Réception de M. Abel Hermant
M. Abel Hermant, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. René Boylesve, y est venu prendre séance, le jeudi 26 janvier 1928, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
La langue française, dont ce grand Cardinal vous a constitués les gardiens, a bien des grâces, mais une entre toutes singulière, qui témoignera aux grammairiens de l’âge futur, en même temps que l’ingénuité de notre optimisme, la gentillesse de notre sociabilité. Elle possède, ainsi que tous les autres langages humains, de ces mots à double visage qui peuvent, selon le jour où on les met, signifier ou le mal ou le bien ; mais tandis qu’ailleurs, on n’oserait les employer, soit en bien ou en mal, sans marquer un peu lourdement, par quelque adjectif, la direction de l’intention, chez nous l’on ne désigne en termes exprès que la face d’ombre, et l’on veut croire que la face de lumière se signalera elle-même assez par son éclat. C’est notre façon de faire entendre qu’au regard de notre esprit ce qui va de soi et sans le dire, c’est le bien : il n’y a lieu de spécifier que le mal.
La fortune, cette capricieuse, est cependant présumée favorable si d’abord on ne l’a déclarée contraire, explicitement et en toutes lettres. Qui s’aviserait d’appeler « chance » tout court le hasard qui nous fait perdre au jeu ? On ne parle de la distinction, qui n’est proprement qu’une différence, que si l’on peut l’entendre à l’avantage de la personne distinguée. Enfin, et c’est où j’en voulais venir, votre dictionnaire m’instruit que « faire accueil se dit toujours en bonne part ».
Ah ! Messieurs, que je me sens d’obligations à notre langue maternelle ! Pour vous exprimer dignement combien me touche l’accueil que m’a ménagé votre bienveillance, voici qu’elle me fait presque un devoir de m’en tenir à ce simple mot d’accueil, et de retrancher toutes les épithètes qui me monteraient certainement du cœur aux lèvres, si je ne me surveillais pas. Cette discrétion recommandée n’est-elle pas le plus sûr moyen de vous plaire ? L’Académie a pour toutes les sortes d’excès une haine si vigoureuse que l’on ne saurait concevoir qu’elle souffrît ceux de la reconnaissance. Elle a toujours préféré qu’on lui rendit hommage sans trop de lyrisme ni d’effusion, et il paraît que les confrères mêmes de Corneille n’apprécièrent qu’à demi l’humilité un peu naïve de son remercîment. J’écouterai la leçon que vos traditions me suggèrent et je me conformerai docilement au goût de votre Compagnie. Je tiens à lui assurer d’abord que pas un de ses nouveaux élus ne lui a voué jamais un sentiment de gratitude proportionné si exactement à l’honneur qu’il en avait reçu.
Cet honneur, si je l’ai souhaité avec un peu de passion, il m’est loisible d’en réserver le secret ; mais je ne vois pas trop comment je pourrais espérer de vous taire que je l’ai désiré avec une longue constance. Pourquoi vous marchanderais-je, au surplus, un aveu qui est encore un hommage détourné, et celui où il se pourrait bien que l’Académie, si j’en crois sa réputation, ne fût pas le moins sensible ?
Je ne suis pas de ceux qui, tout récemment, ont découvert l’Asie et ne veulent plus suivre que ses conseils ; mais je ne ferme pas de parti pris l’oreille aux voix qui viennent de l’Extrême-Orient. L’une d’elles m’a enseigné, aux jours de la guerre, que la victoire est à celui qui tient pendant le dernier quart d’heure. Le peuple héroïque et courtois qui a répandu par le monde cette honorable maxime prend soin d’ajouter qu’il ne faut pas tenir de mauvaise humeur, mais en souriant. Je vous rappelle, Messieurs, qu’un illustre écrivain d’Angleterre, rival de notre Loti, a étudié à la loupe, anatomisé ce fameux sourire japonais, qu’il y a décelé cent choses diverses, où même l’on ne se fût guère attendu, mais qu’il n’y a pu apercevoir la moindre ombre d’impertinence ni aucun soupçon d’ironie.
Messieurs, lorsque j’évoque la figure charmante de celui que j’ai la douleur, en même temps que l’honneur de louer devant vous, et qui, selon l’ordre de la nature, aurait dû si longtemps me survivre, c’est aussi d’abord son sourire qu’il me semble que je revois. Bien qu’il eût je ne sais quoi d’asiatique, surtout quand René Boylesve portait cette longue barbe qu’il a depuis sacrifiée, ou humanisée, ce n’était point l’énigme du sourire nippon. Il y a toujours un rien de prétention dans une énigme, et Boylesve était la même simplicité. Ce sourire un peu contraint, dessiné à peine, n’avait pas même, à proprement parler, de mystère, hors celui par où la timidité se défend, sans haïr à se laisser deviner au travers ; il n’était, avec le regard, tour à tour malicieux ou triste, que le discret témoin de la vie intérieure.
Le xixe siècle, à son déclin, s’est, faute peut-être d’une information ou d’une culture suffisante, flatté de découvrir maintes choses qu’aux siècles précédents nos classiques avaient parfaitement connues et nommées. Je ne voudrais point, Messieurs, vous sembler être dupe de cette illusion, ni oublier que Bossuet donne à ses pénitents « des avis sur leur intérieur », que, dans sa paraphrase de l’Imitation, Corneille nous engage à « prendre soin de notre intérieur », et que Mme de Sévigné « rend compte de son intérieur » à Mme de Grignan. Toutefois, les hommes de la génération qui est venue au monde environ la même semaine d’années que René Boylesve avaient quelque sujet de douter que leurs aînés immédiats eussent de cet « intérieur » le souci prépondérant qu’ils se sentaient eux-mêmes disposés à en avoir ; et c’était là sans doute, à l’époque, le principal motif de ce malentendu qui, peu en importent les causes ou les prétextes accidentels, est fatal entre les générations qui se suivent.
Je me rappelle un tout jeune homme, de cette couvée précisément, dont le sérieux, l’humeur égale, mais taciturne, étonnait sa mère. C’était une de ces femmes qui, jeunes et frivoles sous l’Empire, n’avaient pu, sous un régime plus austère, ni renoncer à la jeunesse ni moins encore à la frivolité. Elle ne comprenait rien au caractère de son fils, c’est l’usage, et elle lui demandait à tout propos pourquoi il ne parlait pas pour ne rien dire, comme tout le monde. Il ne se lassait pas de répondre à cette mère, inquiète, d’un ton de supériorité :
— Ma mère, mettez-vous donc dans l’esprit que j’ai une vie intérieure.
Si Boylesve était de même génération, il n’était pas de même milieu, et je doute qu’il ait jamais eu occasion de faire pareille réponse à pareille question, qui témoigne une sollicitude peu compétente, mais pleine de bonne volonté. La province, où vous savez qu’il était né, marquait encore une petite différence ou, plus exactement, un petit retard sur Paris. En dépit de ce qu’a pu dire Alfred de Vigny, un peu prématurément, la distance et le temps n’étaient pas encore vaincus ; ils ne l’étaient pas du moins de façon si décisive qu’aujourd’hui. J’imagine donc que Boylesve enfant a été, dans sa paisible Touraine, l’objet de cette tendresse attentive, mais secrètement attentive, et d’ailleurs très réservée, que ses aînés d’environ vingt ans avaient rencontrée au même âge dans les familles de bonne bourgeoisie parisienne. Si modérées qu’en fussent les manifestations, elles étonnaient, elles allaient jusqu’à peut-être alarmer nos parents, élevés beaucoup plus rudement, à la romaine, de haut, et tenus à distance. Ils se flattaient, ou ils s’excusaient, mais surtout ils s’émerveillaient de gâter leurs enfants à ce point-là.
Le mot gâter est ici fort impropre. Certes, ils n’usaient point envers ces frêles créatures d’une raideur inutile, et n’en exigeaient point ni certaines formules ni certaines attitudes de tremblant respect, qui sont bien plus d’étiquette que de sincérité ; mais ces parents avisés avaient le bon sens et le tact de ne pas établir entre eux et leurs enfants une familiarité contre nature, également incommode pour les deux parties. Ils n’étaient pas, si vous voulez bien me passer une façon de parler vulgaire, toujours sur leur dos ; en termes plus nobles, peut-être aussi plus exacts, ils leur laissaient un quant-à-soi : c’est bien ce que peuvent faire de plus intelligent les parents ou les éducateurs qui n’ont pas l’égoïsme monstrueux de prétendre, comme la chanson, que le petit enfant reste toujours petit, mais qui souhaitent qu’il devienne un homme physiquement et moralement adulte.
Dans une célèbre pièce, où un mari scandinave et trop dépourvu de malice fait de sa femme-enfant la poupée de la maison, celle-ci à la fin se révolte et lui dit :
— Je suis un être humain, au même titre que toi.
On n’oserait lui donner tort, bien qu’elle ait une étrange manière de témoigner d’abord qu’elle est un être humain.
Les enfants n’ont pas la repartie aussi vive que Nora. Étant sans défense, ils se taisent : ils n’en pensent pas moins. Heureusement, il est très rare qu’ils disent, comme l’un d’eux, déjà infecté de littérature : « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » On me fera l’honneur de croire que je ne prends pas à mon compte ce mot affreux ; mais je conçois bien la souffrance à demi-consciente de l’enfant que, par excès d’amour maladroit, un père, une mère retranchent de la nature et de l’humanité. J’ai aussi le sentiment, — qui sait ? le souvenir — de l’aise, de la fierté, de la gratitude infinie qu’éprouvent à l’égard de leurs parents ceux qui en sont traités, non pas certes comme de grandes personnes, mais comme des personnes.
Le premier, le plus salutaire effet de cette prudence est que l’enfant, que l’on veut bien laisser tranquille, peut librement se recueillir ; et c’est pour lui un besoin, plus que pour l’homme, plus que pour l’adolescent même. L’enfance, Messieurs, est le temps de cette fameuse vie intérieure que pensaient avoir inventée nos jeunes des années quatre-vingt ; et c’est la meilleure fortune qui nous puisse échoir que notre vie intérieure commence à l’heure due, sans être empêchée ou différée par des contrôles importuns. La raison même de ceux à qui fut octroyé cet inestimable privilège, mais surtout leur mémoire et leur imagination, en resteront marquées à jamais.
On a observé que la plupart des confessions débutent par cet aveu, dont-les auteurs ne paraissent point soupçonner la misère : « Je ne me rappelle rien de mon enfance. » C’est qu’il semble que presque tous les hommes, quand ils atteignent l’âge appelé si improprement âge de raison, boivent l’eau du Léthé, comme les morts ; et il est bien, vrai que ce passage est une petite mort. Ils n’abdiquent pas seulement tous les pouvoirs de l’enfance, heure fertile en miracles, où même les médiocres de demain ont des coups de génie, découvrent par le menu et recomposent l’univers, et refont pour leur propre compte l’œuvre séculaire de l’humanité : ils laissent aussi s’effacer pour jamais cette mémoire dont l’origine, antérieure à la naissance même, date des temps fabuleux où l’âme écoutait dans le ciel l’harmonie des sphères et contemplait les Idées face à face.
Enfin, ceux dont la vie intérieure a commencé en cette saison garderont jusqu’à leur dernier souffle la fleur et le sublime de l’enfance. L’âge, Messieurs, n’est pas un chiffre qui varie avec les années, les mois, les jours. L’âge réel n’a aucun rapport nécessaire ni avec l’état civil ni avec le temps lui-même. C’est plutôt un trait du caractère et qui, une fois donné, ne change plus ; si bien que l’on a pu dire — ce paradoxe est, selon moi, une grande vérité — que chaque homme a tout le long de ses jours le même âge. Me voilà par ce long détour ramené à René Boylesve, qui est toute sa vie resté « l’enfant à la balustrade ».
Le roman qui porte ce titre aimable est, dans son œuvre, avec Mademoiselle Cloque et la Becquée, ce qu’il me semble avoir produit de plus spontané, de plus naturel et, partant, dirai-je, de plus nécessaire. Si j’en crois la brève préface de l’Enfant à la balustrade, Boylesve a eu la conscience claire et distincte de s’exprimer par cette demi-fiction, il a eu en même temps la très noble et la légitime ambition de s’y dépasser.
« J’offre ce livre, écrit-il, à mes confrères, aux critiques particulièrement, qui ont assuré un sort honorable à des ouvrages comme Mademoiselle Cloque et la Becquée, où je me suis imposé la plus grande sobriété d’imagination, pour fixer, presque à la manière d’un historien, quelques traits de mœurs d’où se puisse dégager un sens élevé. J’ose espérer que ceux qu’ont intéressés, dans le premier de ces romans, le tableau de notre vieil esprit d’héroïsme en péril, et celui de l’ingrate beauté du « conservatisme » dans le second, se plairont à reconnaître, dans l’Enfant à la balustrade, le conflit muet, douloureux et fréquent, de l’idéalisme de l’enfance avec les relativités nécessaires ou la comédie de notre vie de relations. »
Ces formules, d’abord, semblent un peu embarrassées, mais il n’y faut voir qu’une marque de la réserve extrême, de la modestie, de la timidité qui étaient, entre les charmes de Boylesve, les plus opérants, qui au demeurant n’allaient point jusqu’à lui suggérer une injuste et dangereuse méfiance de soi, ni jusqu’à obscurcir cette vue nette qu’il avait de ce qu’il voulait faire et qu’en définitive il faisait. Ici, bien que d’une manière enveloppée (qui se laisse pénétrer facilement), il a dit, non sans quelque rougeur, mais non sans assurance, ce qu’il voulait dire. Ses romans de la province sont en effet d’un historien qui se défend de parer la vérité nue, de la farder, d’y faire ce que dans la société d’aujourd’hui on appelle des raccords, qui ne se défend pas de lui demander un haut enseignement de surcroît.
Boylesve est avant tout un observateur naïf; mais, après qu’il a observé, il revendique le droit de penser, de juger et de déposer des conclusions. Sa sincérité a d’autant plus de prix qu’elle est celle d’un enfant qui ouvre ses yeux neufs et qui regarde, qui dictera plus tard à l’homme fait ses souvenirs sans retouche. Ses jugements ont aussi, malgré le temps révolu et la maturité depuis lors acquise de sa raison, retenu la fine candeur de l’enfant qui les a prononcés le premier, afin que l’homme adulte les répète un jour sans les réformer. La lecture de René Boylesve me fait toujours songer à ces vers qu’adressa, voilà tout près d’un siècle, Alfred de Musset au critique du Lundi, qui avait, parait-il, blasphémé dans la Revue des Deux Mondes.
Il existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poète mort jeune à qui l’homme survit.
Le poète mort jeune, pour Boylesve, et pour tant d’autres, c’est l’enfant : nous l’enterrons tous et, la plupart, nous l’oublions. Quelques-uns se souviennent de lui, Boylesve est de ces privilégiés. J’impute à cette mémoire hors la règle la grâce et l’honnête solidité de son talent.
Il se trouve aussi — et c’est encore une rencontre heureuse — que ces petites histoires provinciales où Boylesve s’est intéressé ne sauraient prendre un peu de relief que du point de vue d’où un œil d’enfant, les peut envisager. Elles sont par elles-mêmes ordinaires, médiocres, et pourtant elles sont tragiques, puisque dans les occasions elles causent les mêmes souffrances et les mêmes catastrophes que les ressorts classiques de la tragédie. Pour apercevoir cette disproportion qui donne à leur petitesse tant de grandeur, il faut une vue que trop d’expérience n’obscurcit point. Il faut que l’enfant, ou l’ancien enfant, qui les a ingénument observées nous communique, sans artifice comme sans effort, le frisson qu’il en a reçu. Nous sentons la ressemblance des figures qui passent dans la Becquée, et si loin qu’elles soient de notre goût parisien ou de nos soucis adultes, nous ne pouvons nous détacher d’elles à la lecture ni les retrancher ensuite de notre mémoire où elles se sont insinuées. Mais ce miracle serait-il possible si le peintre n’avait le droit de nous dire :
« Je suis retourné, un jour, dans le pays où j’ai été enfant, où mes parents sont morts et où ils étaient nés. J’ai poussé la grille du jardin et la porte d’entrée ; j’ai ouvert des placards ; j’ai marché dans un long corridor ; et la maison déserte se peuplait et s’animait dans ma mémoire. J’ai été si ému par tout ce que je voyais que, même longtemps après mon retour à Paris où l’on oublie tout, l’ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d’un ordre supérieur à la plupart de mes souvenirs. C’est, je le crois, parce qu’il était fait d’un élément dépassant de haut mes émotions personnelles, et que les scènes et les figures que l’air natal m’évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd’hui d’environ trente ans. »
Et de même n’aurions-nous pas infiniment moins de chance d’être émus que révoltés par l’obstination superstitieuse de Mlle Cloque, qui se ruine, se déconsidère et sacrifie sa jeune nièce, son unique affection ici-bas, à un idéal que nous ne saurions prendre au sérieux, si l’auteur ne nous persuadait que ce n’est pas moins un idéal et voilà l’essentiel, et que peu importe à ce plan la matière même, si l’on peut hasarder ce choc de mots, la matière d’un idéal ? s’il ne nous montrait enfin que — peu importe encore une fois le prétexte — celui-ci est un suprême épisode de l’esprit héroïque français qui se meurt, même en province ?
Il a ici, en bon historien tel qu’il souhaitait de l’être, illustré un des moments de la conscience provinciale et l’un des plus fugitifs, une des périodes aujourd’hui entièrement achevées de la discorde française. Ne nous faisons pas de fausses joies, d’autres rivalités politiques en ont renouvelé l’aspect, d’autres s’élèveront par la suite : la discorde est comme la mort, elle a mille visages. Comme ce visage-ci nous rappelle un passé déjà lointain, les lecteurs que ni hier n’intéresse, ni même demain, et pour qui rien n’existe sinon le présent qui n’existe déjà plus, seraient tentés de se plaindre que cela date. Nous serions tentés plutôt de nous en féliciter ; car rien n’est réel que ce qui porte une date, et rien ne saurait porter une date sans dater en effet. Un document sans date et qui ne date point ne présente aucun caractère d’authenticité. Un roman date, s’il n’est pas une fantaisie hors du temps et de l’espace, une invention en l’air, s’il est nourri soit de vérité ou d’histoire. Dater n’est pas la même chose qu’être démodé, et rien, à rebours, n’a chance de durer que ce qui date.
Mais ce fond sérieux des romans provinciaux de Boylesve n’en doit pas faire négliger la parure discrète. Elle est, dans l’ordre de la littérature, comparable à la sorte d’élégance qui ne veut pas être remarquée. Elle ne doit rien qu’à la nature. « Vous pouvez allez vous amuser dans le jardin. Faites attention, au moins, de ne pas tomber dans la rivière... Oh ! le joli jardin que celui de M. le curé de Beaumont ! Il était bien mal entretenu, rongé de chenilles, labouré par les taupes, tendu de toiles d’araignées, saccagé par tous les chats du voisinage. M. le curé ne voulait à aucun prix qu’on inquiétât les bêtes de la création. Mais ce jardin s’avançait jusqu’à la rivière, qu’il dominait à pic, par une terrasse de conte de fées. » En relisant ces lignes, et tant d’autres, éparses dans son œuvre, je pense avoir trouvé une juste définition de Boylesve : c’est un amateur de jardins ; et les époques de sa vie sont marquées, différenciées les unes des autres par les divers jardins qu’il a successivement aimés.
Je me proposais, Messieurs, de donner à mon étude, à mon éloge cette illustration, quand j’ai su qu’il avait fait lui-même ce qu’il m’aurait plu de faire et que cette page était déjà écrite par lui. Elle se rencontre parmi ces Feuilles tombées qu’une main pieuse a recueillies ; et je ne saurais vous dire combien je me suis senti flatté de cette rencontre, mais en même temps un peu déçu, un peu piqué ; il ne me reste qu’à m’effacer devant celui qui s’est vu si bien soi-même, et à lui céder une fois encore la parole.
« Je pense à tous les jardins que j’ai connus et à la volupté particulière qui m’est venue de chacun d’eux.
« À Langeais — j’avais sept ou huit ans — l’ombre des marronniers roses, le sol nu sous ces feuillages trop épais, le mur de clôture crépi à la chaux et tout noirci. En face, la remise aux voitures qui me représentaient un peu de ma nostalgie d’alors : le déplacement, le voyage. Et, plus loin, la porte cochère dans laquelle s’ouvrait une petite porte. C’était l’endroit par où l’imprévu, l’inconnu pouvait venir. Je regardais toujours cette porte sur la rue ; que n’ai-je pas espéré ! que n’ai-je pas attendu par là !
« À Gourance, le massif d’arbres verts... et mon jardin particulier, espace de deux mètres sur trois, obtenu à la suite de longues et difficiles discussions... le potager... les grands, arrosoirs trop lourds... Les abeilles, par centaines, venaient tomber là comme des balles dorées, puis se faisaient plus légères en se promenant au bord de l’eau ; elles s’inclinaient, accrochées à la paroi moussue, avant la taille si fine qu’elles paraissaient coupées en deux, et leur tête lourde effleurait la surface de l’eau...
« Ce potager me revient continuellement à la mémoire j’en repousse l’image lorsque j’ai à décrire, une maison de campagne, parce que c’est lui toujours que je ferais revivre. C’est cet enclos qui obsède mes souvenirs d’enfance.
« Mais c’est le jardin du Luxembourg qui est le décor de l’autre partie de ma vie... Je m’y baigne la vue, fatiguée de musées et de lectures, sur la grise douceur des tours de Saint-Sulpice, sur le vert enfoui des grands platanes du groupe Delacroix, sur le nuage attendri de l’eau qui s’élève, en poussière multicolore, des tuyaux d’arrosage. Des géraniums, points écarlates, avivent cette belle mollesse, et l’or du soleil baissant sur les marronniers déjà roux enferme le tout dans un cadre vieilli. »
Le premier jardin de Boylesve, c’est toute la Touraine, où il naquit dans la même petite ville que l’auteur du Discours de la Méthode, à La Haye, appelée aujourd’hui officiellement La Haye-Descartes, en souvenir du maître de la raison moderne. Quoique René Boylesve ait parlé peu du lieu même de sa naissance, et bien davantage d’autres décors voisins dont s’est enrichie son imagination puérile, j’ai eu la curiosité, ou la superstition d’aller voir de mes yeux les premiers objets que ses yeux ont vus en s’ouvrant au jour, et qui, fût-ce à son insu, ne peuvent manquer d’avoir fait sur sa mémoire vierge une durable impression.
Je ne saurais oublier que Taine fut l’un des maîtres de ma jeunesse, et si même je me permets aujourd’hui de trouver ses doctrines un peu systématiques, ses cadres trop rigides, si je n’obéis plus à ses impérieux conseils avec la même facilité, je lui garde cependant une reconnaissance filiale pour le sérieux et la solidité que je lui dois. Lorsque j’ai atteint l’âge de raison, le véritable âge de raison, l’usage n’était pas encore, dans les familles spirituelles, de battre sa nourrice. Je n’ignore pas combien ces scrupules sont antiques ; mais je ne crains pas que vous du moins, Messieurs, vous me les reprochiez.
À vrai dire, je ne sais pas trop ce que j’allais chercher à La Haye-Descartes, sauf peut-être un prétexte pour quitter un moment la grand route ; et je sais encore moins pourquoi, n’espérant point de surprise merveilleuse, j’éprouvai d’abord une déception. Est-ce que je pensais trouver là cette petite ville que décrit si aimablement La Bruyère, et qui lui parait peinte sur le penchant de la colline ? La Haye-Descartes a de bonnes raisons pour ne point paraître peinte sur le penchant de la colline, c’est qu’elle est en terrain plat. La rue principale semble d’une longueur démesurée, parce qu’elle est toujours pareille à elle-même et que rien ne distingue une maison de la maison voisine. On a tôt fait de compter les tours et les clochers, car il n’y a que deux églises. La Haye-Descartes ne ressemble qu’en un point à la petite ville de La Bruyère : une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie. C’est la Creuse, dont les deux rives ombragées de vieux arbres font une courbe nonchalante comme pour le plaisir des yeux. Quand, après être sorti de la ville pour admirer un instant la rivière, on y rentre, presque aussitôt on se trouve sur la place, qui est bien modeste, et vis-à-vis la statue de René Descartes, qui semble d’autant plus sévère, plus triste qu’elle n’est assurément pas un chef-d’œuvre de sculpture.
On ne veut jamais convenir que l’on s’est dérangé pour rien. Je me forçai un peu, afin de tirer des pauvres choses que j’avais devant les yeux quelque conclusion utile à ce discours. Je sollicitai sans doute mes impressions ; et je crus apercevoir un contraste significatif entre ce riant paysage où coule lentement la Creuse et cette morne place où René Descartes poursuit le rêve qu’il n’achève jamais. Est-ce le hasard seul qui, à trois siècles de distance, a fait naître en un même endroit le philosophe, l’austère penseur, le romancier pensif et sensible ? N’y a-t-il pas entre eux, ainsi qu’entre-les deux aspects du décor, une relation au moins symbolique ? Et cela me faisait ressouvenir que le temps où Boylesve arrivait, sinon à la maturité, plus exactement à la puberté de l’esprit, c’était bien le temps que les jeunes hommes graves disaient à leurs mères frivoles : « J’ai une vie intérieure » ; c’était le temps aussi que, prétendant reviser, renverser les valeurs, ils opposaient la sensibilité à la raison, en donnant, pour lui ménager sa revanche, tout l’avantage à la sensibilité.
Je n’ai point à prendre parti dans ces querelles. Simplement, il s’agit de savoir quel parti a pris René Boylesve, et comment son développement littéraire en a pu être affecté. Et d’abord il me paraît qu’ayant gardé jusqu’à son dernier jour certaines façons de l’esprit qui sentent la bonne province, — je le dis, vous pouvez m’en croire, sans aucune arrière-pensée ironique, je le dirais plutôt avec envie, — il était ensemble porté à prendre trop ingénument au pied de la lettre tout ce qu’il entendait dire dans les cénacles parisiens, et à s’en méfier encore plus par excès d’ingénuité. Ces deux tendances, heureusement contraires, lui aidaient à rétablir l’équilibre et la mesure ; je doute qu’en fin de compte, ce sage ait été réellement de ceux qui croient, ou feignent de croire, que dans les arts libéraux, singulièrement la littérature, il n’est point de salut hors d’une exaltation perpétuelle de la sensibilité.
Oui certes, il a écrit : « Oh ! comme il faut que je me sache seul pour bien sentir, c’est-à-dire pour sentir si fort que la traduction rigoureuse en paraîtrait insensée ! » Et l’on a pu justement rapprocher ces lignes de certains passages de Stendhal, de celui-ci : « J’ai toujours été comme un cheval qui galope après son ombre », de cet autre, où Beyle esquisse son portrait à la troisième personne : « Les yeux exprimaient les moindres nuances de ses émotions et c’est ce qui mettait son orgueil au désespoir. » Mais prenez garde que cet orgueil au désespoir est un bien sûr modérateur.
Boylesve, qui craindrait de paraître fou s’il exprimait tout ce qu’il sent, a cependant écrit : « L’homme qui me parle à brûle-pourpoint de ses sensations me gâte quelque chose, l’idée que j’avais de sa discrétion, de son tact, ou l’idée que j’avais des choses qu’il dit sentir. J’aime qu’il me montre qu’il a vraiment senti, mais par quelque détour, ou bien à travers un voile tendu habilement. J’aime qu’il se laisse surprendre ou bien qu’il dise : Ce n’est rien, ce n’est rien, quand on voit qu’il pleure. » C’est là, dites-vous, un sentiment de pudeur plutôt que d’orgueil ? Mais prenez garde aussi que la pudeur ne modère pas moins effectivement que l’orgueil même.
Messieurs, je commence à trouver moins tranché le contraste que j’avais cru d’abord apercevoir entre la petite place morne de La Haye-Descartes où l’auteur des Méditations sur la philosophie première continue de penser, partant continue d’être, et les rives nonchalantes de la Creuse où a peut-être rêvé Boylesve enfant. J’entrevois, dans l’air pur, la douce lumière et le paysage apaisé de la Touraine, l’accord, l’entente parfaite de cette pensée géométrique avec cette rêverie; et je reconnais, et j’aime une grande sagesse française chez celui qui s’imaginait, avec moins de naïveté, peut-être que de complaisance, qu’il eût passé pour une manière de fou romantique, s’il eût exprimé sans réserve toute la violence de ses émotions.
Messieurs, je ne suis pas curieux des façons de parler trop rares : elles risquent de ne l’être que par artifice, aux dépens de la propriété, et ne doivent en tout état de cause qu’à cette rareté la valeur arbitraire qu’on leur attribue. Je ne crois pas non plus qu’une façon de parler perde sa valeur et sa justesse parce qu’elle est devenue courante. Je saurais, ainsi que Zadig, bon gré au roi de Serendib Nabussan de n’avoir point dit l’esprit et le cœur, et j’avoue qu’il est irritant de n’entendre que ces deux mots dans les entretiens de Babylone, parmi les sociétés de gens qui n’ont pas plus de cœur que d’esprit. Je ne me lasse point, en revanche, d’entendre appeler la Touraine le jardin de la France, non plus que je ne me fusse lassé, je l’espère, d’entendre appeler Aristide le juste, si j’avais eu l’honneur de naître son contemporain ; et je ne trouve pas que la Touraine, si elle est en effet le jardin de la France, doive cesser de l’être pour l’unique raison que tout le monde le dit.
Mieux vaudrait essayer de saisir ce qu’indique ou signifie cette qualité que reconnaît à la plus française de nos provinces le consentement universel ; et ce n’est point ce qui nous écartera de notre propos, puisque nous tenons que ce jardin de la France fut, entre les jardins de René Boylesve, le premier.
Sans doute faut-il l’entendre d’abord à la lettre et au sens pittoresque. Nous avons des paysages plus frappants, plus grandioses, mais ce qui donne à celui-ci le plus touchant des caractères français, c’est que la nature, sans être arrangée par la main des hommes, semble avoir innés la mesure et le goût parfait qu’un artiste lui eût communiqués. Elle n’est point telle dans ses aspects seulement, et ces aspects même ne semblent être que le visage, la traduction, l’expression figurée du moral de cette heureuse province qui, au centre de notre pays et, comme le disaient de Delphes les Grecs, à l’ombilic du monde, est le jardin du bel ordre ainsi que du bon usage.
Ici encore, Messieurs, il faut considérer de deux points de vue, différents mais accordés, ce bel ordre et ce bon usage. C’est le bel ordre et le bon usage des mœurs, c’est le bel ordre et le bon usage de notre doux parler français.
J’ai osé dire que Boylesve s’était gardé toute sa vie d’effacer la précieuse empreinte que la province avait marquée sur lui : il a fallu ajouter bien vite que je n’y mettais point de malice, car telle est notre suffisance parisienne qu’on n’aurait pas manqué de le croire. J’oserai dire maintenant qu’il a su préserver de même la bonne marque bourgeoise de ses origines, et j’ajouterai de même que je l’en loue, mais j’aurai moins de peine à vous persuader de ma bonne foi ; car la mode est, grâce à Dieu, passée depuis longtemps de prendre cette épithète de bourgeois pour une injure. On n’a plus honte d’être bourgeois, on se pare de ce titre qui est, en effet, un premier degré de noblesse. Le jeune bourgeois, homme d’action, dit volontiers : « Puisqu’on ne parle que de lutte des classes, eh bien, je marche avec ma classe ! » Les artistes ont si bien renoncé aux préjugés romantiques de 1830, et même de 1860, qu’ils se sont aperçus enfin que désordre et génie ne sont pas seulement choses différentes, mais incompatibles. Quant aux simples hommes de bon sens, ceux qui sont le sel de la terre, ils ont restauré l’usage d’appeler bourgeoisie une certaine probité que le mot de « caution bourgeoise » rend bien, une certaine morale, ou, si ce terme semble trop ambitieux, une certaine discipline et une bonne tenue des mœurs.
Nul n’a été plus respectueux de cette discipline et de cette tenue que René Boylesve, et à la fois d’idées plus libres. C’est encore ici un trait, et parmi les plus honorables de l’esprit bourgeois, celui, comme il fallait s’y attendre, qu’ont toujours délibérément méconnu les ennemis jurés du bourgeois, qui lui reprochent de manquer d’ouverture et de véritable libéralisme. Nul n’a été plus bourgeois que Boylesve, par cet accord, d’ailleurs paradoxal, du sentiment, de l’instinct pratique et de la raison, conservateur, aussi bien par attachement de cœur aux traditions que par notion de leur utilité, et les jugeant avec cela de si haut que ses hardiesses eussent alarmé, si une sorte de sécurité ne s’était dégagée de toute sa personne. Il est certain qu’en des romans tels que La Jeune fille bien élevée, Madeleine jeune femme et, plus tard, Élise, il parle souvent comme un affranchi, je dirai même comme un révolté, des choses que l’on sent bien qui lui tiennent plus au cœur ; et comme l’on sent bien aussi que cette tendresse constante renouerait les liens qui l’y rattachent à mesure qu’il les romprait, si jamais il avait l’impiété d’aller jusqu’à les rompre !
La coutume veut que la Touraine soit le jardin de la France ; la coutume veut aussi qu’elle soit le lieu de la France où l’on parle le meilleur français ; et cette fois encore, bien que la formule soit un peu trop courante pour être tout à fait prise à la lettre, elle doit bien avoir quelque justification, n’être pas uniquement de style. Ce qui est proverbial peut n’être pas nécessairement vrai, mais n’est pas non plus nécessairement légendaire. Du moins cette réputation que l’on a faite à la Touraine, en un temps où peut-être elle la méritait davantage qu’aujourd’hui, continue de faire impression sur les étrangers. Les Français le disent du bout des lèvres : les destinées de leur langue maternelle les intéressent, hélas ! fort peu ; mais nos hôtes venus de l’autre côté de l’eau, soit d’outre-Manche ou bien d’outre-Atlantique, pour apprendre le français, ayant l’habitude, assez vaniteuse, de la première qualité, vont de parti pris l’apprendre à Tours ou aux environs.
Boylesve avait déjà remarqué combien sont nombreux en cette ville nos amis d’Angleterre, à une époque où il y a apparence qu’ils l’étaient beaucoup moins qu’à présent. Maintenant, c’en est fait : l’histoire et la chanson nous instruisent que les Normands ont conquis l’Angleterre, en revanche, les Anglais ont conquis la Touraine ; et à certaines heures, à l’heure du thé, à celle du retour des jeux, les grands boulevards de la ville rappellent, au moins par la figuration nu-tête qui l’anime, les nobles avenues d’Oxford. Vous n’ignorez pas, Messieurs, que ce serait un péché d’étudier à Oxford, au sens où nous autres Français, grands bûcherons, nous entendons ce mot. Les étudiants de la première Université du monde ne commettent guère ce péché ; j’imagine qu’ils ne le commettent pas davantage quand ils viennent au jardin du bon français se perfectionner dans la pratique de notre langue ; mais il se trouve — car il n’y a pas de justice et, l’effort ne reçoit pas sa récompense ni la paresse sa punition — il se trouve que c’est précisément ainsi que l’on doit apprendre une langue quand on a l’ambition de la parler naturellement. L’étude ne doit pas être assidue, elle doit être fortuite et quotidienne ; à condition bien entendu que l’on ait choisi pour se livrer à ce paresseux labeur une contrée où règne le bon usage. C’est ainsi que les enfants apprennent leur langue maternelle ; mais ils ne choisissent pas le lieu de leur naissance. René Boylesve fut un privilégié, qui naquit au pays du bon usage.
Comment donc le bon usage de la langue se peut-il maintenir ? Comme tous les autres bons usages, et comme les principes mêmes de l’éducation, dont le bien parler n’est qu’un article : par la seule tradition orale; non point par l’enseignement des maîtres de métier, mais par les leçons et par l’exemple de la famille. On ne nie plus la crise de la famille ; la crise du français en est l’un des symptômes, et non certes le moins significatif ni le moins grave. Il me souvient, et cela, comme on dit, ne me rajeunit pas, du temps où les enfants commencèrent d’être admis à la table des parents, d’y raconter leurs petites histoires de collège, d’exprimer des opinions, voire de porter des jugements ; mais on ne leur eût passé ni un terme impropre ni une erreur de syntaxe. Le père, plus volontiers le grand-père, qui était « honnête homme », reprenait le jeune orateur : « Mon ami, on ne dit point ceci ou cela. » Aujourd’hui, c’est quand le petit bavard s’exprime, non pas même avec recherche, mais avec une élémentaire correction que les grandes personnes le reprennent. Elles se regardent, angoissées. Elles murmurent : « Que cet enfant est prétentieux ! Il faudrait surveiller cela. »
La raison de cette anxiété paternelle ou maternelle, nous la trouverions, j’imagine, dans le précepte évangélique : le disciple ne sera pas au-dessus du maître. Comment les ascendants, qui ont pris l’habitude de traduire leurs idées les plus choisies dans le plus bas argot, souffriraient-ils que leur progéniture s’obstinât à parler français ? Leur dignité est en jeu, leur souveraineté est mise en question, leur majesté est lésée. C’est ainsi, Messieurs, que les plus belles langues humaines se perdent. C’est ainsi qu’elles meurent, et que les écrivains qui ont quelque soin de la grammaire, du vocabulaire ou du style, donnent à leurs lecteurs l’impression qu’ils écrivent, en effet, une langue morte. Ils ne laissent pas eux-mêmes d’éprouver parfois ce sentiment, et rien, je vous assure, ne saurait plus cruellement leur témoigner qu’ils sont venus trop tard dans un monde trop vieux.
Ce qui, au rebours, garde vivantes les langues, en dépit des changements inévitables, de l’évolution nécessaire, d’une perpétuelle et désirable rénovation, c’est le maintien d’un bon usage. Je sais bien que ce bon usage est quelque chose de malaisément définissable, qu’il est variable, incertain et, dans une large mesure, arbitraire, que les sceptiques haussent les épaules et disent : « Le bon usage de demain est fait du mauvais, usage d’hier. » Je sais qu’il n’a rien à voir avec ce que l’on appelle dédaigneusement le purisme ; qu’il est naturel, point gourmé, qu’il est même latitudinaire, qu’il excuse des fautes avérées, mais de ces fautes qui, étant contre la règle, ne sont pas contre le génie de la langue. Je sais... mais, Messieurs que puis-je savoir du bon usage que vous ne sachiez mieux que moi ? Je me trouve bien téméraire de vous parler ainsi du bon usage, à vous de qui la mission plus essentielle est de le contrôler.
René Boylesve, qui n’a voulu sur sa tombe que cette épitaphe si modeste — et si glorieuse : écrivain français, est plus particulièrement un écrivain français de bon usage. Il l’est par droit de naissance et aussi par droit de conquête. J’appelle conquête le travail probe et scrupuleux, qui lentement amène à leur point de perfection les dons que l’artiste a reçus en venant au monde. Parmi tous les titres qui le désignaient à vos suffrages, il me plaît de croire, Messieurs, que celui-ci n’a pas été à vos yeux le moins effectif. Vous avez dû être singulièrement heureux d’accueillir parmi vous celui qui venait de la province de France où il va de soi que l’on parle bien, simplement, à ce qu’il semble, parce qu’on s’est donné la peine de naître.
C’est à peu près ce que disait M. d’Andilly, un jour qu’on s’étonnait devant lui que son très jeune frère, le docteur Arnauld, à peine au sortir des écoles, eût pu produire en français un livre aussi bien écrit que celui de la Fréquente Communion. « Mais je pense, répliqua-t-il, que mon frère n’avait pour cela qu’à parler la langue de notre maison. » A-t-on jamais proposé, Messieurs, une plus fière et plus juste définition du bon usage ? Boylesve l’eût avouée, tout en y retranchant peut-être ce qu’elle aurait eu à son gré de trop arrogant.
Il n’aimait l’emphase ni en parole ni en action. Quand une première fois au début de 1914 il songeait à l’Académie, si comme tant d’autres il pressentait sourdement la guerre prochaine, il ne soupçonnait point que nous fussions à la veille de vivre une épopée, ni que des mois et des années plus tard, quand il heurterait de nouveau à votre porte longtemps close, l’héroïsme national aurait des échos dans cette maison même, jusqu’alors asile jaloux de la pensée pure et de la paix.
Bien parler, Messieurs, a toujours été pour l’honnête homme un devoir, et d’abord un devoir de bienséance. Socrate, à l’heure de mourir, s’est avisé que c’était plus encore, et il n’a pas dédaigné de donner à ses disciples cette suprême leçon : « Celui qui n’emploie pas les mots propres n’offense pas seulement la grammaire, il fait du mal aux âmes, car il les fausse. » Nous, Français, nous sommes avisés, sous la menace de mort et de silence éternel, que bien parler est aussi un devoir patriotique et qu’il nous faut défendre, ou restaurer, cette langue admirable, mais meurtrie, cette province française de notre langue, entre toutes nos provinces envahies la plus cruellement dévastée. L’Académie redeviendra peut-être un jour — sans trop l’espérer, souhaitons-le — une église triomphante : elle est pour le moment une église militante, et après tout, ils ne s’en plaindront pas, ceux qui aiment l’effort plus pour lui-même que pour sa récompense, ceux qui ne sont pas impatients de reposer leur tête sur le mol oreiller du succès.
Aux heures tragiques où Boylesve fut postulant, ce côté pour la première fois hasardeux d’une campagne académique était comme figuré par les manœuvres que devaient exécuter les candidats les plus pacifiques, sois le feu. Vous en souvient-il ? les visites mêmes, qui jusqu’alors n’effarouchaient que les timides ou les modestes et ne présentaient aucun danger de l’ordre matériel, devenaient de véritables aventures. On ne les faisait pas à cheval, comme M. de Chateaubriand, qui ne risquait rien de plus qu’une chute ; mais il arrivait que l’humble fiacre, où l’on se flattait d’être à l’abri, fût arrêté, par exemple au moment de traverser le boulevard Saint-Germain, parce qu’un des obus lancés par le canon à longue portée venait de creuser dans cette voie civile un entonnoir comme au front, et de blesser grièvement ou de tuer une dizaine de non combattants. Quæque ipse miserrima vidi.
La guerre avait marqué d’un autre signe tragique cette candidature de René Boylesve. Celui de vos confrères dont il briguait la succession, Alfred Mézières était mort en 1915 dans son village natal de Rehon, presque nonagénaire, otage ou prisonnier, sans que la grande nouvelle de la France sauvée et de l’ennemi maté sur la Marne fût jamais venue jusqu’à lui.
Sur ce fauteuil, qui est le vingt-troisième, Boylesve avait eu des prédécesseurs moins maltraités du destin, et peu sévères. Le plus gai de tous fut probablement celui qui s’y assit le premier, Guillaume Colletet, poète français disent les biographies, mais de surcroît avocat du roi au conseil, par la protection du chancelier Séguier. Si je fais mention de cette circonstance, qui, j’en demeure d’accord, a perdu à l’heure présente beaucoup de son intérêt, c’est qu’elle me fournit un prétexte pour nommer ici le chancelier Séguier, bienfaiteur de Guillaume Colletet et le vôtre. Vous n’ignorez pas qu’il était jadis de règle à l’Académie de n’y point prendre séance sans rendre hommage à la mémoire de Pierre Séguier. Qu’il dût le meilleur de sa fortune et de sa réputation à quelques opérations de police un peu rudes, ceci ne nous regarde plus; mais il fit à l’Académie française l’honneur de lui prêter un logis dans son hôtel. Bien que cette libéralité soit un peu loin de nous, j’ai voulu, en la rappelant, ressusciter une tradition, ce qui est plus méritoire et encore plus difficile que de vaincre un préjugé, et aussi plus à la mode du jour. L’un et l’autre sont d’ailleurs ordinairement inutiles.
Votre coutume veut aussi que l’on rende hommage au cardinal de Richelieu. Je pourrais me tenir quitte envers lui, puisque je l’ai invoqué dès la première ligne de ce discours. Je saisis néanmoins l’occasion d’y revenir, pour rappeler qu’il paya six cents livres six vers de la Comédie des Tuileries où Guillaume Colletet décrivait le grand bassin. La générosité du ministre ne suffit pas à enrichir ce brave homme, qui vivait « dans l’innocence entre Apollon et les Muses, sans souci du lendemain au milieu des plus fâcheuses affaires ». Il traitait volontiers ses amis, mais chacun apportait son pain et son plat, avec deux bouteilles de vin de Champagne ou de Bourgogne, et notre vieux confrère ne fournissait pour son écot que la table de pierre autour de laquelle s’asseyaient les convives ; ce qui ne l’empêchait pas d’être un peu ivrogne : il ne trouvait pas un goût amer au vin d’autrui.
Sans manquer de respect, ou sans marquer d’ingratitude, ni à Gilles Boileau, frère de Despréaux, ni à l’abbé Delille, qui tous deux occupèrent cette même place, j’oserai dire que, parmi ces ombres, celle de qui la mémoire est la plus immortelle au sens où l’on voudrait toujours entendre l’immortalité, c’est-à-dire vivante réellement par delà la mort, vivante et jeune, souriante, séduisante, c’est l’ombre de Charles Perrault. Vous l’avouerai-je, Messieurs ? On ne se sent pas plus intimidé que cela d’hériter le fauteuil de celui qui a traduit les Géorgiques, ou même de celui qui a décrit sur le théâtre le grand bassin des Tuileries, et qui a reçu pour loyer six cents livres de la main du cardinal de Richelieu. Mais qu’en revanche l’on se sent peu de chose au prix du délicieux poète qui, en se jouant, sans se douter qu’il fût en train de faire un chef-d’œuvre, a conté l’histoire de la Belle au bois dormant, de la Barbe-bleue et de Cendrillon ! Je ne sais — Boylesve ne m’en a pas fait confidence — si c’est pour honorer la mémoire de cet ancêtre illustre et charmant qu’il écrivit le Carrosse aux deux lézards verts ; mais il me plaît d’imaginer que c’est en effet le fantôme de Charles Perrault qui, le prenant par la main, l’a conduit dans cet autre jardin où il ne s’était pas promené encore, et où, sans doute, il a rencontré Gérard d’Houville, dans le jardin des fées.
Je me reprocherais d’oublier, parmi les jardins de Boylesve, le parc des Leçons d’amour, ainsi que les jardins de Lombardie et de Toscane d’où il nous a rapporté cette œuvre précieuse Sainte-Marie-des fleurs, et pour en parfumer tous les romans, tous les contes qu’il a écrits depuis lors, le parfum subtil et impérissable des îles Borromées. Mais il me faut arriver, hélas ! à son dernier jardin, au jardin détruit, dont il nous a fait une description si douloureuse : en la lisant, en l’admirant, nous avons eu le pressentiment qu’il allait mourir lui aussi des rudes « coups de pioche qui violaient cette terre de luxe, vouée depuis des générations à jouer le seul rôle, auguste et délicat, d’un tapis de prière, entre des colonnes naturelles et sous des voûtes d’ombrages ».
Il ne s’est pas borné à noter sur ses tablettes les impressions toutes nues de son chagrin et sa tendresse blessée. Il a fait de sa grande douleur un petit roman. Sa pudeur ombrageuse s’accordait toujours avec sa vocation de conteur. Il ne savait ni taire les émotions de sa sensibilité la plus intime, ni les exprimer sans tendre devant elles le voile transparent d’une fiction ; mais ceux qui le connaissaient bien ont lu entre ces lignes la plainte d’une vie maintenant désenchantée et le présage d’une fin prochaine.
Messieurs, je sais que vous n’approuvez guère les remarques trop personnelles. Je ne puis cependant me défendre de vous faire l’aveu d’une sorte d’étrange remords qui me point. Les hasards d’un siècle où il semble presque impossible de n’être pas nomade, où le vœu du poète, « naître, vivre et mourir dans la même maison » est devenu chimérique entre les chimères, ces hasards ont voulu que je m’établisse sur les ruines du jardin détruit, après que les derniers arbres, à qui la nature promettait les siècles des siècles, eurent cédé la place au ciment armé, dont la durée m’inspire la plus grande méfiance. Je me figure que j’ai quelque responsabilité dans ce vandalisme, qui, s’il n’a pas coûté la vie à René Boylesve, a sûrement attristé sa fin. Que vous dirais-je ? Cette façon brutale que j’ai eue malgré moi de lui succéder dans son cher jardin m’alarme par je ne sais quel symbolisme désobligeant ; car elle me fait trop sentir tout ce qui, pour vraiment le remplacer parmi vous, me manquerait de bonne grâce et de poésie mélancolique.