Discours de réception du maréchal Foch

Le 5 février 1920

Ferdinand FOCH

Réception du Maréchal Foch

 

   M. le Maréchal Foch ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le Marquis de Vogüé, y est venu prendre séance le 5 février 1920 et a prononcé le discours suivant :

 

     Messieurs,

Au temps de Louis XIV, ce qui étonnait le plus le doge de Gênes, venu lui aussi à Versailles en négociateur, au milieu des magnificences du grand roi, était de s’y trouver lui-même.

Mon étonnement est tout d’abord aussi grand de me voir en votre illustre compagnie.

Mais, par dessus ma tête, vous avez voulu acclamer les glorieuses phalanges qui, pendant plus de quatre ans, ont soutenu à travers les rigueurs des saisons, au prix de sacrifices inconnus jusqu’alors, la plus violente et la plus continue des batailles.

Sur cette grandeur du devoir accepté par tous, cette persistante ténacité, cet unanime acharnement à vaincre à tout prix, vous avez vu planer l’âme de la Patrie, et pour rendre hommage au foyer de ces sentiments, à l’armée, après le chef illustre qui, loin de désespérer du salut du pays, brisa l’invasion et vainquit dès la Marne, vous avez encore pris parmi vous un soldat.

Grâce vous soit rendue d’avoir de la sorte immortalisé le combattant de la Marne, de l’Oise, de la Somme et de l’Yser, et celui de l’Artois, et de la Champagne, de Verdun, de la Somme encore, de l’Aisne et des Flandres, et. ces légions alliées qui, en 1918, depuis la mer du Nord jusqu’aux Vosges, s’élancèrent dans un furieux assaut pour bouter l’ennemi hors de toute France et gagner le Rhin où seulement finit le péril de la Patrie ; d’avoir glorifié, une fois de plus, ce type du soldat français constamment grand à travers les âges, avec sa noble insouciance du danger et son idéal supérieur : soldat de la vieille monarchie, de la Révolution, de l’Empire, et celui que la guerre de 1914 va trouver encore plus grand, cet immortel croisé de l’éternelle croisade du Droit et de la Liberté, contre l’oppression et la force. Son épopée étonnera le monde en le montrant capable par un effort continu de quatre ans, dans une lutte gigantesque, de rappeler d’une situation plusieurs fois désespérée à une victoire complète, la fortune du pays.

Le maréchal de Villars fut le premier homme de guerre admis dans votre compagnie, le marquis de Vogüé fut son historien. Vous m’avez désigné pour lui succéder. La place est vaste à tenir. Car Vogüé fut plus qu’un historien, il consacra sa vie entière au service de son pays, pour le grandir. À cette tâche qui lui était une obligation, il appliqua constamment les mêmes moyens : le travail, l’étude, un dévouement à la cause publique, sans réserve, s’élevant pour finir à la charité.

C’est qu’il a une lignée. Par sa Famille vivaroise, nous connaissons son ascendance : gens de guerre et montagnards, et le tableau généalogique qui s’y trouve annexé porte fréquemment des mentions comme celles-ci : tué à l’armée d’Italie, tué au Tessin, mort à l’armée de Hollande, tué au siège de Vallon, pour finir par celles-ci : tué à Reichshoffen, tué à Patay, blessé mortellement à Sedan.

En vain les transformations sociales déplacent-elles les centres dirigeants des peuples, en vain le temps s’éloigne-t-il de cette association féodale que Vogüé décrivit si exactement : « Le manoir protégeant la chaumière, la chaumière nourrissant le manoir et concourant à sa défense. Entre l’un et l’autre, dans ce coin retiré, les rapports ont toujours été bons ; nos modestes annales n’enregistrent aucune trace de violence ; le temps a eu raison de l’association.

« Le château d’abord, le village ensuite, ont été successivement abandonnés pour des séjours plus accessibles et des régions plus hospitalières ; les pierres du rempart ont roulé dans le ravin ; celles du logis seigneurial ont servi à construire des bâtisses modernes. Seule, la petite église s’est maintenue, symbole de l’idée qui demeure au milieu de l’écroulement des choses.

« Le silence s’est fait sur les tombes et sur les ruines, silence à peine troublé en hiver par le bruit du torrent se brisant sur les rochers, en été par le cri des pigeons sauvages qui tournoient au-dessus de son lit desséché. L’âme des ancêtres anime seule ces solitudes pour leur descendant venu près d’eux en pèlerin de la piété familiale et qui trouble leur sommeil de sa respectueuse curiosité. »

En tout temps, pour si modifiées que soient les institutions sociales, le devoir des Vogüé reste le même : servir le pays. S’ils ont su mourir pour le défendre dans la guerre, ils doivent savoir travailler pour le grandir dans la paix. Si le nom comporte des avantages, il impose des charges et des devoirs. Il n’y a pas à choisir.

Après avoir fait de fortes humanités au collège Henri IV, Vogüé continue ses études au lycée Louis-le-Grand. En 1847, il est reçu 32e à Saint-Cyr, il n’y rentre pas. En 1848, 1849, il se présente à l’École polytechnique et, malgré des succès indiscutables, il n’est pas admis. Un homme moins bien trempé eût été déconcerté. Cette même année, il entre dans la diplomatie et part pour la Russie en qualité d’attaché d’ambassade. De là datent ses Lettres sur l’orfèvrerie russe, son début en archéologie. Elles sont illustrées de dessins signés de son nom. Il en sera toujours ainsi : un remarquable talent de peintre et d’écrivain appuie la science de l’archéologue.

Le coup d’État du 2 décembre, en exilant son père en Berry, l’oblige à quitter la carrière diplomatique et le ramène à Paris. Il suit en auditeur libre les cours de l’École des chartes. Toute sa vie il en aura l’empreinte : la recherche de la vérité historique, par les études approfondies, basées sur une documentation non seulement étendue mais aussi parfaitement exacte. Il entend la poursuivre et l’élargir sur place de la vue des lieux et de l’examen des témoins constitués par les monuments ; de là ses voyages en Orient et cette œuvre admirable d’archéologie qu’il a tracée « le crayon d’une main et le mètre de l’autre ».

À vingt-cinq ans il avait rassemblé les matériaux de son premier ouvrage, à trente ans, il l’avait publié, ce sont : Les Églises de terre sainte. En ce pays, comme ailleurs, les invasions arabes ont accompli leur œuvre néfaste, détruit les églises et édifices religieux élevés en grand nombre par le zèle des premiers chrétiens, à Jérusalem notamment.

Quand les Croisés entrèrent en vainqueurs dans la ville, ils n’en trouvèrent que les ruines. Résolument ils se mirent à l’œuvre et bientôt l’on vit renaître une fièvre de construction : « De toutes parts surgirent de nouveaux sanctuaires, élevés sur les débris de ceux qui avaient jadis existé, issus de l’art roman, mais de l’art roman quelque peu modifié par les influences locales, les exigences du climat, la nature des matériaux employés, les habitudes des ouvriers indigènes. » Les Églises de terre sainte, comme l’écrivait un éminent critique de l’époque, Champagny, « sont l’œuvre d’un archéologue et presque d’un architecte ; on y admire la patience du dessinateur, l’exactitude de l’architecte, la pénétration de savant ; par dessus tout cela, le sentiment élevé de l’écrivain et de l’artiste et, pour fond, l’âme du chrétien. »

Puis, c’est La Syrie centrale. Il a exploré avec son activité et sa conscience habituelles, le Haouran, la région de Damas et celle qui s’étend jusqu’à la ligne Antioche-Alep. Ces pays sont alors peu dévastés : « Je serais presque tenté de refuser, dit-il, le nom de ruines, à une série de villes presque intactes, ou du moins dont tous les éléments se retrouvent, renversés quelquefois, jamais dispersés, dont la vue transporte le voyageur au milieu d’une civilisation perdue, a, lui en révèle, pour ainsi dire, tous les secrets. »

Dans la région d’Antioche, d’Alep, d’Apamée, tous les monuments se rapportent à l’époque du christianisme primitif et l’on est transporté au milieu de la société chrétienne, on surprend sa vie, non pas la vie cachée des catacombes, mais une vie large, opulente, artistique, dans de grandes maisons bâties en grosses pierres de taille, parfaitement aménagées.

Dans le Haouran, plus au sud, le paganisme reprend ses droits et la civilisation romaine y répand les édifices habituels à ses usages : « Temples, basiliques, bains, théâtres, maisons grandes et petites, mais construits avec une solidité dont on n’a pas d’exemples ailleurs ; le trait particulier de l’architecture du pays c’est que la pierre est le seul élément de la construction. La région ne produit pas de bois et la seule roche utilisable est un basalte très dur et très difficile à tailler. Réduits à cette seule matière, les architectes surent en tirer un parti extraordinaire et satisfaire à tous les besoins d’une civilisation avancée. Par d’ingénieuses combinaisons, ils construisirent des temples, des édifices publics et privés dans lesquels tout est de pierre, les murs, les solivages, les portes, les fenêtres, les armoires. »

Dans cette étude approfondie d’un passé artistique alors peu connu, Vogüé avait établi l’influence de l’art oriental sur la renaissance occidentale, même sur l’art roman et montré qu’elle s’exerçait déjà sous Charlemagne, bien avant les croisades. Byzance et son art avaient été le trait d’union entre la civilisation païenne et la civilisation chrétienne.

Entre temps, et dans un in-folio accompagné de 37 planches, il avait reconstitué l’état successif, à travers les âges, du Temple de Jérusalem, cet édifice aux vicissitudes historiques : construit par Salomon, détruit par Nabuchodonosor, rebâti par Zorobabel, saccagé par Antiochus, réédifié par Hérode le Grand et finalement ruiné et incendié sous Titus après un siège resté célèbre.

La valeur technique de son œuvre archéologique a été donnée à maintes reprises par des voix plus autorisées que la mienne : en 1902, lors de sa réception ici-même ; plus récemment, en 1918, par M. Cagnat, dans une notice sur sa vie et ses travaux lue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Vogüé s’est constamment montré fasciné par cet Orient, foyer des civilisations les plus anciennes et berceau de la régénération du genre humain dans les lois nouvelles du Christianisme. De tous les moyens de sa riche personnalité, il nous a initiés par la plus consciencieuse étude, à l’histoire et même à la connaissance de la vie de cette région prédestinée. Le sujet avait trouvé un interprète à sa hauteur.

Et de même des « Inscriptions sémitiques » et des nombreux articles parus en diverses revues et réunis dans ses Mélanges d’archéologie orientale.

Rarement, l’étude suffit-elle à remplir la vie d’un serviteur du pays, capable d’action. Dès la fin de la guerre de 1870, il avait fallu faire appel aux hommes de valeur, aux représentants de caractère, pour que la France pût, à l’extérieur, retenir la considération qui abandonne facilement la nation vaincue. Thiers avait désigné Vogüé pour le poste d’ambassadeur à Constantinople. Tandis qu’à Paris fumaient encore les ruines de la Commune, il pouvait déjà rétablir les intérêts de la France, maintenir son prestige et ses privilèges dans un pays où la force guerrière fixait jusqu’alors la politique.

Après Constantinople, c’est à Vienne, au même titre, qu’il résidait pendant cinq ans. Il y acquérait une situation personnelle profitable au Pays et sa diplomatie y pouvait encore réparer une partie de nos désastres.

Retiré de la politique à la démission du maréchal de Mac-Mahon, il s’adonne à l’histoire. Il écrit Villars d’après sa correspondance. Le titre est modeste, car la peinture est aussi forte que le modèle est puissant et original. Vogüé nous montre avec précision Villars à Munich, à Vienne, aux armées, à Versailles, tour à tour ambassadeur, courtisan et soldat de grande marque. Pour avoir sans défaillance traversé la sombre période de la guerre de Succession d’Espagne, pour avoir mené à la victoire les armées d’une France épuisée par vingt ans de lutte, Villars nous reste un exemple digne d’admiration. Trois noms surtout donnent la mesure de son œuvre : Friedlingen, Malplaquet, Denain. Il y avait bien là de quoi passionner fortement un historien consciencieux et clairvoyant.

Le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, vient de monter sur le trône d’Espagne, mettant aux mains de la famille de Bourbon, la plus grande partie de l’empire de Charles-Quint. Son avènement a déchaîné contre la France, la coalition de l’Angleterre, de la Hollande, de l’Empire, de la Diète germanique, de la Prusse notamment, dont l’empereur, pour la circonstance, a fait de l’électeur un roi, se préparant ainsi pour l’avenir un maître redoutable. La France a sur les bras des armées commandées par Marlborough et le prince Eugène de Savoie : la puissance et le savoir. La guerre commencée dans les Pays-Bas, en Italie, en Espagne, franchira bientôt nos frontières, gagnera nos provinces du Nord comme aussi le Dauphiné, la Provence, pénétrera même quelques jours jusqu’à Toulon. La France pourra-t-elle soutenir le colosse bourbonien, sera-t-elle capable de porter la fortune de ses maîtres ? La lutte va être vaste et rude.

Pour n’en considérer qu’un point du début, Villars est en Haute-Alsace, à Huningue, sa mission est de joindre vers Ulm, l’électeur de Bavière, notre allié, toujours incertain, d’ailleurs, inquiet, réservé. Seule, la réunion des troupes permettra de tirer parti des contingents bavarois, seul l’esprit de décision qui anime Villars pourra avoir raison des hésitations de l’électeur. Mais, pour barrer sa route au général français, l’armée impériale, aux ordres du prince de Bade, s’est établie sur la rive droite du Rhin, face à Huningue, tenant les hauteurs de Tullingen. Comment faire sauter la barrière, comment l’aborder ? En partant d’Huningue, c’est d’abord le grand bras du Rhin, que Villars doit traverser, puis une île large de 200 mètres, enfin un petit bras de 30 à 50 mètres. Sur la rive droite s’ouvre le champ de bataille : tout d’abord, une plaine de 1 200 à 1 500 mètres de profondeur limitée par un rideau d’arbres à peu près continu, au centre duquel se trouve le vieux château de Friedlingen avec quelques canons ; au-delà du rideau, c’est une seconde plaine. Elle domine la première de huit à dix mètres ; elle présente la même étendue et se termine au pied de l’éperon de Tullingen brusquement relevé de 150 mètres. Le terrain est fermé au sud par la frontière suisse, il est coupé au nord par la rivière de la Kander, ce qui en réduit à 6 kilomètres la largeur utilisable. L’ennemi tient avec sa première ligne, le long escarpement du rideau. Il l’a renforcé de redoutes en ses points abordables. Il a raccordé la droite du rideau au Rhin, par une ligne de retranchements, il en a appuyé la gauche à la frontière suisse par une forte redoute.

Après avoir réglé la marche des colonnes qui doivent affluer à Huningue, Villars est arrivé dans cette ville le 27 septembre. Pour baser son opération, il a la petite place d’Huningue, restaurée par Vauban. Sous son canon et dès le 29, il jette un détachement dans l’île et fait construire sur le grand bras du Rhin un pont, terminé le 1er octobre au matin et immédiatement utilisé pour passer de l’artillerie dans l’île. Le même jour, il jette au delà du petit bras un détachement qui s’organise sur la rive droite et couvre la construction, sur ce bras, d’un pont terminé le 2 octobre. Le passage de l’armée ainsi assuré, il reste à la faire déboucher sur la rive droite. Là, la plaine qui sépare les deux armées, balayée par le canon ennemi, est intenable ; on ne peut y avancer que la pelle à la main. Villars élargit aussitôt ses places d’armes et creuse des tranchées sur ses deux ailes, Il exécute les rampes pour sa cavalerie et construit à sa droite une redoute.

Il pousse ses préparatifs sur la rive allemande et dans l’île, jusqu’à organiser, malgré les efforts répétés de l’ennemi, des abris pour loger ses nombreuses colonnes d’assaut et les conduire tout près de la ligne adverse.

Après une conception d’attaque très simple, voilà bien une préparation méthodiquement et minutieusement réalisée. En tout cas, le 11 octobre, malgré les tergiversations de l’électeur de Bavière, le roi maintient ses intentions et engage Villars à lancer son offensive en lui annonçant des renforts.

Villars, après avoir préparé, avec le soin que nous avons vu, l’attaque directe de l’ennemi, ne se dissimule pas les difficultés d’une opération qui consiste à franchir le Rhin devant un adversaire en position ; et alors il va la doubler d’une manœuvre mettant comme il dit : « deux cordes à son arc ».

À 30 kilomètres en aval de Huningue, se trouve la petite place de Neuenbourg. Le 11 septembre au soir, il la fait surprendre par un détachement de 3 000 hommes, et y envoie immédiatement tous les bateaux disponibles à Huningue. Le 13, un pont y est établi. Dès lors, s’étant assuré par cette construction la possibilité de franchir le Rhin et par la main-mise sur Neuenbourg celle de déboucher sur la rive droite, il va pouvoir manœuvrer, jouer des deux passages d’Huningue comme de Neuenbourg et dérouter l’ennemi, en prenant l’initiative et la direction d’événements qu’il exploitera avec suite et rapidité. Comme on pouvait s’y attendre, le prince de Bade répond à cette nouvelle menace de débouché, en décidant de porter son armée sur les hauteurs en face de Neuenbourg. Le mouvement est commencé dans la soirée du 13, l’infanterie quitte ses lignes fortifiées dans la matinée du 14. C’est le moment que Villars attendait avec toutes ses forces massées pendant la nuit : l’infanterie dans l’île et dans les tranchées, la cavalerie dans le lit presque à sec du petit bras du Rhin. À la première heure, seize compagnies de grenadiers se jettent sur la gauche des retranchements ennemis vides d’infanterie. Elles les occupent et s’y établissent en pivot. Sur leurs talons, la cavalerie accourt à fond de train, tournant la redoute, montant sur la seconde plaine et se formant sur deux lignes, face au Nord, sa gauche aux grenadiers. Derrière ces deux lignes, l’infanterie formée en colonnes serrées pour réduire sa longueur, traverse la plaine, se hâte aux montagnes, aborde l’éperon et le plateau de Tullingen, monte à travers les vignes et couronne les hauteurs. Jusqu’ici grâce à toutes les précautions prises, aux nombreux préparatifs réalisés, comme aux ordres bien établis, l’opération s’est, développée comme un ballet parfaitement réglé, sans difficulté même aux points critiques, sans surprise, sans un coup de canon et sans aucune résistance de l’ennemi. Celui-ci a son attention et son activité reportées depuis deux jours du côté de Neuenbourg. Et Villars n’a lâché son attaque qu’après s’être assuré que le prince de Bade marchait bien vers cette ville. C’est néanmoins plusieurs heures qu’a exigées le déploiement de l’armée française.

Le prince de Bade orienté sur Neuenbourg, mais reconnaissant enfin son erreur, rabat au plus tôt ses escadrons face à la cavalerie française ; il ramène ou maintient sur les hauteurs de Tullingen ses arrière-gardes d’infanterie et ce qu’il peut réunir de ses colonnes en marche.

Au milieu de ces tardives improvisations de l’ennemi, l’infanterie française a engagé le combat sur les hauteurs. Elle enlève les bois qui couvrent le plateau, puis s’emportant dans une course désordonnée à la sortie du bois, s’y fait ramener, quand Villars, se jetant au milieu des égarés un drapeau à la main, rétablit l’ordre et la fuite en avant. En même temps, la cavalerie allemande, sitôt prête â l’attaque, s’est ébranlée avec ses cinquante-six escadrons. Elle se voit froidement reçue par la cavalerie française qui, pour se soustraire aux canons du château de Friedlingen, l’attend à deux cents pas, la charge de ses quatre mille chevaux, la rompt dans un choc terrible, la rejette à la Kander puis vient se reformer méthodiquement en arrière. Mais Villars courant de l’infanterie à la cavalerie arrive la relancer sur les escadrons ennemis qui tentent de se réunir.

La bataille est gagnée, l’armée impériale se retire, laissant sur le champ de bataille canons, drapeaux, pertes nombreuses. La victoire allait avoir un grand retentissement, l’armée française avait bien retrouvé un chef digne d’elle. Sûr de sa voie, quelle maîtrise Villars n’a-t-il pas déployée dans la largeur et la souplesse de sa conception, le soin de sa préparation, la sûreté de sa méthode, la vigueur et la promptitude de son exécution ! Jusqu’au dernier moment, il s’est réservé la possibilité de déboucher en bonne forme, soit à Neuenbourg, soit à Huningue ; il n’a lancé son attaque par Huningue, le 14 au matin, qu’après s’être assuré, dès le 13, que l’ennemi marchait bien sur Neuenbourg. Mais, à partir de ce moment, quelle prestesse, quelle célérité, pour franchir le Rhin avec son armée, l’établir face au nord suivant le terrain, et la lancer en une attaque bien ordonnée sur un ennemi empêtré dans un rétablissement improvisé et dont les dispositions sont ainsi constamment devancées.

C’était bien là du grand art. Seul, sans chef immédiat, porté par son naturel à comprendre et à pratiquer l’offensive que lui prescrivait Louis XIV, sûr par là de la ligne de conduite à tenir, il avait magistralement vaincu. Par la suite, sa valeur militaire ne se démentira pas. Il réussira moins dans les ententes à établir avec l’électeur de Bavière ; il se montrera incapable de vivre en bonne intelligence avec ce prince. C’est cependant une nécessité absolue d’arriver à s’accorder toujours avec un allié : il sera bientôt rappelé de son commandement.

En 1709, nous le trouvons en Flandre. Quoique peu disposé à la guerre défensive, Villars s’est mis à faire de « belles lignes ». Il a fermé la frontière d’une barrière continue de la mer à la Bassée et de la Bassée à l’Escaut en longeant la Scarpe.

La situation de la France est de plus en plus critique. Le froid, la misère, la famine ont répandu la désolation ; les armées sont décimées par la faim et la désertion.

Nos ennemis, triomphant sous Marlborough et Eugène, ont reconduit nos troupes du cœur de l’Empire aux frontières du royaume ; ils comptent dans l’année les rejeter aux portes de la capitale. Mais une série de surprises les attend. Ils échouent devant les lignes de Villars, à Lens, à Estaires, tant elles sont bien fermées, gardées, soutenues. Ils reprennent la guerre de siège toujours sans conséquence décisive et attaquent les places encore en notre possession de Tournai et de Mons. Louis XIV, rendu prudent par les échecs des campagnes précédentes, toujours préoccupé de la pensée de renouer des négociations, ne veut pas risquer inutilement sa dernière armée. Il préfère différer la bataille que de rechercher une décision par les armes qui peut être fatale. À continuer de se défendre derrière les lignes, l’État peut durer encore plusieurs mois, même au prix de places perdues ; à reprendre l’offensive, il peut trouver le coup de grâce. Aussi, aux propositions plus entreprenantes de Villars, répond-il : « Quoique je vous aie... laissé la liberté d’aller attaquer l’ennemi, j’estime qu’il vaut toujours mieux n’être pas forcé de chercher l’occasion du combat. » C’était l’État qui écrivait par sa plume, après avoir mesuré la faiblesse de ses ressources et jugé la méthode ralentie de l’adversaire : la conquête des places.

Villars, qu’anime une ardeur toute guerrière, a assuré à son armée quelque subsistance. Il lui a surtout rendu la sécurité et la confiance. Mais, toujours angoissé des difficultés de la faire vivre, mieux vaut, pense-t-il, la jeter dans une bataille que de la voir se consumer dans l’inaction et la misère. Dès lors, il cherchera l’occasion délivrer cette bataille, dût-il la recevoir au lieu de l’engager, pour ne pas transgresser les réserves du roi. Ilse tient par là à la lettre des instructions royales, il en omet l’esprit. Il ouvre la porte aux compromis avec la conscience. Quand et comment pourra-t-il la refermer ?

Une pareille réticence à la base du projet, résultant d’une compréhension insuffisante de la situation politique et se traduisant en une divergence de vues avec le souverain, pourra-t-elle laisser au chef la liberté d’esprit que réclame toujours la conduite des opérations de guerre et va-t-elle conduire au succès ? Quoi qu’on en dise, la victoire comporte toujours une saine et entière manière de penser du chef, seule capable d’animer et de poursuivre une violente et précise exécution des troupes.

Comme presque tous les théâtres d’opérations des Flandres, le champ de bataille est ici conditionné par des cours d’eau et des bois ; l’Escaut coulant du Sud au Nord par Denain, Condé, Tournai ; la Haine coulant de l’est à l’ouest de Mons vers Condé, où elle tombe dans l’Escaut ; la Trouille coulant du sud au nord, de la région de Maubeuge vers Mons où elle tombe dans la Haine. En diagonale, du sud-est au nord-est, de la Haute-Trouille à la Basse-Haine, une longue région boisée couvre Mons à plus de vingt kilomètres. Elle présente deux trouées : celle de Malplaquet dans la partie Sud ; celle de Boussu dans la partie nord aux abords de la Haine.

Sans être plus fixé sur les possibilités d’une opération heureuse, Villars ébranle son armée en direction de Mons, le 6 septembre. Encore maître de cette ville il compte y appuyer sa droite et franchir alors la Haine, qui sépare les deux armées pour frapper, avec le gros de ses forces, Marlborough en marche sur Mons. Le 7 au soir, il a parcouru les deux tiers de la distance de Mons ; il est devant la région boisée quand, apprenant l’approche de l’ennemi, il se décide à s’arrêter pour serrer ses colonnes. C’est le travail du 8. Le 9, il repart, car il n’y a pas de temps à perdre, s’il veut tomber sur un ennemi encore mal formé. En conséquence, un fort détachement remontant la Haine s’engage par la trouée de Boussu. Il vient porter sur d’importantes forces ennemies et s’arrête sans résultat. Le gros de l’armée, déployée en quatre colonnes, aborde la trouée de Malplaquet, pour la traverser et marcher au plus court vers Mons ; quand brusquement à dix heures du matin, toute l’armée est arrêtée par ordre de Villars. Les agissements de l’ennemi ont naturellement motivé ce violent coup de frein. Que s’est-il passé ?

Marlborough a poursuivi sa guerre de siège avec la plus grande décision et la même prudence. Maître de Tournai, c’est Mons qu’il a visé. Dès le 3 septembre, à peine Tournai rendu, il a jeté une avant-garde sur Mons, il y a porté sans retard son armée, il s’est fait suivre d’Eugène et a pressé l’investissement de la place. Puis apprenant le mouvement de Villars commencé le 6, il a franchi la Haine et a couru se mettre en bataille devant Mons pour en couvrir l’investissement. Le 8, il a rassemblé et réuni ses forces dans l’angle de la Haine et de la Trouille. Décidément Villars est devancé et par là son plan tombe ; Mons désormais lui fait défaut pour appuyer sa manœuvre ; mais en route, ce n’est plus une armée présentant le flan qui s’offre à ses coups. Elle lui fait face, elle est en état de marcher sur lui d’un moment à l’autre. Tel est le tableau qui frappe ses yeux dans la matinée du 9. C’est une grande bataille à livrer à un adversaire jusqu’ici victorieux et sans avoir sur lui aucun avantage marqué. À ce moment sans doute, lui apparaît la faiblesse de sa conduite ; son plan, sans fondation solide, s’est effondré devant une saine tactique, méthodiquement suivie et énergiquement pratiquée. En tout cas, il s’agit au plus tôt de sortir de l’impasse où il se trouve. Au projet informe, la recherche d’une occasion favorable qui ne s’est pas présentée, il faudrait sans retard substituer un plan qui permît de résister avantageusement à un ennemi en bonne forme et capable d’agir d’un moment à l’autre. Si l’on a perdu la direction des événements, faute de netteté de vue, encore faudrait-il ne les subir que sans désastre, ce qui comporterait l’organisation immédiate d’une puissante défensive. Mais un nouveau plan d’action pour une armée de 90 000 hommes, exige tout d’abord chez le chef un changement d’état d’esprit. Dans un ordre d’idées particulier, c’est pour lui un autre système à monter avec l’ensemble de ses forces, à traduire en des dispositions nouvelles, à communiquer, à inculquer enfin à tous les exécutants, à réaliser sur le terrain par des organisations défensives et une répartition des troupes appropriées. C’est dire le temps que demandent par elles-mêmes une pareille évolution des esprits, et une telle transformation des dispositions matérielles. En présence d’un Marlborough, Villars aura-t-il ce temps ? La proximité seule de l’ennemi ne suffira-t-elle pas déjà à jeter dans ses redressements improvisés le trouble et l’erreur, d’un insuccès certain funestes avant-coureurs ?

En fait, l’armée française brusquement arrêtée le 9 dans sa manoeuvre offensive, travaille à se fortifier le 10. Elle est attaquée le 11, sa gauche est rejetée par un violent assaut. Villars est emporté du champ de bataille grièvement blessé, mais la droite tient encore. Autour de ce point solidement fixé, le commandement français peut encore rétablir sa fortune s’il fait agir une forte réserve, argument suprême de toute défense, en saisissant l’instant toujours critique où l’attaque victorieuse poursuit des succès que la violence même de l’effort a rendus momentanément désordonnés. Ici, rien de tel ne se produit. Il n’y avait pas de réserve prévue et il n’y avait plus de commandement pour en constituer à la hâte. Décidément la bataille défensive avait été incomplètement organisée. L’échec était notable ; Mons tombait quelques semaines plus tard.

En présence d’une forte coalition, menée par des Marlborough et des Eugène, sauver par la seule puissance d’une armée déjà lourde, grâce à son talent de manœuvrier et à son génie de l’à-propos, une situation politique exigeant les plus grands ménagements, même aux yeux du hautain Louis XIV, avait dépassé la taille de Villars. Au moment d’agir, les risques de l’entreprise s’étaient dressés devant lui pour en augmenter les difficultés déjà sérieuses cependant, pour réduire sa valeur militaire, et par là la nature et la portée de ces décisions. L’incertitude puis le désarroi de la conscience avaient préparé la détresse de l’esprit et de la volonté ! Sans parler du caractère, seul capable de garantir dans les circonstances graves la liberté et l’équilibre du jugement, retenons qu’une intelligence plus exacte des besoins de l’État s’imposait déjà au commandement et créait cette nécessité que la guerre nationale a accentuée de nos jours de son entente complète avec le Gouvernement.

Trois ans plus tard, il aura une compréhension plus entière de son devoir. Il allait à Denain sauver la France.

Retenu d’abord par sa blessure, puis par les instructions du roi, derrière la frontière artificielle qu’il a organisée, en vain a-t-il rêvé d’invasion, de chevauchées en Allemagne. Louis XIV l’a maintenu en Flandre.

Si l’Angleterre se retire progressivement de la coalition, le prétendant au trône d’Espagne, l’archiduc Charles, étant devenu empereur, l’Empire et la Hollande n’ont pas désarmé. Avec les temps sont venus à la France des calamités grandissantes, une misère et une désolation sans précédent, à la famille royale des épreuves répétées, leçons de haute morale et par là source de grandeurs pour qui sait les comprendre. Le roi et Villars vont y trouver leur ligne de conduite, il en sortira le salut de la France. À Villars, venant en avril prendre congé de lui, le vieux roi en pleurs de confesser : « Vous voyez mon état, Monsieur le maréchal, il y a peu d’exemple de ce qui m’arrive et que l’on perde dans le même mois son petit-fils, sa petite-fille, et leur fils, tous de très grande espérance et très tendrement aimés. Dieu me punit, je l’ai bien mérité, j’en souffrirai moins dans l’autre monde. » Puis, se redressant : « Laissons ces malheurs domestiques et voyons à prévenir ceux du royaume. Je vous remets les forces et le salut de l’État... » et après avoir consulté Villars : « Je sais les raisonnements des courtisans. Presque tous veulent que je me retire à Blois si mon armée était battue. Pour moi je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme, rivière très difficile à passer. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l’État. »

Que d’intelligence et d’énergie dans cette appréciation des choses de la guerre et dans cette décision du roi ! Par une résolution si éclairée, Villars devait être fixé !

Son armée s’étend du Crinchon près d’Arras à Estrun sur l’Escaut, couverte par la Scarpe et le Sauzet. L’Angleterre, après avoir parlementé, se retire bientôt de la guerre à la condition d’occuper Dunkerque. Mais il reste à la coalition les forces de l’Empire et des Pays-Bas avec la majorité des contingents allemands jusqu’alors à la solde de l’Angleterre. Il lui reste surtout pour la conduire le prince Eugène. Renonçant à la conquête lente et méthodique des places de Condé, de Valenciennes, sur sa droite, de Charleroi, de Maubeuge sur sa gauche, il n’attaquera que celles qui sont nécessaires à sa marche en avant : Bouchain pour tenir le Haut-Escaut, Landrecies pour tenir la Sambre, Le Quesnoy pour ouvrir l’intervalle entre ces deux rivières, c’est-à-dire sa route. Ces points réglés, il veut par une campagne décisive achever son adversaire déjà ébranlé, porter la guerre devant Paris, par les plateaux entre Sambre et Escaut.

Il n’y rencontrera, pense-t-il, que la petite bicoque de Guise. C’était bien là un commencement de guerre napoléonienne : ne tenir compte des places que dans la mesure où elles barrent la route poursuivie. Heureusement, Eugène arrêtait là sa doctrine, sans prendre comme premier objectif l’armée ennemie. C’était dès lors manœuvrer bien à l’aise et traiter avec trop de sans-gêne une armée qu’il n’avait pas battue cependant depuis Malplaquet et que la prudence seule avait retenue dans l’immobilité des derniers temps. Avec un Villars, grandement éclairé sur ses devoirs par la déclaration de son roi, elle allait témoigner de sa force et de sa valeur. Une fois de plus un mépris inconsidéré de l’adversaire ne pouvait rester impuni.

Le terrain est ici caractérisé par la Sambre qui passe à Landrecies, par l’Escaut qui coule parallèlement et à près de quarante kilomètres de distance, laissant Denain sur sa rive gauche ; par deux vallées transversales, celle de l’Escaillon et celle de la Selle dont les eaux tombent dans l’Escaut. En juillet, Eugène s’est établi avec le gros de ses forces sur l’Escaillon pour couvrir le corps de siège de Landrecies, un autre de ses corps assure à Denain les communications avec son principal magasin établi à Marchiennes, à plus de soixante kilomètres de Landrecies. Tandis que Villars hésite, le roi l’invite à faire tout son possible pour empêcher Landrecies de tomber. Dès lors, sûr de l’attitude à prendre, certain qu’il lui est demandé d’agir, il montre sans retard comment il sait le faire. Le 22 juillet, il est au Cateau-Cambrésis en marche sur Landrecies avec des reconnaissances sur son front. Progressivement, la situation s’éclaire devant lui. Il ne peut viser à atteindre Landrecies que par la rive droite de la Sambre et au prix d’une bataille préalable sur la rive gauche ; or, d’après les renseignements obtenus, aborder l’ennemi dans ses positions retranchées de cette rive est une opération grosse d’efforts et d’une issue douteuse. Denain, sur la rive gauche de l’Escaut, est un point important de la ligne de communication de l’ennemi entre Landrecies et Marchiennes, dont la chute aura d’importantes conséquences. Mais cet événement dépasse les possibilités d’un simple détachement, rapportent les reconnaissances ; enlever Denain exige des forces sérieuses ; il faudra y appliquer le gros de l’armée en bonne condition, frapper énergiquement et avant que l’ennemi ait pu s’y renforcer. À ce prix, le résultat paraît certain.

Dans la soirée du 22, Villars semble avoir pris son parti, mais il le garde pour lui. Bien plus, c’est une grande activité qu’il déploie devant Landrecies ; le 23 au matin, toute l’armée se masse au bord de la Sambre, on y construit bruyamment des ponts, des détachements jetés sur la rive droite ouvrent des chemins de colonnes, des passages pour l’artillerie et réunissent des fascines. À l’égard de la cour, Villars témoigne d’une hésitation persistante quand, brusquement, après-midi, il envoie ses hussards battre la plaine vers l’Escaut, tenir les passages de la Selle, arrêter les coureurs de l’ennemi, lui interdire toute reconnaissance, au total répandre le brouillard sur la région qu’il compte aborder. Puis, dans les premières heures de la soirée, il expédie à son armée des ordres de mouvement à exécuter sans retard. L’armée entièrement disposée pour attaquer sur la Sambre à l’Est va rapidement se transporter sur l’Escaut, à trente et quarante kilomètres à l’ouest, couverte par la Selle que tiennent les hussards. Les équipages de pont sont en tête des colonnes. Toute la nuit, dans le plus grand ordre, se poursuit la marche. À 6 heures du matin commence la construction de trois ponts. Aussitôt terminée, la cavalerie franchit la rivière et va couper les communications de Denain avec Marchiennes. L’armée la suit, hâtée par Villars aux ponts. Elle se forme face à Denain.

Eugène n’a pas pris au sérieux les mouvements des troupes françaises vaguement aperçus dans la matinée. Il ne peut croire à un complet réveil de Villars. Vers midi, au camp de Denain, devant l’évidence cependant, l’armée française entière passant l’Escaut, il comprend enfin son erreur. Il prescrit au corps qui occupait le camp de résister à tout prix et ordonne à ses gros d’accourir au plus vite. C’est plusieurs heures, quatre, cinq ou six, suivant la distance d’où partent les troupes, qu’il leur faudra pour s’engager. Pendant ce temps, Villars et son armée, animés de la plus belle ardeur devant le but si proche, précipitent leurs préparatifs, enlèvent le camp, et, courant aux ponts de l’Escaut, en aval de Denain, interdisent ainsi le passage aux troupes d’Eugène. Le corps de Denain est pris ou détruit. De la rive droite de l’Escaut, sans pouvoir intervenir dans la lutte, Eugène contemple impuissant son désastre. Il n’a plus qu’à ordonner la retraite. Surpris et désemparé dans ses combinaisons et son système de communications, il doit se retirer et au plus vite. C’est qu’en effet Villars, exploitant son succès sans trêve, aborde Marchiennes, magasin principal de l’ennemi, le soir même de la bataille et en moins de six jours récupère les garnisons des places qui tiennent encore, reprend les pays de la rive gauche de l’Escaut, double les pertes de l’ennemi et porte dans ses rangs le désarroi à son comble. Quelques semaines après, la France avait retrouvé ses frontières du Nord ; les murs endeuillés de Versailles se paraient de plus de soixante drapeaux conquis.

Une fois de plus, la bataille se gagne bien avec les jambes des soldats, mais encore faut-il qu’un commandement avisé et actif ait judicieusement choisi et fixé le but à poursuivre.

Fort de l’avis du roi : agir pour sauver l’État, Villars a visé nettement un point vital du système ennemi. Le moment venu, il s’y présente sans hésitation, dans des conditions de prudence qui excluent le désastre en cas d’échec, des conditions de force qui en assurent l’enlèvement, selon toute prévision ; et des conditions de temps qui interdisent à l’ennemi d’intervenir sérieusement. Arrivé sur le terrain qu’il a choisi, il limite et ferme à son profit le champ de bataille par l’emploi de l’Escaut ; il y poursuit et obtient ainsi une décision par les armes qui restera sans appel, il l’exploite sans répit d’où les grands résultats qu’elle entraîne.

La bataille ainsi menée s’appelle Denain. Mais la bataille se perd avec les mêmes soldats, dans une marche à l’aventure, à la simple recherche d’une occasion militaire favorable, sans une nette compréhension tout d’abord de la situation politique ; c’est alors Malplaquet. Les rapports de la politique et de la guerre étaient déjà trop étroits pour que ces deux activités puissent s’ignorer. Chaque jour ils le deviennent davantage, et de même qu’un gouvernement ne peut avoir dans la paix que la politique de son état militaire, de même une armée, quand elle entre en campagne, ne peut avoir qu’une attitude et une tactique : celles correspondant à la politique jusqu’alors pratiquée par l’État. C’est ainsi qu’après une longue politique de paix et de simple défense du pays, il est difficile à l’armée de ce pays d’entrer en action par l’offensive. Le gouvernement de cette politique ne l’a pas dotée des moyens formidables, indispensables cependant à toute attaque, Pour des raisons analogues, les armées seules capables de débuter par de larges offensives de style napoléonien, sont celles de gouvernements atteints d’impérialisme, avides de conquêtes, à politique agressive, parce que seuls ils ont pu imposer au pays la charge des préparatifs nécessaires, notamment l’organisation des réserves et du gouvernement lui-même.

En tout cas, Vogüé avait déjà compris qu’en nos temps de luttes nationales et de soldats citoyens, il faut, avant la guerre, développer l’amour de la patrie au cœur du combattant. Il ne naît pas au jour du danger ; il est fait du passé et des besoins de la nation, de l’attachement du citoyen au sol. C’est un sentiment à renforcer dans la paix, et l’agriculture en est un moyen.

« Pour l’agriculteur, la patrie se confond avec la terre qu’il féconde par son travail, avec le champ qui nourrit en famille ; il y est attaché par tous les liens qui l’unissent à la terre, par toutes les racines qui le fixent au sol. » Si la patrie c’est le sol, l’agriculteur le sent mieux que personne, et son attachement à la cause du pays n’en est que plus profond. Le paysan de France n’a-t-il pas fourni un des éléments les plus riches et les plus solides de nos armées ? La terre est, en outre, ce vaste laboratoire où se prépare l’aliment le plus indispensable à l’homme, le pain, et, dès lors, les esprits éclairés ne doivent-ils pas s’appliquer à en augmenter le rendement pour réduire les besoins du pays à l’égard de l’étranger ? C’est affaire de savoir, de méthode, de travail, de soutien financier appropriés ; c’est une part d’intelligence et d’efforts de plus en plus large à consacrer à l’agriculture.

Tels sont les grands intérêts que Vogüé prend en main. Attacher plus de Français à leur terre, fournir au pays plus de moyens de suffire à ses besoins, en améliorant sa production agricole.

Pour cela, il assume la présidence de la Société des Agriculteurs de France dont son père avait été l’un des fondateurs, ce père dont le dernier vœu était : « Ce que je voudrais qu’il restât après moi de ma mémoire, c’est que l’on dise en parlant de moi : il a fait travailler les ouvriers. » La tradition familiale oblige.

Depuis longtemps d’ailleurs, après un nouveau voyage en Orient, lors de l’inauguration du canal de Suez, en 1869, sentant venir l’orage, Vogüé avait fondé avec d’autres natures généreuses la Société de secours aux blessés militaires. Dès 1870, il relevait à Reichshoffen son frère mortellement frappé. La vue des misères des champs de bataille avait allumé en lui une charité désormais inlassable ; il la pratiquait à Strasbourg et à la Loire. D’abord vice-président de la société, il en sera bien bientôt et jusqu’à la fin de sa vie le président. Grâce à la générosité patriotique du pays, elle prendra cet essor grandiose qui lui permettra dans notre grande guerre de rendre des services inappréciables. C’est qu’en effet, dans les batailles souvent longues de plusieurs jours livrées par nos formidables armées, les blessés jonchent le terrain par dizaines de mille. Recueillir, évacuer, hospitaliser, traiter ces nombreuses victimes constituent des nécessités immédiates dépassant par leur grandeur et au prix de quelles souffrances chez les blessés, les prévisions, ou au moins les ressources de l’armée si les initiatives privées ne venaient apporter une aide puissante. Qu’il nous suffise de rappeler qu’en France la seule Société de secours aux blessés militaires, sous sa direction immédiate, tenait à la fin de la guerre 802 hôpitaux avec 70 000 lits, sans parler de 78 infirmeries de gares, de nombreuses cantines et convois automobiles ; qu’elle a soigné plus de 780 000 blessés et dépensé 227 millions. Quelle plus belle œuvre de charité pouvait exciter l’activité de Vogüé ? Jusqu’à son dernier jour, il restait pour sa Société de secours aux blessés un guide sûr, un conseiller toujours écouté, un chef éminent.

Comme on le voit, Vogüé se dépense constamment pour mobiliser et mettre en action les forces et les capacités de toute nature qui augmenteront la puissance totale de son pays. En présence de l’entraînement de la société moderne dans les mouvements nouveaux, la question se pose-t-elle de savoir la place qu’y doit prendre la noblesse, s’abstenir ou participer, il n’hésite pas à répondre. Après avoir établi que la noblesse n’est plus le corps politique d’autrefois, ayant certains droits et certains devoirs, qu’elle n’est pas davantage cette masse confuse et amorphe, encombrant de titres plus ou moins authentiques les livres d’adresses mondaines, mais en limitant l’appellation aux noms et aux familles qu’une tradition analogue de services rendus rattache au passé de la France, il dicte leur devoir à ceux qu’arrêtent encore des scrupules respectables, la crainte de déroger, de manquer à la tradition dont ils se réclament, qui répugnent à affronter les vexations, les violences, les obstacles dressés sur leur route par l’ostracisme intéressé des parties : « Sans hésiter, dit-il, je conseille à ceux-là d’écarter leurs scrupules, de vaincre leur répugnance, de se jeter dans la mêlée la tête haute et le cœur vaillant. » Loin de manquer à la tradition, ils la continueront. Elle est faite de services rendus ; ils la poursuivront en s’efforçant de rendre les services appropriés aux conditions nouvelles de la vie. Si les fonctions publiques leur sont fermées, bien d’autres champs s’ouvrent à leur activité généreuse : « Les lettres, les sciences, l’agriculture, l’industrie, les œuvres charitables, les institutions de prévoyance, offrent l’occasion de se mêler à l’effort commun, de participer à la vie nationale, d’ajouter au patrimoine moral et matériel du pays, de contribuer à la défense de ses intérêts essentiels, de travailler utilement à l’apaisement social. » Là, reste bien toujours l’objet à viser, là se marque bien le devoir de chacun.

Mais s’il prescrit à tous d’agir pour grandir le pays, il est aussi net sur la ligne à suivre dans ce but, c’est la ligne droite : « Quand je conseille aux jeunes hommes auxquels je m’adresse d’entrer dans le mouvement contemporain, c’est avec la conviction qu’ils resteront fidèles aux lois de l’honneur et du bon sens ainsi qu’au respect de leur nom. Quand je les invite à se mêler au mouvement intellectuel, au mouvement industriel, au mouvement social qui caractérisent notre époque, je n’entends pas qu’ils puissent prêter ou vendre leur nom à des entreprises douteuses ou mal conçues, je les invite à prendre une part effective au travail honnête et sérieux, à y apporter les qualités qu’ils tiennent de leur origine et de leur éducation, à y tenir leurs traditions de moralité, de délicatesse, de générosité. »

Que n’aurait-il pas écrit aujourd’hui en présence d’une France aux blessures encore saignantes, privée de quinze cents mille de ses enfants, tombés à la fleur de l’âge, contrainte à reconstituer ses principales activités ! Quels exemples il aurait réunis et de quel langage il aurait retracé les éléments encore incertains ou inactifs de notre vieille société pour leur crier à tous : « Au travail, et au plus tôt, c’est le devoir ! » Cette notion du devoir, il l’assure de ce qui fut la règle constante de sa vie, parce qu’elle a été la caractéristique de ses ascendants et qu’elle doit rester celle de ses descendants : « La probité légendaire de Vogüé », et il entend : « qu’elle a le sens le plus large, qu’elle ne vise pas seulement la vulgaire probité d’argent naturelle aux âmes bien nées, mais la probité souvent plus difficile de l’esprit et du cœur, la probité intellectuelle, la probité scientifique, la probité politique, c’est-à-dire le souci réfléchi de la vérité et de la justice, qui soumet à un contrôle rigoureux les mouvements et les manifestations de la pensée, les actes de la vie privée et publique, les jugements portés sur autrui et qui, s’il n’est pas toujours accompagné du succès, assure du moins les joies intimes de la conscience satisfaite, et par surcroît, le respect, l’estime et la sympathie. »

Pour célébrer le nom de votre éminent confrère dans cette enceinte, on eût pu puiser plus largement dans ses œuvres ; les justifications littéraires n’auraient pas fait défaut. Vous voudrez bien souffrir qu’au lendemain de la guerre la plus violente de l’histoire, devenue victorieuse, grâce aux qualités héréditaires de notre race, on ait retenu celle qui fut la plus féconde en résultats : la volonté, le caractère ; qu’on l’ait vu dominer toute la vie de Vogüé entièrement consacrée au pays ; que par là l’homme nous reste un modèle de grand Français, particulièrement éminent en ce que, dans une entière droiture, une constante fidélité à sa large et jalouse probité, ce programme d’une vie consacrée à la grandeur de la France par son œuvre faite de générosité, et gardée de tout mirage, sans fracas, comme sans réclame, il le réalisa.