Réponse au discours de réception de Philippe Pétain

Le 22 janvier 1931

Paul VALÉRY

RÉPONSE DE PAUL VALÉRY
Directeur de l’Académie française

AU DISCOURS DE M. LE MARÉCHAL PÉTAIN

Prononcé dans la séance du 22 janvier 1931

 

Monsieur,

À la mort de l’illustre Foch, il n’y eut aucun doute, ni parmi nous, ni dans le public, sur la personne qui dût ici prendre la place d’un tel chef.

Vous fûtes élu dans nos esprits avant même que vous ayez pu songer à vous présenter à nos suffrages.

D’immenses services rendus à la France ; les mérites les plus solides couronnés par les dignités les plus relevées ; la confiance inspirée aux troupes, celle de la nation tout entière qui vous retient dans la paix à la tête de ses forces, tout vous portait au fauteuil vacant du grand capitaine – même le contraste le plus sensible, et sans doute le plus heureux pour le bon succès de la guerre dans le caractère, dans les conceptions, dans la conduite des idées.

Nul ne pouvait nous composer un éloge plus véritable du maréchal Foch, nous en représenter les travaux et les actes avec plus de lucidité, de rigueur et de connaissance immédiate des choses que vous n’étiez en possession de le faire.

C’est là, Monsieur, ce que vous venez d’accomplir. Nous venons d’entendre de votre bouche la raison expliquer l’imagination, la fermeté circonscrire le feu, le calme mesurer la tempête ; et un admirable tacticien, un parfait artiste dans l’art de la force nous a développé en maître les desseins et les entreprises du poète enthousiaste de l’énergie stratégique.

Nous vous avons écouté avec une attention toute particulière que nous commandaient non seulement votre personne et le grand sujet de votre discours, mais encore certaines circonstances dont on ne peut se défendre de ressentir du regret.

Cette guerre si proche encore, et toujours si présente, est déjà imparfaitement connue dans quelques-unes de ses parties. Il est des points qui s’obscurcissent sous nos yeux ; des jugements qui furent simples se nuancent, et il se produit je ne sais quels troubles et quels doutes dans l’opinion. Ce qui fut fait, ce qu’on eut pu faire ; les vrais ressorts des décisions qui furent prises ; le rôle de chacun dans la victoire, tout ceci se ranime et se discute ; et voici que nous assistons au pénible enfantement de ce qui sera la vérité, et que nous sommes les témoins assez divisés de la formation difficile de l’histoire. C’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question, et qui se trouve disputé, même entre grandes ombres. Ceux qui s’unirent et qui s’admiraient dans le péril se font éternels adversaires. Des morts illustres parlent, et les paroles d’outre-tombe sont amères.

Mais vous, Monsieur, renfermé dans ce grand calme, presque légendaire, qui atteste la confiance dans la durée ; préservé par cette raison vigilante qui vous distingue, par cette prudence et cette prévoyance qui ont fait de vous la Sagesse de l’armée ; vous qui gardez, comme une frontière de vos pensées, un silence que l’on sent fortifié de faits, solidement organisé en profondeur, – vous êtes du moins l’homme rare que les critiques les plus difficiles, les polémistes les plus aigres, ceux même qui exercent sans relâche la fonction de diminution des renommées et qui se donnent pour emploi de ruiner dans l’esprit public toute grandeur qui s’y dessine, aient dû à peu près épargner. La politique même semble vous respecter, – elle qui vit de choses injustes.

C’est que votre attitude froide et nette, la réserve dans les propos, l’économie de promesses et de pronostics séduisants, votre règle constante d’accepter le réel, de vous tenir au vrai, de le dire à tout risque, ont fait que l’on gardât la mesure avec vous, et que vous pussiez demeurer assez impassible, ne redoutant ni les révélations tardives, ni le retour sur vos actes, ni l’analyse des événements. Tous vos ordres sont là, qui attendent l’histoire. L’histoire y trouvera des modèles de la plus grande précision, des avis toujours nets, des exhortations parfaitement simples et humaines, des commandements toujours exigibles et exécutables, étant conçus et rédigés par un chef qui eût pu les exécuter, comme s’il eût dû les exécuter soi-même. Mais vous vous gardez de l’excès de porter vos prescriptions jusqu’à la minutie, car c’est le plus sage de vos préceptes que de laisser chacun, à tous les degrés de la hiérarchie et dans toutes les spécialités d’une armée, maître de faire ce qui n’appartient qu’à son grade ou à son métier.

Sur toute chose, vous vouliez être compris de tous, chacun devant développer par ses propres lumières la part qui lui incombait de votre dessein. Votre esprit fort critique et prompt à l’ironie, jugeant des autres par soi-même, répugnait à leur demander une confiance aveugle ou conventionnelle qu’il n’eût pas soi-même accordée. Vous préférez communiquer l’espoir par des actes de prévoyance et des préparations positives que de l’exciter par le discours. Pendant une épreuve si longue qu’elle parut parfois infinie, la parole, de jour en jour, perdait de sa valeur fiduciaire. Mais l’on vous voyait ordonnant des travaux, organisant et réorganisant vos unités, vous inquiétant de la nourriture, du repos, de l’esprit des soldats ; et enfin pénétré de l’importance essentielle de l’exécution au point de vous attacher constamment à reprendre et à refaire l’instruction des troupes et des cadres ; l’exercice et le combat profitant l’un de l’autre, l’expérience constante dominant toutes vos pensées. Vos actes sont parlants, vos paroles sont actes.

Ainsi, de grade en grade, au milieu des tâtonnements d’une guerre sans exemple, vous ne cessez de vouloir obtenir entre le conseil et l’action, entre l’idée, les moyens et les hommes, une sorte d’harmonie ou de dépendance réciproque, hors de laquelle vous sentez qu’il n’y a ni continuité dans les avantages, ni ressources dans les revers.

Serviteur toujours prêt à servir, instruit de tout ce qui importe à la guerre, vous vous montrez en quelques mois capable par la compétence de commander une immense armée aussi clairement qu’une division ; mais fort capable, par le caractère, d’accepter une division après avoir commandé une armée, ce qui prouve à la fois une possession complète de votre art et une personnalité de première force, car il n’est qu’une personnalité de première force pour s’accommoder de tous les postes et y porter ses perfections avec soi.

C’est par quoi votre élévation s’est imposée. Vous êtes celui d’entre nos chefs qui, parti devant six mille hommes pour la guerre, l’avez achevée à la tête de trois millions de combattants.

Qu’aviez-vous fait ? Pour ne parler ici que des deux choses les plus grandes, vous avez préservé Verdun, vous avez sauvé l’âme de l’armée.

Comment l’avez-vous fait ? Que supposent en vous ces services insignes ?

Le salut de Verdun, le redressement prompt et prodigieux de l’esprit de nos troupes, ce ne furent point – ce ne pouvait être – de ces actes inspirés, de ces hauts faits qui procèdent d’un éclair de lumière intellectuelle et d’énergie, de ces bonheurs saisis et exploités qui transforment soudain une situation, emportent tout à coup le destin d’une armée. Le temps n’est plus de ces miracles. Dans une guerre à forme lente, où les coups les plus éclatants qui soient portés s’amortissent en quelques jours contre la masse et les ressorts de grandes et puissantes nations tout entières ordonnées à la lutte, animées à la résistance totale, – la foudre, le génie, l’événement sublime, ne peuvent pas suffire à anéantir l’adversaire.

Je ne sais si vous l’aviez pressenti ; mais vous étiez fait pour le pressentir. Vous étiez heureusement parmi nous l’un des hommes les plus aptes en soi et des mieux préparés par une orientation instinctive de leurs pensées, à saisir, – ou plutôt : à ne pas refuser de saisir, – le caractère stationnaire, dilatoire, en quelque sorte, d’une guerre de peuples, caractérisée par un équilibre, à durée indéterminée, de puissances et de résistances profondes. La doctrine de l’offensive pure ne vous avait jamais conquis. Vous n’aimâtes jamais les théories inflexibles. Vous n’oubliez jamais que le réel n’est fait que d’une infinité assez désordonnée de cas particuliers dont il faut chaque fois considérer l’espèce et refaire l’analyse ; et vous avez agi, à Verdun, contre l’ennemi, – en 1917, contre la crise intime, – avec des méthodes spécialement imaginées et exactement adaptées à la nature du danger et aux circonstances du moment. Vous n’avez improvisé, dans ces terribles conjonctures, ni l’admirable jugement tactique, ni la profonde connaissance des hommes qui furent la substance de l’un et l’autre succès.

Vos triomphes difficiles ont été les effets et les fruits longuement mûris de toute une vie réfléchie, dominée par un souci tout scientifique de précision dans le regard et de prudence dans les inductions.

Les grandes épreuves ne pouvaient rien changer à cette méthode irréprochable. Un homme nouveau suscité par la guerre ne surgit point en vous. Vous vous bornez à laisser l’expérience remplir un esprit qui l’attendait, et il vous suffit de demeurer celui qui avait compris une fois pour toutes que la vraie valeur d’une intelligence consiste dans la faculté de se laisser instruire par les faits.

C’est pourquoi, je puis bien vous dire, Monsieur, que rien ne vous peint plus fidèlement que ce que vous avez fait de plus beau. Toutes vos qualités constantes y paraissent. Toutes les acquisitions, non scolaires, mais personnelles, que votre esprit avait faites depuis la jeunesse s’y emploient. J’y vois au premier rang une connaissance essentielle, qui est celle du soldat.

Au début de votre carrière, lieutenant sur la frontière des Alpes, vous menez la vie même de vos chasseurs dans leurs manœuvres de montage. Vous savez vous entretenir avec eux ; vous vous faites une idée juste, et qui sera un jour bien précieuse, du soldat français, ce soldat qui ressemble assez peu aux autres. Vous observez en lui sa nature facilement conquise, son antipathie pour la hauteur et pour les contraintes qui lui paraissent de pur caprice, son amour-propre qui l’anime à tenter tout exploit dont on le défie, et ce fond de raison par quoi il tempère l’excès de sa vivacité. Il ne supporte guère la sensation de l’inutilité des efforts. Sans doute, il est des exigences que l’on ne peut toujours expliquer, des obligations à longue portée, des circonstances où la passivité doit s’imposer. Mais il n’est point d’un véritable chef de se borner à dicter des ordres sans nul égard à leurs effets sur les esprits : ils ne seraient obéis que d’une obéissance cadavérique. Il doit arriver assez souvent qu’une troupe vaille exactement ce que vaut le chef à ses yeux.

Notre soldat a le défaut singulier de vouloir comprendre. Nos armées ont toujours été des armées d’individus, avec toutes les conséquences bonnes et mauvaises qui découlent de cette constitution particulière. On ne peut songer à obtenir d’une race vive et critique cette discipline formelle, cette tenue toute rigoureuse, cette perfection des cadences et des rythmes qui font si grand effet dans les parades. L’automatisme ne fut jamais le fort de nos armées. Il peut être précieux à la guerre ; il peut s’y montrer fatal, si les chefs ont perdu le sang-froid ou la vie.

L’avenir, – s’il est permis de l’inventer un instant, – nous serait donc assez favorable dans l’hypothèse où la puissance utilitaire reposerait bien moins sur l’énormité des effectifs et sur l’action des grands nombres d’hommes que sur la valeur individuelle, l’audace et l’agilité intelligente du personnel. L’aviateur, les servants d’une mitrailleuse donnent déjà l’idée de ce que pourront être les agents humains des conflits. Les engins nouveaux tendent à supprimer indistinctement toute vie dans une aire toujours plus grande. Toute concentration est un danger, tout rassemblement attire la foudre ; on verra, sans doute, se développer les entreprises de peu d’hommes choisis, agissant par équipes, produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévus, des événements écrasants. – Voilà ce qui est possible, et qui donnerait aux qualités personnelles une valeur incomparable.

Mais nous ne sommes point encore dans une ère si avancée. Vous commandez dans quelque paisible ville de garnison, un peloton ou une compagnie. Je vous imagine fort bien dans ce petit commandement. Vous connaissez les noms de tous vos hommes, – ce qui, d’ailleurs, est un devoir, – et je m’assure que vous savez quelque chose de leur vie et de leurs caractères. J’ai dit que le soldat Français aime de comprendre ; il n’aime pas moins d’être compris. Il en résulte que les relations de l’officier avec ses hommes sont en France plus humaines et donc plus intéressantes qu’ailleurs. C’est peut-être par ces rapports entre les chefs et les soldats, par le plus ou moins de compréhension et de divination mutuelles que se distinguent le plus les différentes armées les unes des autres. Un jeune français, qui demeure pendant quelques années dans les fonctions d’officier subalterne, peut y trouver d’incomparables leçons. Il peut, s’il sait observer, voir vivre et considérer dans leur mélange les types très divers de la nation, regarder comme se comportent dans l’égalité momentanée de la condition militaire, les individus de complexion, de culture, de fortune, de profession les plus variées. Ce n’est pas tout que d’étudier sur la carte et sur le terrain la figure physique de son pays ; il faut en apprendre les hommes. Qu’on relise alors notre histoire Je ne vois véritablement pas de profession qui serait plus propice à mûrir un bon esprit, – s’il se trouvait en nous toujours autant d’esprit que l’occasion de s’en servir est plus précieuse.

Voilà, Monsieur, comme j’aime de vous concevoir dans votre carrière du temps de paix, vous formant, à la faveur des droits et des devoirs de votre grade, ces idées justes sur l’homme dans le rang, et sur ses réactions, dont vous tirerez beaucoup plus tard de si utiles conséquences.

Mais cette observation de la vie ne vous empêchait point de vous instruire des parties les plus spéciales de votre métier. Tout en remplissant avec zèle les devoirs assez monotones de votre état, menant cette existence toute régulière et laborieuse de l’officier de troupe auquel il faut tant de foi ou de résignation pour accomplir comme indéfiniment le cycle liturgique de l’année militaire, – l’accueil de la classe, son dressage, les tirs, l’inspection, les manœuvres, – cependant vous appliquiez votre esprit à approfondir ce qui vous paraissait de plus positif et de plus précis dans la science de la guerre. Au bout de quelques années, vous devenez une manière d’autorité dans l’art de la conduite du feu.

Vous considérez ces questions problématiques d’un œil exigeant et net. Les idées des autres ne semblent point vous en imposer beaucoup. Vous faites bientôt une grande découverte, – qui, pour le profane, n’eût offert que naïveté. Mais nous savons, par l’exemple de la science et de la philosophie, que ce qui est évidence au regard ingénu disparaît quelquefois aux yeux des connaisseurs par la fixité même et le raffinement de leurs attentions. Il ne faut alors rien de moins qu’un homme de génie pour apercevoir quelque vérité essentielle et fort simple qu’ont offusquée les travaux et l’application d’une quantité de têtes profondes.

Vous avez découvert ceci : Que le feu tue

Je ne dirai pas qu’on l’ignorât jusqu’à vous. On inclinait seulement à désirer de l’ignorer. Comment se pouvait-il ? – C’est que les théories ne se peuvent jamais construire qu’aux dépens du réel, et qu’il n’est point de domaine où des théories soient plus nécessaires que dans le domaine de la préparation à la guerre, où il faut bien imaginer la pratique pour pouvoir établir le précepte.

Il vous parut, Monsieur, que les règlements tactiques en vigueur ne donnaient point de ce feu qui tue une idée très importante. Les auteurs y voyaient surtout quantité de balles perdues, et de temps perdu à les perdre. On enseignait un peu partout que le feu retarde l’offensive, que l’homme qui tire se terre, que l’idéal serait d’avancer sans tirer ; qu’il fallait bien sans doute, faire brûler quelques cartouches, mais que ce n’était que pour soulager les nerfs du soldat. C’était un feu calmant, ordonné à regret, par pure complaisance. On arrivait ainsi à cette conclusion bien remarquable que l’arme à feu n’a pour fonction, pour effet, sinon pour excuse, que d’agir sur le moral de ceux qui s’en servent Quant à l’ennemi, c’est par l’approche précipitée, par la menace croissante du choc des hommes mêmes que l’on fait naître en lui une âme de défaite et que la décision est obtenue. Vaincre, c’est avancer, disait-on. On eût pu dire : Vaincre, c’est convaincre.

L’Histoire, qui, par essence, contient des exemples de tout, qui permet de munir toute thèse et qui arme de faits tous les partis, fournissait largement les apôtres de cette tactique. Les progrès des engins les touchaient peu. Mais vous, Monsieur, qui ne pouviez vous empêcher de considérer autre chose que ce désordre d’enseignements contradictoires que nous propose le passé, il vous apparaissait que dans la guerre, comme en toute chose, l’accroissement prodigieux de la puissance du matériel tend à réduire de plus en plus la part physique de l’action de l’homme. On pourrait déduire hardiment de cette remarque si simple que tout événement de l’histoire dans lequel la technique et les engins jouèrent le moindre rôle ne peut plus désormais servir de modèle ou d’exemple à quoi que ce soit...

Le feu tue, disiez-vous... Votre formule à présent paraît bien modérée. Elle est d’un temps où la mitrailleuse n’est pas encore dans toute sa gloire ; elle est jeune et méconnue, tenue pour une machine trop peu rustique, bonne tout au plus pour battre les glacis et les fossés d’un ouvrage ; mais qui se détraquera en campagne aux mains d’un maladroit, et qui épuisera en pure perte, en dix minutes les coffrets d’un bataillon. Cette opinion était fondée sur le bons sens. Le bon sens nous a coûté cher. Nous vivons dans une époque magique et paradoxale qui se joue à mettre en défaut les jugements les plus sensés. En vérité, ce qui a paru de plus indispensable dans la dernière guerre, ce fut, en dépit du bon sens, l’intervention affreusement efficace d’un matériel de plus en plus compliqué. La mitrailleuse, au premier rang, quoique peu rustique et dévorante, a transformé toutes-les possibilités et décimé les prévisions comme les êtres.

C’était donc peu de dire que le feu tue. Le feu moderne fauche ; il supprime ; il interdit le mouvement et la vie dans toute zone qu’il bat. Quatre hommes résolus tiennent mille hommes en respect, couchent morts ou vifs tous ceux qui se montrent. On arrive à cette conclusion surprenante que la puissance de l’arme, son rendement, augmente comme le nombre même de ses adversaires. Plus il y en a, plus elle tue. C’est par quoi elle a eu raison du mouvement, elle a enterré le combat, embarrassé la manœuvre, paralysé en quelque sorte, toute stratégie.

Ayant fait votre découverte, Monsieur, vous ne pouvez que vous n’en tiriez les conséquences. Vous vous faites une tactique séparée ; bien différente de celle que l’on enseigne, et dont les formules que vous en donnez s’opposent nettement aux préceptes qui commandaient le mouvement sans conditions.

Vous résumez votre pensée en des maximes saisissantes : l’offensive, dites-vous, c’est le feu qui avance ; la défensive, c’est le feu qui arrête. Vous dites enfin : le canon conquiert, l’infanterie occupe.

La progression n’est donc plus une héroïque panacée. L’homme n’est plus un projectile supposé irrésistible dont on prodigue les émissions jusqu’à la victoire ou à l’épuisement total ; mais l’homme complète l’œuvre du feu, et la marche en avant n’est plus une cause, elle est une conséquence. Vous aviez bien prévu qu’il fallait une tactique nouvelle à une guerre nouvelle, dont le trait essentiel devait être l’emploi massif et précoce du canon, l’engagement à grande distance, comme l’action à toute distance sera peut-être le trait essentiel des guerres de l’avenir.

Mais par là, Monsieur, vous voici dans un état d’esprit qu’il faut bien nommer hérétique. Confessons que le chemin de l’hérésie vous a conduit très haut, — jusqu’au sommet de la carrière, jusqu’à la gloire, et finalement jusqu’ici, Monsieur, où parfois conduit l’hérésie même littéraire.

Vous choquiez si franchement les idées qui étaient alors souveraines que les doctrinaires de l’armée eussent pu vous tenir rigueur. Il n’en fut presque rien. En dépit de vos opinions téméraires et de l’empire du dogme assez intolérant, on constate à l’honneur de vos chefs que toute la liberté, – joignons-y la causticité – de votre esprit ne les empêcha pas de reconnaître vos talents, et même de vous confier les fonctions de professeur de tactique à l’École supérieure de Guerre, – c’est-à-dire au centre même d’élaboration et de prédication de la doctrine dont vous doutiez ouvertement.

Je crois bien que c’est en ce point de votre carrière qu’elle croise pour la première fois celle de votre illustre prédécesseur. Foch, devenu directeur de la célèbre École, vous laissa entièrement libre d’y enseigner une doctrine qui n’était pas tout à fait la sienne. J’aime beaucoup ce petit trait qui ne peut être que d’une grande âme.

Vos idées à présent sont bien arrêtées ; les positions de votre esprit, les bases de vos jugements solidement assises.

D’une part, notion juste et toujours présente de l’homme ; sentiment de ses forces réelles que vous ferez toujours figurer dans vos calculs ; importance capitale de la connaissance intime du soldat.

D’autre part, idée précise d’une tactique expérimentale ; image nette du combat tel que l’armement à grande puissance exige qu’on le conçoive.

Mais le combat est l’élément de la bataille générale ; l’exécution tient la conception en état. Si la stratégie veut ignorer la tactique, la tactique ruine la stratégie. La bataille d’ensemble gagnée sur la carte est perdue en détail sur les coteaux. Ici, comme dans tous les arts, – que dis-je, comme dans tous nos actes jusqu’aux plus simples, – la vision, qui est prévision, et le geste qui exécute ne valent que l’un par l’autre.

Précisions de vos idées, connaissances longuement acquises, conclusions claires et nettes, aurez-vous quelque jour l’occasion de les voir à l’épreuve ?

La guerre existera-t-elle quelque jour ?

Quelle phase étrange de l’Histoire, que cette phase que l’on peut appeler l’ère de la Paix armée, et dont je voudrais pouvoir dire, et ne le puis du tout, qu’elle n’est plus qu’un souvenir ?

Pendant quarante ans, l’Europe est suspendue dans l’attente d’un conflit dont on sait qu’il sera d’une violence et d’un ordre de grandeur sans exemple. Nulle nation n’est sûre de ne pas s’y trouver engagée. Tout homme dans ses papiers conserve un ordre de rejoindre. La date seule y manque. Quelque jour inconnu, les accidents de la politique y pourvoiront. Pendant quarante années, le retour du printemps se fait craindre. Les bourgeons font songer les hommes d’une saison favorable aux combats. L’explosion, parfois, paraît inconcevable : on en démontre l’impossibilité. La paix armée pèse d’ailleurs si lourdement sur les peuples, grève à ce point les budgets, impose aux individus de si sensibles gênes dans un temps de liberté morale et politique croissante ; elle contraste si évidemment avec la multiplication des échanges, l’ubiquité des intérêts, le mélange des mœurs et des plaisirs internationaux, qu’il semble à bien des esprits tout à fait improbable que cette paix contradictoire, ce faux équilibre, ne se change insensiblement dans une véritable paix, une paix sans armes, et surtout, sans arrière-pensées. On ne peut croire que l’édifice de la civilisation européenne, si riche de rapports internes si divers, si étroits, puisse jamais être brutalement disloqué et éclater en mêlée de nations furieuses.

La politique bien des fois a reculé devant la détestable échéance, qu’elle sait cependant devoir être la conséquence la plus probable de son activité fatale et de la naïve bestialité de ses mobiles. On vit, on crée, on prospère même, sous le régime pesant de la Paix armée, sous le coup toujours imminent de cette fameuse Prochaine Guerre, qui doit être le Jugement dernier des Puissances et le règlement définitif des querelles historiques et des antagonismes d’intérêts. Dans l’ensemble, un système de tensions, de suspicions, de précautions ; un malaise toujours accru, composé de la persistance des amertumes, de l’inflexibilité des orgueils, de la férocité des concurrences, combiné à la crainte des horreurs que l’on imagine et des conséquences que l’on ne peut imaginer, constitue un équilibre instable et durable, qui est à la merci d’un souffle, et qui se conserve pendant près d’un demi-siècle.

Il y avait, certes, en Europe, quantité de situations explosives ; mais le nœud de cette vaste composition de dangers se trouvait dans l’état des relations franco-allemandes créé par le Traité de Francfort. Ce traité de paix était le modèle de ceux qui n’ôtent point tout espoir à la guerre. Il plaçait la France sous une menace latente qui ne lui laissait, au fond, que le choix entre une vassalité perpétuelle à peine déguisée et quelque lutte désespérée.

En conséquence, de 1875 à 1914, des deux côtés de la nouvelle frontière, une concurrence de forces symétriques se déclare. Le préambule de toute histoire de la Grande Guerre est nécessairement l’histoire de cette guerre singulière des prévisions et des craintes : guerre des armements, des doctrines, des plans d’opérations ; guerre des espionnages, des alliances, des ententes ; guerre des budgets, des voies ferrées, des industries ; guerre constante et sourde. Des deux côtés de la frontière, cependant que les créations de la culture, les arts, les sciences, les lettres composaient la brillante apparence d’une civilisation toujours plus ornée et plus éloignée de la violence, – des hommes profondément dévoués à leur devoir sévère, qui connaissent la fragilité des supports du splendide édifice de la paix, la charge énorme des antagonismes et des antipathies, – les hommes qui doivent, au jour critique, se trouver brusquement investis de pouvoirs et de responsabilités immenses, se préparent à ce jour solennel qui peut-être ne luira jamais. Ils travaillent parallèlement et jalousement. Les états-majors calculent, croisent leurs desseins opposés qu’ils devinent ou pénètrent. Ils forment toutes les hypothèses ; répondent à toute amélioration du système rival, chacun cherchant à organiser à son profit l’inégalité décisive. Des deux côtés de la frontière, encore imperceptibles et bien éloignés de l’éclat et de l’importance capitale que les événements leur donneront, les Kluck, les Falkenhayn, les Hindenburg, les Ludendorf, là-bas ; ici, les Joffre, les Castelnau, les Fayolle, les Foch, les Pétain, chacun selon sa nature, sa race, son arme ou son emploi, vivent dans l’avenir et se tiennent aux ordres du destin.

Jamais, dans aucun temps, rien de comparable à cette longue guerre, absente et présente, ardente et imaginaire, sorte de corps à corps technique et intellectuel, avec ses surprises et ses ripostes virtuelles, ses créations d’engins et de moyens, dont la nouveauté trouble parfois les théories en vogue, modifie un instant l’équilibre des forces, déconcerte les routines.

Toute une littérature spéciale, et toute une littérature de fantaisie, parfois plus heureuse que l’autre dans ses prévisions, donnent à imaginer ce que sera 1’événement du cataclysme dont l’Europe est grosse. Quelle étrangeté, quel trait nouveau que cette extrême conscience, celte longue et lucide veille !

La « Guerre de demain » ne sera point une de ces catastrophes auxquelles on n’a jamais pensé.

Mais des deux côtés de la frontière, les conditions de ce travail préparatoire sont bien différentes. Tout le favorise en Allemagne : la forme du gouvernement, d’essence militaire, et dont la victoire a fondé le prestige ; une population surabondante et naturellement disciplinée ; une sorte de mysticisme ethnique ; et chez de nombreux esprits, une foi dans le recours à la force, qu’ils estiment le seul fondement scientifique du droit.

Chez nous, rien de pareil. Un tempérament national à la fois critique et modéré ; une population moins que stationnaire dans un pays de vie facile et douce ; une nation politiquement des plus divisées ; un régime, dont la sensibilité aux moindres mouvements de l’opinion faisait le vice et la vertu. Ces conditions rendaient assez laborieuse toute préparation méthodique et continue à une guerre que nul ne voulait, ni ne pouvait vouloir ; et que chacun, quand il y pensait, ne concevait que comme un acte de défense, une réponse à quelque agression. On peut affirmer que l’idée de déclarer la guerre à quelqu’une des nations voisines ne s’est jamais présentée à un esprit français depuis 1870...

Cependant notre armée, souvent critiquée, exposée tantôt à des suspicions, tantôt à des tentations politiques ; profondément troublée en quelques circonstances, sut, en dépit de toutes ces difficultés, accomplir un travail immense. Elle a pu se tromper quelquefois ; mais gardons-nous d’oublier qu’après tout, ses erreurs comme sa valeur ne sont que les nôtres. Elle est indivisible de la nation qu’elle reflète exactement. Le pays peut se mirer dans son bouclier.

Vous alliez quittez cette armée, Monsieur, abandonner la carrière qui avait séduit votre jeunesse et rempli votre vie ; et goûter les mélancoliques douceurs de la retraite, puisque vous avez cinquante-huit ans, quand l’heure sonne. Le sang de l’archiduc a coulé. Les derniers moments de la paix sont venus.

Mais les peuples insouciants jouissent d’une splendide saison. Jamais le ciel plus beau, la vie plus désirable et le bonheur plus mûr. Une douzaine de personnages puissants échangent, sans doute, des télégrammes ou des visites. C’est leur métier. Le reste songe à la mer, à la chasse, aux campagnes.

Tout à coup, entre le soleil et la vie, passe je ne sais quelle nue d’une froideur mortelle. L’angoisse générale naît. Toute chose change de couleur et de valeur. Il y a de l’impossible et de l’incroyable dans l’air. Nul ne peut fixement et solitairement considérer ce qui existe, et l’avenir immédiat s’est altéré comme par magie. Le règne de la mort violente est partout décrété. Les vivants se précipitent, se séparent, se reclassent ; l’Europe, en quelques heures, désorganisée, aussitôt réorganisée ; transfigurée, équipée, ordonnée à la guerre, entre tout armée dans l’imprévu.

Là-bas, la guerre est accueillie dans l’ensemble comme une opération grandiose, nécessaire pour briser un système inquiétant de nations hostiles, et pour permettre à la prospérité prodigieuse de l’empire de nouveaux développements. Il règne une confiance immense. Il semble impossible qu’une telle préparation, un tel matériel, une telle volonté de victoire n’emportent point toute résistance. La guerre sera brève. On dictera la paix à Paris dans six semaines. Le ciel lavé par l’orage inévitable ; l’Europe émerveillée, domptée, disciplinée, l’Angleterre réduite ; l’Amérique contenue dans son progrès ; la Russie et l’Extrême-Orient dominés Quelles perspectives, et que de chances pour soi ! Observons qu’il n’y avait rien dans tout ceci qui fût tout à fait impossible, et que ces vues d’apparence déraisonnable se pouvaient fort bien raisonner.

Chez nous... Mais est-il besoin que l’on nous rappelle la suprême simplicité de nos sentiments ? Il ne s’agit pour nous que d’être ou de ne plus être. Nous savons trop le sort qui nous attend. On nous a assez dit que nous étions un peuple en décadence, qui ne fait plus d’enfants, qui n’a plus de foi en soi-même ; qui se décompose assez voluptueusement sur le territoire admirable dont il jouit depuis trop de siècles.

Mais cette nation énervée est aussi une nation mystérieuse. Elle est logique dans le discours ; mais parfois surprenante dans l’acte.

La guerre ? dit la France, – Soit.

Et c’est alors le moment le plus poignant, le plus significatif, – disons, – le plus adorable de son histoire. Jamais la France frappée à la même heure du même coup de foudre, apparue, convertie à elle-même, n’avait connu, ni pu connaître une telle illumination de sa profonde unité. Notre nation, la plus diverse, et d’ailleurs, l’une des plus divisées qui soit, se figure à chaque Français tout une dans l’instant même. Nos dissensions s’évanouissent, et nous nous réveillons des images monstrueuses qui nous représentent les uns aux autres. Partis, classes, croyances, toutes les idées fort dissemblables que l’on se forme du passé ou de l’avenir se composent. Tout se résout en France pure. Il naît pour quelque temps une sorte d’amitié inattendue, de familiarité générale et sacrée, d’une douceur étrange et toute nouvelle, comme doit l’être celle d’une initiation. Beaucoup s’étonnaient dans leur cœur d’aimer à ce point leur pays ; et, comme il arrive qu’une douleur surprenante nous éveille une connaissance profonde de notre corps et nous éclaire une réalité qui était naturellement insensible, ainsi la fulgurante sensation de l’existence de la guerre fit apparaître et reconnaître à tous la présence réelle de cette Patrie, chose indicible, entité impossible à définir à froid, que ni la race, ni la langue, ni la terre, ni les intérêts, ni l’histoire même ne déterminent ; que l’analyse peut nier ; mais qui ressemble par là-même, comme par sa toute-puissance démontrée, à l’amour passionné, à la foi, à quelqu’une de ces possessions mystérieuses qui mènent l’homme où il ne savait point qu’il pouvait aller, – au delà de soi-même. Le sentiment de la Patrie est peut-être de la nature d’une douleur, d’une sensation rare et singulière, dont nous avons vu, en 1914, les plus froids, les plus philosophes, les plus libres d’esprit être saisis et bouleversés.

Mais encore, ce sentiment national s’accommode aisément chez nous d’un sentiment de l’humanité. Tout Français se sent homme ; c’est peut-être par là qu’il se distingue le plus des autres hommes. Beaucoup rêvaient que l’on allait en finir une bonne fois avec la coutume sanglante et primitive, avec l’atrocité des solutions par les armes. On marchait à la dernière des guerres.

Vous partez colonel, commandant une brigade. Sur la ligne même de feu, commence votre expérience des combats. Vous allez en personne disposer, animer, diriger votre monde.

On devrait ici vous blâmer, Monsieur, d’avoir exposé sans nécessité la vie précieuse du chef, si cette témérité, dans un homme aussi réfléchi et maître de soi que vous l’êtes, ne signifiait tout autre chose et bien autre chose qu’un emportement de bravoure et une impatience d’agir. Vous aviez soif du réel, danger ou non, vous dont le scepticisme est dur aux théories. Il vous fallait le feu et l’homme observés de tout près. Le professeur de tactique hétérodoxe ne se tenait pas de relever et de saisir sur le fait les naïves erreurs des systèmes du temps de paix. Il faisait au milieu des points de chute, sa provision de vérité.

Surtout, il vous paraissait de première importance qu’un chef eût par soi-même éprouvé les puissantes émotions du soldat, ressenti dans sa propre chair les ébranlements, les réflexes, les brusques variations d’énergie, l’effet réel des ordres sur la troupe, et enfin observé tout ce qui fait que le possible n’est pas le même, vu du quartier général, et vu de l’escouade.

Vous constatez que vos idées de la veille étaient bien orientées, que vos appréhensions au sujet de nos règlements étaient malheureusement fondées. Nous cédons largement le terrain Une tactique supérieure permet à la stratégie ennemie de développer son plan grandiose. Bientôt l’univers nous croit perdus ; et en vérité, nous le sommes. Nos boulevards de l’Est sont largement tournés. Nous ne pouvons tenir au Nord ni en Lorraine. À Guise, Lanrezac (jadis votre collègue à l’École de guerre) a beau porter un coup sensible au poursuivant, la grande aile ennemie ne s’en ferme pas moins sur notre gauche, frôle Paris. Le triomphe de l’art va s’accomplir. Une stratégie du plus grand style, empreinte du mépris de l’adversaire, une tactique à peu près parfaite, un armement écrasant, des troupes incomparables comment sur tout ceci ne pas fonder l’assurance d’une victoire toute prochaine ? A-t-on jamais vu une armée battue, qui se retire dans son désordre, et qui doit s’affaiblir, se dissoudre un peu plus, à chaque pas qu’elle fait en arrière, confuse et sous la poussée du vainqueur, brusquement faire face ; et soudain, devenir si ferme, et bientôt si pressante, bientôt si inquiétante, si mordante, et transfigurée comme par miracle, qu’il faut soi-même se fixer, se défendre, et puis craindre, et puis rompre ; et se terrer enfin, pour échapper au pire, dans cette terre même où l’on va demeurer quatre ans, jusqu’à la défaite, jusqu’à la conclusion désastreuse de l’opération toute puissante qui devait s’accomplir en Trente-trois jours ? Quelle ruine d’un magnifique calcul !

C’est qu’il était né aux Français, à l’insu de tous et d’eux-mêmes, une vertu toute nouvelle, une ténacité incroyable, sans exemple dans leurs annales ; une merveilleuse solidité. On les verra, peuple léger, peuple mobile, pendant quatre années éternelles, en dépit des pertes les plus lourdes, des déceptions les plus douloureuses, non seulement tenir, non seulement multiplier les plus dures attaques ; mais bien plus : animer, susciter, raffermir leurs alliés, qu’ils confortent, qu’ils munissent, qu’ils instruisent, sans que l’on puisse concevoir d’où ils tirent eux-mêmes tant de ressources, tant d’esprit, tant de cœur, tant d’argent, tant de héros ; dépensant de tout ceci en une seule guerre, plus, peut-être, qu’ils n’en avaient dépensé au long de l’histoire de France tout entière.

Joffre, à la Marne, représente cette neuve fermeté de la France. Il l’exige, il l’obtient, il l’incarne.

Il est remarquable que notre nation, cette fois, oppose à l’étrange nervosité des chefs ennemis le calme extraordinaire, la pondération, le jugement simple et décisif de notre général. Il sait que les bourrasques passent, qu’il ne faut pas s’obstiner, mais persévérer ; il recule ; il a la force d’attendre le jour que ses chances soient les plus grandes. Alors, il donne le signe, abat ses cartes, et gagne.

La Marne se prolonge et s’achève par l’Yser, qui est peut-être le chef-d’œuvre de Foch. L’idée stratégique allemande se brise à ce ruisseau, expire à Ypres. Là, Foch, arrivé après cette course éperdue où il gagne l’ennemi de vitesse, recueille le Belge, l’Anglais, les convainc de tenir dans les ruines et les dunes ; les gagne à son mode de se défendre qui est d’attaquer sans répit, fixe enfin le combat. Victoire d’une importance singulière, et dernier moment de la stratégie classique dans l’Ouest. Il est à noter que ce coup fatal lui est porté par Foch, qu’il était réservé au grand stratège de fermer toute issue à la stratégie, de l’exterminer. Désormais, plus de décision à espérer, plus d’événement, plus de coups de foudre. Adieu, les Austerlitz et les Sedan dont on avait rêvé ! Mais le règne de la durée, l’empire de la défensive invincible, et toutes les hérésies s’imposent : il n’y a plus d’objectifs que géographiques, et un développement inouï du matériel le plus compliqué commence. C’est qu’il ne s’agit plus de convaincre l’adversaire de sa défaite, de l’envelopper ni de lui asséner un certain coup mortel ; ce n’est plus sur le dispositif d’une armée que l’on doit agir, mais sur un front fermé, doué des propriétés d’une forme d’équilibre vivante, qui se ploie, qui ondule ; mais qui se reforme, se répare, et ne cesse d’envelopper, de limiter, et de paralyser toujours l’acte qui la veut rompre.

La guerre ne peut plus être le drame précipité et convergent qu’elle fut une fois et que l’on pensait qu’elle serait encore. Il va falloir épuiser l’adversaire en détail, division par division ; et viser dans la profondeur des nations, derrière les lignes, le dernier homme, le dernier sou, le dernier atome d’énergie. La guerre n’est plus une action ; elle est un état, une manière de régime terrible ; et elle est domiciliée, mais hélas, elle l’est chez nous !

Nul moment, nul incident de cette formidable et neuve expérience ? Monsieur, qui n’excite vos réflexions et ne vous enseigne quelque vérité. Chaque affaire où vous paraissez vous grandit : en Artois, vous commandez un corps ; en Champagne, une armée. Mais chacune de ces épreuves vous convainc un peu plus de l’illusion de ceux qui pensent encore qu’une percée des fronts et une bataille en terrain libre achèveront la guerre ; illusion qui ne cesse de hanter les esprits uniquement formés par l’histoire, et plus attachés à de beaux modèles que prompts à discerner dans le présent ce que le présent repousse et ce qu’il exige.

Mais il faut avouer que le problème pour les deux partis était identique et identiquement insoluble, les situations affreusement stationnaires. Tandis que les moyens deviennent de plus en plus puissants, l’impuissance ne fait que croître. La déception devient la règle. Offensives et défensives se succèdent pour chaque camp, comme selon un roulement régulier ; c’est un échange alternatif des rôles. La guerre de décembre 1914 à juillet 1918 se résume en tâtonnements sanglants, dans une confusion de nouveautés et de traditions, au milieu de conditions jusque-là inconnues, qui déconcertaient les plus habiles. Napoléon fût sorti de sa tombe qu’il n’eût pas tiré meilleur parti des circonstances.

En somme, l’immensité des armées, l’engagement total des nations, la fixation des fronts, l’emploi d’obstacles et d’armes qui interdisent le mouvement, la durée qui en résulta, et qui obligeait le commandement à se préoccuper de plus en plus de l’arrière, de la politique, de l’opinion, de la vie économique, tout enfermait les esprits directeurs des armées opposées dans les mêmes alternatives d’impulsions et d’objections, d’essais et de renoncements.

C’est pourquoi il n’y a pas à rechercher trop profondément les raisons de la grande attaque de Verdun. Celles que les Allemands en ont données ne sont pas invincibles, – n’étant pas d’ailleurs concordantes. La vérité semble fort simple. Il suffit de se mettre un instant à la place des hommes. On ne sait que faire, et il faut faire quelque chose. Grande et irrésistible raison. Rien ne s’impose. La stratégie est ligotée dans les réseaux. Jusqu’ici, toutes les offensives ont échoué. L’imagination défaillante ne sait plus suggérer que ce qu’elle a déjà conçu ; mais cette fois, on frappera beaucoup plus fort. C’est à une échelle démesurée que l’on va monter cette attaque. 400 000 hommes ; une artillerie incroyable, accumulée sur un point du front ; l’héritier de la couronne, pour chef ; une place forte de premier ordre, déjà illustre dans l’histoire, pour objectif, – et c’est la bataille de Verdun.

Bataille ? Mais Verdun, c’est bien plutôt une guerre tout entière, insérée dans la grande guerre, qu’une bataille au sens ordinaire du mot. Verdun fut autre chose encore. Verdun, ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos, où vous fûtes le champion de la France face à face avec le prince héritier. Le monde entier contemple. Le combat, que chacun tour à tour engage, ou soutient, durera presque toute une année. Je n’en retracerai les épisodes ni les phases, et je ne ferai point l’histoire de votre rôle qui fut de tous les instants. Je n’en tirerai que quelques traits, – les uns, de votre esprit, car c’est ici que votre conception tout expérimentale de la guerre s’éprouve et triomphe ; les autres, de votre caractère ; et je n’oublierai point votre cœur.

Monsieur, vous avez, à Verdun assumé, ordonné, incarné cette résistance immortelle, qui, peu à peu, sous vos mains, comme par une savante et surprenante modulation, s’est renversée en réaction offensive, et changée pour l’étonnement du monde et la confusion de l’ennemi, en puissance pressante, en reprise des lieux perdus, en contre-attaque victorieuse.

Le soir du 25 février 1916, à peine désigné, vous courez aussitôt, par la neige et la nuit, prendre contact avec les états-majors de la défense. Vous dictez à minuit un ordre essentiel qui répudie la tactique purement instinctive d’une défense locale qui disputait isolément, pied à pied, chaque pouce de terrain. Vous répartissez à chaque unité sa fonction dans un plan d’ensemble. Vous savez que l’ennemi poursuit notre usure, et que l’on ne peut durer qu’en fixant toute la résistance sur une position forte par elle-même et fortement organisée. L’assaut est contenu. Mais les attaques sont si puissantes et si obstinément répétées que les unités exposées fondent en quelques jours au feu furieux de milliers de pièces de tout calibre. Ce feu, d’ailleurs, bat si énergiquement l’arrière de vos lignes que la défense est en danger de succomber par manque de munitions, de vivres, de secours de toute espèce.

C’est alors que vous créez cette Voie véritablement Sacrée, que les roues, que les pas, que les pluies, que les coups perpétuellement ruinent ; mais perpétuellement rechargée des pierres mêmes du pays par une armée de travailleurs ; perpétuellement tassée et foulée par les troupes et les convois qui vont et viennent entre le feu et la vie. Vous aviez demandé le renouvellement incessant des défenseurs, et fait adopter le système de la succession à Verdun de tous les corps de notre armée. Ils s’y sont succédé. Ils en redescendaient boueux, brisés, hagards et vénérables. Tous vinrent à Verdun, comme pour y recevoir je ne sais quelle suprême consécration ; comme s’il eût fallu que toutes les provinces de la patrie eussent participé à un sacrifice d’entre les sacrifices de la guerre, particulièrement sanglant et solennel, exposé aux regards universels. Ils semblaient, par la Voie Sacrée, monter, pour un offertoire sans exemple, à l’autel le plus redoutable que jamais l’homme eût élevé. Il a consumé, Français et Allemands, 500 000 victimes en quelques mois.

Qu’on ne nous parle plus des héros de l’antiquité, ni même des grands soldats de l’Empereur ! Ils n’avaient que quelques heures à soutenir, des ennemis qu’ils voyaient et abordaient ; ils avaient le grand air et le mouvement ; et point de gaz, point de vagues de flamme, point d’ensevelissement dans la boue, point d’écrasements par le ciel, point de nuits affreusement éblouies, et l’on ne savait point alors, pendant des heures, couvrir un champ de carnage d’épouvantables nuées, de millions d’éclats et de balles.

En vérité, l’homme moderne, l’homme quelconque, vêtu en soldat, en dépit de tout ce que l’on pensait et disait de la diminution de son caractère, de son amollissement par la vie plus artificielle ou plus délicate, par le scepticisme ou par le plaisir, a rejoint pendant cette guerre, le point le plus haut où l’homme d’aucun temps soit jamais parvenu, en fait d’énergie, de résignation, de consentement aux misères, aux souffrances et à la mort.

C’est ainsi que Verdun fut sauvé. Votre nom est inséparable de ce grand nom. Mais vos angoisses furent immenses. Cependant que vous inspiriez à tous une confiance que nul autre chef ne leur eût donnée, que tous se reposaient sur vous, que votre présence rassurait à la fois les soldats, le pouvoir, la nation, le commandement et les alliés, vous, Monsieur, témoin trop lucide des formidables efforts de l’ennemi, des pertes et des épreuves inouïes de nos troupes. Vous, toujours incertain de conserver votre ligne suprême, vous refusez jusqu’à la fin de chanter victoire. Vous ressentîtes même une sorte de malaise, en constatant que l'opinion à l’arrière devançait l’événement, estimait victorieuse une résistance qui n’était encore qu’invaincue. C’est là un trait qui est bien de vous. Vous n’avez nulle complaisance pour ce qui n’est assuré ni démontrable. Vous êtes dur pour les apparences.

Mais quelle tendresse en vous pour ces hommes dont les peines inexprimables, les fatigues, les souffrances, les mutilations, les cadavres furent la substance du salut !

Votre attitude froide, et presque sévère, est assez trompeuse, Monsieur. Elle ne trahit pas l’admiration, la sollicitude, l’affection paternelle qui sont en vous pour vos soldats. Mais il n’y eut point de chef plus instruit de leurs besoins, plus ménager de leurs forces, plus ennemi des excès de rigueur et des exigences superflues ; et surtout, plus avare de leur sang. Le soldat peu à peu apprit à vous connaître : il trouva l’homme en vous, l’homme qui, si éloigné de lui qu’il soit par le grade, ne se fait pourtant pas un personnage inaccessible, inabordable, un être d’une tout autre espèce.

D’ailleurs, votre pensée serre de trop près la réalité de la guerre ; elle est trop convaincue de l’importance de l’exécution, par la négligence de laquelle les plus belles combinaisons ne sont que de vaines épures, pour que l’idée du combattant et de son état ne soit toujours présente et agissante dans vos desseins. Car, qu’est-ce que le commandement, si ce n’est le gouvernement des forces par la pensée, joint au tempérament de la pensée par la connaissance exacte des forces ? Comme l’esprit, quand il a fortement et distinctement conscience de son corps et de ses membres, se sent plus maître du réel et de soi-même, ainsi en est-il du commandement. Vous n’avez pu souffrir de commander abstraitement sans participer de l’âme et de l’être de ceux qui devaient exécuter vos ordres. Voilà, Monsieur, ce qui, dans une circonstance très cruelle et très redoutable, vous a donné les moyens et la gloire de préserver non seulement notre force, mais l’honneur, et peut-être l’existence même du pays.

Verdun formidablement assailli, formidablement défendu, n’avait exigé de vous que le déploiement de vos magnifiques qualités militaires, dans une action de guerre particulièrement laborieuse ; mais vous n’aviez affaire qu’à l’ennemi étranger. Vers la fin du printemps suivant, surgit le danger des dangers. Notre armée engagée dans une immense opération qui devait être décisive ; nourrie, presque enivrée, des plus grands espoirs, tout à coup se voit arrêtée au milieu de la lutte dont le vaste objet apparaît impossible à atteindre. Elle retombe de toute la hauteur de son élan. Elle est épuisée, elle a subi des pertes sérieuses, que la rumeur exagère. Surtout, elle est amèrement déçue. L’insuffisance des préparations, les imprudences commises qui n’avaient pas échappé à de si vieux soldats, les indiscrétions inexcusables, toutes ces causes de l’échec qui sont sensibles à tous, reviennent aux esprits et s’y combinent aux motifs les plus divers de mécontentement : promesses non tenues, repos insuffisants, excès de fatigues et d’exercices inutiles

Des murmures s’élèvent (et non point seulement dans la troupe) contre le haut commandement. Des incidents alarmants çà et là se produisent. Pénétrée de rumeurs sinistres, offerte sans défense à toutes les suggestions, voici bientôt frémir cette héroïque armée. Elle commence d’écouter des voix inquiétantes, de ces voix qui propagent dans les foules anxieuses ce qu’il faut pour en définir les colères et en orienter les mouvements. On lui souffle l’abandon du devoir, et même la rébellion déclarée

Irons-nous à l’extrême du péril ? Qui nous tirera de ce pas ? Qui nous va ranimer ces régiments qu’on voit comme empoisonnés d’une brusque décomposition de leur volonté de combattre et de vaincre ? Tant d’espérance, tant de vaillance et d’efforts dilapidés tournent en fermentation menaçante, en troubles, en actes violents, presque en révolte. N’oublions point qu’en France, les mouvements révolutionnaires les plus énergiques furent déchaînés par l’indignation patriotique.

Qui nous tirera de ce pas ? C’est alors un seul nom que l’on prononce. Un seul homme est capable de parer au danger le plus grand que nous ayons couru, dans une époque où nous en avons traversés d’inouïs.

Le péril, la raison, le pouvoir le désignent. Le Ministre heureusement inspiré le nomme ; et sur l’heure, comme au jour de Verdun le seul bruit que l’on vous appelle soulage les esprits angoissés. Quel honneur, Monsieur, que de recevoir dans des conjonctures si formidables, la plénitude du commandement, que de s’imposer à tous comme celui dont les circonstances proclament qu’il faut ou le prendre ou périr !

Votre illustre prédécesseur connut une gloire pareille quand toute l’autorité du désastre imminent, en l’an 18, le mit en quelques heures à la tête des quatre armées.

Vous voici donc chef suprême, maître de nos destins, commandant de toute l’armée française. Vous paraissez aussitôt dans toute votre sagesse ; bientôt, dans toute votre humanité.

Hélas, il faut, avant toute chose, vivre à présent les heures les plus pénibles de votre vie. Il faut frapper. « Mais ce sont nos soldats, écrivez-vous, qui sont, depuis trois ans, avec nous dans les tranchées. »

L’Histoire, un jour, chiffres et pièces en mains, notera toute la modération de votre rigueur. En peu de semaines, vous avez, sans haine et sans crainte, réprimé la mutinerie, puni la faiblesse dans les chefs, les actes criminels dans la troupe ; et vous vous attaquez en personne aux causes profondes du mal. Vous interrogez çà et là dans les cantonnements. Vous parlez d’homme à homme, apportant avec vous la justice dans les récompenses, l’équité dans les tours de service, de tranchée et de permission. Discernant dans l’amertume et l’irritation des esprits leurs causes physiques et leurs causes morales, vous vous souciez de la nourriture, du repos, du divertissement les hommes ; et vous les assurez, d’autre part, des espérances de nos armes ; et vous seul le pouviez, sans être suspect de rhétorique ou d’illusion. Surtout, vous exigez que leur vie, en aucun cas, ne soit risquée à la légère dans des opérations sans conséquence, ou insuffisamment préparées.

Enfin le miracle est accompli, devant lequel il faut bien que tous s’inclinent, de reprendre tous ces cœurs mécontents, de ressaisir tous nos héroïques rebelles pour les rendre à la patrie.

Victoire unique dans les fastes militaires ; reprise singulière pour laquelle il n’eût pas suffi des talents d’un grand capitaine : il y fallait une âme d’homme juste et grande.

Je ne puis m’empêcher de relever ici que c’est au même général dont on a dit parfois qu’il voyait noir, qu’il inclinait à présager le pire, qu’il fut unanimement demandé de restaurer l’espoir et de ranimer l’ardeur dans nos rangs.

L’armée réconfortée, vous la remettez tout entière à l’instruction, à quelques pas de l’ennemi. Ce ne fut pas une des moindres étrangetés de cette guerre que la nécessité d’apprendre à la faire dans le temps même qu’on la faisait. Vous tenez à cœur d’inspirer à tous l’esprit de votre tactique, vous entendez que tous les enseignements que vous n’avez cessé de recueillir depuis l’entrée en campagne imprègnent jusqu’au moindre détail les exercices qui se poursuivent en marge des combats.

En quelques mois, entre vos mains expertes, l’armée française se fait un instrument de puissance, de précision et de résistance incomparable, qui va, pendant l’année critique et décisive, entre l’armée anglaise bientôt terriblement éprouvée, et l’armée américaine, lentement croissante, lentement dressée, être l’agent essentiel de la défense et de la victoire communes.

Quel tableau que celui de cette dernière année ! Tout le monde sent bien que la fin approche, mais approche encore voilée. Il n’est pas encore impossible de s’inquiéter sur l’issue. L’énormité des conséquences redoutées de chaque parti les fait se roidir sous les armes. La Russie disparue, les Allemands sont en force. Mais si le moment leur est favorable, le temps travaille pour nous. Tout les engage donc à entretenir l’illusion d’en finir par un coup de suprême violence. Ils attaquent en maîtres ; emportent en quelques heures d’épouvantables succès. Ils imposent ainsi aux alliés consternés ce que la sagesse leur conseillait dès l’origine.

Foch alors sort de l’ombre où depuis la Somme on le tient. Jusqu’ici il n’a pu donner sa mesure. Ce grand chef n’a jamais commandé en chef. D’ailleurs, point de guerre moins faite pour lui que cette guerre de détails et de longueur. Il est né pour les actes du plus grand style, et il ne se sent être lui-même que dans le mouvement et la manœuvre à large envergure. L’action l’habite, et commande chacune de ses pensées. C’est un Français qui a la tête épique.

Ce qui frappait d’abord en lui, c’était cette promptitude extraordinaire des idées, que marquait sa parole invincible à la course, – comme pressée de percer le discours de ses interlocuteurs et de les devancer d’un mot au point stratégique de la question. Il ne pouvait visiblement souffrir de retarder sur l’étincelle même qui venait de briller à son esprit. Il volait d’instinct à l’essentiel ; sa pensée se précipitait à peine formée vers l’acte décisif, concevait aussitôt l’événement de première grandeur ; sacrifiant le détail ; parfois, défiant le possible.

Il usait volontiers d’images qui sont le moyen de transport le plus prompt, sinon le plus sûr, entre deux états de l’esprit. On l’accusait d’obscurité, reproche que s’attirent toujours les esprits les plus clairs, qui ne trouvent pas ordinairement leur clarté dans l’expression commune. Il me souvient, cependant, que dans l’une des dernières séances de l’Académie à laquelle il ait assisté, comme nous agitions – paisiblement, – le projet de notre grammaire française, Foch, à son tour consulté, nous dit : Quelle soit courte et simple. Il n’aimait que ce qui va droit au but. Mais ce ne sont pas du tout les mêmes trajectoires que les divers esprits admettent comme lignes droites. Chaque manière de penser a ses plus courts chemins.

Foch était l’homme de l’énergie toute vive. Un homme de ce type est un homme invariablement, invinciblement attiré par la décision qui exige le plus d’énergie dans la conception et dans l’acte : qualité inestimable dans un métier qui ne consiste qu’à produire ou à éviter un événement sans retour.

On eût dit quelquefois que Foch, refusant le présent, rejetant ce que tous voyaient, bousculant le réel comme une apparence, aimât d’opposer aux circonstances son vouloir pur et simple. II semblait assuré que tout doit plier devant une volonté tendue, qui se sent étrangement supérieure aux réalités momentanées, qui se fait inaccessible, sourde, absolue, presque indifférente à l’inégalité matérielle des forces et des moyens. Ce qu’il voit le touche moins que ce qu’il veut.

Il arrive qu’une telle puissance d’impulsion ne soit pas sans induire en témérités et que de redoutables coups d’arrêt quelquefois ne la brisent. Mais une réflexion fort simple la justifie dans tous les cas où la situation est des plus graves, qui sont les cas de beaucoup les plus importants à la guerre. S’il paraît donc que tout soit en perdition, que tout ce qui se produit, tout ce qui visiblement se prépare est clairement menaçant, et presque à désespérer, où faut-il donc placer son dernier espoir, où trouver le seul point incertain qui subsiste, dans un ensemble de circonstances et d’événements qui se composent, d’heure en heure, en désastre ? Ce point dernier, cette suprême chance est et ne peut être que dans le cœur même de l’adversaire. Au milieu des plus grands avantages, l’âme du presque vainqueur conserve de quoi faiblir. Le peu de doute qui lui reste sur sa victoire prochaine, ou bien le trop de confiance en elle qui l’enivre, ce sont les ultimes chances d’un parti qui se sent périr.

Voilà ce que Foch ne cessait de penser et qui nous a sauvés. Aux jours les plus critiques, il lit le désespoir dans les fureurs, et jusque dans les progrès effrayants de l’ennemi. Il y voit leur point noir ; il y voit si distinctement poindre sa victoire que les très durs événements qui se précipitent, la bataille jusque sous Amiens, la bataille vers Compiègne, la formidable surprise de Château-Thierry lui font à peine différer le projet de sa grande offensive.

Mais enfin le temps vient qu’il peut être lui-même. La moitié de l’année, rien que revers, s’achève. L’été commence. Foch prend en mains la victoire. Il la mène de toutes parts. L’automne apporte le triomphe.

  Quel moment dans son cœur dût être ce moment où le salut de sa patrie, l’accomplissement du vœu de toute sa vie, le couronnement du travail de toute sa pensée, la certitude d’une immortelle gloire sur son nom lui vinrent offerts à la fois par quelques hommes défaits et consternés, portant la honte et la fureur sur le visage, une amertume infinie dans l’âme ; et dans les mains, ce qu’abandonne leur pays !

Je ne me risquerai pas, Monsieur, à parler de ces événements après vous, qui les avez vécus, subis, ou créés dans une constante et très heureuse liaison avec le maréchal Foch. L’extrême sud, l’extrême nord de la France ont confondu leurs natures et leurs différentes vertus pour le service et le salut de la nation une et indivisible, pour la réunion au corps national des Français qui en avaient été séparés.

Hélas, il faut bien confesser que tous les buts de guerre n’ont pas été atteints.

L’espoir essentiel de voir s’évanouir l’état de contrainte anxieuse qui pesait sur l’Europe depuis tant d’années n’a pas été rempli. Mais peut-être ne faut-il pas demander à la guerre, – ni même à la politique, – de pouvoir jamais instaurer une véritable paix ?

Le ciel, treize ans après, est fort loin d’être pur ; et le monde, Monsieur, ne se hâte point de vous accorder le loisir que vous avez magnifiquement mérité. La France, à grand regret, ne peut point vous laisser cultiver à votre aise vos fleurs ni votre vigne, qui sont au pied des Alpes, un peu au-dessus de la mer. Elle entend cultiver en paix ses campagnes, aux dépens de la vôtre. Vous inspectez et inspirez constamment son armée ; vous visitez ses troupes, vous redressez les uns, vous animez les autres ; vous veillez aux travaux de sa défense : vous avez parcouru toute la ligne de sa frontière, en compagnie du disciple le plus cher et de l’ami le plus ardent du maréchal Foch, et vous avez étudié de vos yeux tous les points de cette ligne sacrée.

Il le faut bien. Les uns nous trouvent trop d’or ; les autres, trop de canons ; les autres, trop de territoires ; et nous voici provocateurs de l’univers, non, certes, par la parole, moins encore par l’intention ; mais pour être ce que nous sommes, et pour avoir ce que nous avons.

Mais comment, sans avoir perdu l’esprit, peut-on songer encore à la guerre, entretenir quelque illusion sur ses effets, et penser à lui demander ce que la paix ne peut obtenir ?

Ne parlons que raison. Une guerre jadis pouvait, après tout se justifier par ses résultats. Elle pouvait se considérer, quoique d’un œil atroce, comme le passage, par la voie des armes, d’une situation définie à une situation définie. Elle pouvait faire l’objet d’un calcul. Elle était entre deux partis une affaire qui se réglait entre deux armées. Le débat était limité ; les pièces du jeu, dénombrables ; et le vainqueur enfin prenait son gain, s’agrandissait, s’enrichissait, jouissait longtemps de son avantage.

Mais l’univers politique a bien changé ; et la froide raison qui, dans le passé, pouvait spéculer sur les bénéfices d’une sanglante entreprise, doit admettre aujourd’hui qu’elle ne peut que s’égarer dans ses prévisions. C’est qu’il ne peut plus être de conflits localisés, de duels circonscrits, de systèmes belligérants fermés. Celui qui entre en guerre ne peut plus prévoir contre qui, avec qui, il l’achèvera. Il s’engage dans une aventure incalculable, contre des forces indéterminées, pour un temps indéfini. Que si même l’issue lui est favorable, à peine la victoire saisie, il devra en disputer les fruits avec le reste du monde, et subir peut-être la loi de ceux qui n’auront pas combattu. Ce dont il est assuré, ce sont des pertes immenses en vies humaines et en biens, qu’il devra éprouver sans compensation, car dans une époque dont les puissants moyens de production se changent en quelques jours en puissants moyens de destruction, dans un siècle où chaque découverte, chaque invention vient menacer le genre humain aussi bien que le servir, les dommages seront tels que tout ce qu’on pourra exiger du vaincu épuisé ne rendra qu’une infime fraction des énormes ressources consumées. Voilà des certitudes. Il s’y ajoute une forte et redoutable probabilité, qui est celle de désordres et de bouleversements intérieurs incalculables.

Je crois que je n’ai rien dit que nous ne venions de voir : deux groupes de nations essayer de se dévorer l’un l’autre jusqu’à l’extrême épuisement des principaux adversaires ; toutes les prévisions économiques et militaires en défaut ; des peuples qui se croyaient par leur situation et leurs intentions fort éloignés de prendre part à la lutte, contraints de s’y engager ; des dynasties antiques et puissantes détrônées ; le primat de l’Europe dans le monde compromis, son prestige dissipé ; la valeur de l’esprit et des choses de l’esprit profondément atteinte ; la vie bien plus dure et plus désordonnée ; l’inquiétude et l’amertume un peu partout ; des régimes violents ou exceptionnels s’imposer en divers pays.

Que personne ne croie qu’une nouvelle guerre puisse mieux faire et radoucir le sort du genre humain.

Il semble cependant que l’expérience n’est pas suffisante. Quelques-uns placent leurs espoirs dans une reprise du carnage. On trouve qu’il n’y eut pas assez de détresse, de déceptions, pas assez de ruines ni de larmes ; pas assez de mutilés, d’aveugles, de veuves et d’orphelins. Il paraît que les difficultés de la paix font pâlir l’atrocité de la guerre, dont on voit cependant interdire çà et là les effrayantes images.

Mais est-il une seule nation, de celles qui ont désespérément combattu, qui ne consentirait que la grande mêlée n’eût été qu’un horrible rêve, qui ne voudrait se réveiller frémissante, mais intacte ; hagarde, mais assagie ? Est-il une seule nation, de celles que peut tenter encore la sanglante aventure, qui ose fermement considérer son vœu, peser le risque inconnu, entrevoir, non même la défaite toujours possible, mais toutes les conséquences réelles d’une victoire, – si l’on peut parler de victoire réelle dans une époque où la guerre, s’élevant à la puissance des cataclysmes naturels, saura poursuivre la destruction indistincte de toute vie, des deux côtés d’une frontière, sur l’entière étendue de territoires surpeuplés.

Quelle étrange époque ! ou plutôt, quels étranges esprits que les esprits responsables de ces pensées ! En pleine conscience, en pleine lucidité, en présence de terrifiants souvenirs, auprès de tombes innombrables, au sortir de l’épreuve même, à côté des laboratoires où les énigmes de la tuberculose et du cancer sont passionnément attaquées, des hommes peuvent encore songer à essayer de jouer au jeu de la mort

Balzac, il y a juste cent ans, écrivait : Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ?

Ne dirait-on pas que l’humanité, toute lucide et raisonnante qu’elle est, incapable de sacrifier ses impulsions à la connaissance et ses haines à ses douleurs, se comporte comme un essaim d’absurdes et misérables insectes invinciblement attirés par la flamme ?