paysan labourant sa terre natale, du marin sillonnant le mobile désert des eaux, du soldat qui va se faire tuer pour le pays, de l’ouvrier qui dompte tous les monstres de la matière, du mendiant qui prie, du vagabond qui rêve... des vieilles grand’mères, grillons au coin de l’âtre ou cigales au soleil, contant les légendes, fredonnant les refrains, et, sans cesse égrenant, comme des grains de rosaire, des dictons, des proverbes. » Richepin, comme Victor Hugo, n’est pas éloigné de croire qu’il y a dans le mot, quelque chose de magique. Les poètes pensent sur ce point, comme les peuples primitifs, qui accordent aux mots une toute-puissance qui enchaîne même les dieux.
Richepin aurait voulu ne laisser perdre aucun de ces mots précieux. Dans son riche vocabulaire, il y a des mots de la vieille langue picarde qu’il avait recueillis chez les paysans de la Thiérache et qu’il voulait remettre en honneur.
Il aimait tant le parler populaire qu’il est allé jusqu’à accueillir l’argot. Ce fut une erreur de jeunesse qu’il ne renouvela pas dans la suite. À vingt-cinq ans, il n’avait pas encore senti que l’argot est, pour le français, un danger. L’argot, qui pénètre de plus en plus dans la langue parlée, la déforme, y introduit une ironie cynique, jette une sorte de discrédit sur les mots les plus nobles. Favoriser cette invasion de barbares sans naïveté, c’est vouloir que, dans un siècle, les Français soient obligés de lire La Fontaine à l’aide d’un dictionnaire. Il faut vivre à l’étranger pour sentir avec quelle délicatesse on doit toucher à une langue que parle encore la société polie de tous les pays. Richepin, n’eut d’ailleurs pour l’argot qu’une curiosité d’artiste : comme Balzac, comme Victor Hugo, il fut attiré par le mystère de cette langue étrange. Mais, les philologues nous ont appris que l’argot n’était ni aussi mystérieux, ni aussi orignal qu’on l’avait cru. Ce jargon, parlé des gens sans aveu, originaires de tous les pays et réunis pour le crime, a fait des emprunts à toutes les langues, à l’espagnol, à l’italien, à l’allemand, aux dialectes de nos provinces. Mais ces mots, déformés et rendus hideux avec un art satanique, sont devenus presque méconnaissables. Ce sont les estropiés volontaires de la cour des miracles, ou plutôt, c’est ce personnage de Victor Hugo, à qui des voleurs d’enfants ont coupé les lèvres pour en faire « l’homme qui rit ». Avec son perpétuel, rictus, l’argot semble insulter au sérieux de la vie.
Richepin a été mieux inspiré lorsqu’il a mêlé à la langue si pure que parlent les personnages de son Chemineau quelques-unes de ces expressions rustiques, où se respire l’honnêteté de la vieille France.
Le poète qui professait le respect de la langue ne fut pas moins respectueux des règles de la versification Il fut, en cela, le plus fidèle des disciples de Victor Hugo. Il resta toute sa vie ébloui par la Légende des Siècles, « cette Bible, disait-il, du versificateur français ». — Dans plusieurs pièces des Blasphèmes et de La Mer, on retrouve le mouvement et la coupe du vers des grands poèmes où Victor Hugo prophétise l’avenir. Il a voulu, d’ailleurs, rivaliser avec tous les rythmes où se joue la fantaisie du poète, depuis les Odes et Ballades jusqu’aux Chansons des Rues et des Bois. Richepin est le seul homme de son temps qui ait eu la poitrine assez puissante pour emplir de son souffle une grande ode triomphale avec ses triples rimes féminines et ses quadruples rimes masculines. Il ne faut pas demander beaucoup de sens mais seulement beaucoup de musique à des poèmes qui veulent une si prodigieuse habileté verbale. Ces exercices de virtuose ne comportent guère une pensée suivie : orage, souffle des vents, fuite des nuages, rythme de la mer, voilà tout ce que peuvent exprimer ces grands morceaux d’orgue.
Il eut une sorte d’ivresse de la rime. Pour lui la rime n’est pas, comme pour les classiques, une esclave qui ne doit qu’obéir, elle est une maîtresse qui prend le poète par la main et le conduit vers des pays enchantés. La rime l’introduit dans un monde inconnu où il peut découvrir toutes les merveilles : entre deux rimes, il y a toutes les possibilités de l’univers. Il lui est arrivé parfois de faire de belles découvertes dans ces contrées inexplorées et de trouver dans la forêt le rameau d’or, mais parfois aussi il nous suggère l’image d’un habile cavalier qui jongle avec des boules brillantes. Disciple de Victor Hugo, il a quelquefois son mouvement, mais il n’a ni ses éblouissantes métaphores, ni sa grandeur épique, ni son génie visionnaire.
La poésie de Victor Hugo, c’était, comme le dit Verlaine, « une flèche que la France avait reçue dans le cœur ». Il semblait qu’il eût tué l’inspiration et qu’après lui il n’y eût plus rien à dire. Pourtant des poètes, qui ne désespéraient pas de l’art, cherchaient déjà des formes inconnues de la beauté. Ils ne voulaient plus d’une poésie qui ressemblât à de l’éloquence et qui ne laissât rien à deviner. Ils rêvaient d’une poésie un peu voilée, ouvrant des perspectives au songe, comme la musique, laissant affleurer l’inexprimable. Richepin, esprit logique, formé par la vieille Université, était peu préparé à se convertir à cette poétique nouvelle. Il n’était pas de ceux qui peuvent, comme le recommandait Verlaine, choisir ses mots « avec quelque méprise ». Jusqu’à la fin sa vie, il resta attaché aux formes oratoires de la poésie ; il n’eut jamais aucune peine à écrire les vers éloquents d’un drame ou ces grands poèmes officiels qui se prononcent au pied d’une statue. Cependant, il sentit, lui aussi, l’inquiétude de sa génération, il rêva de quelque chose de nouveau et il le trouva, car il s’affranchit parfois de Victor Hugo par la chanson populaire.
Une des croyances de Richepin, qu’il partagea d’ailleurs avec toute la génération romantique, ce fut une foi mystique dans la puissance créatrice du peuple. Le XIXe siècle a longtemps attribué quelques-unes des plus belles œuvres du passé à l’instinct populaire. Mais une étude plus attentive de ces chefs-d’œuvre a montré qu’on avait trop donné au génie inconscient. Les épopées du moyen âge ne se sont pas faites avec des chansons transmises de bouche en bouche pendant des siècles et assemblées par des rhapsodes. Votre confrère, M. Joseph Bédier, a prouvé au monde savant qu’elles étaient l’œuvre d’hommes de génie qui connaissaient les règles de leur art aussi bien que les poètes d’aujourd’hui. Ce sont eux qui inventèrent presque entièrement ce que nous prenions pour des légendes. Ils ont, certes, exprimé la pensée de leur temps, mais le peuple ne leur a guère donné autre chose que son admiration. Les cathédrales, non plus, ne se sont pas élevées toutes seules, et il n’a pas suffi que le peuple s’attelât aux chars en chantant des cantiques, pour que la nef de Chartres ait surgi par enchantement. Ces magnifiques églises sont, au contraire, des chefs-d’œuvre de science, et d’une science si raffinée, qu’il a fallu un siècle d’études à nos archéologues modernes pour en retrouver tous les secrets. Dans la savante disposition des statues, dans le symbolisme des vitraux, nous devinons un ordre imposé par de grands esprits. Ainsi, dans ce moyen âge que l’on crut longtemps le domaine enchanté de la fantaisie populaire, nous ne découvrons que de hautes intelligences. La science moderne est aristocratique, elle remet en honneur l’individu que le XIXe siècle avait voulu dissoudre dans la communauté. Nous voyons clairement aujourd’hui qu’il ne s’est jamais rien fait de grand dans le monde sans de grands hommes. Il semble que le génie populaire ne soit que l’air que respirent les artistes, le fluide qui enveloppe leurs créations. C’est en ce sens seulement que le peuple collabore avec eux.
Le peuple cependant n’est pas toujours muet, il ne se contente pas toujours de déléguer sa pensée aux grands poètes, il l’exprime lui-même quelquefois. Il parle alors par la chanson populaire. Donc le peuple n’a pas fait la Chanson de Roland, il fait en revanche les mille chansons qui volent de bouche en bouche, et sur ce point Richepin a raison. La plupart de ces petits poèmes ont été composés par des artistes sans lettres, des bergers, des servantes, des pêcheurs, des valets de charrue, qui écoutaient une voix intérieure. L’art y est remplacé par l’instinct, la rime n’est qu’une assonance, le rythme est celui de la marche ou de la danse, le refrain redouble la joie ou enfonce la douleur dans l’âme. L’histoire qu’on nous raconte, vague comme une rêverie, semble faite pour être devinée ; c’est un léger canevas où chacun peut broder ses songes. Le naïf poète balbutie, il peut à peine exprimer ce qu’il sent, et il nous émeut tout à coup par un mot venu du cœur, qui l’égale aux grands artistes. Il est des chansons ironiques, il en est de cyniques, mais la plupart expriment les sentiments les plus délicats de l’âme : la tendresse, la fidélité, l’amour pur. Les amants que la fatalité a séparés sont ensevelis, l’un près de l’autre, au bord du chemin de Saint-Jacques, et les pèlerins qui passent cueillent une fleur sur leur tombeau et disent pour eux une prière. Ces humbles chansons nous laissent deviner tout ce qu’il y eut de délicatesse morale chez nos vieilles races.
Jean Richepin aima infiniment cette flore rustique, cette bruyère de la lande. Il excellait à commenter ces chansons populaires, qu’il étudiait avec autant de respect que les œuvres des grands poètes. Il a voulu les égaler, et il y a parfois réussi. À force d’art, mais surtout à force de sympathie, il a retrouvé leur inspiration. Il arrive à ce lettré de penser, de sentir, de chanter comme un matelot breton, comme un soldat qui ne sait pas lire, comme un mendiant. On dirait qu’il trouve sans effort ces vers, qui sont des énigmes, mais qui ouvrent des perspectives au rêve, ces refrains qui soulèvent la chanson. Il a la verve gauloise, il a aussi la tendresse, et la complainte de la Glu est restée dans toutes les mémoires. C’est par la chanson qu’il s’est exprimé lui-même, qu’il a échappé au vers romantique, qu’il a réalisé ce désir de nouveauté qui tourmente toutes les générations.
Ce poète qui avait retrouvé le secret de la chanson populaire, dont les héros étaient des vagabonds et qui semblait avoir fermé pour jamais tous les livres, n’était peuple qu’en apparence. Il portait profondément l’empreinte de sa première éducation. Il demeurait un humaniste épris d’antiquité, et nous le voyons parfois se métamorphoser en poète alexandrin. Tantôt il traduit une idylle de Théocrite, et tantôt il paraphrase des vers de Juvénal. Il décore sa Chanson des Gueux d’un petit poème de l’Anthologie, comme à Rome les maisons qu’habite le peuple s’embellissent parfois d’un bas-relief antique. En vieillissant, il se sentait de plus en plus reconquis par cette antiquité qu’il avait adorée au temps de sa jeunesse ; mais l’antiquité qu’il aimait c’était toujours celle de Juvénal, de Stace, de Claudien. Il était moins sensible à l’art de Virgile, à cet art souverain, qui atteint à la perfection par le sacrifice. Il préférait les poètes qui vont jusqu’à l’extrême limite de l’art, qui croient n’être jamais assez ingénieux, jamais assez éloquents, jamais assez pittoresques ; il se reconnaissait en eux. C’est pourquoi il était moins séduit par la grandeur du génie romain que par les commencements de sa décadence.
Chez lui, les visions du passé prenaient aisément la forme d’un drame en vers. Il ressuscita dans La Martyre, qui fut jouée au Théâtre Français, la Rome impériale. Résurrection véritable, car le monde païen nous y apparaît vivant et palpitant. Le cabaretier, la courtisane, le gladiateur qui combat avec deux épées, le laveur de cadavres, le soldat de la légion illyrienne, toute cette plèbe, qu’il a rassemblée dans la taverne du quartier de Suburre, est vraie comme celle de Pétrone, colorée comme celle, de La Chanson des Gueux. La patricienne Flammeola, de l’antique famille des Minucii, n’est pas moins vraisemblable. Jeune, belle, riche, elle est lassée de tout avant d’avoir vécu. Ni ses jardins, où les statues se détachent sur la sombre verdure, ni son philosophe grec qui lui propose des raisons de vivre, ni son marchand de curiosités qui rassemble pour elle des raretés venues des extrémités de la terre, ne réussissent à la distraire plus d’un instant. Mais elle entend la parole d’un jeune apôtre chrétien et elle devient une femme nouvelle. Avec un sentiment très juste de l’histoire, Richepin nous a montré le christianisme atteignant à la fois la plèbe et l’aristocratie. Dès le premier siècle, Flavia Domitilla, parente de l’empereur Domitien, apporta le christianisme dans la famille impériale. Par quel profond travail de l’âme ces grandes dames romaines, que tout semblait devoir éloigner du christianisme, y furent-elles attirées ? Est-ce le dégoût du paganisme qui ne parlait pas au cœur, le vide d’une vie sans espérance, ou est-ce le courage des martyrs, la pureté de la vie chrétienne, la douceur de la parole évangélique qui triomphèrent de l’antique orgueil de la race ? Problème passionnant, mais sur lequel nous ne pouvons que rêver. Jean Richepin le résolut à sa manière. Sa Flammeola n’est pas séduite par la beauté de la religion chrétienne, mais par la beauté du jeune apôtre qui l’annonce ; de sorte qu’elle meurt martyre, non de la foi, mais de l’amour. Il faut avouer qu’avec des adeptes de cette sorte, l’Église n’avait aucune chance, de faire la conquête du monde. De ce drame chrétien, le christianisme est donc absent ; mais le paganisme y est peint avec les plus chaudes couleurs.
Épris d’antiquité et passionné pour la vie de son temps, poète alexandrin et poète populaire, Richepin semble fait de contradictions, mais ce n’est là qu’une apparence. Qu’il fasse parler un philosophe grec, ou chanter un vagabond, il a le même souci de la propriété du mot du mouvement de la phrase, de la convenance du rythme. L’amour de son métier d’écrivain fit l’unité de son œuvre et de sa vie, et il fut jusqu’à la fin ce qu’il était déjà à l’École Normale, un humaniste.
À mesure qu’il avançait dans la vie, sa vraie nature semblait se révéler à lui-même. Il sentait ce qu’il y avait eu de chimérique dans le rêve d’indépendance absolue, qui avait été celui de sa jeunesse. À vingt-cinq ans, il avait refusé d’enseigner, parce qu’il ne voulait porter aucun joug ; à soixante ans, il accepta d’être professeur. Pendant dix ans, il commenta les grands écrivains devant un auditoire de jeunes filles, avec le tact le plus parfait. Les professeurs doivent beaucoup à leurs élèves ; Richepin dut à ses jeunes auditrices de se dépouiller de ses derniers paradoxes et d’apparaître ce qu’il était réellement : un homme d’un goût sûr, plein de respect pour les maîtres, plein d’amour pour la tradition française. Personne n’a parlé de Bossuet avec plus d’enthousiasme que lui. Un des meilleurs cours qu’il ait faits est celui qu’il consacra au génie de la Grèce. Comme nous sommes loin des Blasphèmes ! Il nous montre dans la religion grecque l’image même du progrès moral et il nous fait admirer ce merveilleux génie qui, des divinités du chaos, a su faire naître les divinités de la pensée. Il comprend maintenant la grandeur du sentiment religieux, et il déclare que les mystères d’Éleusis, où l’on enseignait l’immortalité de l’âme, furent pour la Grèce une école de sagesse et de justice.
Il continua ses cours pendant toute la guerre. Dans ces jours tragiques, où nous luttions non seulement pour notre sol, mais pour notre langue et pour notre génie, il choisit comme sujet de ses cours les Fables de La Fontaine et les Chansons populaires de nos provinces, pour être plus près du cœur de la France.
La guerre dévoila, dans ce prétendu Touranien, un Français de la meilleure race. Il ne cessa pas un instant de soutenir les courages par sa parole puissante, qui emplissait les plus vastes amphithéâtres, par ses articles, par ses vers.
Il sentit profondément la joie de la victoire. Il débordait de reconnaissance pour nos soldats ; grâce à eux, disait-il, il était sûr désormais d’avoir son tombeau dans la terre de France.
Car il pensait maintenant à la mort. Un recueil poétique intitulé Les Glas, qu’il publia en 1922, est un livre de mélancolie : paysages nocturnes, où la lune brille au-dessus des tombeaux, fantômes du passé, soudaine apparition de la mort qui, du seuil, fait signe au poète, voilà ce qu’on découvre maintenant dans ses vers. Dans cette fuite de toute chose, l’art reste sa consolation. La création de l’œuvre d’art demeure pour lui l’acte désintéressé par excellence. Il est convaincu qu’il ne s’est pas trompé en s’efforçant d’embellir la vie et le monde. Le poète, nous dit-il, c’est un jeune archange descendu du ciel pour rendre visite à la fille d’un roi. Elle est si laide qu’elle a mis en fuite tous ses prétendants. L’archange leur persuade qu’elle a tous les charmes, fait rayonner sa laideur et finit par la transformer en beauté. C’est ainsi que le poète, en transfigurant la vie, nous la fait supporter et même aimer. La beauté du monde est un don qu’il nous fait. Il n’est pas jusqu’aux folies du poète qui ne soient utiles à l’humanité. Le Don Quichotte de Richepin, quand il revient à la raison, ne regrette pas d’avoir été fou : tout au contraire, il pense que sa folie était la sagesse même, puisqu’elle a donné aux hommes l’exemple du sacrifice, puisqu’elle leur a enseigné l’amour de l’idéal.
C’est ainsi que la pensée de Richepin allait s’élevant de plus en plus. Depuis longtemps déjà il avait l’inquiétude du mystère. Il avait découvert chez un théologien du XVIIe siècle, chez Thomassin, un passage qu’il a plusieurs fois cité et sur lequel il semble avoir beaucoup réfléchi : « L’âme, dit le vieux docteur, quand elle se possède pleinement, quand tous les sens font silence, sent au fond d’elle-même un principe souverain qui est au-dessus de la raison. » Thomassin parle à peu près comme Maine de Biran, qui dit dans son Journal : « Nous avons un sens particulier, qui est le sens de l’au-delà, lié aux parties les plus fines et les plus épurées de notre organisation. »
Votre confrère, Messieurs, en méditant, a-t-il découvert au fond de lui-même ce pressentiment du divin ? C’est un secret qu’il ne nous a pas confié et qu’il a emporté avec lui.