Réponse au discours de réception de Émile Mâle

Le 28 juin 1928

Édouard ESTAUNIÉ

Réception de M. Émile Mâle

 

 

Monsieur,

Au moment de vous révéler, suivant l’usage, en quel lieu vous naquîtes et de vous offrir l’aimable notice nécrologique anticipée par quoi l’on pénètre dans l’immortalité viagère conférée par notre Compagnie, je ne songe pas sans un peu d’inquiétude que vous eûtes en cours d’existence une déplorable prédilection pour la ligne droite.

Il est vrai que celle-ci plaît aux géomètres lesquels l’estiment, provisoirement, le plus court chemin d’un point à un autre et lui accordent pour ce motif un caractère de perfection. Elle plait de même aux automobilistes, car leur permettant les grandes vitesses, elle supprime pour eux la peine de regarder le paysage et la fatigue de le retenir. Mais je ne sache pas que vous vous soyez jamais délecté aux mathématiques ; je ne crois pas non plus vous désobliger en assurant que vos préférences furent toujours pour une marche paisible coupée par de longues méditations.

Or, la perspective d’une chaussée rectiligne et courant entre deux files d’arbres vers un horizon sans surprises est de celles qui découragent en général le piéton. Aussi, décidé à vous suivre aujourd’hui en cours de route, aurais-je désespéré de donner à votre éloge la variété qu’il sied, si par bonheur vous n’aviez consigné de loin en loin — tous les dix ans je crois — des impressions d’où il ressort que vous avez une façon bien particulière d’avancer sur le grand chemin. Jamais pressé d’arriver au gîte, mais scrutant de droite et de gauche, comme au hasard, vous n’avez cessé de regarder ce que tout le monde croyait avoir vu, ce que vous étiez pourtant le premier à découvrir.

Ah ! Monsieur, on ne célébrera jamais assez la vertu d’une flânerie bien dirigée. Elle surpasse en résultats le travail le plus assidu — qui est comme chacun sait un châtiment du ciel — et elle nous rend à tout instant ce plaisir de découverte ailé et furtif que devaient sans doute goûter nos premiers parents lorsque, tentés par l’arbre de science, ils se contentaient encore d’incliner vers eux la branche et respiraient à la dérobée le parfum du fruit interdit.

Mais je m’aperçois que, gagné par votre exemple et avant même que de partir, je vais m’égarer à mon tour : revenons donc au début du voyage que je dois tenter de faire à vos côtés et à votre naissance qui se fit en 1862 dans ce village de Commentry que depuis trois siècles au moins vos ancêtres n’avaient point quitté.

Votre père, qui était ingénieur des mines, allait toutefois rompre le premier la tradition familiale en s’installant peu de temps après votre naissance à Saint-Étienne, où l’appelait la direction de cette mine de Monthieu, devenue plus tard assez célèbre sous le nom de Mines aux mineurs. Encore enfant, il vous fallut donc laisser le décor ancestral, le beau parc Louis XVI où vous accueillait souvent un fabricant de rubans qui, ayant vu Napoléon Ier, vivait de ce souvenir, et les visages un peu graves des amis de votre famille, parmi lesquels était Flachat, demeuré malgré tout enamouré de son rêve saint-simonien.

Du même coup, commençait pour vous le règne de la ligne droite ; car venu à Saint-Étienne vous alliez y séjourner près de vingt ans sans autre interruption que des séjours à Paris pour l’achèvement de vos études.

Devant un tel début, reconnaissons que si l’on tentait de vous appliquer les théories de Taine, on se trouverait bien embarrassé. Nul atavisme d’art en effet qui se puisse dépister parmi les vôtres et, pour lieu de séjour, l’un des rares coins de France où le passé n’a rien laissé. Saint-Étienne qui mérite à beaucoup d’autres titres son renom ne possède point de monuments. Son ciel a bien déjà un certain éclat méridional, mais trop souvent des fumées l’obscurcissent. Impossible enfin, dans la campagne pourtant si belle qui l’environne, d’oublier qu’ici la houille est devenue maîtresse : les fleurs même y succombent sous une rosée noire.

Cependant le collégien que vous êtes encore n’a qu’un plaisir, dessiner, et ne se croit qu’une vocation : devenir peintre. Erriez-vous parmi les champs, comme malgré vous, les lignes balancées de notre horizon français vous enchantaient. Vous alliez aussi au musée de la ville, puis, le soir, prenant l’histoire des peintres de Charles Blanc — ce merveilleux excitateur des jeunes imaginations — vous rêviez d’une gloire pareille à celles dont vous receviez l’écho, cependant que très sagement — vous avez toujours été sage — vous acceptiez en même temps de préparer l’École Normale et projetiez de mener l’existence d’un Titien dans une chaire de lycée.

Ne sourions pas de l’illogisme de tels désirs. Savons-nous d’ailleurs s’ils ne répondent pas au contraire à une logique supérieure ? Aux premières heures de la vie, une brume couvre le monde aux veux du jeune homme invité à y découvrir son chemin. Tenté par chacun des sentiers qui se présentent, il va, recule, repart, mais toujours un sûr instinct le guide, sans qu’il s’en doute, vers sa patrie véritable, si bien que jugeant ensuite son passé, l’homme mûr découvre avec surprise n’avoir suivi qu’un seul dessein.

C’est ainsi que déjà, en ces années de prime adolescence, de multiples voyages entrepris au nom de la peinture annonçaient le curieux infatigable que vous deviez devenir. De ce temps-là sans doute date votre première rencontre avec la cathédrale du Puy. De quel œil distrait avez-vous alors regardé sous son porche latéral telles inscriptions arabes destinées plus tard à vous passionner ! En revanche quelle ferveur à Amsterdam et à Anvers, devant les Syndics des drapiers ou l’Éducation de la Vierge ! si bien que lorsque vous entrâtes rue d’Ulm, dans cette noble maison fermée qu’était alors l’École Normale, ce dut être avec l’appréhension d’une halte pénible, voire même d’un emprisonnement momentané qui ne pouvaient qu’entraver votre vocation véritable.

Quelle erreur cependant, puisqu’au contraire un autre voyage commençait, celui-là avec des compagnons de choix et destiné à tendre en vous les ressorts d’une sensibilité qui s’ignorait encore.

Vous avez tout à l’heure évoqué en termes excellents la promotion dont fit partie Jean Richepin. Que dirai-je de la vôtre ?

Je renonce à expliquer la loi mystérieuse qui préside à la sélection des concours — c’est d’ailleurs une résignation facile, toutes les lois, qu’elles soient de la nature ou des hommes, demeurant inexplicables. Toujours est-il qu’à parcourir les noms de ceux qui furent au début vos émules et bientôt vos amis, on demeure surpris de l’unité de préoccupations et de tendances qui les caractérise. Tous, moins soucieux de produire sans délai et de violenter la gloire qu’ardents à conquérir une vaste culture désintéressée ; tous discrets jusque dans leurs ambitions légitimes et destinés pourtant à exercer sans effort visible une influence considérable ; tous enfin attirés par le mystère médiéval autant que par l’humanisme, et soucieux d’une liberté dans la recherche qui devait les conduire à renouveler nombre de points de vue installés jusqu’alors dans la sécurité des axiomes.

Pour ne citer que les morts, tels étaient votre ami Joseph Texte, et Lechat, et enfin cet encyclopédique Lucien Herr dont la personnalité muette devait s’imposer ensuite à tant de jeunes générations. Parmi les vivants puis-je oublier aussi que l’un d’entre eux vous accueille ici, ayant marqué le premier les grandes routes sur lesquelles vous deviez pèleriner à votre tour, retrouvant à chaque pas un poème de pierres taillées, écho resté vivant d’autres poèmes dont l’harmonie s’est tue ?

Au surplus, à parler de vos compagnons d’étude, ne paraît-t-il pas que, sans y penser, je vous aie par avance également un peu décrit ? Vous aussi, dans ce milieu studieux et réservé, vous épreniez d’un passé dont notre admirable langue est la fleur, et par la vertu des humanités découvriez combien certains appareils pédantesques risquent en art de faire négliger l’essentiel. Vous n’aviez jusqu’alors rêvé que d’une forme de la beauté — sous le couvert d’Appelles : soudain celle-ci se révélait à vous supérieure aux formes et aux individus, lumière qui ne cesse d’éclairer le monde à travers les âmes. Mais, Monsieur, comme il est de règle de s’ignorer, même aux heures de pure illumination, en ce moment de votre vie où votre vocation — la recherche de la beauté pure — se précisait ainsi, vous ne l’avez pas reconnue. Il vous semblait ne subir que l’enchantement de l’Hellade, si bien que sans un scrupule charmant vous seriez parti pour Athènes où l’École française vous souhaitait.

Ah ! que de sagesse encore ! Délivré du fardeau des concours, reçu le premier agrégé de France, maître enfin de votre existence vous êtes libre de répondre aux désirs de Pallas : cependant, pour ne point délaisser celle qui a aujourd’hui le bonheur de voir son fils fêté comme il convient, vous renoncez brusquement à l’Acropole : ce qui est plus dur, vous renoncez à vos pinceaux, et vous voici de nouveau à Saint-Étienne, substituant à tant d’ambitions de départ, le labeur monotone du professorat.

Ici, vous l’avouerai-je, j’aurais aimé suivre un instant les pensées qui vous escortèrent à ce premier retour auprès d’un foyer cher, retour dont vous dûtes penser qu’il fixait votre destin. Vous avez eu, parait-il, toujours le goût des besognes que le sort vous octroyait, probablement parce que vous possédez une richesse intérieure qui, à l’occasion, en masque les pauvretés. Donc, peut-être aviez-vous résolu d’éprouver du plaisir à corriger des copies, mais j’ai peine à croire que ce plaisir n’ait pas ensuite été troublé souvent par quelques regrets et beaucoup de rêveries.

C’était alors un temps singulier où notre génération, à défaut d’action véritable que la tare de 70 semblait lui interdire, tentait du moins d’apporter dans le domaine plus indépendant de l’art un souffle de révolte. Le naturalisme, pour avoir reflété avec trop d’exactitude l’accablement et la laideur du temps dont on sortait, voyait finir son règne. Cependant que les peintres cherchaient à rendre par des moyens nouveaux la fluidité de l’air et les jeux de la lumière, on s’enchantait aux fraîches cadences d’un Verlaine où aux périodes agressives d’un Barrès encore dans tout l’orgueil de son jeune romantisme. Venise, Tolède, Bruges, tels étaient les noms magiques qui enflammaient les imaginations.

Est-ce pour les avoir entendus si souvent qu’un beau jour vous décidâtes enfin d’aller en Italie ? Il est possible : ou bien encore, à défaut de la Grèce à laquelle vous aviez renoncé, comptiez-vous tromper seulement vos regrets en foulant les champs d’acanthe de Poestum ? Plus tard vous deviez visiter aussi et maintes fois, l’Espagne, l’Afrique du Nord, et la Grèce, et l’Orient. Cependant de tant de voyages que je ne saurais énumérer, il me semble bien aujourd’hui qu’un seul a compté vraiment, et c’est précisément celui-ci. C’est qu’en effet, imaginant partir à la recherche de la seule antiquité, vous avez trouvé sur votre route Pise, Sienne, Florence et le Dante. Ce fut, vous l’avez dit vous-même, une irruption de lumière définitive et ineffable. Non seulement une beauté nouvelle se découvrait à vous, mais derrière elle, à travers elle plutôt, toutes les œuvres, tous les monuments épars sur notre propre sol et qui jusqu’alors vous avaient semblé un sédiment de hasard déposé par la nuit médiévale, exigeaient brusquement d’être compris à leur tour. Vous imposant leur énigme, ils cessaient en même temps d’être énigme pour s’unir à vos yeux en un prodigieux ensemble, résumé de la pensée du monde chrétien, fruit d’une période humaine entre toutes la plus riche et la plus méconnue.

Ah ! Monsieur, quelle initiatrice que l’Italie et lequel d’entre nous évoquant sa première rencontre avec ses œuvres magnifiques, ne s’émouvrait encore comme au souvenir de la première tendresse ! Une fois de plus, auprès d’elle un artiste venait de trouver la route ; au retour, votre cœur cessant d’errer avait choisi entre tant de siècles encore énigmatiques, le plus grand, et dans celui-ci son chef-d’œuvre, la cathédrale française : après cela qu’importait de retrouver Saint-Étienne, et des copies d’élèves : un royaume vous était venu, d’un autre monde !

Avant de nous en révéler les merveilles, vous attendîtes jusqu’en 1899, c’est-à-dire près de dix ans : j’ai dit tout à l’heure que vous aviez une prédilection particulière pour le rythme décennal : le voici qui commence.

Dans l’intervalle, l’Université qui, tout en se croyant brouillée avec la Providence, lui sert souvent d’instrument docile, vous avait envoyé à Toulouse. Vous aviez pesté contre ce premier trouble inutile. Mais Toulouse avait fait de vous un archéologue officiel, Toulouse était près de l’Espagne et autour de Toulouse se dressaient les monuments les plus caractéristiques où se peuvent lire les origines de l’art de votre choix. En dépit de vos premières résistances, vous avez beaucoup aimé Toulouse et il était écrit que vous le regretteriez plus encore que Saint-Étienne, quand on vous enverrait à Paris.

Donc, en 1899, parut votre premier livre avec ce titre un peu austère et fort convenable pour une thèse de doctorat : L’Art religieux au XIIIe siècle en France. Il paraît, Monsieur, que si votre soutenance fut éclatante, quelques érudits officiels avaient froncé le sourcil en vous lisant. En revanche, sensibles à l’extraordinaire nouveauté de ce que vous leur révéliez et indifférents à la petite révolution que marquaient un style de grand écrivain et l’absence de notes étendues, les profanes applaudirent. Je me rappelle pour mon compte quelle surprise ravie je ressentis en parcourant ces pages d’un inconnu et quelle gratitude aussitôt je lui vouai. La vie a des rencontres bien heureuses, puisqu’elle me permet aujourd’hui d’acquitter ma dette.

Parti probablement pour ressusciter en les éclairant mieux une série de monuments réels, vous nous apportiez, en effet, beaucoup plus. « L’intelligence dessine, mais c’est le cœur qui modèle », a dit Rodin. Votre cœur, d’un élan, oubliant son projet primitif, venait d’ériger devant nous un édifice unique, synthèse de toutes les connaissances d’un temps, tel que les docteurs avaient évidemment souhaité d’en réaliser un, tel pourtant que nous ne pouvions en contempler ici ou là que des morceaux inachevés : et quelle magnificence en lui ! quelle émotion aussi à découvrir sur ses murs, guidé par vous, des façons de penser et de sentir dont notre modernisme ne soupçonnait encore ni l’unité ni la grandeur !

Ah ! l’on est loin cette fois de la cathédrale chère aux imaginations romantiques, loin de la construction anonyme et spontanée en laquelle, à défaut d’autres libertés, le peuple se serait complu à inscrire ses révoltes. Ici rien que volonté et réflexion. Pour aider à connaître et à bien vivre, on enseigne et on élève.

Prodigieuse leçon de choses dictée par des théologiens puis ouvrée par des mains géniales, votre cathédrale — la cathédrale idéale ! — devient ainsi une somme du savoir humain et — pour reprendre après vous les divisions même du Speculum majus de Vincent de Beauvais — le miroir de la nature, de la science, de la morale et de l’histoire. Si vaste d’ailleurs est le champ que souhaite refléter ce miroir qu’on serait tenté d’y perdre sa propre image, si vous n’étiez là pour nous découvrir sans cesse de quelle source part la lumière. Tout y passe, en effet, la flore, les animaux et les parties du monde ; les humbles travaux des jours et les sept sciences ouvrant à l’activité humaine les sept voies ; les saints montant tour à tour au-dessus de l’horizon comme des constellations pour rythmer l’année et les prophètes menant au Christ. Tout aussi y proclame la sérénité dans la certitude possédée, une sérénité que la mort même ne parvenait pas à altérer, car ceux qui partaient, au lieu de fermer les yeux, les ouvraient à une clarté promise.

Quel dommage, Monsieur, que, faute de temps ou d’argent, le XIIIe siècle ne nous ait point laissé la merveille complète que votre cœur a ainsi rebâtie et dont Perrot put dire : « que depuis la cité antique de Fustel de Coulanges, rien n’a mieux fait revivre le génie d’une époque ! » Comme je comprends aussi qu’avant évoqué pareil idéal, vous vous soyez attaché désormais à analyser aussi bien dans ses origines que dans son déclin l’art dont il aurait pu être la fleur suprême !

C’est ainsi que successivement en 1909 et en 1921 parurent l’Art religieux de la fin du Moyen Age en France et l’Art religieux au XIIe siècle en France. Près de dix ans d’effort toujours pour réaliser chacun de ces livres, mais grâce à eux, à côté de la cathédrale idéale et un peu immobile que vous nous aviez déjà rendue, quelle cathédrale vivante surgissant à son tour devant nos ignorances !

Je rappelais tout à l’heure que vous aviez montré dans la première le miroir du monde ; celle qui lui succédait était plus encore : miroir de la race et de l’histoire françaises.

La voici à son début, encore assombrie et mal dégagée des traditions orientales, puis rationaliste si l’on ose hasarder ce mot pour le temps de saint Thomas, et grave de tout l’éternel qu’elle reflète, puis imprégnée de douleur humaine et gémissant sous le poids des guerres, enfin flamboyant au jour de la victoire.

La voici, suivant l’une de vos heureuses images, — car depuis quelques instants je ne cesse presque pas de vous citer, et je continuerai, — la voici ayant son printemps, son été et son automne. Toujours parée des fleurs de notre pays, parce que nos sculpteurs pensaient avec raison « que les plantes des prés et des bois avaient assez de noblesse pour orner la Maison de Dieu », elle s’était couverte à son aurore, comme à Sens et à Laon, de bourgeons et de feuilles naissantes ; mais bientôt les bourgeons éclatent, les feuilles se développent : autour des portails montent des tiges de rosiers, des pampres lourds s’accrochent aux chapiteaux. Jusqu’à l’heure hivernale où, lasses comme la nature au cours de l’an, les pierres enfin ne trouveront plus pour se parer que de tristes chardons.

Et partout des oiseaux, des insectes : « la cathédrale est une arche qui accueille toute créature. »

Mais ceci encore n’est qu’une parure, le décor que la France par un coup de génie créa de toutes pièces et dont vous assurez justement qu’il a rendu au monde la jeunesse.

En même temps que lui, regardons les images augustes regardons refléter la vie française, autant que le Ciel qu’elles devaient célébrer.

Au début, installées au soubassement pour être à portée des fidèles, comme les vertus étaient simples, uniquement revêtues d’un bouclier que décorait un attribut ! Mais peu à peu force est pour elles d’attirer mieux le regard ; lentement elles se chargent d’emblèmes, elles s’agitent... Vains efforts : et désespérant peut-être de l’humanité nouvelle elles disparaissent enfin, laissant la place aux vices déchaînés.

Inversement, les prophètes altiers et les saints, après avoir tenté d’exprimer uniquement ce qu’il y a d’universel dans la figure humaine, perdent leur impassibilité, acceptent de porter nos et déroulant leurs phylactères ou contant leurs miracles, semblent désormais rappeler moins les assurances divines que les pompes du théâtre ou les inquiétudes de l’heure.

Levons les yeux plus haut. Au temps de saint Bernard régnait la Vierge Reine, couronne au front, sceptre fleuri en main : toutefois, comme bien vite elle est priée de descendre de son Ciel pour vivre de la vie de France ! Regardez-la sur notre parvis, devenue familière et charmante, puis svelte, grave et encore charmante au portail d’Amiens. Heure de jeunesse et de grâce qui ne durera pas ! « Il semble que les idées de tendresse croissent, à mesure que la foi diminue. » C’est maintenant une mère serrant son enfant contre son cœur à la mode de chacune de nos provinces : ce sera demain la mère tragique, vieillie avant l’âge et tenant sur ses genoux le cadavre de son fils.

Rapprochez enfin le beau Dieu d’Amiens, Roi de certitude et de sérénité, des innombrables figures du Christ les mains liées, assis dans la solitaire attente du supplice, dont va se couvrir ensuite la France ; se peut-il concevoir commentaire plus émouvant des désastres d’un temps où le mot mystérieux qui contient l’essence du Christianisme n’était plus aimer ou connaître mais souffrir ? Hélas ! que servent des descriptions, si véridiques soient-elles ? « C’est à leur place, avez-vous écrit aussi, qu’il faut voir les œuvres du moyen âge, tant elles sont associées aux horizons d’une province, à ses bois, à ses eaux et à l’odeur de ses fougères et de ses prés. »

À leur place seulement, en effet, se dégage le sens complet de ces monuments sans égaux : Amiens, la cathédrale messianique ; Chartres, pensée du moyen âge rendue visible ; Notre-Dame de Paris, Église de la Vierge ; Bourges, Église des Saints ; Laon, Église des Savants, et entre toutes Reims, Église de la France.

Ah ! Monsieur, comme l’on comprend le cri de colère que vous a arraché le désastre de Reims : cet attentat au cœur d’un peuple qui était un crime contre la beauté du monde. On demeure stupéfait que le siècle qui s’avisa de restaurer à outrance les legs d’un passé soi-disant dédaigné par d’autres siècles moins éclairés, ait osé percer une porte d’écurie à travers la Cène de Léonard de Vinci, découronner le Parthénon, démolir la plus grande Église du monde, Cluny, et éteindre à jamais le sourire de l’Ange de Reims. Que sont devant cela les autres ruines qu’amena la Réforme et devant lesquelles succomba l’art qui a fait vos délices ?

Ces ruines cependant furent telles qu’arrivé à ce terme vous dûtes croire un instant votre tâche accomplie : mais, on l’a vu, vous êtes un homme heureux autant que sage. La Providence qui entre temps vous avait laissé beaucoup courir le monde, professer en Sorbonne et entrer à l’Institut, voulut, en vous confiant notre admirable École de Rome, vous obliger à reconnaître que l’art chrétien n’est point mort du Concile de Trente. Pour la seconde fois cette Italie, aujourd’hui si ardente, vous contraint à vous découvrir à vous-même. Des années sans doute s’écouleront encore avant que ne paraisse le résultat de vos nouvelles découvertes. Déjà vous nous en avez révélé quelques-unes et par exemple comment l’art de Versailles lui-même continua d’obéir à des rites réputés caducs à peine depuis un siècle. Cependant quelle qu’en soit l’importance ou la nouveauté dont je ne doute pas, il me semble bien que la reconnaissance qui vous viendra sera surtout pour nous avoir appris à quel point l’art si improprement appelé gothique fut avant tout français dans ses origines, son développement et ses chefs-d’œuvre, à quel point aussi cet art sut dérouler magnifiquement aux yeux de pauvres hommes qui n’avaient point d’autres livres, « l’histoire idéale et consolante d’une humanité sortie de Dieu et retournant à lui ».

Victor Hugo, si je ne me trompe, a écrit que le soleil gothique se coucha derrière la gigantesque presse de Mayence.

 Saluons du moins en son déclin ce soleil qui fut tout à fait nôtre. Vous avez terminé un jour un de vos articles comme il suit :

« Le phénomène de ces cathédrales aux mille personnages surgissant en même temps dans les grandes villes de France est une des merveilles de l’histoire. À peine pouvons-nous le comprendre, aujourd’hui, tant nous sommes différents de nos aïeux. Nous creusons des ports et des canaux, nous bâtissons des usines ; nos ancêtres pensaient qu’il n’y avait rien de plus urgent que d’élever sur la terre une image du Ciel. Singuliers économistes qui engloutirent toutes les ressources dans des œuvres qui ne devaient enrichir personne. »

Il est bien vrai : elles n’enrichissaient que le monde cependant — c’est toujours vous que je cite — ces idéalistes n’avaient-ils pas discerné la vraie richesse ?

Idéalisme de France, trop dédaigneux peut-être des réalités mais toujours en quête de beauté pour elle-même, celui auquel vous succédez n’en fut-il pas aussi, à sa manière, un parfait exemple ?

Vous nous avez donné. Monsieur, de l’œuvre de Jean Richepin une analyse pénétrante à laquelle je ne saurais rien ajouter. Toutefois, et vous l’avez dit avec regret, de l’homme vous ne connûtes que des signatures qui étaient d’ailleurs fort belles, et vous avez manqué d’un commerce qui vous eut à coup sûr définitivement conquis, en vous révélant pourquoi cette âme charmante, toujours ailes ouvertes, était bien incapable de se résigner au ras de terre.

Je le revois encore parmi nous, demeuré jeune d’une jeunesse éclatante, la marche vive, le verbe clair, main tendue et enthousiasme au vent, — qu’il s’agit d’un beau mot, d’un beau vers ou d’une belle action.

L’âge ayant résolu de l’épargner, à le regarder la taille altière, le torse plastronnant au sens noble du ternie, le masque magnifique, on était sans cesse tenté de dire de lui comme de l’un de ses héros :

D’aucune ride il ne porte l’affront

Sur le grain pur et lisse de son front.

Or, sans prétendre blesser personne, il faut avouer que cette grâce impériale est rarement départie à l’Institut, la nature nous trouvant sans doute par ailleurs suffisamment comblés. Ne nous étonnons donc pas que de tout temps Richepin en ait savouré le privilège. Écoutez-le plutôt au cap de la quarantaine :

Et c’est pitié parfois de voir, traînant la quille,

Des jeunes dont la canne a l’air d’une béquille

Et qui semblent des trois pattes estropiés,

Cependant qu’on va, soi, d’aplomb sur ses deux piés

Avec ses quarante ans à l’oreille, en cocarde,

L’âge que vous aviez, vieux de la vieille garde !

Que dut-ce être au départ ! et comme on s’explique son cri d’alors :

J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre

Un torse d’écuyer et le mépris des lois !

Persuadé d’ailleurs qu’une telle richesse ne saurait trop être préservée, dès sa jeunesse et bien avant la mode d’aujourd’hui, il avait été un sportif : témoin sa dédicace de la Chanson des Gueux au forgeron Fernand qui a beaucoup intrigué en son temps et qu’il expliqua plus tard dans ses pittoresques souvenirs.

Ce forgeron Fernand n’avait, il vade soi, jamais frappé l’enclume, sinon chez Apollon, et se nommait Fernand Lame. Toutefois, camarade de Richepin à Normale, il partageait avec lui ses impatiences et c’est pourquoi, nous révèle celui-ci, tous deux « tantôt voltigeant au trapèze, tantôt jonglant avec des haltères, ils s’efforçaient de se forger un corps vigoureux pour plus tard, quand il faudrait, les uns et les autres, saisir la vie à la gorge et se colleter un peu rudement avec elle ».

Notons tout de suite ces fortes expressions : saisir la vie à la gorge, se colleter avec elle... Ces sportifs échappés du Parnasse ne manquaient point d’un certain romantisme. La vie, même quand elle est dure, se soumet rarement aux règles du jeu et certaine de n’être jamais disqualifiée pratique de préférence les coups dérobés ou interdits.

Aussi bien cette vie était-elle résolue à se montrer si dure pour Jean Richepin ? Il n’y paraissait pas, car elle lui avait départi bien d’autres dons. Et d’abord, une éloquence à laquelle nul ne résistait, et qui était comme l’expression involontaire mais toujours somptueuse de son émotion du moment. Puis, ce que j’appellerais volontiers la perpétuelle illusion joyeuse... Ah ! l’admirable cadeau ! Nous l’avons tous reçu, nous aussi, mais seulement au cours d’une brève enfance ; temps délicieux où un coin d’armoire pouvait devenir à nos yeux une forteresse enchantée, où deux lignes tracées à la craie sur un trottoir suffisaient pour mettre l’Océan entre l’Europe et des îles fortunées. Hélas ! bien vite les cahots et les contacts humains nous ont réveillés de pareils songes... Richepin, lui, allait pouvoir les rêver toute sa vie. Ajoutez enfin la part de choix : non seulement une faculté verbale et le sens des beaux rythmes nécessaires à tout bon poète, mais l’exaltation continue et lyrique telle que, s’insinuant sans trêve dans la plate existence, elle ne cesse d’y changer les moulins en géants et la prose quotidienne en féerie.

Jean Richepin, jeune, s’est-il rendu compte de son opulence ? Au départ, on est presque toujours un fils ingrat. Il se sentait musclé, piaffant, prêt à sauter le mur comme un collégien ou à dégainer sa rapière imaginaire en l’honneur d’une belle au nom sonore. Il se sentait ivre d’avance de toutes les possibilités qui s’offrent à un être beau, dont le cœur flambe et qui, de plus, entend autour de lui tourbillonner l’essaim de rimes chargées en couleur. Après cela, ou plutôt à cause de cela, allez donc demander à quelqu’un de la métaphysique ou des ménagements dont n’ont cure que les gens mal portants ! La vie est un roman dont chaque feuillet a pour mission d’offrir une péripétie divertissante : si par hasard l’auteur manque d’imagination, substituons-y la nôtre, et forçons l’aventure à paraître. Tout peut s’oser au nom du beau et tout est licite, qui arrache au terre à terre. Richepin le crut, le dit, et ce furent une jeunesse de légende, une gloire dont l’écho retentit jusqu’au prétoire.

La légende reste, souriante : quant au prétoire, que n’avait-il attendu, avant que de frapper, fût-ce d’une main légère ? Il aurait lu ces vers où le poète définissait ainsi son crime :

Moi qui ne trouve point moroses

Nos étés qu’empourprent le roses,

Moi, fils pervers d’un temps pervers,

Mais qui, pour vibrer jusqu’aux moelles

N’ai qu’à regarder les étoiles,

Prendre un baiser, dire un beau vers !..

Reconnaissons que voilà une perversité très rassurante et même estimable. On s’en aperçut enfin et c’est ainsi que nous apparut le Jean Richepin de l’âge mûr.

Destiné à ne jamais vieillir, il était à peu près le même, c’est-à-dire qu’il s’obstinait à vivre, en ces temps de paix bourgeoise, des heure héroïques et traçait sur du papier pourpre avec une belle plume d’oie taillée par lui des poèmes couleur de flamme qu’on lui payait parfois en timbres poste, voir même au mètre.

Autant qu’auparavant il prétendait jouir des roses sans voir la haie qui les protège ni le maraudeur qui les guette, ni la saison qui les flétrit. En matière de métaphysique, il déclarait : « Il y a en tout une part de vérité, même dans la vérité ! » ce qui est peut-être un peu court mais cependant va plus loin qu’il n’y parait. S’étonnait-on de sa prédilection pour la gymnastique, il rappelait avec un sourire qu’après tout il y a eu en Grèce un athlète nomme Eschyle et un chorège de gymnase nommé Sophocle ». Et toujours quels rugissements quand, par hasard, il se heurtait à la prose ennemie !

Amour de bourgeois, jardin d’invalide !

ou encore :

Posséder pour tout cœur un viscère sans fièvre,

Un coucou régulier et garanti dix ans !

et surtout :

Ce canard n’a qu’un bec et n’eut jamais envie

Ou de n’en plus avoir, ou bien d’en avoir deux !

Mais en même temps, à travers la fougue des belles images et des désirs irréalisables, tel un rais de soleil qui perce la nuée d’orage, voici que sonnent des vers nouveaux :

Tout coule, passe... tout ! Mais l’amour des tiens

Pour toi, le tien pour eux, c’est à toi, tu le tiens,

Rien ne te l’ôtera. Ton être est dans leur être

Et quand au gouffre noir tu devras disparaître,

Leur baiser, seul perçu par tes sens engourdis,

Te versera la paix du dernier paradis !

Or, parce que ces vers étaient ainsi, parce que le fond commençait de se préciser mieux, on s’éprit de cette âme qui n’avait point changé et qui était en vérité une âme d’enfant. Comment même ne l’avait-on pas vu plus tôt ? Elle en avait la générosité, la droiture et la faculté d’illusion. Elle en avait les révoltes irrésistibles, et les admirations de primesaut. De toutes les puissances d’un cœur juvénile. Richepin a ainsi aimé la mer, la patrie, les pauvres, ses amis dont il nommait certains ses « plus que frères » ; et il les a aimés toujours à sa manière, qui était panache au cimier, hurlant à la laideur et chantant aux étoiles. Mais, entre tous, comme il a choyé les petits, si proches de lui-même :

Oh ! faire des chansons qu’apprendront les enfants,

Vers sans auteur, transmis de grand’mère à grand’mère...

Il en a fait, et qui resteront... Le cri de la chanson de la Glu traversera le temps.

Divisant enfin, comme Banville, l’espèce humaine en deux catégories, ceux qui aiment Shakespeare et les mufles, drapé dans une belle cape rouge à la fois symbole et défi, il fraternisait éperdument avec les premiers et jetait aux autres de truculents anathèmes.

Lorsqu’il songea à se présenter aux suffrages de notre Compagnie, Hervieu qui avait un sens exquis de la mesure, lui conseilla parait-il de laisser, pour les visites traditionnelles, cette cape rouge au vestiaire. Ce fut un dur sacrifice : pourtant Richepin vit bien ensuite que le vert lui était aussi seyant. N’importe, par rancune peut-être, une fois élu il prit coutume de devenir insaisissable aux candidats désireux de solliciter son suffrage, et ce n’est pas l’une des moindres singularités de cet « ennemi des lois » qu’une fois des nôtres il ait été le seul à observer la règle académique qui interdit les visites.

Avec ou sans cape, c’était un grand humaniste qui arrivait parmi nous. Et quelle assiduité dès lors à nos séances ou au travail du dictionnaire ! Aimant la langue française jusque dans ses verrues, persuadé que c’est là l’un des plus beaux instruments forgés pour le parler humain, il la défendait avec passion, s’efforçait d’en maintenir les couleurs, quitte à conserver des termes désuets, se dressait contre l’invasion des mots nés hors frontière, et presque toujours grâce à une éloquence doublée de science étendue, emportait la décision souhaitée.

Tels étaient aussi sa séduction et son enthousiasme qu’on pouvait douter que l’âge pût l’atteindre. On se trompait pourtant, puisqu’il parut un jour que cette âme d’enfant s’était muée sans transition en âme d’aïeul.

On n’aurait su préciser à quoi cela se reconnaissait. Le verbe était aussi sonore, la joie de vivre aussi communicative : cependant cette joie se nuançait de résignations imprévues, les mots qu’elle employait claquaient avec des sonorités moins agressives ; à l’appétit désordonné d’un avenir coloré de rêve paraissait substituée brusquement la simple douceur de regarder en arrière sans regret ou autour de soi des affections respectueuses et tendres.

Richepin prévoyait-il pareille évolution quand il écrivait en fin des Paradis ces beaux vers :

Béni sois-tu, mon père, ô tendre ami perdu !

Ton exemple me reste. À mon tour je suis père.

L’esprit de mes enfants me semble un sol sacré :

Comme en moi tu semas, en eux je serrerai

Les bons grains bien triés qui mûriront, j’espère...

En, tout cas, les grains avaient mûri et la moisson était de celles qui, mettant le cœur à l’abri, l’incitent à ne plus chercher. Le cette époque datent La Bombarde et les Glas, œuvres parfaites, peut-être ses meilleures, car la virtuosité d’antan demeurée entière s’y colore de l’approche mélancolique des grandes réalités. De même, il mettait plus de tendresse dans les amitiés dont certaines l’escortaient depuis le départ ; lui enfin qui avait toujours été si secourable aux poètes ses frères, paraissait apporter une hâte inaccoutumée dans ses secours.

Ce fut ensuite la mort en coup de foudre. Clémente autant que la vie avait été prodigue, elle l’emporta presque prodigue surprise.

Assuré d’être au nombre de ceux par qui l’écho s’honore.

Monsieur, vous vous étonniez tout à l’heure que l’Académie vous eût choisi pour succéder à Jean Richepin il me semble au contraire que nul mieux que vous ne pouvait tenir sa place. À l’exemple des imagiers de nos cathédrales, n’a-t-il pas uni une candeur exquise à l’exécution la plus raffinée ? Sa fantaisie et ses libertés furent pareilles aux leurs. Comme eux surtout, n’a-t-il pas érigé pour le peuple qui passe un monument de France où fut célébrée la vraie richesse, celle de l’idéal ?