Allocution prononcée à l’occasion de la mort de M. Henri Bergson

Le 9 janvier 1941

Paul VALÉRY

Messieurs,

Je pensais, au commencement de cette année qui trouve la France au plus bas, sa vie soumise aux épreuves les plus dures, son avenir presque inimaginable, que je devais exprimer ici les vœux que nous formons tous, absents et présents de cette Compagnie, pour que les temps qui viennent nous soient moins amers, moins sinistres, moins affreux que ceux que nous avons vécus en 1940, et vivons encore.

Mais voici que dès les premiers jours de cette année nouvelle, l’Académie est en quelque sorte frappée à la tête. M. Bergson est mort samedi dernier, 4 janvier, à l’âge de quatre-vingt-un ans, succombant sans souffrance, semble-t-il, à une congestion pulmonaire. Le corps de cet homme illustre a été transporté lundi de son domicile au cimetière de Garches, dans les conditions nécessairement les plus simples et les plus nécessairement émouvantes. Point de funérailles ; point de paroles ; mais sans doute, d’autant plus de pensée recueillie et de sentiment d’une perte extraordinaire chez tous ceux qui se trouvaient là. C’était une trentaine de personnes, réunies dans un salon, autour du cercueil. L’État français était représenté par M. l’ambassadeur de Brinon, le Ministre de l’Instruction publique par M. Lavelle. J’ai exprimé à Mme Bergson, les condoléances de l’Académie, qu’elle m’a chargé de remercier en son nom. Aussitôt après, on est venu prendre le cercueil, et sur le seuil de la maison, nous avons salué une dernière fois le plus grand philosophe de notre temps.

Il était l’orgueil de notre Compagnie. Que sa métaphysique nous eût ou non séduits, que nous l’ayons ou non suivi dans la profonde recherche à laquelle il a consacré toute sa vie, et dans l’évolution véritablement créatrice de sa pensée, toujours plus hardie et plus libre, nous avions en lui l’exemplaire le plus authentique des vertus intellectuelles les plus élevées. Une sorte d’autorité morale dans les choses de l’esprit s’attachait à son nom, qui était universel. La France sut faire appel à ce nom et à cette autorité dans des circonstances dont je m’assure qu’il vous souvient. Il eut quantité de disciples d’une ferveur, et presque d’une dévotion que personne après lui, dans le monde des idées, ne peut à présent se flatter d’exciter.

Je n’entrerai pas dans sa philosophie. Ce n’est pas le moment de procéder à un examen qui demande d’être approfondi et ne peut l’être qu’à la lumière des jours de clarté et dans la plénitude de l’exercice de la pensée. Les problèmes très anciens, et par conséquent, très difficiles que M. Bergson a traités, comme celui du temps, celui de la mémoire, celui surtout du développement de la vie, ont été par lui renouvelés, et la situation philosophique, telle qu’elle se présentait en France, il y a une cinquantaine d’années, curieusement modifiée. À cette époque, la puissante critique kantienne, armée d’un redoutable appareil de contrôle de la connaissance, et d’une terminologie abstraite très savamment organisée dominait dans l’enseignement et s’imposait même à la politique, dans la mesure où la politique peut avoir quelque contact avec la philosophie. M. Bergson ne fut ni conquis ni intimidé par la rigueur de cette doctrine qui décrétait si impérativement les limites de la pensée, et il entreprit de relever la métaphysique de l’espèce de discrédit et d’abandon où il l’avait trouvée réduite. Vous savez quel retentissement fut celui de ses leçons au Collège de France, et quelle renommée obtinrent ses hypothèses et ses analyses dans le monde entier. Tandis que les philosophes, depuis le XVIIIe siècle, avaient été, pour la plupart, sous l’influence des conceptions physico-mécaniques, notre illustre confrère s’était laissé heureusement séduire aux sciences de la vie. La biologie l’inspirait. Il considéra la vie, et la comprit et la conçut comme porteuse de l’esprit. Il ne craignit pas de rechercher dans l’observation de sa propre conscience quelques lumières sur des problèmes qui ne seront jamais résolus. Mais il avait rendu le service essentiel de restaurer et de réhabiliter le goût d’une méditation plus approchée de notre essence que ne peut l’être un développement purement logique de concepts, auxquels, d’ailleurs, il est impossible, en général, de donner des définitions irréprochables. La vraie valeur de la philosophie n’est que de ramener la pensée à elle-même. Cet effort exige de celui qui veut le décrire, et communiquer ce qui lui apparaît de sa vie intérieure, une application particulière et même l’invention d’une manière de s’exprimer convenable à ce dessein, car le langage expire à sa propre source. C’est ici que se manifesta toute la ressource du génie de M. Bergson. Il osa emprunter à la Poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter. Les images, les métaphores les plus heureuses et les plus neuves obéirent à son désir de reconstituer dans la conscience d’autrui les découvertes qu’il faisait dans la sienne, et les résultats de ses expériences interpellent. Il en naquit un style, qui pour être philosophique, négligea d’être pédantesque, — ce qui confondit, négligea et même scandalisa quelques-uns, cependant que bien d’autres se réjouissaient de reconnaître dans la souplesse et la richesse gracieuse de ce langage, des libertés et des nuances toutes françaises, dont la génération précédente avait été convaincue qu’une spéculation sérieuse doit soigneusement se garder. Permettez-moi d’observer ici que cette reprise fut à très peu près contemporaine de celle qui se produisit dans l’univers de la musique, quand se manifesta l’œuvre très subtile et très dégagée de Claude Achille Debussy. Ce furent deux réactions caractéristiques de la France.

Ce n’est pas tout. Henri Bergson, grand philosophe, grand écrivain fut aussi, et devait l’être, un grand ami des hommes. Son erreur a peut-être été de penser que les hommes valaient, que l’on fût leur ami. Il a travaillé de toute son âme à l’union des esprits et des idéaux, qu’il croyait devoir précéder celle des organismes politiques et des forces ; mais, peut-être, est-ce tout le contraire qui doit se voir ? Peut-être aussi faut-il considérer comme spécifiquement humains les antagonismes très variés qui existent entre les hommes, parmi lesquels figure celui qui oppose les partisans et les serviteurs de cette unité à ceux qui n’y croient point et la tiennent pour une dangereuse chimère.

M. Bergson pensait sans doute que le sort même de l’esprit est inséparable du sentiment de sa présence et de sa valeur universelle : il rejoignait par là, et d’ailleurs, par d’autres points, la pensée la plus religieuse. Le sens de la vie, depuis ses manifestations les plus simples et les plus humbles lui paraissait essentiellement spirituel. Tout ceci nous permet d’imaginer quel put être l’état de cette vaste et profonde intelligence en présence des événements qui ont ruiné tant de belle prévision, et changé si rapidement et si violemment la face des choses. A-t-il désespéré ? A-t-il pu garder sa foi dans l’évolution de notre espèce vers une condition de plus en plus relevée ? Je l’ignore, puisque, ignorant aussi qu’il se trouvait à Paris depuis le mois de septembre, et n’y ayant appris sa présence qu’au même instant que j’apprenais sa mort, je n’ai pas été lui faire visite. Mais je ne doute point qu’il n’ait été cruellement atteint jusqu’au fond de lui-même par le désastre total dont nous subissons les effets.

 

Très haute, très pure, très supérieure figure de l’homme pensant, et peut-être l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément et supérieurement pensé, dans une époque du monde où le monde va pensant et méditant de moins en moins, où la civilisation semble, de jour en jour, se réduire au souvenir et aux vestiges que nous gardons de sa richesse multiforme et de sa production intellectuelle libre et surabondante, cependant que la misère, les angoisses, les contraintes de tout ordre dépriment ou découragent les entreprises de l’esprit, Bergson semble déjà appartenir à un âge révolu, et son nom, le dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne.