Réponse au discours de réception de Louis Bertrand

Le 25 novembre 1926

Jules CAMBON

Réception de M. Louis Bertrand

 

 

J’ai souvent pensé, Monsieur, quand j’admirais dans les galeries du Louvre les œuvres de votre compatriote Claude Gelée, qu’elles nous révélaient un des secrets de l’âme lorraine. Ce grand artiste aimait à représenter dans ses paysages héroïques le commencement ou la fin du jour, l’éclat soudain du soleil à son lever ou la majesté paisible du crépuscule. Il est le peintre des combats de la lumière et, de l’ombre. — Ainsi du poète qu’était M. Maurice Barrès : il a senti dans son cœur l’éternel conflit de la clarté latine et de la puissante mais chaotique pensée germanique. Sur le plateau de Vaudemont, soufflent incessamment les vents qui viennent de l’Atlantique au travers de la France, et ceux qui accourent de l’Allemagne, et par delà l’Allemagne, de la lointaine Asie. Maurice Barrès les entendit gémir dans les tilleuls qui couronnent la Colline inspirée. La montagne de Sion fut pour lui une terre de trouble et d’exaltation. Il jouissait de la solitude de son esprit : il en souffrait aussi. Il disait qu’on ne chasse pas Tristan et Yseult s’ils mirent une fois leur poison dans nos veines, et, comme l’a écrit notre éminent confrère. M. Paul Bourget il gardait un souci presque douloureux de l’indépendance de son moi, mais, en même temps, il écoutait la voix de la France, qui lui donnait le sens de l’universel. Il comprenait que si nous refusons toute contrainte pour suivre nos propres impulsions, nous éprouverons plus d’hostilités que d’amitiés, et il avait soif d’amitié. Il ne voulait pas se laisser dominer par le tumulte de la vie. Il sentait et il professait que pour en triompher, il fallait régler la culture de nos sentiments. C’est ainsi que l’ennemi des lois devint le directeur spirituel d’une partie de la jeunesse à laquelle il enseignait l’amour du passé, l’acceptation d’une discipline, le désir de vouloir et de réaliser.

Voilà comment je m’explique ce qu’il y avait d’énigmatique dans la figure de Maurice Barrès. Il semble que ces âmes-frontières reçoivent de la lumière du côté auquel elles s’opposent. Cette opposition même éclaire à mes yeux toute l’œuvre de Barrès. Là où nous eussions été tentés de voir une contradiction, ne nous apparaît plus que le développement d’une pensée qui a pris contact avec la réalité. Sur le plateau de Vaudemont, Barrès a eu conscience des nécessités de la vie nationale. Sa sensibilité patriotique peu à peu imposa une règle à son imagination, si libre au début qu’elle avait paru presque anarchique. Il avait écrit dans la préface de l’Ennemi des Lois : « Les morts nous empoisonnent », et il en vint à penser pieusement qu’ils vivaient et qu’ils agissaient toujours en nous et que, nous-mêmes, nous agirions encore avec ceux qui viendraient après nous. Ainsi il partit du Jardin de Bérénice pour monter sur la Montagne de Sion pour s’épanouir en cette floraison, Colette Baudoche, la Colline inspirée, le Jardin sur l’Oronte, l’Enquête aux Pays du Levant. La puissance de son art grandissait chaque jour : sa phrase, un peu sèche au début, s’était élevée comme sa pensée : elle était pleine du mystère des choses, lourde de mélancolie et son harmonie retentissait longuement, comme un écho qui se prolonge. Il était devenu un magnifique écrivain et l’honneur des lettres françaises.

La politique l’attirait. Il avait appris de Gœthe, un des maîtres de son esprit, qu’au commencement était l’Action et il désirait agir. Il communiquait son émotion à ces jeunes gens qui, dans les années qui précédèrent 1914, cherchaient une direction et avaient besoin de beaucoup croire pour ne point se décourager. Il suscitait les enthousiasmes et quand la guerre éclata, il fut certainement pour beaucoup dans le mouvement qui, ce jour-là, entraîna tous les Français à s’unir pour le salut du pays. À la Chambre, il parlait rarement : quand il défendait, à la tribune, la cause des laboratoires scientifiques ou celle des églises ruinées, il le faisait avec une éloquence singulière, réfléchie et prenante qui émouvait ses adversaires eux-mêmes. Mais cette âme pleine de foi était aussi une âme pleine de doute. Parfois il s’arrêtait, il s’interrogeait. Alors, l’action elle-même lui semblait sans objet. « Se soumettre, disait-il, à toutes les illusions et les connaître bien nettement comme illusions, voilà notre rôle. » Il ajoutait, avec Auguste Comte, qu’il est indigne des grands cœurs de répandre les troubles qu’ils ressentent. Il se taisait. On le trouvait alors dédaigneux et lointain. Qui aurait pu pénétrer ce qu’il y avait dans ce dédain silencieux de douloureuse inquiétude ?

Vous n’avez pas craint. Monsieur, de parler des angoisses de Maurice Barrès devant le grand problème que la brièveté de la vie pose à chacun de nous, et de sa soif d’immortalité. C’est à peine, quant à moi, si j’oserais interroger une âme comme la sienne, riche en émotions et jamais apaisée. Il souffrait à la pensée de voir disparaître en un moment le riche univers qu’il portait en lui, il avait soif d’éternité et il eût souhaité une certitude. « Quand tout est perdu, a-t-il écrit, heureux qui sait encore le chemin des antiques autels. » Mais il disait aussi : « Après avoir beaucoup attendu de la vie, de cette brève promenade qu’il nous est donné d’accomplir à travers la réalité, on voit bien qu’il faudra mourir sans avoir rien possédé que la suite des chants qu’elle suscite dans nos cœurs. »

Maurice Barrès était injuste pour lui-même. Il faut beaucoup posséder pour donner beaucoup de soi, et quel homme a plus donné de lui-même que ce puissant animateur d’âmes ? Quel écrivain a plus agi sur la jeunesse de son temps que cet artiste subtil ? La suite des chants que la vie a suscités dans son cœur, nous l’entendons encore, et nous aimons Barrès de nous l’avoir fait entendre.

M. Renan a dit un jour, à cette même place où je suis, que la meilleure part d’une belle vie est celle qui se continue dans le souvenir de ceux qui nous ont aimés, Personne plus que M. Maurice Barrès n’a eu le sentiment de notre survivance dans ceux qui viennent après nous. Vous avez rappelé qu’il disait : « Notre raison, cette reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs. » C’était là le fonds de sa doctrine, si tant est qu’on puisse employer ce mot pour exprimer l’émoi d’une sensibilité comme la sienne. Il pensait qu’à la fin du voyage ; si l’on garde assez de ressort pour échapper au désabusement, on n’attend plus rien que de la musique intérieure transmise avec leur sang par les morts de notre race.

Vous avez entendu cette musique intérieure, Monsieur : elle est l’accompagnement de toute votre œuvre. Pour vous aussi la durée n’est qu’une illusion : où que vous soyez allé, en Afrique, en Grèce, en Espagne, tout vous est apparu dans un éternel présent. Les générations disparues se sont levées devant vous : vous avez écouté leurs voix, et leurs grandes ombres ont peuplé à vos yeux les solitudes mêmes de l’Orient désert.

C’est par là, à mon sens, que vous vous rapprochez de M. Maurice Barrès, bien plus encore que par votre origine lorraine.

Certes, l’Académie est fière des Lorrains que nous avons l’honneur de compter parmi nos confrères. —Celui-ci est cet homme d’État qui met au service de la République son patriotisme toujours en éveil, sa connaissance exacte des affaires, et la précision éloquente de sa parole. Il présida aux destinées du pays pendant les années de la guerre, et quand des difficultés économiques sans précédent, semblèrent près de compromettre les résultats de la victoire, on le vit reprendre la direction du gouvernement et faire face à ces nouveaux périls.

Et cet autre est ce maréchal qui organisa notre protectorat au Maroc, et qui, aux heures d’angoisse où il se voyait obligé d’envoyer ses troupes en France, sut, par la hardiesse de sa résolution, maintenir à Fez notre autorité et notre prestige.

Nous sommes heureux, Monsieur, en vous accueillant aujourd’hui, de voir un Lorrain de plus parmi nous ; mais, avouez-le, vous êtes un Lorrain voyageur. Vous émigrez volontiers. Dans votre œuvre, qui est considérable, votre pays tient relativement peu de place. Vous avez, dans un roman pathétique, Mademoiselle de Jessincourt, dessiné d’un crayon appuyé, la figure douloureuse d’une vieille fille des environs de Metz qui n’a jamais été aimée. Que les brouillards de la vallée de la Moselle vous semblent pleins de mélancolie ! les pays de lumière vous attirent davantage.

Votre bonne fortune, et la nôtre, ont voulu que les hasards de votre vie de professeur vous conduisissent en Afrique. Tout vous y séduisit : la magnificence du paysage, la liberté de la vie, la grandeur des souvenirs que l’antiquité y a laissés, — l’œuvre même que la France y accomplit. Cette séduction, tous ceux qui ont collaboré à cette grande œuvre l’ont subie comme vous. Je le sais mieux que personne.

Il y aura bientôt cent ans que nous avons pris Alger. À une époque où l’on prodigue les anniversaires, celui-là plus que tout autre méritera d’être célébré. Assurément, le 14 juin 1830, quand nos soldats débarquaient à Sidi-Ferruch, les chefs qui les conduisaient ne prévoyaient pas toutes les conséquences de cette action militaire. Ces successeurs de Scipion ne se doutaient pas qu’ils fondaient un Empire. La France elle-même l’a-t-elle aujourd’hui bien compris, alors que la République a achevé glorieusement l’œuvre commencée il y a près d’un siècle, et qu’elle a étendu notre domination des Syrtes à l’Atlantique ? Un historien philosophe a dit que les plus grandes actions que les hommes accomplissent le plus souvent, ils les font sans en avoir conscience. La nécessité, la force des choses et la loi souveraine qui préside aux destinées des nations les conduisent où elles ne croyaient pas aller. Il suffit, pour mesurer la grandeur de notre œuvre en Afrique, d’écouter l’étranger. Il est plus juste pour nous que nous-mêmes. Il admire l’ordre que nous y avons établi et la merveille d’un développement économique qui croit tous les jours. Certains esprits vont plus loin. Un jour, à Washington, le président Roosevelt parlant avec moi des idées de Rudyard Kipling sur la responsabilité des peuples de race blanche, me citait notre exemple. Il me disait : « Jusqu’en 1830, les États-Unis payaient une indemnité annuelle à la Régence d’Alger, afin que les corsaires barbaresques respectassent leur pavillon. En nous délivrant de cette obligation humiliante, vous nous avez rendu un grand service, mais vous avez fait davantage : vous avez soustrait l’humanité à un reste de barbarie ; c’est cette lutte contre la barbarie qui est le premier devoir des peuples civilisés. » Je crois bien que vous pensez comme M. Roosevelt. J’en vois la preuve dans l’impression que vous avez éprouvée au sud de la Tunisie, quand vous êtes allé à Gigthi, qui fut, du côté du désert, le poste le plus avancé de Rome. On avait retrouvé là, dans les ruines d’un temple, et emporté pour quelque musée, une tête de Zeus sculptée selon le type immortalisé par Phidias. Vous avez exprimé le vœu qu’elle fût remise à sa place. Sur le seuil du continent noir, vous auriez souhaité voir le dieu au front rayonnant, au bras armé de la lance, éternelle figure de l’intelligence souveraine, symbole de la mesure et de la force ordonnée, debout, faisant face à la barbarie des hommes et à l’hostilité de la nature.

Vous avez décrit avec une rare vigueur de coloris, la beauté de la terre d’Afrique, ses grands horizons où rien n’altère ni la majesté des lignes, ni la pureté du dessin, et la lumière qui revêt de splendeur les plus misérables débris, mais l’éclat du décor ne vous a jamais distrait du drame qui se joue sur cette terre ardente. Vous avez fait par là une sorte de révolution dans la littérature de l’Orient.

C’est un chapitre assez amusant de l’histoire du goût que celui de l’orientalisme dans l’art. Bajazet, avait paru depuis longtemps sur la scène, quand la publication des Mille et une nuits donna le branle à la mode. Le dix-huitième siècle ne connut, à dire vrai, que des turqueries de paravent. Quand on lisait les quatre Facardins, les Lettres persanes ou Zadig, on savait bien ce qui se cachait sous ces légers déguisements. Personne ne s’y trompait : c’était délicieux, comme les Turcs amoureux ou les spirituelles Sultanes que Boucher ou Fragonard se plaisaient à peindre. On finit cependant par se lasser de cet aimable carnaval. On inventa une vérité imaginaire qu’on appela la couleur locale, mais M. de Chateaubriand lui-même eut beau faire, quoiqu’il fût un peu magicien, — l’enchanteur, disait Joubert, — son Abencérage, s’il était plus éloquent, n’avait pas plus de réalité que le Malek-Adel de Mme Cottin. Enfin, le romantisme triompha et renouvela tout. Byron, Victor Hugo et ses Orientales ensorcelèrent les imaginations : leur Orient,

 

Avec les mille tours de ses palais de fées.

 

était éblouissant comme le génie du poète, mais, hélas, combien différent de la réalité sordide. Et, plus tard, Fromentin, bien qu’il eût pris la peine d’aller jusqu’à Laghouat, décrivait surtout l’Alger des Mauresques faciles. On voit bien, à le lire, que l’Algérie était encore pour lui le pays du mirage.

À vous, Monsieur, elle est apparue comme elle est une terre dure dans l’ensemble, sévère, austère même, qui exige de l’homme un effort continu pour lui prodiguer ses richesses. Vous en avez souvent décrit le pittoresque, mais vous n’en avez pas vu que la surface, et vous avez témoigné de l’énergie patiente qui fit l’Afrique française. Vous avez rendu justice aux artisans de sa création, aux soldats et aux colons.

Les soldats ! Quelle parole pourrait égaler l’œuvre que l’armée d’Afrique a poursuivie depuis près de cent ans et qu’elle achève aujourd’hui au Maroc ? Nos troupiers ont été d’infatigables pionniers. Combien ai-je rencontré, dans les solitudes du Sud, de jeunes officiers en qui je voyais briller une étincelle du feu qui enflammait ces explorateurs et ces missionnaires, dont beaucoup ont donné leur vie pour conquérir ces immensités. Et quels chefs, un Bugeaud, un Lamoricière, un Cavaignac et notre confrère, le duc d’Aumale, dont le souvenir est cher à l’Institut tout entier ! J’ai eu l’honneur de travailler sous les ordres de l’un d’entre eux, le général Chanzy. Il avait vécu toute sa vie militaire en Afrique ; il connaissait l’Algérie jusque dans le détail et c’est près de lui que j’ai appris à l’aimer. Il commandait la subdivision de Tlemcen en 1870 : le maréchal de Mac-Mahon, prisonnier en Allemagne, parvint du fond de sa captivité, à le signaler au Gouvernement de Tours, comme l’officier général le plus apte à prendre la direction de ce qui nous restait de forces. Il fut aussitôt appelé en France par Gambetta : c’est alors qu’il dirigea la retraite de la deuxième armée de la Loire. Avec des troupes levées de la veille, il contint pendant de longs jours l’effort d’un ennemi aguerri et enthousiaste de ses victoires. Ses adversaires furent surpris d’une résistance à laquelle ils ne s’attendaient plus et le vieil empereur Guillaume Ier lui-même lui rendit hommage. D’autres, plus heureux que lui, ont connu la joie d’être victorieux : il semble que ce soit justice d’associer à leur gloire la mémoire de ce grand soldat de 1870.

 

Quant aux colons, Monsieur, jusques à vous, la littérature les avait particulièrement négligés. Votre originalité a été de les découvrir et de vous intéresser à eux ; ils luttent, non pas contre les hommes, mais contre le sol et le climat, et leur labeur fait revivre les richesses de l’ancien grenier de Rome. Certes, vous n’avez rien caché des violences de leurs passions, mais peut-être cette violence est-elle la condition nécessaire de leurs vertus, la hardiesse, la ténacité, l’énergie. Dans vos romans, Pépète et Balthasar, la Cina, le Sang des Races, vous nous les avez montrés dans les ruelles du vieil Alger ou sur les routes poudreuses qui conduisent vers le Sud ; avec vous, nous avons senti vivre ces Provençaux, ces Catalans, ces Maltais, qui se mêlent comme jadis, au temps de Rome et de Carthage, pour former un alliage résistant et sonore où retentissent toutes les voix de la Méditerranée.

Cette fusion des peuples méditerranéens sur le sol de l’Afrique vous parait un phénomène naturel ; c’est à vos yeux la résurrection de l’Afrique latine qui fut, au crépuscule de l’Empire, le dernier asile de la civilisation antique. En parcourant la colonie, vous retrouviez partout ces temples, ces basiliques, ces arènes, ces arcs de triomphe, témoins survivants de la majesté romaine, dont est semé le sol de l’Algérie. Sur les dalles des voies militaires, il vous semblait entendre le pas cadencé des légions. On raconte qu’un jour un colonel français, passant à Lambèse, arrêta son régiment devant le mausolée de Quintus Flavius Maximus, préfet de la IIIe Légion Augusta, et lui fit rendre les honneurs. Comme ce colonel, vous avez eu le sentiment que l’Afrique française est la continuation de l’Afrique ancienne, et que, par nous, la latinité était rentrée dans son domaine. Vous l’avez dit avec beaucoup de force ; c’est là l’idée maîtresse de votre œuvre.

L’histoire des dernières années de la domination romaine en Afrique vous captivait. La civilisation antique s’effondra, moins sous le flot des invasions qui, des profondeurs de l’Est. venaient incessamment battre les frontières de l’Empire, que par l’effet de la décomposition interne d’une société, curieuse de nouveautés et de sensations violentes, oublieuse du devoir militaire et assez aveugle pour abandonner peu à peu aux barbares toutes les forces du Gouvernement. — Peut-être même, en réfléchissant à cet écroulement d’un monde, faisiez-vous quelque rapprochement avec le spectacle que nous donne le temps présent.

Vous vous attachiez à peindre les conflits de doctrines et de croyances qui bouleversèrent cette société, à ses derniers jours. De là est né votre grand roman Sanguis Martyrum. J’avoue trouver toujours quelque chose d’artificiel dans ces reconstitutions romanesques du passé, où l’imagination essaie de rendre un peu de vie aux découvertes de l’archéologie. Malgré tout leur génie, ni Chateaubriand dans les Martyrs, ni votre maître, Flaubert, dans Salammbô ne donnent l’impression de la réalité. Cependant, grâce à l’émotion de votre foi, certaines pages de Sanguis Martyrum ont une intensité saisissante. Il me suffira de citer la peinture des galeries de mines où la persécution jetait pêle-mêle les chrétiens, esclaves misérables ou patriciens arrachés au luxe de leurs villas. Une grande figure vous avait attiré, celle de saint Augustin, le dernier héros de l’Afrique romaine, le défenseur de l’Empire déclinant, l’âpre controversiste qui construisait la doctrine de l’Église dans la mêlée d’idées singulières où se plaisaient également la préciosité des civilisés et la grossièreté des barbares. Il avait longtemps enseigné la rhétorique à Milan : il en garda le goût toute sa vie. Ce n’était pas pour déplaire à son temps, non plus qu’à son pays dont il représentait bien le génie subtil et disputeur. Son personnage précisait à vos yeux et ennoblissait l’image du Latin d’Afrique. Vous l’avez dit : « Cette Afrique bariolée, avec son mélange éternel de races réfractaires les unes aux autres, son particularisme, la contrariété de ses aspects et de son climat, la violence de ses sensations et de ses passions, la gravité de son caractère et la mobilité de son humeur, tout cela se reflète en traits saisissants dans l’œuvre d’Augustin. »

Mais, Monsieur, en exposant vos vues sur la renaissance de la latinité en Afrique, peut-être avez-vous quelquefois donné à l’expression de votre pensée une apparence systématique qui a pu la dénaturer aux yeux de quelques-uns de vos lecteurs. Bien des siècles se sont écoulés entre le jour où s’effondra la domination de l’Empire, et celui où nos couleurs, légitimes héritières des aigles romaines, flottèrent sur les murs d’Alger. C’est un long espace de temps dont il nous faut bien tenir compte. Sans doute, les conquérants arabes n’ont rien fait que d’installer dans le pays une sorte d’anarchie, mais leur cimeterre n’en a pas moins imposé la loi du Coran à ces populations qui étaient chrétiennes du temps de Cyprien et d’Augustin. Convenez-en, Monsieur, c’étaient de singuliers chrétiens que les Numides et les Berbères. Les Donatistes n’avaient rien à apprendre en fait de cruauté, ni des Vandales ni des Arabes. Tout ce peuple africain est aisément retombé dans sa barbarie naturelle, quand il n’a plus senti peser sur lui la forte main de Rome. Quoi qu’il en soit, on ne saurait sans excès, assimiler l’Afrique musulmane d’aujourd’hui à l’Afrique chrétienne d’autrefois, et en rouvrant ce pays à la civilisation, nous n’avons voulu convertir personne. Vous l’avez dit et répété. Ne vous étonnez pas qu’on ne vous ait pas entendu ; c’est le contraire qui eût dû vous étonner. D’ailleurs, vous avez loué votre ami saint Augustin d’avoir élargi nos âmes de Latins en nous réconciliant avec les barbares. Nous ressemblons beaucoup aux Latins de son temps. Nous devons donc écouter ses leçons et nous accommoder, nous aussi avec les populations indigènes. Elles ont leurs vertus, et j’ai trouvé chez elles des amitiés et des dévouements qui ne m’ont jamais fait défaut. Cela ne veut pas dire qu’on puisse les assimiler à nous. Cette chimère ne serait bonne qu’à nous faire soupçonner par elles de faiblesse. Elles ne nous comprendraient pas et ne nous auraient aucune reconnaissance. Ce n’est pas une chose simple que de soumettre à une règle commune des hommes de civilisations différentes. Ceux qui ont la lourde tâche de gouverner l’Algérie et d’y concourir, avec la population civile, à la formation d’une nouvelle France, ont envers la population indigène des devoirs complexes : il leur faut chercher à pénétrer son âme, l’instruire, l’assister, la défendre, associer ses intérêts aux nôtres et tout en lui inspirant du respect, tâcher de nous en faire aimer. La France, après tout, n’y a pas trop mal réussi. Pendant la dernière guerre, nos troupes indigènes ont témoigné qu’elles l’aimaient puisqu’elles ont su mourir pour elle.

Je n’en suis pas surpris. Il y a toujours eu dans l’action de la France au loin, une préoccupation sentimentale qui fait son originalité. Le vieux mot « Gesta Dei per Francos » est significatif. Les Français, à quelque parti qu’ils appartiennent, se croient volontiers les apôtres d’une foi ou d’une idée. Les étrangers l’ont noté. Un diplomate autrichien, le baron de Hubner, qui représentait son pays à la Cour des Tuileries, au commencement du second Empire, dut naturellement quitter Paris lorsqu’éclata, en 1859, la guerre entre l’Autriche et nous. Pour se distraire de cette catastrophe, il fit le tour du monde, ce qui paraissait alors un exploit peu ordinaire, et il écrivit la relation de son voyage. Il y remarque que partout, en Extrême-Orient, il a vu le drapeau de nos rivaux abriter des comptoirs, tandis que le nôtre flottait sur des hôpitaux, des écoles et des chapelles, parce que partout nous cherchions à conquérir les âmes.

L’Algérie ne suffisait pas à votre activité, Monsieur ; vous vous êtes fait méditerranéen. Vous avez souvent parcouru cette mer qui vit naître notre civilisation. Sur ses rivages classiques, vous avez certainement rencontré le divin Ulysse et peut-être même, je le crains, ses compagnons. Quelquefois, vous y avez retrouvé le poète de Mantoue. Enfin, au bord de l’Eurotas, vous vous êtes pieusement assis près d’une fontaine, à l’ombre des noyers, à la place même où, cent ans auparavant, Chateaubriand s’était reposé.

L’Espagne surtout vous attirait. La nature y ressemble souvent à celle de l’Afrique, et vous aimez ce pays chevaleresque et passionné qui a donné au monde le Cid, don Quichotte et don Juan. Cependant, l’âme espagnole et l’âme française ne se sont pas toujours comprises, et c’est là ce qui rend si douloureuse l’aventure de cette petite-fille de France que la politique plaça un jour sur le trône du pitoyable Charles II. Vous avez conté cette mélancolique histoire dans votre roman : Cardenio, l’homme aux rubans couleur de feu. Au dix-septième siècle, à l’heure où les deux peuples étaient las de leurs luttes séculaires, ils sentirent l’un et l’autre avec plus d’amertume que jamais tout ce qui les séparait. L’autorité d’un Louis XIV put seule unir leurs destinées et pour près d’un siècle — les pactes de famille durent peu — abaisser les Pyrénées. Vous nous avez conté comment vous eûtes un jour la révélation du grand Roi.

Vous reveniez d’Afrique. Les routes de l’Espagne vous conduisirent à Montpellier. Là, sur la terrasse du Peyrou, dans ce lieu magnifique d’où l’on aperçoit, au delà de l’étendue des plaines, la mer et la ligne des Cévennes, vous apparut la statue du héros, toute enveloppée de lumière comme dans une apothéose. Votre imagination fut conquise.

C’était l’usage, dans l’ancienne Académie, que les orateurs qui prenaient la parole dans des occasions comme celle-ci, fissent l’éloge du Prince qui avait tenu à honneur d’être le protecteur de cette Compagnie, parce qu’il savait tout ce que les lettres, les arts et la culture de l’esprit donnaient de lustre à la Nation, et que, comme il l’a dit lui-même, il aimait la variété dans la gloire. Vous n’avez pas attendu d’être des nôtres pour lui rendre hommage : vous n’êtes pas de ceux qui pensent que pour aimer et servir son temps, il est à propos de rejeter tout du passé. Je dois vous suivre, Monsieur, puisque vous m’y conviez et vous m’amenez par là à reprendre l’usage de nos anciens.

Louis XIV a vécu dans une atmosphère d’idolâtrie, mais il semble qu’à l’excès des adulations, a succédé l’excès du dénigrement. Un si long règne, si plein de grandes actions, ne pouvait se prolonger sans que des ombres ne vinssent en amortir l’éclat. Peut-être, dans la peinture que vous avez faite du grand Roi et pour la justesse du portrait, eût-on souhaité que ces ombres eussent été marquées davantage, mais quelles qu’aient été les fautes du Roi et les faiblesses de l’homme, il a été le plus Français des Français de son temps, et nos pères se sont glorifiés en lui. Saint-Simon lui-même, qui sentait bien que le Roi avait pénétré sa vanité d’aristocrate enragé et qui ne lui pardonnait pas de gouverner dans l’esprit d’un Louis XI et d’un Richelieu, a subi l’impression de grandeur, de force et de majesté qu’ont ressentie tous ses contemporains. Pour nous, nous ne saurions oublier que, grâce à lui, la France a pris sa figure géographique définitive, qu’il l’a placée dans son cadre, et que, sans lui, nous ne serions sans doute pas ce que nous sommes. Cependant d’autres, et des plus illustres parmi les historiens, sont venus qui ont accablé sa mémoire. Qui pourrait en être surpris ? Quoi qu’on fasse, il y aura toujours un malentendu entre les hommes d’action et les hommes d’imagination. On parlait un jour devant M. Thiers de M. Michelet, et justement à propos de son jugement sur Louis XIV. M. Thiers se faisait de l’histoire l’idée que peut s’en former un homme d’État, qui connaît les difficultés du gouvernement et qui ne dédaigne pas le détail de l’administration. Il interrompit ses interlocuteurs et se prit à dire : « Sans doute, M. Michelet est un grand écrivain, mais il est plus poète qu’historien : il est fâcheux qu’il n’ait jamais su ce qu’il faut de volonté et de persévérance pour mettre un pavé dans son trou. »

Quant à moi, Monsieur, pour juger en Louis XIV l’homme aussi bien que le prince, je veux le voir au début et à la fin de son règne, à l’heure où, à Fontainebleau, Madame enchantait la société la plus polie qui fût jamais, et plus tard, à celle où la duchesse de Bourgogne animait de sa grâce les tristes soirées de Versailles.

Louis XIV, jeune, était entouré d’une noblesse toute vibrante encore des rancunes que la Fronde avait laissées derrière elle : il se sentait capable de régner par lui-même : il en était impatient. Cependant, il respecta le vieux ministre qui, au milieu des troubles de la Régence, avait bien servi la France et l’avait élevée au premier rang des nations. Il sut attendre. — Et, à la fin de sa vie, quand la fortune, comme toujours infidèle aux vieillards, semblait l’abandonner ; quand la mort s’acharnait sur ses enfants et ses petits-enfants ; quand, ses armées vaincues, l’ennemi menaçait de pénétrer jusqu’au cœur du Royaume, il ne faiblit pas et il fut égal à son devoir. Un jour, à Marly, parlant à Villars de ses malheurs domestiques, il s’interrompit et lui dit ces paroles mémorables, que le Maréchal nous a conservées et que vous avez citées : « Suspendons ces douleurs, Monsieur le Maréchal, et ne pensons qu’à l’État. Je connais votre zèle et la valeur de vos troupes, mais enfin la fortune peut vous être contraire. S’il arrivait malheur à l’armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j’aurais à prendre ? Je sais le raisonnement des courtisans. Presque tous veulent que je me retire à Blois. Pour moi, je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ou sauver l’État. »

On a vu des princes, au début de leur règne, n’avoir pour les grands constructeurs de leur pays, ni le respect ni la reconnaissance que montra Louis XIV et, à l’heure de la catastrophe, ne point s’offrir eux-mêmes pour périr ou sauver l’État. C’est à de pareils traits que se mesurent la qualité d’une âme et la hauteur d’un caractère.

L’étude de cette grande figure vous apportait le même enseignement que vous aviez trouvé dans les ruines des cités antiques, ou près des soldats et des colons de l’Afrique française : c’était à vos yeux une leçon d’héroïsme.

Cette leçon est restée familière à notre pays. Jamais nos pères n’ont fait preuve de plus d’ardeur dans le sacrifice, ni de plus de vaillance, que n’en ont montré nos jeunes gens, il y a moins de dix ans. Non, nous n’avons pas dégénéré.

Plus d’une fois, au cours des siècles, la France a étonné, et même déçu, ses amis et ses adversaires. On l’a vue au milieu du succès, s’abandonner et défaillir, ou, près de succomber sous les coups de ses ennemis, se reprendre, se redresser, et, par un relèvement imprévu, rétablir sa fortune. Nos pères l’ont éprouvé à Denain, et nous, nous l’avons fait sur la Marne. Voilà notre tradition, qui nous défendra toujours de désespérer ; voilà ce qui devra, dans l’avenir, tenir les Français fortement unis quand le sort du pays paraîtra en jeu. Nos idées, nos croyances, nos préjugés, nos habitudes, nos erreurs mêmes, les obscurs sentiments qui s’imposent à nous sans que nous puissions discerner d’où ils viennent, l’héritage de notre histoire, l’orgueil de nos victoires, les tristesses de nos échecs, nos joies, nos deuils, enfin tout ce que ceux qui ont vécu avant nous sur notre terre ont laissé d’eux-mêmes au fond de nos consciences, voilà les racines qui nous attachent au sol et qui nourrissent de leur sève cet arbre de France, qui depuis la chute du monde antique, a donné à l’humanité les plus belles fleurs dont elle se soit parée, les meilleurs fruits dont elle se soit nourrie.

L’Académie est la gardienne de quelques-unes de ces traditions : elle est elle-même une tradition. Au travers de la durée des jours, tout se continue et se transforme lentement. Cette continuité, il est bon qu’elle soit maintenue et attestée par des corps qui survivent aux individus. Quelles que soient les variations des idées et des mœurs, le fil qui relie les unes aux autres les générations successives, ne doit pas être rompu. C’est notre rôle de l’empêcher de se briser. Défendre la culture française contre l’usure du temps et l’indifférence de la foule, voilà notre tâche : elle est grande, car ce n’est rien de moins que défendre la liberté de la pensée, la modération dans les idées, la justesse dans les jugements, la politesse dans les rapports des hommes entre eux et le respect de la dignité humaine. Ce sont là les marques particulières du génie de notre race. On pourra tout lui contester, essayer de tout lui ravir, hormis cela, si elle reste fidèle à elle-même. Quel vide dans le monde, Monsieur, si jamais ce je ne sais quoi de profond et de léger, qu’est l’esprit français, venait à disparaître ; si personne ne se trouvait plus pour goûter et comprendre la mesure et la grâce d’un Montaigne ou d’un La Fontaine.

Tel était le sentiment de Maurice Barrès, auquel tout me ramène. La culture française lui semblait la plus propre à élever les cœurs et à les ouvrir à toutes les émotions généreuses. Il y trouvait une règle de conduite et une condition de force, et c’est ce qu’il exprimait dans une parole que je rappellerai en terminant : « L’honneur comme dans Corneille, l’amour comme dans Racine, la contemplation telle que les campagnes françaises la proposent, voilà, selon mon jugement, la noble et seule féconde discipline qu’il nous faut hardiment élire. »

C’est ici, Monsieur, que je veux m’arrêter. — À l’heure où le développement prodigieux de la vie matérielle semble détourner la foule de la vie de l’Esprit, la lampe de Psyché s’éteindrait dans sa main, et le Dieu caché que l’inquiétude humaine poursuit sans relâche au travers de la multiplicité des phénomènes, nous échapperait pour toujours, si la Poésie, la Philosophie, la Science pure étaient considérées comme un luxe presque superflu, si nous perdions le sens de l’ordre dans le gouvernement, et si l’intelligence et la foi dans un idéal n’étaient plus les inspiratrices désintéressées de l’Action.