Réception de François de Curel
M. le vicomte François de CUREL ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Paul HERVIEU, y est venu prendre séance le 8 mai 1919 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Le soir du jour où vous m’avez admis dans votre compagnie, une femme d’esprit qui, évidemment, trouvait disproportionnée à mes mérites la grande bienveillance de votre accueil, me disait :
— J’ai lu, dans une de vos pièces, qu’un despote africain, faisant don à un explorateur français d’une prisonnière farouche, s’écriait : « L’aventure m’amuse !... Appareiller l’extrême civilisation avec la plus noire sauvagerie, cela ne se voit pas tous les jours ! » Je me demande, concluait la dame, si l’Académie, en appelant à elle votre sauvagerie bien connue, ne s’est pas offert un divertissement du même genre ?
J’ai répondu sans hésiter que mon heureuse fortune s’expliquait d’une façon moins pittoresque, mais plus touchante, et je n’avais, pour m’en rendre compte, qu’à me reporter au sentiment qui m’a décidé à solliciter un honneur auquel mon existence retirée ne m’avait pas préparé.
Je suis de race lorraine. Mes ancêtres ont écouté Bossuet prêchant sous la nef de la cathédrale messine et, à mon tour, j’ai fait représenter mes œuvres sur des théâtres que Notre-Dame de Paris couvrait de son ombre. Cet échange intellectuel à travers les siècles entre ma grande et ma petite patrie, n’était-il pas intéressant à mettre en lumière à l’heure où le choc des armées s’accompagnait du conflit des cultures ? On savait qu’en Lorraine la France régnait sur les cœurs. N’était-il pas bon d’établir qu’elle gouvernait également les esprits ? Voilà le secret de mon ambition et celui de votre bienveillance. C’est le génie d’un peuple qui s’est héroïquement obstiné à parler français entre la Moselle et la Sarre, que vous accueillez dans ce palais des lettres françaises en m’en ouvrant les portes. Au nom de ce peuple autant qu’au mien, je vous remercie de tout cœur.
Puisque pour moi l’heure des échéances est en train de sonner, qu’il me soit permis d’évoquer le souvenir d’un homme sans la clairvoyance duquel je ne serais pas ici. Je n’avais pas été satisfait de mes premières tentatives littéraires. Un article de journal qui se moquait d’elles, me conseillait d’aborder le théâtre un vaudeville à la main. J’avais suivi le conseil, mais pas à la lettre ; au lieu du vaudeville demandé, c’est le manuscrit de l’Envers d’une Sainte que je déposais chez les concierges des théâtres. Les directeurs, moins accueillants que les concierges, repoussaient mes cahiers avec horreur. Découragé sans être révolté, car il a toujours été facile de m’ouvrir les yeux sur mes défauts, j’étais sur le point de renoncer. Une suprême ressource me restait. : envoyer à Antoine mes essais dramatiques. Je l’ai fait avec peu d’espoir, car on m’avait dépeint un Antoine prisonnier de l’École Naturaliste. Eh bien, ce prétendu prisonnier était l’esprit le plus indépendant que j’aie connu et s’il avait inscrit le mot libre sur le fronton de sa maison, ce n’était pas sans de bonnes raisons. L’histoire a été souvent racontée : trois pièces lui étaient parvenues sous trois noms d’auteurs, et lorsque, avec force compliments, il convoqua les trois élus pour convenir avec eux de l’interprétation de leurs œuvres, il se trouva en présence de celui qui, en ce moment, songe avec émotion à tout ce qu’il lui doit.
Paul Hervieu n’a pas eu besoin d’acclimatation pour respirer à l’aise sous le ciel parisien. Il était venu au monde à la lisière de ce bois de Boulogne où des saules transplantés pleurent la terre natale dans des lacs aux contours savants. Dès sa plus tendre enfance, parmi des arbres exotiques bien faits pour abriter un peuple de déracinés, au milieu de cette nature asservie, le petit Hervieu s’était habitué à voir s’étendre sur toute la création la loi de l’homme. Il montra plus tard qu’il ne s’y était pas résigné.
Cependant il poursuivait ses études, d’abord au lycée Bonaparte, puis au lycée Condorcet. Déjà se manifestait sa vocation littéraire. Ses camarades le surnommaient l’Hugolâtre. Est-ce au poète de la Légende des Siècles, au romancier des Misérables, au dramaturge d’Hernani, qu’alla tout d’abord l’admiration du jeune enthousiaste ? À défaut de renseignements, on peut supposer que le futur auteur de Peints par eux-mêmes et de la Course du Flambeau, négligeant un peu le poète, se partageait entre le romancier et le dramaturge. Chose bonne à noter, car elle est un indice de sa tendance à l’observation, il ne fut pour commencer que publiciste. Il était en rhétorique lorsqu’il fonda un journal qui eut le sort de ces imprudentes petites feuilles, qui, par un hiver clément, font éclater la chaude enveloppe du bourgeon, et que le printemps ne verra jamais.
Sorti du collège, il s’inscrivit à l’École de Droit, où il ne fut pas un élève modèle, si, comme on l’affirme, le professeur, avant chaque leçon, avait coutume d’exprimer son mécontentement de ne pas le voir, par cette phrase lapidaire :
— Je ne me lasserai pas plus d’appeler Monsieur Hervieu qu’il ne se lassera de ne pas venir.
Sterne soutient que l’influence d’un nom de baptême est souveraine sur l’avenir de l’enfant qui en est gratifié et à l’appui de cette boutade, on peut alléguer que certains livres doivent plus à leurs titres qu’à leurs textes. Il faut se dire cela pour ne pas trouver paradoxale l’opinion d’après laquelle Hervieu parvint au sentiment d’implacable justice qui nous émeut si profondément dans ses œuvres, pour avoir passé par cette École dont il obtenait un titre, tout en n’y mettant jamais les pieds. Je préfère me figurer que le futur auteur des Tenailles a été épris de justice, longtemps avant qu’un professeur de chicane tentât de lui enseigner les mille façons d’accommoder le droit.
Par contre, je suis porté à croire qu’en s’essayant dans la carrière diplomatique, Hervieu se perfectionna dans l’art d’imposer à sa nature passionnée le joug des bonnes manières. Ce dont il faut surtout s’applaudir, c’est que, trop maître de son imagination pour se plaire dans l’utopie, et trop loyal pour la cultiver sans l’aimer, il se soit détourné de la politique, un instant abordée, pour se consacrer désormais au métier d’écrivain.
Que d’ironie dans l’accouplement de ces mots : écrivain et métier !... Être l’homme qui pendant le reste de son existence prétendra en remontrer à ses contemporains et leur tendra le miroir déformant de sa pensée en leur disant : — Contemplez votre image et riez !... — Reconnaissez vos traits et pleurez !... Mais, que je vous fasse pleurer ou rire, il est bien entendu, n’est-ce pas ? que vous m’admirez ! Décider qu’on sera montreur d’humanité, professeur d’amour, d’orgueil, d’ambition, peut-être aussi de luxure, comme d’autres se font avocats, ingénieurs, négociants et réclamer comme supplément d’honoraires, la gloire !
Messieurs, lorsqu’on songe à ce que le choix d’une profession de cette envergure, implique de naïve confiance en soi, on a peine à se figurer que le futur auteur, devant la feuille de papier blanc, qui sera la première page du premier manuscrit, ne laisse pas tomber sa plume dans un accès de découragement. En général, il persévère parce qu’il est incapable de réflexion et il va grossir la légion des mauvais écrivains. S’il est un des privilégiés que la nature a formés pour être l’ornement du genre humain, il écrit sous l’impulsion d’une divine fantaisie. On a nié l’inspiration, mais quel nom donner à la folie de bondir dans les précipices, sans la certitude qu’on aura des ailes pour les franchir ? L’inspiration, cette étourderie du génie, peut seule expliquer l’imprudence du néophyte. Plus tard, lorsque ayant atteint les plus hauts sommets, il regardera en arrière, il pâlira d’avoir été si téméraire.
Mais l’inspiration seule donne rarement la victoire. Si elle a des ailes, elle est aveugle et fait fausse route tant que l’expérience ne la guide pas. Si grand que soit le génie d’un homme, il est obligé de chercher sa voie et en remontant aux origines de la plupart des maîtres, on aperçoit leurs premiers livres oubliés dans la poussière, comme derrière le Petit Poucet on trouvait les cailloux semés le long du sentier.
Quelques-uns, cependant, sur le point d’aborder la périlleuse carrière, se recueillent. Il faudra, pour les décider, que la vie, en leur prodiguant ses leçons, leur apporte, non pas un vain désir de briller, ni même la sainte ambition de faire servir leur expérience au bien de la société, mais simplement le besoin d’extérioriser une accumulation d’idées et de sentiments trop riche pour être contenue. Ce sont les écrivains à formation lente, à vocation tardive, chez lesquels les hésitations du départ sont loin d’être un signe de timidité. Savoir, dans le domaine de l’action, c’est oser. Lorsqu’on a conscience de ne jamais écrire une ligne qui ne soit la traduction d’une épreuve personnelle, on se sent très fort. Ceux qui, avant d’être auteurs, ont été viveurs, dans un sens très noble qu’on devrait plus souvent accorder à ce mot, échappent presque complètement à l’apprentissage dans la médiocrité, et bien qu’ouvriers de la dernière heure, obtiennent le même salaire que les ouvriers tôt levés.
Hervieu, qui, dès le collège, se faisait journaliste, a été de ceux qui ne résistent pas aux premiers appels de l’inspiration, et son ardeur ne s’est pas ralentie pendant la période ingrate où parviennent aux oreilles du débutant des phrases telles que celle-ci : — C’est un excellent garçon, quel dommage qu’avec sa littérature, il se couvre de ridicule !... Il les entendait ces réflexions si naturelles dans la bouche de ceux que n’embrase pas le feu sacré, et il n’en poursuivait pas moins son noviciat, d’abord avec le Badaud de Paris, puis le Monde parisien, deux feuilles dont il fut le fondateur et dont le premier numéro épuisa la sève. Enfin, parut un ouvrage plus digne de fixer l’attention : Diogène le Chien.
Ce petit essai, d’une ironie quelque peu laborieuse, son auteur le tenait en haute estime, sans doute parce que le débraillé et cynique philosophe était le porte-parole des instincts rigoureusement enchaînés de l’homme correct, qu’était le récent diplomate. Lorsqu’il arrive à un de nos personnages de trahir nos secrets, fût-ce à notre insu, loin de lui en vouloir, nous le chérissons à proportion de ce qu’il est enfant terrible.
À la même époque, Hervieu donnait au Gaulois une série de chroniques réunies plus tard en un volume intitulé : La Bêtise Parisienne. Rapprochez ces trois titres : Le Badaud de Paris, Le Monde Parisien, La Bêtise Parisienne. Paris à toutes sauces ! et devant ce menu, Diogène, qui n’est pas snob, prête à Hervieu, qui ne se soucie pas de le devenir, son rire sarcastique,
La Bêtise Parisienne nous intéresse en nous révélant un Hervieu bien différent de celui que nous avons applaudi au théâtre, libre d’allure, jugeant les hommes avec une supériorité juvénile, d’un style tranchant, émaillé de jeux de mots qui, vingt ans après, ont dû troubler le repos de ses nuits. Parlant du tunnel sous la Manche, refusé par nos voisins, il énumère ce que, par cette voie dérobée, nous eussions pu expédier en Angleterre et ce qu’en retour l’Angleterre nous eût envoyé. L’échange ne lui paraissant pas avantageux, il conclut :
« Le jeu n’en valait pas la Channel. »
À condition de prononcer à la française, cela mérite évidemment un sourire indulgent, mais que nous sommes encore loin de la Course du Flambeau ! Ailleurs, dénigrant le plaisir de la chasse, il déclare :
« Cet usage aurait dû tomber en désuétude à mesure du progrès de la civilisation, dans le pays où fleurissent les boucheries modèles, les boutiques de comestibles, et où les animaux les plus dangereux sont le rat d’égout, le dindon de basse-cour et le homard cru. »
Jugement d’un homme qui n’avait jamais pris ses jambes à son cou, ayant un gros sanglier à ses trousses.
Je sais pourtant qu’une fois, vers l’âge de quinze ans, il se mit en chasse dans un parc et ne rentra pas bredouille. Le tableau se composait d’un écureuil et d’un serin. Mais une petite cousine lui ayant remontré combien il est cruel de massacrer des créatures inoffensives, il jura de ne plus chasser de sa vie, et tint parole. Ce fut une bonne journée pour la littérature, car la chasse, en nous attribuant un rôle dans la tragédie qui se joue sans cesse entre bêtes herbivores et carnivores, nous procure de vifs plaisirs aux dépens des tragédies dans lesquelles nous faisons se heurter des acteurs de notre espèce.
J’ai souri tout à l’heure devant Hervieu enfant, lorsqu’il prenait contact avec la nature, à l’ombre des arbres civilisés du bois de Boulogne ; mais voici qu’avec un beau livre, Hervieu prend sa revanche et me met en face d’une nature qui, en dépit des funiculaires et des palaces, conserve la rudesse des temps géologiques. L’Alpe homicide nous rend témoins des duels entre le touriste et la montagne, qui, triomphante, engloutit dans un sépulcre mouvant l’obstiné visiteur. Pour lui, le repos de la tombe n’existera qu’après de longues années, lorsque l’imperceptible descente du glacier déposera sur l’Alpe fleurie, le cadavre nomade effrayant de fraîcheur. Hervieu s’est rarement attardé à contempler des paysages. On le regrette en lisant ces pages tonifiées par le souffle pur des cimes neigeuses.
Jusqu’en 1891, Hervieu se livre à un travail acharné en écrivant un grand nombre de nouvelles dont les plus remarquées sont : Les yeux verts et les yeux bleus, Deux plaisanteries, Le Flirt, L’Exorcisée qui l’acheminent vers la maîtrise de son art. Mais il n’est pas de ces écrivains dont les œuvres de début n’ont d’autre mérite que celui de leur avoir appris à composer. Les premiers essais d’Hervieu s’élèvent au-dessus de ce modeste rôle. Certains d’entre eux, s’ils avaient des contours plus nets, seraient des chefs-d’œuvre, et il en est un dont l’histoire suffit à établir la haute valeur. Je parle de l’Inconnu.
Hervieu l’avait porté à la Revue des Deux Mondes où Brunetière qui lisait les manuscrits, se passionna pour l’ouvrage du jeune romancier, et comme la direction hésitait à ratifier son jugement, il menaça de donner sa démission de secrétaire si l’Inconnu n’était pas reçu. L’enthousiasme du grand critique était-il fondé ? Je le crois. L’Inconnu nous raconte son passé. C’est un individu dont la tare mentale consiste à vouloir, en toute circonstance, pénétrer jusqu’au cœur de la vérité, au grand dommage de ses illusions. Joignez à cela que, dans son esprit, un idéal démoli est immédiatement remplacé par un autre, et vous devinerez sous quel amas de ruines s’étouffe bientôt la raison du pauvre diable. D’ailleurs sa logique, à laquelle on ne peut reprocher que son infaillibilité, le préserve de nous apparaître comme un fou vulgaire. A-t-il même l’esprit tant soit peu dérangé ? On se le demande avec une angoisse dont Hamlet nous avait déjà fait ressentir le trouble. D’ordinaire, ceux qui décrivent des fous nous laissent l’impression qu’ils ont surtout fréquenté des sages. Sur ce point, Hervieu se conforme à la règle, mais les sages ne lui ont pas appris la sérénité ! Écoutez Mirbeau parlant de l’Inconnu :
« Livre étrange et superbe qui contient plus que du talent, du mystère et de l’enfer, suivant une expression de Dostoïewski. » Et plus loin il déclare : « J’affirme qu’on n’a rien écrit de plus superbe sur la mort ! »
Croire qu’Hervieu n’a pas souri devant l’absolu de ce jugement serait faire injure à son esprit de justice. Il était trop lettré pour ne pas se souvenir de fragments qui soutiennent la comparaison. Par exemple le dialogue d’Hamlet avec le fossoyeur sur la tombe d’Ophélie.
— Pour quel homme creuses-tu ici ?
— Ce n’est pas pour un homme...
— Alors pour quelle femme ?
— Pas pour une femme non plus.
Il se rappelait aussi en quels termes Bossuet tranchait la question :
« C’est pour un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue. »
Mais ces sombres beautés ne doivent pas nous détourner du morceau que leur préférait Mirbeau ; car, indépendamment de sa valeur intrinsèque, il est un document psychologique des plus suggestifs.
L’Inconnu tombe en léthargie et présente tous les symptômes de la mort. Sa femme se précipite sur lui en poussant quelques cris rapides comme des aboiements, et l’embrasse, mais il sait bien que ses lèvres sèches et contractées d’horreur n’effleurent pas sa peau. On lui ferme les yeux et on procède aux apprêts funéraires. Je vous laisse à penser s’il s’instruit. En même temps, il croit, avec tout le monde, à sa propre mort et, constatant que son dernier soupir lui a laissé une certaine dose de sensibilité, il généralise le phénomène et s’apitoie sur le sort des défunts. — « Non, vraiment, s’écrie-t-il, les vivants négligent par trop les égards dus aux hôtes qui les quittent ! » et le voilà prodiguant de pieux conseils à ceux qui veilleront un mort :
« Asseyez-vous à son chevet, ne fermez pas ses yeux, ne couvrez pas son visage, car qui sait si les morts ne continuent pas d’entendre et ne voient pas ? Parlez-lui comme si rien de grave ne lui était survenu, comme à une personne simplement alitée. Ne le traitez pas ainsi qu’une chose devant laquelle on peut tout dire. Pour convenir des horribles préparatifs, mettez-vous à l’écart ; que quelqu’un l’occupe constamment, lui lise les poètes préférés, l’entretienne de projets en l’y associant. Les morts doivent se faire encore tant d’illusions !... »
Ah ! Messieurs, que les pauvres vivants, alors même qu’ils ne croient plus aux antiques promesses, ont de peine à se persuader que l’âme ne leur survit pas ! Mais cette étrange rêverie, en même temps qu’elle nous enseigne que le mysticisme perd beaucoup de gravité à ne pas rester religieux, nous apporte sur le caractère de celui qui l’a conçue des précisions qu’un fidèle témoin de sa vie résumait en ces termes :
« Qui, de sang-froid, pourrait lire ces lignes troublantes ? Et comment ne pas frissonner en songeant que celui qui les a écrites s’apparentait par tant de points à son héros ? On se demande quelle bizarre tension mentale, quelles réactions trop violentes sur un « moi » exagérément impressionnable, ont pu, en pleine jeunesse, lui suggérer un tel livre. On se dit que pour en avoir conçu l’idée, pour avoir élaboré certains épisodes, il faut avoir fait connaissance avec la vie d’une façon qui n’est point l’ordinaire. »
Si l’on s’en rapporte aux apparences, il ne semble pas, Messieurs, que le jeune écrivain ait été particulièrement maltraité par le destin. Un aimable vieillard qui, vers l’époque où paraissait l’Inconnu, recevait Hervieu, pendant quelques mois d’été, dans sa villa de Saint-Germain, me décrivait un compagnon plein de gaieté, d’une gaieté un peu bruyante lorsque, au retour de ses longues promenades à bicyclette, il devisait avec de joyeux confrères. La vie avait donc pour lui quelques sourires et s’il apprenait à la connaître d’une façon qui n’était pas l’ordinaire, l’outrance émanait non pas d’elle mais de lui, ce qui, pratiquement, revient au même, s’il est vrai que notre félicité dépend bien moins des événements que du caractère que nous leur opposons. La leçon que dégage pour nous le témoin que je viens de citer, c’est qu’Hervieu était d’une sensibilité extrême. Telle aventure dont se fût diverti le dilettantisme d’un Montaigne, le laissait douloureusement meurtri. Un rien le froissait. En voici un exemple : Après avoir achevé un drame dont il était justement fier, il prévenait un ami que l’œuvre inédite lui serait dédiée. Peu de temps après, par un mot malencontreux, ce même ami sous-entendait qu’il ne pensait plus à l’honneur qui lui avait été promis. — « Alors, me disait-il, j’ai vu passer dans le regard d’Hervieu une détresse affreuse. Il était plus que peiné, plus que blessé... C’était un écroulement... » On comprend que celui dont le cœur saigne pour si peu ne se résigne pas à croire que cette forme humaine dont le linceul dessine les contours atteint à l’impassibilité d’un marbre.
Voilà donc l’auteur de l’Inconnu renseigné sur ce que la vie peut nous apporter de joies ou de tristesses. Ses années d’apprentissage sont terminées. Il en rapporte mieux que des espérances : un nom déjà célèbre. Fort de son expérience, maître de son art, il donne coup sur coup ces chefs-d’œuvre : Peints par eux-mêmes et l’Armature.
J’admire profondément ces deux romans, et si mes préférences vont au premier, cela ne m’empêche pas de rendre au second la justice qui lui est due. Ils décrivent l’un et l’autre ce que l’on nomme le Monde, confrérie de désœuvrés, écume brillante et malsaine, qui flotte sur le bouillonnement d’une société laborieuse. Ouvrez Peints par eux-mêmes, et dès les premières pages les ignominies, les désastres et les crimes vous sont contés comme choses toutes simples par les personnages eux-mêmes, car vous lisez les lettres échangées entre les hôtes d’un château et les parents ou amis empêchés de participer à l’agréable villégiature. Quel art infini dans la façon de distribuer ces épîtres, de telle sorte que chacune offre le contraste le plus piquant avec celle qui la précède et prépare le coup de théâtre de celle qui la suivra ! Quelle variété de ton, depuis la convoitise bestiale exprimée en termes choisis, jusqu’à la passion sans préjugés ni remords, que son emportement place au-dessus de toutes les sévérités !... Ce livre divertit en même temps qu’il attriste, il est poignant, cruel et charmant, il est habile et sincère, d’une sincérité qui va jusqu’à la confession, s’il faut en croire des gens bien renseignés qui, dans le peintre Guy Marfaux, reconnaissent Paul Hervieu.
C’est donc ce dernier qui parle, lorsque le premier explique pourquoi, malgré ses modestes origines, il se plaît avec les marquis et les comtes, authentiques ou non, de la société mondaine.
« Sur leurs visages je lis l’angoisse du jeune Spartiate qu’une bête dévore sous sa robe et je t’assure que cette lecture est de celles qui attachent au sujet. »
L’image est jolie, mais comme nous avons tous connu des mondains dont le rire n’était pas une grimace de douleur et dont aucun renard ne mordillait le sein, nous restons un peu sceptiques et faisons bien, car Guy Marfaux revient avec ce nouvel aveu : « J’aime le spectacle du monde, parce que si vil et imparfait qu’il soit, je considère qu’il représente encore les résultats de civilisation les plus perfectionnés jusqu’à nouvel ordre. »
Décidément Guy Marfaux s’humanise, et s’adressant à son frère, il révèle pourquoi :
« Ta nature robuste n’est pas consciente des degrés de féminisation auxquels peut atteindre la séduction des femmes au-dessus de la femme proprement dite, que chacune est elle-même. »
Ce qui, ramené à une forme plus familière, signifie que de même qu’un estomac fatigué réclame une gelée de viande dont une cuillerée lui apporte autant de nourriture qu’en renferme tout un quartier de bœuf, de même l’amant dont la tendresse surpasse l’appétit, satisfera, sans lassitude, plus de curiosités avec une seule mondaine qu’avec tout un lot de femelles prises dans ce qu’autrefois on nommait la canaille.
Pour donner raison à mon interprétation culinaire, Guy Marfaux poursuit en ces termes :
« Tâche d’imaginer quelle admirable amélioration du sexe, quel suprême de volaille féminine, peut être confectionné avec une qualité de femme dont le seul but, le seul rôle, la seule pensée est d’avoir à plaire et de vouloir incomparablement plaire. »
Évidemment, cette vision de suprême de volaille ferait venir l’eau à la bouche du moins friand, et on conçoit que Marfaux tienne à figurer au banquet où se consomme le mets divin. Ne soyez donc pas surpris si, dans les romans d’Hervieu, un des types les plus fréquents est celui du bourgeois qui cherche à s’implanter dans la haute société ! Le ménage Vanault de Floche tient cet emploi dans Peints par eux-mêmes. L’Armature nous propose, en la personne d’Olivier Bréhant, une nouvelle incarnation de l’aspirant à la naturalisation mondaine. Sans peine on lui trouverait bon nombre de concurrents dans les œuvres d’Hervieu.
L’Armature est un grand livre. Les caractères sont vrais, l’émotion puissante. Quant à l’idée qui a fourni son titre à l’ouvrage, on doit tout au moins reprocher à l’auteur de n’avoir pas strictement défini le milieu social dans lequel on peut la tenir pour exacte.
Cette idée nous est soumise en ces termes :
« Pour soutenir la famille, pour contenir la Société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est faite de son argent. Là-dessus on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les devoirs, les principes, les sentiments, qui ne sont point la partie résistante, mais celle qui s’use, change à l’occasion et se rechange. L’armature est plus ou moins dissimulée, ordinairement tout à fait invisible : mais c’est elle qui empêche la dislocation quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues quand l’étoffe des sentiments se déchire et que se fend la devanture des devoirs et des grands principes. C’est seulement en ces circonstances-là et pour quelques instants que l’on peut parfois apercevoir dans le cœur de la Société, au centre des familles ou dans les deux parties d’un ménage, leur armature à nu. Mais vite on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. On remplace les préjugés détériorés et les devoirs crevés. Et l’armature a supporté le tremblement. »
Messieurs, c’est l’honneur du monde dans lequel j’ai grandi qu’une pareille définition soit en désaccord avec ma propre expérience. Certes, je nierais l’évidence si je contestais la puissance de l’argent : il permet de goûter le bonheur sans appréhension du lendemain, il rafle tout ce qui, parmi les corps et les âmes, est à vendre, et procure la considération au plus juste prix ; mais j’ai observé qu’il perd toute valeur dans les moments de grande joie ou de profond chagrin. J’ai vu se déchirer l’étoffe des sentiments, se fendre les devantures les mieux conditionnées, et au lieu de constater qu’une armature de métal était seule à empêcher les deux parties d’un ménage de se désunir, j’ai aperçu que des restes de scrupules, des lambeaux de principes et des ombres de souvenirs étaient le lien suprême des âmes orageuses.
Pendant les terribles années de la grande guerre les familles que frappaient à la fois la ruine et la mort, —ces deux excellents moyens de perdre son argent, — ne se sont pas effondrées. De jeunes hommes marchaient à l’ennemi, sous une grêle de balles, sans espoir de retour ; ils ne connaissaient plus qu’un métal, celui qui, autour d’eux, broyait les chairs, pourtant ils ne faiblissaient pas. Une armature qui n’était pas d’argent, les soutenait jusqu’au moment où ils tombaient la face au ciel.
Bâtir une théorie à la mesure d’un cas particulier et la prendre pour universelle, est une faiblesse des plus grands esprits. Hervieu a cédé à la tentation d’ajouter à son roman une définition qui lui va comme un gant et un titre qui le coiffe à ravir, si bien que l’œuvre dans son ensemble est d’un ajustement parfait, à condition de ne voir en elle que l’aventure du baron Saffre et non celle de tous les rentiers de l’univers.
Celui qui venait de produire coup sur coup Peints par eux-mêmes et l’Armature avait accompli un effort magnifique. D’où vient que, renonçant à un art où il était passé maître, il se soit subitement tourné vers le théâtre ? Le problème ne me semble pas impossible à résoudre. Le jeune auteur est séduit par le monde. Sur cet impur terreau il voit la civilisation s’épanouir en floraisons féminines que seules il juge dignes d’être cueillies par le juge digne qu’il est. Va-t-il se contenter de vivre en simples rapports de courtoisie avec cette humanité privilégiée ? Les sourires aimables qui accueillent le romancier suffiront-ils à calmer l’impatience de son âme que tourmente une excessive émotivité ? Non certes ! Son caractère susceptible est altéré d’enthousiasmes plus démonstratifs. Il faut que ses créations provoquent du délire, et voilà pourquoi, désertant les obscurs feuillets du livre, elles iront s’exposer dans l’éblouissement de la rampe.
L’entreprise est redoutable, car le roman et le théâtre sont deux frères, je n’ose dire ennemis, tout au moins peu faits pour loger sous le même toit. Le roman se plaît dans l’analyse alors que le théâtre qui, sous l’inspiration d’un Shakespeare, fait tenir en trois heures de représentation l’existence entière d’un individu, est essentiellement un art de synthèse. Il faut être follement téméraire ou avoir conscience d’une supériorité rare pour ambitionner la gloire du dramaturge lorsque déjà l’on possède celle du romancier. Je m’extasie devant l’audace d’Hervieu, moi qui n’ai médité ma première pièce qu’après avoir perdu tout espoir d’être un brillant conteur. Mais celui qui devait écrire l’Énigme avait ses raisons profondes pour ne pas douter de soi-même.
Déjà il avait essayé ses forces d’abord avec Point de lendemain, dont le sujet était emprunté à Vivant Denon, puis avec une comédie en trois actes, Les Paroles restent, que, pour mon compte, je range parmi ses meilleures. Elle a le défaut, si c’en est un, d’être, en même temps qu’une pièce intéressante, une étude psychologique très poussée. « Dieu nous préserve de la psychologie au théâtre ! » écrivait un critique morigénant un de mes ouvrages. Au point de vue du succès immédiat il n’avait pas tort ; je l’ai parfois appris à mes dépens, et le fait est qu’Hervieu ne rencontra pas avec Les Paroles restent l’enthousiasme à la poursuite duquel il s’était lancé. Je me reprocherais de ne pas épingler au dossier du fauteuil qui après avoir été le sien, devient le mien, une phrase où, pour la première fois, nos deux noms voisinent. On venait de représenter au Théâtre-Libre Les Fossiles et voici ce que décrétait Sarcey :
« M. de Curel n’a pas encore trouvé sa forme, mais rien ne nous dit qu’il ne la trouvera pas ; je jurerais, au contraire, que M. Hervieu, l’auteur des Paroles restent, ne fera jamais de théâtre de sa vie... »
Il en a fait cependant, et j’ai tout lieu de croire que notre prophète ne lui a pas ménagé les applaudissements, pas plus qu’il n’a tenu rigueur à mes Fossiles devant lesquels il avait d’abord froncé le sourcil. Et vraiment l’illustre critique aimait bien trop le théâtre pour ne pas se rallier au nouvel auteur dramatique dont les œuvres allaient désormais occuper, presque sans interruption, notre première scène.
Ces œuvres, nous pouvions, Messieurs, prévoir quelle en serait la tendance générale depuis que Guy Marfaux nous avait mis au courant de ses goûts. La femme, et principalement « la créature de luxe qui n’a d’autre occupation que celle de plaire » n’a pas, dans notre état social, une indépendance comparable à celle de l’homme. Si elle a cessé d’être la bête de somme que son sauvage compagnon avait fait d’elle au sein de la forêt primitive, elle est restée soumise au droit du plus fort et cela révoltait le cœur généreux de l’écrivain. La révolte, oui, voilà le sentiment qui le mène et avec elle un passionné désir de contribuer à l’établissement d’un régime plus équitable entre les époux. Cela se traduit par de précieux conseils : — « Consultez bien votre cœur. Soyez certain que l’élan qui vous emporte est le vrai, l’invincible amour, c’est-à-dire un état de noblesse dans lequel l’âme parle plus haut que les appétits... » Rien à répondre à cela, si le vrai, l’invincible amour était facile à distinguer des inclinations passagères. Du moins, sommes-nous certains qu’il existe ? Hervieu prétend que oui, mais une voix d’outre-tombe lui donne un spirituel démenti : — « Le véritable amour est comme les esprits dont on parle sans en avoir vu... » Il est évidemment un peu délicat de fonder sur la croyance aux fées, un plan de réforme de l’humanité. Hervieu n’a pas reculé devant les hasards de l’entreprise quand, au sein d’une commission législative, il a insisté pour inscrire dans le code, à l’article mariage, le devoir de s’aimer l’un l’autre. Heureusement, aux heures de recueillement où il travaillait à ses drames, il a compris que son projet risquait d’établir une tyrannie pire que celle qu’il rêvait d’abolir, et il s’est borné à recommander aux époux l’indulgence et le pardon. Et c’est alors qu’il travaillait à l’avènement de son idéal d’une façon bien plus efficace qu’en prônant la poursuite illusoire de l’amour parfait ; car l’amitié conjugale qui succède aux premiers transports ne serait-elle pas « cet état de noblesse dans lequel l’âme parle plus haut que les appétits » dont il nous vantait la douceur ?
Remarquez-le, Messieurs, Hervieu romancier se divertissait à peindre ses contemporains sans prétendre les convertir, mais il devient auteur dramatique, et le voilà moraliste. C’est que le romancier ignore son lecteur et ne communique directement son œuvre qu’à lui-même. Or, vous l’avouerez, on est plus porté à corriger les autres que soi-même. Rien n’aide à se découvrir une âme d’apôtre comme de se trouver face à face avec la multitude. Construisez une chaire ou une tribune et aussitôt un réformateur du genre humain viendra s’y époumoner. Clouez sur des tréteaux le plancher d’une scène et un dramaturge y fera jouer une pièce à thèse.
J’ai à peine prononcé ce mot que le souvenir de Dumas fils vous vient à l’esprit et, en effet, il y a entre Hervieu et Dumas des analogies certaines, non pas que le premier s’inspire du second, mais parce qu’ils appartiennent l’un et l’autre à la même famille sentimentale et que les problèmes posés par l’opposition des sexes les tourmentent l’un et l’autre ; seulement combien sont différentes leurs façons de les aborder ! Dumas soutient une thèse définie avec tant de précision qu’elle en devient un théorème préservé de la rigidité géométrique par un fourmillement de reparties spirituelles et de vibrants paradoxes. Hervieu place le spectateur devant une succession de faits enchaînés suivant une logique tellement rigoureuse qu’une conclusion inévitable s’en dégage. Plus de remède prescrit par un savant docteur ; au public est laissé le soin de formuler l’ordonnance. L’opération est exécutée avec une si belle dextérité que l’auteur des Tenailles et de la Loi de l’homme peut prétendre, en toute bonne foi qu’il n’a jamais écrit de pièce à thèse. Oui, mais en le croyant, il est dupe de sa propre adresse et voici pourquoi :
Nous autres dramaturges nous partageons avec les romanciers le merveilleux pouvoir de forger à notre guise la matière infiniment malléable des épisodes. Si je suis gêné qu’un de mes personnages soit militaire, j’en fais un abbé... Si sa présence à Paris me cause des difficultés, je l’expédie à Rome... Je le marie, je lui fais des enfants, je le déshonore, je le réhabilite, je le rends veuf, selon le caprice de mon imagination ! Oui, la reine des batailles, au théâtre, c’est l’imagination ! Aussi que d’audaces qui ne nous coûtent qu’une goutte d’encre ! Lorsqu’on est maître de toutes les possibilités, n’importe quelle entreprise devient un jeu. Jeu sans danger tant que nous n’avons d’autre ambition que celle d’intéresser et d’émouvoir ; mais si, par-dessus le marché, nous désirons imposer une idée soigneusement enrobée dans l’action, il faut craindre qu’un ingénieux apprêt des faits ne précipite le drame vers l’artificiel. Le coup de pouce donné à la réalité pour qu’elle prouve quelque chose, c’est l’équivalent de la thèse trop systématiquement défendue.
Vous apercevez à présent pourquoi Hervieu refusait un honneur auquel il avait droit lorsqu’il se déniait toute parenté spirituelle avec Dumas. Désireux de contribuer au bonheur du genre humain, ils en ont, l’un et l’autre, modifié le véritable aspect de la façon qui favorisait le mieux leurs desseins : Dumas soumettant la nature aux exigences de son art, Hervieu donnant au sien la nature pour complice. Lui qui doit savoir que les deux sexes sont également soumis aux lois de l’instinct, n’hésite pas à délivrer de la rude impartialité des choses le sexe dont il s’est constitué le vengeur. Alors que ses personnages masculins sont odieux avec acharnement, il présente les femmes comme de charmantes épaves ballottées par l’indomptable flot des passions. Cette Vénus qui violentait Phèdre est seule responsable des fautes dont elles font l’aveu avec une candeur devant laquelle j’ai peine à ne pas m’écrier avec la fiancée de Figaro : — Ah ! Madame, c’est là que je vois combien l’usage du grand monde donne d’aisance aux dames comme il faut pour mentir sans qu’il y paraisse... Mais en disant cela je trahirais les intentions d’Hervieu. La dame comme il faut de ses pièces ne ment que pour sauver sa vie, sans la moindre joie, sans la moindre verve. Ce n’est pas elle qui tromperait son époux en artiste ! Elle a plutôt l’air d’accomplir un devoir. Et pourquoi pas ?... Obéir à l’instinct n’est-ce pas obéir au maître du monde ? L’auteur de l’Énigme se plaisait à croire que l’instinct jouait dans ses drames le rôle de la fatalité antique. Cela serait plus complètement vrai s’il n’avait pas dénoué le bandeau qui rendait la fatalité aveugle. Le destin qui conduit ces quatre drames : Les Tenailles, La loi de l’homme, l’Énigme et le Dédale est d’une clairvoyance extrême qui lui permet de voler au secours de la plus faible avant que le mâle brutal n’ait eu le temps de l’étrangler. Mais le dévouement insolite de l’inexorable fatalité à une œuvre de justice n’empêche pas que les drames en question ne comptent parmi les plus beaux du théâtre contemporain. Si on en poussait la morale aussi loin que l’exigerait la logique, on aboutirait à une anarchie que ne souhaitait certainement pas la ferme raison d’Hervieu. Je crois qu’il a voulu nous faire aimer ses généreux rêves, sans prétendre nous dissimuler qu’ils étaient des rêves, avec l’espoir que nous serions simplement meilleurs pour les avoir connus.
Après avoir plaidé la cause de la plus faible, établi le droit à l’amour, réconcilié l’âme avec l’instinct, après avoir tenté d’introduire plus de dignité dans les rapports des sexes, Hervieu, dont un constant esprit de justice ne cessait de guider la pensée, se demanda, sans doute, à quels déshérités il allait apporter l’appui de son talent. Je vous citais tout à l’heure un trait qui prouve à quel point il était exigeant en fait de reconnaissance, et il en avait le droit, car il était la bonté même. Un ami lui demandait un jour de chercher dans ses archives quelques lettres d’hommes célèbres pour un collectionneur d’autographes. Le lendemain, Hervieu lui disait : — « J’ai passé une partie de la nuit à fouiller dans mes papiers et il m’a été impossible de découvrir une lettre qui ne demandât un service ou ne remerciât d’un service rendu... » Mais s’il répandait à pleines mains les bienfaits, rien ne l’irritait au plus haut point que de les voir méconnus ; non qu’il tînt un compte de doit et avoir lui permettant de porter à son crédit un solde de bons procédés, mais parce que toute injustice l’indignait et que l’ingratitude est la forme la plus répugnante de l’injustice. Ayant donc pour l’ingratitude un profond mépris et porté à la démasquer partout où il la rencontrait, son attention devait être fortement appelée sur ce qui, à première vue, parait être un mal chronique de l’humanité, l’ingratitude des enfants à l’égard des parents.
N’en doutez pas, ce fut un sentiment de colère qui lui fit concevoir le projet du drame qui devait être son chef-d’œuvre. Mais à la réflexion, la colère céda bientôt la place à une conception plus sereine de la réalité. Et en effet, l’enfant n’est pas une créature indépendante que le hasard met sous la protection de ses père et mère ; il est un être qui les continue. Il n’a pas reçu d’eux la vie comme un cadeau ; sa vie, c’est la leur qui se prolonge. Loin d’être leur débiteur, il est celui qui réalisera leurs espérances lorsqu’ils ne seront plus. Son apparent égoïsme n’est pas un défaut de reconnaissance, il est une attitude que lui impose la nature en lui tournant le visage vers l’avenir. La source se donne toute au ruisseau qui s’en va, sautillant et babillard, mariant ses eaux à l’écume des cascades, puis, devenu fleuve, recevant dans son lit les ondes claires des jolies rivières. Ce fleuve est-il ingrat parce qu’il ne remontera jamais vers sa mère la source ? Eh non, puisqu’il emporte un peu d’elle vers l’infini des mers ! À mesure qu’Hervieu avançait dans sa tâche, cette idée le séduisait par son évidence, et il fit appel, pour la rendre sensible, à une admirable image, qu’un vieil universitaire nous présente en ces termes :
« Vous n’avez, sans doute, jamais entendu parler des « lampadophories » ? Voici ce que c’était : pour cette solennité, des citoyens s’espaçaient, formant une sorte de chaîne, dans Athènes. Le premier allumait un flambeau à l’autel, courait le transmettre à un second, qui le transmettait à un troisième, et ainsi, de main en main. Chaque concurrent courait, sans un regard en arrière, n’ayant pour but que de préserver la flamme qu’il allait pourtant remettre aussitôt à un autre. Et alors, dessaisi, arrêté, ne voyant plus qu’au loin la fuite de l’étoilement sacré, il l’escortait du moins par les yeux, de toute son anxiété impuissante, de tous ses vœux superflus. On a reconnu dans cette Course du Flambeau l’image même des générations de la vie ; ce n’est pas moi, ce sont mes très anciens amis, Platon et le bon poète Lucrèce. »
Messieurs, en écrivant ces lignes, Hervieu résumait toute la philosophie de sa pièce et il n’avait plus qu’à en conduire l’action vers un dénouement très cruel puisque la phrase finale du drame est celle-ci : —Pour ma fille, j’ai tué ma mère ! ... Eh bien, en dépit des mots, ce meurtre n’est pas un assassinat, et nous y assistons sans révolte, parce que l’auteur a réussi à nous faire comprendre qu’en présence du cadavre la nature ne se voile pas la face. Des cadavres de mères ! La création en est jonchée... Que de papillons, que d’insectes n’ont plus qu’à mourir aussitôt que le devoir maternel est accompli !... Leur droit d’exister cesse dès que la progéniture est assurée... Et si les animaux dont la conformation se rapproche de la nôtre sont moins exclusivement esclaves de leur fécondité, cependant l’héroïsme des timides femelles qui bravent la mort pour sauver le nourrisson, est un acte de soumission à l’universelle tyrannie du petit.
Est-ce à dire que les personnages d’Hervieu soient dans l’absolue vérité en acceptant la domination de l’instinct avec une passivité presque animale ? Je ne le pense pas. Si la détresse d’une victime des fatalités de la chair est parfois admirable à contempler, je sais un spectacle encore plus sublime, celui de l’intelligence humaine essayant de s’affranchir des tares originelles et de substituer le choix volontaire au désir obligatoire. Je me représente nos farouches ancêtres, ceux qui combattaient l’ours des cavernes, livrant des batailles encore plus tragiques contre l’animalité intérieure. Je m’imagine ce que leurs ébauches d’âmes ont dû remporter d’obscures victoires pour que je sois devenu capable, moi, leur héritier, de m’écrier devant une résolution à prendre : — Qu’on m’apporte une raison, et ensuite je verrai !... Eh bien, ces demi-brutes qui, pendant des milliers d’années, ont travaillé à enrichir notre race de sentiments nouveaux, lui ont légué l’amour filial qui, péniblement greffé, sur une souche grossière, reste une plante délicate, aisément étouffée par les vigoureux rejets du toc primitif. Moïse en avait conscience lorsqu’il inscrivait dans le décalogue le devoir de l’enfant : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent. » Remarquez sa précaution de promettre une récompense pour cet extra que la nature n’a pas prévu, mais que cependant elle adopte franchement, car il n’est pas douteux qu’Antigone guidant son père aveugle, ne nous paraisse autant, sinon plus réelle, que Sabine insensible à la mort de sa mère. C’est avec le souci de refléter ce double aspect des sentiments filiaux que l’auteur du Roi Lear, lorsqu’il met sur la scène deux filles ingrates, leur oppose l’exquise Cordelia, si pénétrée d’affection pour son père, qu’ingénument elle oublie de faire valoir une tendresse qu’elle juge inséparable de son âme. Dans la Course du Flambeau, Hervieu dont l’art est essentiellement simplificateur, s’est borné à rattacher une cruelle survivance de l’humanité naissante à la loi d’airain qui régit l’ensemble des espèces, et parce qu’il a magistralement accompli cette lourde tâche, son œuvre restera parmi les plus belles du théâtre français.
Cette pièce marque dans la carrière d’Hervieu l’avènement profondément art plus profondément original et presque complètement affranchi des préoccupations moralisatrices du début. Théroigne de Méricourt est une figure symbolique personnifiant la révolution avec une grandeur épique et cette vivante apparition du passé se détache plus frémissante encore sur le fond nuageux des appréhensions de l’heure présente. Connais-loi est, à mon sens, l’égale de la Course du Flambeau. Dans ce beau drame nous retrouvons vraiment l’antique fatalité, non plus sous le déguisement de l’instinct, mais telle que la concevaient les anciens, et cette fois le bandeau qui lui couvrait les yeux au temps d’Œdipe ne s’est pas relâché.
Dans le Réveil, Thérèse de Mégée aime le prince Jean, et en apprenant qu’on vient de l’assassiner elle est sur le point de succomber à sa douleur. Cependant le soir même, le prince Jean, qu’on avait fait passer pour mort et qui ne s’est jamais mieux porté, la trouve en toilette de soirée et partant pour le bal. Tout cela est un peu mélodramatique, mais très poignant, et ne pensez-vous pas que le prince, à la vue de Thérèse qui se prépare à le pleurer en joyeuse compagnie, doit éprouver les mêmes sensations que l’Inconnu, laissé pour mort sur son lit, lorsque le visage de sa femme se penche sur le sien avec une grimace de dégoût ?...
Les louanges sont pour l’écrivain un encouragement salutaire, mais qui n’est pas toujours sans danger. Ainsi chaque fois qu’une pièce apporte au public des émotions d’une qualité supérieure il se trouve deux ou trois critiques pour la proclamer tragédie moderne ; Ce qualificatif généreusement prodigué aux pièces d’Hervieu lui plaisait par la sorte d’aristocratie qu’il conférait à son œuvre et de même qu’il soignait sa mise avant de se rendre dans les réunions du grand monde, de même il embellit son style et lui donna le ton du plus noble des genres littéraires. Le résultat ne fut pas complètement heureux. Lorsqu’on se résigne à écrire en prose, il faut rechercher avant tout le naturel et la simplicité. Un enfant de trois ans, qu’on venait d’habiller de neuf, disait de lui-même : — Il est beau, mais ça le gêne !... Parole que les grands stylistes ne sauraient trop méditer. Pascal trouvait moyen d’être à la fois sublime et familier. Avec de petits mots, nos classiques fabriquaient de grandes idées. Nous voyons que la postérité réserve son meilleur accueil à ceux qui viennent à elle dans leur costume de tous les jours, voire même dans un aimable négligé.
Mais si je prétendais d’une forme trop apprêtée, tirer un sombre pronostic pour l’avenir du théâtre d’Hervieu, le public de nos jours, qui ne lui a jamais marchandé une attention respectueuse, me donnerait un éclatant démenti : l’auteur de la Course du Flambeau a obtenu pleine justice, et pour la grandeur de ses conceptions scéniques et pour la belle ordonnance de sa vie. Dans toutes les assemblées où les lettres sont en honneur, il occupait le premier rang avec une autorité devant laquelle ses confrères s’inclinaient d’autant plus volontiers, que son goût pour les honneurs et les distinctions mondaines était équilibré par un sentiment profond de ses devoirs de chef.
Mais je ne m’attarderai pas plus longtemps à peindre l’élévation et la droiture de ce caractère que deux d’entre vous, Messieurs, ont célébré ici-même dans une circonstance toute récente. Ils m’ont rendu un service dont je les remercie, en me préservant du ridicule de présenter à des gens qui l’ont beaucoup connu un homme auquel je n’ai eu l’occasion de parler que deux ou trois fois.
Messieurs, il est un flambeau qu’allume le génie et dont la flamme résisterait à l’emportement du coureur le plus agile. Il ne vole pas de main en main. Il reste planté sur une tombe pour éclairer l’humanité. Ce flambeau, échappé de la main défaillante d’Hervieu, j’ai essayé de vous le montrer, projetant ses glorieux rayons pendant de longues années et peut-être des siècles.