Réception de Pierre de La Gorce
M. de La Gorce, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Thureau-Dangin, y est venu prendre séance le 25 janvier 1917 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Je voudrais trouver des termes dignes de vous pour rendre grâces de l’honneur que vous avez conféré à ma vieillesse. Mais la langue française n’a qu’une expression pour reconnaître le plus humble service ou la plus haute marque de bienveillance. L’accent seul peut nuancer de chaleur la banalité du mot. Que ce mot merci, où je voudrais faire passer toute mon âme, vous dise ma reconnaissance pour une faveur qui demeurera la grande fierté de ma vie !
Souffrez que j’abrège ce témoignage, non par épuisement d’une gratitude qui ne demanderait qu’à se répandre, mais par déférence pour votre pensée qui se porte ailleurs. Quelles que soient les tragiques préoccupations de notre temps, une image domine en ce moment toute cette assemblée : celle du confrère très honoré et très aimé que vous avez perdu. Il semble qu’ici même il soit encore présent, tant cette enceinte rappelle tout ce qu’il fut par vous, au milieu de vous, et avec vous ! C’est sur lui que se fixent à cette heure vos regrets, vos souvenirs fidèles ; et je sens que le meilleur moyen de répondre à votre attente, c’est de me hâter à vous entretenir de lui.
Il me faut remonter à près de trente années pour retrouver ma première rencontre avec M. Thureau-Dangin. C’était en 1887. Je venais de publier quelques modestes essais d’histoire, et l’on m’avait suggéré de les lui offrir. La vérité m’oblige à confesser que l’entretien manqua d’abord d’animation. M. Thureau-Dangin était peu enclin aux expansions verbales, et moi pas davantage. J’ai le souvenir des phrases bienveillantes mais brèves, un peu tombantes, qui n’appelaient que des réponses courtes, un peu tombantes aussi. Sur la cheminée le balancement d’une pendule soulignait les silences plutôt qu’il ne les interrompait. Cependant le hasard de la conversation amena sur mes lèvres un nom qui m’était cher et l’était bien plus encore à celui que je venais visiter. À cette évocation, le visage de votre confrère s’éclaira, sa voix un peu voilée s’émut, et j’eus la vision d’une tendresse de cœur cachée mais profonde, comme ces riches filons de mines qu’il faut découvrir et qui n’affleurent pas. L’entretien se continuant, sa parole se fit un peu plus abondante, quoique toujours sévèrement contenue. Il me parla de mes travaux avec quelques encouragements, mais discrets et courts, en homme qui estime que la première probité est de ne point flatter. Une chose me frappa, la précision des mots, toujours justes, sans aucun remplissage, avec un souci unique, celui d’être lucide et vrai. L’aspect extérieur des choses achevait de révéler celui qui habitait en ces lieux. Partout un ordre matériel minutieux qui semblait le reflet d’un ordre moral pareil : aux murs, des portraits d’enfants attestaient les sollicitudes familiales d’une âme reposée de l’étude par les affections du foyer ; près de la croisée, en un endroit ni caché, ni trop apparent, se montrait l’image du Christ, témoignage d’une foi qui ne songeait pas plus à se dissimuler qu’à s’étaler. Quand je me levai, M. Thureau-Dangin me retint quelques instants, avec une courtoisie austère encore, mais déjà toute tempérée de bonne grâce. Comme j’atteignais le seuil, il me dit, sans autre addition de paroles, ces simples mots : « Maintenant vous connaissez le chemin de ma demeure. » En même temps, sa main se posa dans la mienne, avec une cordialité sérieuse dont je garde le souvenir ému. Et je m’éloignai, avec l’impression que l’homme que je quittais ne ressemblait pas beaucoup à la plupart des hommes de ce temps, mais qu’il était de ceux qu’aucun temps n’eût manqué d’honorer.
Cette haute vertu que j’entrevis ce jour-là, que je devais plus tard pénétrer davantage, était le fruit d’une longue initiation, fortifiée par toutes les influences ancestrales. Celui qui devait être votre confrère naquit à Paris le 16 décembre 1837. Son père, après avoir géré longtemps, et avec une rare intégrité, un cabinet d’affaires, l’avait abandonné pour se consacrer tout entier aux œuvres de bienfaisance. L’un de ses oncles tenait au barreau une place très notable. Son grand-père maternel, M. Guéneau de Mussy, avait été, sous l’Empire, puis sous la Restauration, inspecteur général de l’enseignement public. Au début du XIXe siècle, nous retrouvons l’un de ses bisaïeuls, le docteur Noël Hallé, membre de l’Académie de Médecine et de l’Académie des Sciences. L’existence était celle des familles stables, jalouses de fonder et de maintenir. La maison de la rue Garancière, cette grande maison que vous avez connue, avait été achetée en 1824. Là s’étaient établis, se partageant les divers étages, la plupart des membres de la famille Thureau. Ainsi arriva-t-il, par une bonne fortune aujourd’hui assez rare, que la vie de votre confrère s’écoula tout entière où elle avait commencé. Les lieux eux-mêmes étaient suggestifs : Dans la rue Garancière, un calme rarement troublé et, au fond d’une cour, la demeure paternelle ; puis à l’extrémité de la rue montante, le jardin du Luxembourg. Non loin de là, le palais des Médicis, avec sa masse puissante et grandiose, représentait la politique en ce qu’elle avait de plus grave — car la Chambre des Pairs y siégeait — et l’art en ce qu’il a de plus austère. Cependant la rue Garancière, en son bout opposé, se heurtait au chevet de Saint-Sulpice. Autour de la grande église, à l’ornementation sobre et aux lignes rigides, se groupait toute une petite cité pieuse, sévère et fidèle, ignorant le reste de la ville, pareillement ignorée d’elle, et sur qui semblait planer encore l’esprit de M. Olier. Là vivaient ceux qu’on appelait « ces Messieurs de Saint-Sulpice », prêtres tout recueillis dans la prière, dans l’étude, et conservant du Gallicanisme juste assez pour garder son précieux goût de terroir à l’Église de France. Quand, le dimanche, les cloches sonnaient dans les hautes tours sans qu’aucun bruit rival en altérât les vibrations ; quand, à l’appel de la cloche, les Clercs du Séminaire traversaient en surplis blanc la place pour se rendre au chœur, cette petite cité s’animait, mais d’une animation réglée et tranquille qui ne ressemblait à aucune autre ; puis elle retombait dans le silence. Je me figure que, dans les hôtels écartés de ces petites rues, les parlementaires d’autrefois se fussent complu presque autant que dans les hautes demeures du Marais ; je me persuade aussi que les derniers survivants du Jansénisme eussent volontiers trouvé en ces lieux de quoi satisfaire leur dévotion renfermée et leur goût de fière solitude. En cherchant bien, n’eût-on pas saisi chez votre confrère quelque chose de l’humeur distante des uns et de la piété, plus intérieure qu’expansive, des autres ?
C’est en ce milieu que le jeune Paul Thureau-Dangin grandit. Ses études s’achevèrent au lycée Louis-le-Grand. Les exemples de sa famille paternelle l’inclinaient vers les études de jurisprudence. Il fit son droit, conquit le grade de docteur, et fut même par surcroît lauréat de la Faculté.
Il semblait que M. Thureau-Dangin dût être attiré vers le barreau. Mais une crainte le dominait, celle que la vie des affaires, le saisissant comme en un engrenage, l’absorbât tout entier. Il eût rêvé études spéculatives, luttes pour la liberté politique, pour la liberté religieuse surtout, et, dans cette prévision d’un apostolat futur, il répugnait à s’aliéner. Il se débattait en ces pensées quand il fut tenté par l’annonce d’un concours pour l’auditorat au Conseil d’État. Le Conseil d’État, c’était la préparation aux affaires publiques, un travail réglé mais avec des loisirs, une position d’attente qui permettrait d’épier et de mettre à profit les chances de l’avenir. Votre confrère se présenta et fut classé le premier. Au Conseil d’État il demeura comme auditeur cinq années. Au bout de ce temps, il eût pu aspirer à devenir maître des requêtes. Il ne le fut pas, et déclina les compensations qu’on lui laissa entrevoir. Du même coup sa carrière administrative se termina. Mais il ne devait trouver que tard sa vocation définitive. Avant d’être historien, il sera journaliste.
Pendant l’été de 1868, quelques jeunes hommes, tous très zélés pour leur foi religieuse se rassemblèrent, à diverses reprises, rue du Regard, chez M. Étienne Récamier. Leur but était de fonder une feuille quotidienne. Le dessein n’avait rien en soi qui dût retenir l’attention. Ce qui fut original, ce fut l’esprit qui inspira l’entreprise.
Jusque là, la presse catholique — si l’on exceptait la malheureuse tentative du journal l’Avenir — avait semblé ignorer le monde issu de la Révolution ou ne l’avait connu que pour le combattre. Les nouveaux venus ambitionnaient de substituer à la lutte la fraternité. Ils s’étaient penchés sur l’Évangile, en avaient médité le sens et s’étaient convaincus que les chrétiens, disciples de Jésus, pouvaient s’asseoir au banquet de la société moderne comme jadis le divin Maître au banquet du publicain. Loin de traiter en suspecte la liberté, ils en réclameraient le bénéfice et, pour les protéger, ne demanderaient rien autre chose. Ainsi pensèrent, il y a près de cinquante ans, des jeunes gens qui, avec beaucoup d’élan et d’espoir, un peu d’inexpérience aussi, s’étaient persuadé que la terre appartient aux hommes de bonne volonté. Ils s’appelaient François Beslay, Étienne Récamier, le comte de Chabrol, Heinrich, Emmanuel Cosquin, Albert Desjardins. C’est à cette petite phalange que Paul Thureau-Dangin se joignit. Les néo-journalistes avaient aussi un ami très fidèle et comme un frère aîné en la personne d’Augustin Cochin qui apporta à l’œuvre naissante tout ce que son esprit avait de souplesse et de charme, tout ce que son âme vaillante recélait de bonne humeur et d’énergie. L’association eut pareillement son grand aumônier en la personne de Mgr Dupanloup, patron puissant mais dur, et dont la protection prendrait parfois des airs de joug.
Le journal s’appela le Français. Il parut le 1er août 1868. Les premières lignes furent une invocation à Dieu et avec un accent d’humilité fière qui rendait un son inaccoutumé, Je n’imagine pas que le ferme propos du plus parfait chrétien en ses jours de ferveur ait dépassé les résolutions de ces hommes de foi. Plusieurs se firent journalistes comme on se fait apôtre, avec une seule passion, celle de la vérité à répandre et de la justice à servir. La route, d’abord, sembla presque facile, tant l’on s’était armé de confiance. Bientôt elle apparut toute jonchée d’épines. C’est qu’entre toutes les tâches de ce monde, la plus difficile est de fondre les hommes en un baiser. Violents du catholicisme, violents de la libre pensée, tous, sans s’être entendus, s’unirent, les uns flairant des nouveautés presque hérétiques, les autres raillant la naïveté ou dénonçant l’hypocrisie. Dans les régions officielles, ces hommes inconnus, qui ne savaient manier ni l’encensoir pour aduler, ni la pioche pour détruire, parurent tout à fait singuliers. Ailleurs l’attention se marqua par un joyeux persiflage ; et beaucoup saluèrent avec un respect ironique leurs confrères immaculés.
On déconcerte aisément les hommes d’expédient ; on a moins facilement raison des hommes de conscience. En dépit de tous les obstacles, le Français subsista, pauvre en argent, médiocre en clientèle, magnifique en courage. Parmi les ouvriers des premiers jours, quelques-uns s’éloignèrent. En cette dispersion, deux hommes demeurèrent invariablement fidèles à l’œuvre chrétienne et libérale : François Beslay, Thureau-Dangin.
François Beslay ! Plusieurs de vous trouveront sans doute que j’évoque des morts bien lointains, bien oubliés. Et pourtant je ne m’excuse pas d’associer ce nom à celui de M. Thureau-Dangin ; car votre confrère, quand on parlait de sa vie de journaliste, n’acceptait aucune louange sans en reporter la meilleure part sur son compagnon. Jamais labeur commun ne fut poursuivi avec plus de désintéressement ; jamais union ne fut plus étroite, plus austère et plus tendre. Au journal, Beslay avait le titre de rédacteur en chef ; mais on ne sut jamais bien qui était le premier, ces deux hommes ignoraient tout ce qui n’était pas leur cause et leur amitié ! La nature les avait créés très dissemblables ; mais cette diversité même resserrait leurs liens en leur communiquant l’impression qu’ils se complétaient : chez Beslay une curiosité d’esprit prompte à tout embrasser, des gaîtés d’enfant, des fantaisies ailées, des espérances exaltées, presque maladives, suivies de longs abattements, un gaspillage de forces jusqu’à se consumer : chez Thureau, au contraire, une sobriété robuste, un sens net des réalités, nul empiétement d’imagination, mais un ferme équilibre intellectuel et moral, une manière un peu sèche mais par intervalles puissante, une courtoisie scrupuleuse mais avec quelque chose de dur et d’aigu qui ne laissait pas que d’ouvrir d’assez profondes blessures. La grande joie de l’un était le succès de l’autre. Beslay, vers 1872, publia une série de croquis d’une délicatesse achevée. Qui fut heureux ? Thureau bien plus que Beslay. Cependant Thureau, quand les hâtes du journalisme lui permettaient de s’affiner, laissait pressentir le portraitiste qu’il serait bientôt ; ainsi en fut-il quand il peignit plusieurs des hommes de son temps, Sainte-Beuve, Buffet, Émile Ollivier, Gladstone : or ces jours-là étaient jours de fête pour Beslay et sur son visage fatigué passait un beau rayon d’allégresse fraternelle. Une touchante communauté dans le labeur journalier était une autre marque de cette amitié. Il arrivait parfois que Beslay déjà malade, ayant commencé un article, ployait sous la lassitude : alors Thureau saisissait la plume et de sa belle écriture, bien nette et bien ferme, achevait la tâche. Même en ce partage de travail subsistait la plus entière unité de pensée ; car ces deux âmes s’étaient si bien mêlées que, suivant le mot de Montaigne, elles ne retrouvaient plus la couture qui les avait jointes. Ensemble tous deux continuèrent longtemps leur labeur, mais broyés entre les partis extrêmes, trop clairvoyants pour n’être pas tristes, et se soutenant par cette fidélité mélancolique qui semble religion plus encore qu’espérance. Cependant. Beslay, de plus en plus, perdait ses forces ; et son compagnon le soutenait avec des soins et des attentions infinis comme un frère aîné vigoureux porte un enfant qui faiblit. En 1883, l’incomparable ami mourut ; et ce fut chez M. Thureau-Dangin, l’homme d’apparence renfermée, une explosion de douleur : « La mort de Beslay, écrivait-il, a été l’une des plus cruelles tristesses de ma vie. » « Pauvre Beslay ! ajoutait-il un peu plus tard ; je n’ai jamais connu de nature morale qui le dépassât. » Jusque dans la vieillesse, l’image du cher mort, passant devant son regard, y provoquait l’attendrissement. Il avait conservé, comme autant de reliques, la correspondance et quelques notes intimes de celui qui avait été son compagnon. Je me souviens qu’il y a quelques années, il prit un jour une de ces lettres et se mit à me la lire. Au bout de quelques instants, je m’aperçus que l’accent s’altérait ; je levai les yeux, je vis des larmes couler sur le papier, la haute taille se ployer sur le bureau ; et bientôt la voix se brisa dans un sanglot.
La mort de Beslay marqua pour votre confrère, non tout à fait la fin de sa vie de journaliste, mais l’heure où, se détachant peu à peu de la presse quotidienne, il s’absorba dans l’histoire. Déjà il avait publié plusieurs ouvrages très justement remarqués : Royalistes et républicains ; le Parti libéral sous la Restauration ; l’Église et l’État de 1830 à 1848. En 1884, parurent les deux premiers volumes de l’Histoire de la monarchie de Juillet.
Dans la préface nous lisons ces lignes : « La France n’offre pas d’époque plus intéressante à étudier que celle où elle a été en possession de la monarchie constitutionnelle. » Je doute que les hommes de la génération présente, surtout les plus jeunes, souscrivent à ce jugement. Et pourtant je crois que votre respecté confrère, avec son sens si droit, ne s’est point trompé quand il a proclamé comme très digne d’étude ce temps où Louis-Philippe a régné. Qu’on néglige les détails qui doivent être oubliés ; qu’on efface les noms qui sont destinés à périr ; qu’on contemple le régime parlementaire de la hauteur où il demande à être vu, c’est-à-dire de ces sommets où l’on ne distingue plus les médiocres gestes des acteurs, mais où l’on découvre seulement les opinions maîtresses qui se heurtent, se mêlent, s’assaillent, jusqu’à ce que l’une triomphe de l’autre ou jusqu’à ce qu’une transaction les concilie ; qu’on s’applique en un mot à voir les choses par masses comme il convient de les voir dans le progressif recul des temps ; et toute l’histoire de ces dix-huit années — autant du moins que je puis la pénétrer — se résumera en deux efforts, tous deux dignes de mémoire : un effort qui a pleinement réussi, l’effort pour pratiquer la sagesse un effort qui a complètement échoué, l’effort pour réaliser la durée.
La sagesse, nul gouvernement plus que le gouvernement de Juillet ne l’a pratiquée. Qu’on se figure, vers la fin de son règne, le roi jetant un regard sur le passé. Il peut avec quelque fierté marquer les œuvres qu’il a accomplies et surtout énumérer les périls qu’il a conjurés. À l’intérieur il a maîtrisé les séditions sans empiéter sur la liberté. Il a prestement éconduit les amis des premiers jours : La Fayette, ce connétable de la démocratie, puis le vertueux Dupont de l’Eure, ce frère cadet du vertueux Roland. Doucement il a écarté les héros des trois glorieuses journées et a feint de se croire quitte envers les vivants en érigeant une colonne aux morts. De législature en législature, la Chambre des députés s’est épurée ; et l’heure est loin où l’opposition, après une émeute, demandait une enquête, non sur l’émeute, mais sur la répression. Vis-à-vis des puissances étrangères, le roi, avec une aisance surprenante, composée moitié d’adresse, moitié d’orgueil héréditaire ressaisi, s’est refait Bourbon. Les troubles qui ont éclaté en Europe au début du règne l’ont trouvé tout armé d’habileté et de sang-froid. Il ne s’est ni brisé contre l’écueil italien, ni brûlé dans l’incendie polonais. Le soulèvement belge lui a permis d’aider à la fondation d’un royaume neutre qui sera, pense-t-on, pour la frontière du nord une inviolable sécurité. Avec complaisance le roi s’arrête sur ce dessein favori de sa politique. Il se rappelle ce protocole du 20 janvier 1831 qui, après un débat n’ayant laissé place à aucune surprise — car il s’est prolongé pendant huit heures — a consacré la situation internationale du nouvel État. Tous ont adhéré, Angleterre, Russie, Autriche, Prusse aussi. Le prince lit, relit la lettre où M. de Talleyrand retrace la délibération et en marque l’issue. Oui, tous ont engagé leur honneur pour le présent, leur honneur pour l’avenir. Décidément rassuré, le prince replie les documents et se repose avec une fierté confiante dans le grand service rendu par lui à son pays, à l’Europe, à la cause de la paix. L’examen rétrospectif se poursuit. En 1839, un terrible réveil de la question d’Orient a mis la paix en péril. En ces conjonctures, le roi est intervenu, a réparé avec un sang-froid avisé les fautes, les étourderies commises, et a recousu si bien toutes choses qu’on ose à peine regretter la déchirure qui permet d’admirer une reprise si parfaite. — À ceux que ne contente point la sagesse et qui regretteraient la pénurie de gloire, le prince peut montrer la terre algérienne : tant d’héroïsme dépensé depuis quinze ans : là-bas la vertu militaire aux prises avec toutes les épreuves, combats, embuscades, disette, choléra, miasmes, s’élevant des terres basses remuées : Milianah, Médéah, ces petites villes prises, perdues, reprises encore, sans que la France doive savoir jamais ce qu’elles ont coûté de souffrances et de sang. Autour de Constantine flottent toutes sortes d’images héroïques : le général de Damrémont, le colonel Combes tués en face de la place ; puis Changarnier et Lamoricière tous deux de fortune dissemblable, mais d’honneur égal ; et le premier aussi grand quand, en 1836 il couvre la retraite que le second, quand, l’année suivante, il lance contre les murailles la colonne d’assaut. Sur la carte d’Afrique, la main du roi peut marquer d’autres points : le défilé des Portes-de-Fer audacieusement traversé par son fils, la région au sud de Boghar où fut assailli et dispersé le campement d’Abd-el-Kader, les bords de l’Isly, théâtre d’une rapide victoire. Telle est la part de l’honneur. — Mais celui qui règne est par excellence l’homme de la paix. Il a puisé dans les vicissitudes de sa carrière, non le mépris mais le respect de la vie humaine ; et l’un de ses principaux soucis a été d’introduire dans la législation pénale, atroce sous l’ancien régime, inhumaine encore dans le code impérial, les réformes qui ont aboli les derniers restes des cruautés antiques et ont permis de tempérer la justice par la clémence. Il s’est abaissé vers l’enfance en lui ouvrant des écoles et en la protégeant, d’une façon appréciable quoique bien incomplète encore, contre les exploitations du travail industriel. Il a sa façon à lui de servir le peuple qui est de ne point le charger : nul impôt nouveau et un budget qui ne dépasse pas 1 200 millions. Il a pourtant, comme tous les vrais économes, ses magnificences : il est constructeur, restaurateur : il achève l’Arc de triomphe, inaugure le musée de Versailles, et en vrai fils de Henri IV, avec un cœur hospitalier à toutes les gloires, il élève à l’empereur un tombeau. À défaut du sacre antique, il semble qu’une protection d’en haut le couvre d’inviolabilité ; car six fois l’arme des assassins s’est levée sur lui sans l’abattre ; et ces tentatives répétées n’ont réussi qu’à mettre en relief son courage. — Ainsi se continue, non sans une pointe de bien légitime orgueil, l’examen de conscience royal. Le prince cependant nourrit un regret, un regret un peu égoïste, celui que l’honneur de tant de services ne se concentre pas uniquement sur lui. Il subit par intervalles, lui prince constitutionnel, l’obsession du moi royal. Il est habile, veut qu’on le sache, et le veut même trop, car il compromet ses habiletés en les publiant. Quand il suit de loin les discussions du parlement, il se ronge de tant de débats qui se déroulent sans lui et se désole de n’avoir, au lieu de tribune, qu’une embrasure de fenêtre. L’un des plus sûrs moyens de perdre sa faveur est de louer à l’excès ses conseillers. Aucun de ses ministres ne lui a tout à fait agréé : ni Laffitte qui lui a plu sans le rassurer, ni Casimir Perier qui l’a rassuré sans lui plaire, ni le duc de Broglie-qui a paru sans souplesse et intimidant par excès de vertu. Ce superflu n’est pas le défaut de M. Thiers mais comme il est très fin et le sait, comme le roi est très fin aussi et se garde de l’ignorer, ces deux finesses plongent l’une dans l’autre si à fond que mutuellement, elles se devinent jusqu’à la plus gênante indiscrétion. On a subi plusieurs fois, on subit encore M. Guizot, mais il semble un régent bien sévère, bien dogmatique, « trop monté, suivant l’expression du prince, sur les échasses de ses principes ». « Messieurs les doctrinaires dit Louis-Philippe ; et dans l’accent on devine la raillerie, un peu de crainte révérentielle aussi. Quand les ministres s’accordent, le roi jouit d’un grand repos ; mais s’ils sont en conflit, le choc de ces grands amours-propres lui apporte une diversion plutôt délassante, et si les circonstances ne sont point trop graves, on dirait qu’il gagne en belle humeur émoustillée ce qu’il perd en sécurité. Entre tous les conseillers de la couronne, le plus agréable fut peut-être le comte Molé qui avait appris à l’école de Napoléon l’art d’obéir et puisait dans sa noble nature la science plus haute de n’être jamais servile. La perfection eût été que le chef’ du cabinet fût un militaire. Justement, les maréchaux de l’Empire ne manquaient pas. Le calcul, à la fois très humain et très raffiné, serait alors de persuader doucement aux ministres qu’ils s’en rapportassent au maréchal, puis de persuader non moins doucement au maréchal que, vu son incompétence, il s’en remît au roi.
Ce prince si accompli, si sage conducteur au jour le jour, aurait-il par surcroît l’honneur de fonder ? Je ne sais aucune époque de l’histoire qui autorise mieux deux jugements tout dissemblables, et vrais l’un et l’autre. Voici l’envers du tableau, et, sous la force, la fragilité. La révolution de Juillet n’a rien détruit, mais elle a tout amoindri ; et le pouvoir nouveau s’est trouvé, dès son avènement, en déficit de tout ce qu’elle a rayé de respect. Dans ce pouvoir, on a pu, au lendemain des trois journées, reconnaître encore la royauté, mais descendue, campée sur un palier d’attente, sans qu’on sût bien si, d’une remontée vigoureuse, elle retrouverait le prestige ou si son destin serait de faciliter le glissement vers un avenir inconnu. Promptement et par le plus méritoire effort, elle est parvenue à se fixer, mais sur une plate-forme un peu étroite, laissant en dehors d’elle les grands qui la boudent et les petits qu’elle écarte. Entre les deux, il y avait la bourgeoisie censitaire. Avec elle, elle seule, la monarchie s’est organisée, un peu comme s’organiserait une très vaste société en commandite. La société est conduite avec sagesse, habileté, probité ; et chaque bilan, publié sans faste, annonce des bénéfices. Cependant, qu’une catastrophe survienne, et nul, hormis les commanditaires, ne se croira touché. Tous ces commanditaires sont-ils, du moins, des amis sûrs ? Plusieurs d’entre eux pratiquent un conservatisme étroit jusqu’à l’entêtement, mais avec des accès d’indiscipline et des tentations d’infidélité. La révolution est pour eux une maîtresse de jeunesse, et vers elle ils reviennent d’instinct dès qu’ils cessent d’avoir peur. Ils ont de vieux autels où ils pratiquent leurs dévotions ; qu’un jour Louis Blanc ou Lamartine pare de fleurs ces autels, et pieusement ils y brûleront des cierges ; car la Révolution comme l’Église aime à canoniser. Ils soutiennent la monarchie, mais en commerçants attentifs à la balance des avantages et des services, en sorte que leur dévouement, quoique très sincère, est, pour un grand nombre, un dévouement tarifé. En eux se livre un singulier combat entre leur bon sens tout terre à terre et les envolées de leurs fantaisies. Leur sagesse souhaite le repos, leur imagination rêve aventures : et le plus grand embarras pour qui les gouverne est de les aider à devenir riches et en même temps de les amuser de gloire. — Par une curieuse dépravation de leur nature, ils se plaisent à pénétrer leurs sens de tout le mal qu’ils se garderaient de tolérer ou d’accomplir, et le soir, en famille, à la fois ingénus et inconscients, ils absorbent par morceaux — à la manière d’une tasse de thé prise par gorgées au coin du feu — les Mystères de Paris dans les Débats, et dans le Constitutionnel, le Juif Errant. Ainsi frôlent-ils, en de vagues péchés de désirs, toutes les passions que leur main contient rudement. — Tous ensemble ils se sont constitués en une sorte de pays légal ; puis derrière eux ils ont verrouillé les portes, comme à l’entrée d’une salle de banquet quand on veut garder pour soi tout le festin. Association d’ailleurs ne veut pas dire union : car dans ce pays légal surgissent pour le pouvoir de terribles disputes intestines où les rivaux, imprévoyants par ardeur de convoitise, ébranlent toutes les disciplines, en sorte que le peuple tenu à l’écart n’a qu’à écouter et n’aura qu’à se souvenir. — Ces bourgeois, recommandables par la probité, les mœurs privées, la prudence quotidienne, sont faibles, non par leurs vices — car ils n’en ont guère — mais par les vertus qu’ils ignorent ou dédaignent de pratiquer. Par héritage du XVIIIe siècle ils sont sensibles, mais sensibles sans être toujours charitables. Ils ne savent ni assez regarder en haut, ni assez aimer en bas. En dépit de magnifiques exceptions, le sens supérieur des choses divines leur manque, et le plus souvent, dans leur vie rabaissée vers la terre, ils n’ont connu ni les recherches du doute, ni les troubles désolés de l’incroyance, ni les repos radieux de la certitude. — À travers l’abondance des paroles, on est étonné de l’étroitesse des conceptions. C’est ainsi que, vers la fin du règne, le seul souci en matière électorale est celui du maintien ou de l’abaissement du cens. La prévoyance ne va pas au delà. Nul effort digne de mémoire pour associer par le groupement ou la représentation des intérêts l’universalité des citoyens à la gestion des affaires publiques ; nulle tentative pour recomposer, par la cohésion des forces sociales, quelque chose de tout ce que l’émiettement moderne a désagrégé. Un tel projet eût doublement effrayé comme résurrection archaïque et comme téméraire nouveauté ; car on s’agite entre deux peurs : celle du passé qu’on suspecte même après l’avoir abattu, celle de l’avenir qu’on craint, sans tenter de le découvrir ni surtout de le maîtriser. — À certains jours, je le sais, en 1845 ou en 1846, quand M. Guizot, montant à la tribune, montre la rue paisible et la France respectée, des applaudissements sincères éclatent, et l’on ne doute guère que cet homme, au front chargé de pensées, ne recèle en lui les desseins qui maintiennent et qui fondent. Les porte-t-il vraiment ? Qui pourrait le dire ? Peut-être à ce ministre éloquent entre tous et, entre tous, intègre, n’a-t-il manqué pour devenir tout à fait un grand ministre que d’oser, fût-ce au prix de quelques risques, sortir du port, à la manière de ces vaisseaux puissants qui ne se déploient en toute leur majesté que dans le balancement des grandes eaux. Cependant cet aspect prospère porte avec lui son danger et le pire de tous, celui de l’infatuation. Tous ces censitaires ne veulent plus rien entendre, hormis les choses qui leur plaisent. La contradiction les irrite sans les avertir. Plus ils se trompent, plus ils se croient impeccables. S’ils faisaient une prière, ce serait celle du pharisien, avec cette différence que le pharisien se vantait de ses jeûnes et qu’ils se glorifient, eux, de leur abondance. Non, ils ne glorifient rien ; et tout absorbés dans leur égoïsme qui veut tout retenir, ils n’aperçoivent pas la montée silencieuse de l’autre égoïsme bien plus âpre, celui qui veut tout usurper. Ils sourient aux autres tant ils se sentent heureux et riches ; puis ils se sourient à eux-mêmes, tant ils se jugent habiles ! Tandis qu’ils se mirent en leur sagesse, voici que surgit non une tempête, mais une bourrasque. La bourrasque les dépose à terre, tout meurtris quoique sains et saufs, point dépouillés quoique tremblants de l’être, privés même de l’honneur d’une chute tragique, cherchant d’ailleurs, à peine relevés, un nouveau maître qui les protège ; et leur inaptitude à durer se mesure par la faiblesse du coup qui les abat.
Ma pensée a toujours suivi M. Thureau-Dangin, même lorsque mes lèvres n’ont pas prononcé son nom. Il semble qu’arrivé au terme de sa tâche, votre confrère ait été saisi par la tristesse de cette catastrophe finale, où, pour cette royauté qui a valu à la France tant d’années de paix et d’honneur, rien n’arrive à temps, hormis un fiacre pour l’exil. Dans ses notes intimes nous lisons ces lignes : « Par dégoût de la politique, je me suis mis à composer une vie de saint. » Ainsi fut écrite la vie de saint Bernardin de Sienne. Puis un travail bien plus considérable suivit la Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle.
Ici tout change, le décor, les hommes, les mobiles. Le cadre, ce n’est plus le Palais-Bourbon, mais cette ville d’Oxford, aussi médiocre par l’étendue qu’auguste par les souvenirs et où, de génération en génération, s’est formée l’Angleterre traditionnelle, aristocratique et libre. Les acteurs, ce ne sont plus des hommes âgés, absorbés dans la politique, mais des jeunes gens un peu séparés de leurs compagnons par le dédain des plaisirs, la sévérité des habitudes, et portant en eux le charme accompli que l’entière pureté de l’âme communique à la jeunesse. Le mobile n’est plus la convoitise de la richesse, mais l’unique recherche de l’intégrale vérité ; l’émulation n’est pas pour le pouvoir, mais pour le meilleur service de Dieu ; l’ambition n’est pas de devenir grand, mais de ne jamais pécher contre la lumière.
Je me figurerais volontiers une de ces grandes compositions symboliques telles que la peinture allemande les a jadis aimées : à l’arrière-plan, les coteaux très bas, si bas qu’ils semblent sillons plutôt que collines et les prairies où la Tamise coule toute fraîche, toute paisible, et faite ici pour plaire autant que plus loin elle sera faite pour servir ; plus près Oxford avec ses tours, ses clochers, ses clochetons ; puis, sur le devant du tableau, des hommes recueillis, au costume moitié clerc, moitié laïque, au regard qui décèle une austérité presque mystique, à l’aspect très anglais pourtant. Celui-ci qui est l’aîné du groupe et déjà de renommée grandissante s’appelle John Keble ; celui-là, destiné à mourir jeune, se nomme Richard Hurrell Froude, cet autre Puzey. Cependant l’un d’eux, aux vêtements négligés, mince, pâle, aux grands yeux brillants, et comme absorbé par la méditation intérieure, se cache avec une modestie fière au milieu de ses compagnons. Il est maintenant le plus ignoré, mais il sera bientôt le plus grand. On le nomme Newman et c’est sur lui que le peintre, s’il veut être fidèle, devra concentrer ses rayons.
En lui se personnifie en effet le mouvement mémorable qui, au XIXe siècle, ramena vers Rome tant de chrétiens anglais et a suscité même chez ceux qui, comme Puzey, n’ont point achevé l’exode, un admirable renouveau de ferveur évangélique.
Vers 1822, Newman est fellow d’Oxford. Rien ne le rattache au catholicisme romain. C’est suivant les rites anglicans qu’il reçoit les ordres ecclésiastiques. Grande est d’ailleurs sa piété. Il se propose de garder le célibat. La résolution ne laisse pas que de coûter à son cœur : « Quand je mourrai, écrit-il, je ne serai point conduit au tombeau par mes enfants. » Il ajoute bien vite : « Peu importe, pourvu que je meure dans le Christ. »
La constitution de l’Église anglicane élève en lui un premier doute. Il s’étonne, se scandalise même qu’elle soit soudée à la société politique. Il la voudrait dégagée de tout lien civil et vivant de sa vie propre. Puis il est touché par la beauté révélatrice des symboles et des images : « Ah ! Newman, lui dit un de ses compagnons, vous mourrez dans l’erreur catholique. »
L’erreur catholique, il en est loin. En 1833, il se rend à Rome. Il recueille avec émotion la tradition chrétienne, toute chaude encore à travers la survivance des souvenirs. Mais cette tradition, il reproche à la Papauté de l’avoir altérée par des additions corruptrices : « Ah ! la cruelle Église ! » dit-il de l’Église romaine. Et il ajoute un peu plus tard : « Je la déteste tant qu’il me semble que je ne puis la détester davantage. »
L’excès même de l’invective ne trahit-il pas l’inquiétude ? Newman rentre en son pays. Promptement il y devient fameux par ses écrits, ses prédications, et plus encore par la sainteté de sa vie. Par quels liens ne tient-il pas à l’Église officielle ! Il est imbibé jusqu’à saturation de tous les préjugés nationaux. Il appartient au clergé anglican, est même curé de Sainte-Marie et estime qu’un devoir de loyalisme l’oblige envers ceux de qui il tient sa charge. Puis, à la pensée qu’il pourrait quitter Oxford, son cœur se brise. Cependant ses méditations lui suggèrent d’étranges témérités. Il juge que sans doute toutes les vérités sont implicitement contenues dans l’Écriture, mais qu’une Église divinement instituée, indépendante de tout pouvoir humain, peut seule les dégager et les interpréter. À cette souveraine hardiesse il s’arrête tout effrayé, aimerait à se désavouer lui-même et n’y réussit point. Son rêve serait de ravir au catholicisme ses principes fécondants, mais sans fusion avec la papauté. Il voudrait être à la fois anglican et catholique, séparé de Rome et membre de l’Église universelle. Puis il songe à une entente avec Rome : « Ah ! dit-il, si Rome se réformait ! » À d’autres moments, il essaie de fermer les yeux, d’échapper à l’angoisse, d’utiliser humblement pour son salut les ressources que lui offre l’Église nationale ; et il trace pieusement ces lignes : « L’Église d’Angleterre, malgré ses faiblesses, contient les moyens de devenir beaucoup plus saints que nous ne le sommes. Travaillons-y, et à force de pratiquer la vertu, rendons-nous dignes de conquérir la lumière. »
J’imagine qu’aucun drame de l’histoire n’est plus poignant que cette lutte intime de la conscience aux prises avec la croyance. Chez Newman, nulle résistance de l’orgueil, mais des craintes, des frémissements, des pudeurs, et parfois aussi des repliements comme ceux d’un œil avide de lumière, puis tout clignotant de faiblesse quand, à travers les ténèbres, se dégage la clarté. Cependant, chez cet homme, une passion unique : la vérité. Qu’il parvienne, qu’un jour il puisse l’étreindre, et rien ne lui coûtera pour l’embrasser dans sa plénitude, ni la disgrâce, ni la pauvreté, ni la perte des honneurs, ni les brisements de l’amitié. À certaines heures, son âme voyageuse semble s’échapper de son corps pour monter, libre de tout lien, vers Celui d’où toute science procède. Pour mieux assurer ses méditations, Newman se retire avec quelques disciples dans la solitude de Little-More : là une vie pauvre, nul serviteur, une maison de paysan, tout le silence et aussi toutes les mortifications de la vie ascétique. Chose digne de remarque : nul prêtre catholique ne franchit le seuil. C’est, chez Newman, indépendance d’Anglais qui, si épuré qu’il soit, ne veut rien devoir qu’à lui-même ; c’est aussi survivance de la doctrine réformée qui ne souffre aucun intermédiaire entre la créature et Dieu. Ainsi poursuit-il le dur travail, dans la confiance et dans l’abattement, dans la joie et dans la tristesse, dans le repos béni et dans l’anxiété. Pourtant il lui semble que, par degrés, les divergences s’atténuent. Le mur devient cloison ; la cloison elle-même s’effrite ; et à travers cette cloison, devenue sonore à force d’être amincie, il distingue les voix de ceux qu’il ne connaît pas, qu’il ne lui convient pas de connaître avant l’heure décisive et dont il se défie encore, mais qui seront demain ses frères ; et il se trouve que ces voix, en montant vers Dieu, rendent des accents tout pareils aux siens.
L’exode se continue au milieu de toutes sortes de sacrifices accomplis avec résolution, non sans douleur. Un jour, Newman se dépouille de sa cure de Sainte-Marie, un autre jour — et ce fut l’un des plus pénibles de sa vie — il fait effacer son nom des registres de l’Université d’Oxford. Il dépose les titres de son ancienne foi, doucement, sans rien briser. Par un magnifique raffinement de délicatesse et d’honneur, il se refuse à peser sur les jeunes gens qui, dans Oxford, ont eu coutume d’écouter sa voix. Il se contente, laissant le reste à Dieu, de les exhorter à un redoublement de vertu. Cependant un grand déchirement l’attend : la séparation d’avec Puzey qui ne le suivra pas. Puzey, c’est pour lui l’admirable et saint ami. La maison familiale de Puzey est celle où il s’est reposé. Dans ses heures de délassement, il a composé des contes pour les enfants de Puzey. Quand Puzey est devenu veuf, c’est lui qui a été, suivant l’expression de Puzey lui-même, « l’ange consolateur ». Le 20 février 1845, il lui écrit « Je crois que Noël ne se passera pas avant la rupture. » Et il ajoute : « Mes yeux se mouillent de larmes à la pensée de toutes les choses aimées qu’il me faudra abandonner. » À celui qui va s’éloigner, des lettres arrivent, toutes débordantes de regret. On sent qu’on ne se reverra plus guère, qu’on a été lié par une trop étroite communauté des âmes pour se retrouver jamais dans une amitié contrainte, rabaissée et vulgaire. Mais on veut fixer dans une dernière parole tout ce qu’on ne se dira plus. L’un écrit : « Je sens profondément et douloureusement la grandeur de tout ce que je perds » ; un autre : « J’ai souffert à chaque anneau que vous avez brisé » ; et un troisième : « Je sens que le printemps de ma vie est fini. » Enfin le 8 octobre 1845, un religieux passionniste est appelé à Little-More. C’est un Italien d’origine très humble. Il ne s’est jamais, dit-on, occupé de conversion ; peut-être est-ce pour cela qu’il a été choisi : car Newman, en s’absorbant dans le catholicisme, conserve sa marque propre, un peu comme ces rivières qui, en se jetant dans un fleuve, gardent obstinément la couleur et comme l’individualité de leurs eaux. Le 10 octobre, dans le silence et la solitude, la cérémonie de l’abjuration s’accomplit. Et Gladstone dira un peu plus tard : « L’année 1845 a marqué la plus grande victoire que l’Église romaine ait remportée depuis la Réforme. »
À dépeindre l’âme de Newman et celle de ses glorieux compagnons, M. Thureau-Dangin a dépensé à la fois toute sa science de pénétration et tout son cœur. Ce qui fait la beauté du livre, c’est l’entière adaptation de l’auteur au sujet, en sorte que l’on sent que celui qui exalte avec une simplicité si sobre et si vraie la grandeur morale n’en parle si bien que parce qu’il en porte en lui le reflet. J’aime à me figurer votre confrère, en son cabinet de la rue Garancière, ou l’été sous les ombrages de Bellevue, et vivant dans la société de ces grands morts, Newman, Puzey, Wieseman, Manning. Par une de ces impressions familières à tous les vrais historiens, il lui semble voir, entendre, toucher ceux qu’il raconte ; en conversant avec eux dans le recueillement de la solitude, il s’attache à eux comme à des créatures encore toutes palpitantes de vie, tout de même qu’eux aussi, s’ils l’avaient connu, l’auraient aimé. Ce livre qu’il trace est son livre de prédilection, celui qu’il poursuit dans le calme des passions apaisées, et comme en présence de Dieu dont il glorifie les serviteurs. L’effort lui est aisé, tant cette histoire semble faite pour lui et lui pour cette histoire ! À chaque chapitre s’accuse la montée du talent. La manière un peu dure s’est amollie ; le style un peu sec s’est légèrement paré sans s’affadir ; ce qui était naguère longueur peut maintenant s’appeler abondance. Tout s’est affiné, les images, les couleurs, les conjours. Le peintre de la politique est devenu peintre d’âmes, peintre à la fois doux et sévère, profond et familier, avec un minutieux scrupule de ressemblance qui imprime à chaque physionomie ses traits, avec des délicatesses de touche qu’on n’eût pas soupçonnées, avec une science exquise pour ménager ou prodiguer la lumière, enfin — par intervalles — avec des transfigurations toutes mystiques, comme si l’homme à l’aspect positif qu’était votre confrère eût pour un instant ramassé et tenu en main le pinceau de Fra Angelico.
À l’époque où s’acheva la Renaissance religieuse en Angleterre, M. Thureau-Dangin était déjà depuis dix années parmi vous. Vous l’aviez, par un sentiment de haute estime, introduit dans votre Compagnie. Peu à peu vous l’aviez pénétré davantage et l’estime était devenue affection. Combien cette estime, cette affection n’étaient-elles pas méritées ! En lui dominait une raison maîtresse qui non seulement n’abandonnait jamais les rênes, mais ne les laissait point flotter. Son intelligence lucide lui montrait la vraie mesure des choses, et il était rare que l’événement démentit ses prévisions. Chez lui nulle illusion : et si de loin en loin sa nature, ardente sous une apparence froide, se laissait traverser par un élan de passion, il se ressaisissait bien vite par prompt retour de sagesse et par scrupule d’une conscience toujours attentive à se surveiller elle-même. Il était de ceux qui jugent que le vrai mérite moral réside non seulement dans l’accomplissement des grands devoirs, mais dans les tâches obscures accomplies au jour le jour : aussi acceptait-il avec une bonne grâce parfaite les besognes les plus ingrates, et avait-il pour principe de tout faire avec soin, une lettre aussi bien qu’un rapport, un acte d’humble charité aussi bien qu’un livre. Ses avis se formulaient avec une sobre précision, parfois aussi avec une chaleur communicative quoique toujours contenue, et s’il n’était pas de ceux qu’on applaudit bruyamment, il était de ceux que toujours on écoute. Sa bonté se trahissait sans s’épancher, et son âme était comme un foyer qui ne laisse point échapper de flamme, mais répand partout une pénétrante chaleur. Dans sa jeunesse et jusque dans sa maturité, ceux qui ne le connaissaient qu’à demi avaient pu regretter que sa courtoisie fût un peu distante, sa réserve un peu hautaine, sa gravité un peu dogmatique, et qu’il y eût un arrière-goût d’orgueil en son austérité : de là sur lui quelques jugements sévères, reproduits non sans légèreté par ceux qui ne l’avaient jamais vu et surtout ne l’avaient jamais lu. L’âge avait adouci ces imperfections elles-mêmes, et en vieillissant votre confrère avait ajouté à toutes ses vertus l’indulgence, non celle qui naît du mépris des hommes, mais celle qu’inspire, au déclin de la vie, l’ascension continue dans la lumière et dans la paix. Je touche ici au trait dominant qui marque la vie de M. Thureau-Dangin ; je veux dire l’entière conformité entre sa croyance et ses actes : chez lui nul subterfuge de la conscience, attentive à s’engourdir ou à s’amnistier ; nul de ces calculs par lesquels les âmes faibles ou molles, ne pouvant ni s’élever vers les choses divines, ni s’en passer, pervertissent les choses divines elles-mêmes en les abaissant jusqu’à la terre : sa foi toujours sincère, guidait toute sa conduite, toujours sincère aussi ; et ce souci permanent du devoir chrétien complète l’unité morale de sa vie.
Ainsi avez-vous connu cet ami très honoré et très cher, surtout dans les dernières années, quand l’approche de la vieillesse eut achevé de l’épurer. Un jour, vous eûtes à décerner à l’un de vous une haute marque de confiance. Votre choix se fixa sur M. Thureau-Dangin, et il devint en 1908 votre secrétaire perpétuel. Il n’avait pas recherché ce grand honneur. Il s’en montra fier autant qu’il en était digne. Je n’ai pas à marquer ce qu’il fut en cette place. Mais je me figure que je ne serai démenti par personne en disant que si la charge, au lieu d’être à vie, eût été renouvelable, elle lui eût été continuée par une cordiale acclamation.
Rien ici-bas n’est plus précaire que les choses que nous proclamons perpétuelles. Pendant l’automne de 1909, comme votre confrère voyageait en Grèce, il fut atteint d’une pleurésie qui mit ses jours en danger. Il revint à Paris, sembla guéri et ne l’était pas. Il reprit ses travaux, dominant à force d’énergie ses défaillances et réussissant de la sorte à ramener autour de lui la sécurité. Deux ans plus tard, un retour du mal raviva les alarmes. Plusieurs mois s’écoulèrent dans l’anxiété. Cependant, sous le climat de Cannes, les forces du malade se ressaisirent un peu. Près de lui ses enfants étaient rassemblés. À son chevet veillait surtout une incomparable tendresse, ardente à le disputer à la mort. Un jour l’espoir se raffermit, et les longues angoisses se détendirent en une sorte de confiance. Ce n’était qu’une lueur trompeuse, et le lendemain Paul Thureau-Dangin rendit pieusement son âme à Dieu.
Le 1er mars 1913, les portes de Saint-Sulpice s’ouvrirent devant le cercueil. Lentement il s’avança à travers la nef, toute remplie par les grands et par les humbles, par les riches et par les pauvres, par ceux qui s’absorbaient silencieusement dans leurs regrets et par ceux dont les lèvres murmuraient des prières. Sur l’heure, l’un de vous, Messieurs, a décrit cette affluence des funérailles, et en l’une des plus belles pages qu’ait jamais inspirées l’amitié. Quand le prêtre eut commencé la célébration des Saints Mystères, il parut que le mort assistait une dernière fois au divin sacrifice, tant, dans le vaste sanctuaire, toutes choses parlaient de lui ! À ce banc d’œuvre il s’était assis ; à cet autel il s’était agenouillé ; à ces fonts baptismaux, où il avait lui-même été porté dès sa naissance, il avait conduit ses sept enfants pour les purifier dans l’eau sainte ; au lieu où se dressait le catafalque s’était dressé le catafalque d’un fils, d’une fille ; et ses larmes paternelles étaient tombées là même où d’autres maintenant pleuraient sur lui. Tout le cycle de son existence familiale et religieuse s’était déroulé dans ce temple, en sorte qu’il semblait qu’il y vînt comme en une dernière halte pour prendre congé de la vie. Tout gravait l’émotion, jusqu’à la simplicité des choses, et la grandeur se rehaussait partout ce qu’une modestie voulue avait écarté de pompe. Cependant sous les voûtes résonnaient les prières liturgiques, tantôt terrifiantes comme la perspective du dernier jugement ; tantôt douces et comme berçant la mort, puis montant vers le ciel à la manière d’un hymne, et célébrant, en une vision mystique de renouveau et de lumière, le départ de l’âme chrétienne. De l’église au cimetière une grande foule encore, sans qu’on remarquât trop, chemin faisant, cet égrénement habituel qui est le premier signe de l’oubli des hommes. Sur la tombe, nul discours, mais pas une parole qui ne fût louange ; partout la tristesse et sur beaucoup de visages la douleur. — Pourquoi, Messieurs, cette affluence et cette grande église devenue trop petite ? Pourquoi cet aspect de deuil public ? Pourquoi ces marques de déférence qui eussent étonné, s’il les avait pu voir, celui qui en était l’objet ? À travers l’hommage à votre confrère, je discerne volontiers un autre hommage qui monte plus haut. Par votre sympathie si spontanée, si touchante, si unanime, vous avez voulu marquer qu’il y a quelque chose qui vaut mieux que la popularité, qui dépasse le génie, qui l’emporte sur la gloire. En M. Thureau-Dangin, vous avez voulu honorer — même au-dessus de l’homme de talent — l’homme de bien accompli et rare qui, d’un bout à l’autre de sa vie, dans toutes les conjonctures petites ou grandes, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, n’a connu d’autre guide que sa conscience et a, sans une tache, sans une défaillance, incarné en lui la vertu.