Discours de réception d'Hippolyte Langlois

Le 15 juin 1911

Hippolyte LANGLOIS

Réception de M. Hippolyte Langlois

 

M. LANGLOIS, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le marquis COSTA DE BEAUREGARD, y est venu prendre séance le 15 juin 1911, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

En songeant à l’éminent soldat, au noble personnage qui fut ici le dernier représentant de notre armée de terre, je trouverais trop lourd l’honneur que vous m’avez fait si je n’avais compris, et l’opinion est unanime à cet égard, qu’il s’adresse non à celui que vous avez choisi, mais à l’armée tout entière. Je suis fier de la représenter parmi vous et c’est en son nom que je vous remercie. Cette armée que nous aimons tous si passionnément se recueille, travaille et se prépare en silence à de graves événements toujours menaçants. Le jour où elle devra répondre à l’appel de la Patrie en danger, calme, fière, consciente de sa force, sûre d’elle-même, elle se dressera et hardiment pourra dire : Je suis prête.

Peut-être aussi avez-vous tenu à rendre hommage aux travaux des officiers de ma génération, en admettant l’un des plus modestes dans votre illustre Compagnie d’historiens, de philosophes, de littérateurs, de poètes.

Après nos revers de l’année terrible, dus en partie à notre ignorance de la grande guerre, nous avons dû rechercher dans l’histoire les principes immuables qui ont guidé tous les grands capitaines, nous faire un peu philosophes pour éclairer les faits par la psychologie des chefs et celle des combattants et pour établir les lois de l’évolution tactique qui éviteront à nos successeurs de funestes errements, puis fixer pour nos jeunes camarades les résultats de nos recherches et de nos méditations, créant ainsi une littérature toute spéciale, dont la concision et la clarté nuisent souvent à l’élégance et à la pureté du style.

Enfin un soldat ne doit-il pas être quelque peu poète ? Nous suivons, nous aussi, notre route d’émeraude guidés par une étoile dont la riche couleur est celle du sang versé par nos soldats sur tous les points du globe pour la foi religieuse, pour la civilisation, pour la liberté, pour toutes les idées élevées, sublimes qui germent si facilement dans le sol fécond de notre beau pays de France. Vivant dans un milieu où règne au plus haut degré l’esprit de sacrifice, nous croyons à la grandeur et à la noblesse de l’âme humaine et, comme le poète, jusqu’à l’extrême vieillesse, nous gardons fidèlement cette douce illusion. D’ailleurs est-ce là vraiment une illusion ? Qui donc oserait le soutenir dans cette maison où sont récompensés, chaque année, tant de héros de la Charité et du Devoir ?

Le regretté confrère que je remplace aujourd’hui joignait à ces qualités d’historien, de philosophe, de littérateur et d’artiste bien d’autres encore qui firent de lui un homme de cœur, un homme d’action, un homme de devoir.

C’est dans ce splendide pays de Savoie dont les hautes cimes semblent élever l’âme vers le Ciel que naquit, en 1835, au château de la Motte-Servolex, Albert Costa de Beauregard. Son père était grand-écuyer du roi Charles-Albert qui tint, par égard aux services glorieux rendus pendant plus d’un siècle par la famille Costa à la Maison de Savoie, à être le parrain de l’enfant et à lui donner son nom. Pendant toute sa jeunesse, Albert Costa fut assez rudement traité. On ignorait alors, en Savoie surtout, toutes les délicatesses, toutes les recherches auxquelles on habitue les enfants d’aujourd’hui. Les braves paysannes qui les avaient nourris leur faisaient endosser des chemises d’une grosse toile tissée de leurs mains et des bas tricotés avec la laine de leurs moutons. C’étaient de vrais cilices et, cinquante ans après. M. Costa en gardait encore le souvenir. L’enfant resta peu de temps aux mains des femmes. Encore tout petit, il fut confié à un homme admirable, l’abbé Favre, type de l’attachement que les humbles portaient alors, en Savoie, aux vieilles familles de leur pays.

Deux moyens lui servaient pour se faire obéir : récompenser ou bien punir selon le système d’antan, en maniant une verge qu’il faisait baiser tout d’abord au coupable afin de se donner le temps de frapper sans colère.

Le marquis Léon Costa, père d’Albert, que ses fonctions retenaient souvent à la cour de Turin, exerçait, lorsqu’il revenait au milieu des siens, l’autorité la plus ferme et la plus imposante. Aussi, sa grande bonté n’était pas toujours comprise par ses enfants dont la tendresse demeurait un peu craintive. Leur mère, femme remarquable, chrétienne ardente, mais rigide, considérait que l’éducation a surtout pour but d’apprendre à se priver des aises et des satisfactions de la vie. Toute sa maison se ressentait de cette austérité, jusqu’à la mise de ses fils, qu’elle voulait d’une simplicité dont ils gémissaient.

L’influence de ce milieu sévère où le jeune Costa passa les onze premières années de sa vie et de la splendeur des paysages qu’il eut sous les yeux se fera toujours sentir ; il en gardera l’inflexibilité des principes, la fidélité au Roi et plus tard à la France sa nouvelle patrie, une loyauté à toute épreuve, le sentiment du devoir, la foi religieuse dans sa conception la plus haute.

Il continua ses études au collège des Jésuites où la vie n’était pas moins dure, car la férule n’avait pas cessé d’être en usage. Quelques-uns de ses professeurs l’aimaient passionnément, comprenant que sous les dehors d’un mauvais esprit — on appelle ainsi volontiers l’esprit indépendant —il y avait dans ce frondeur la plus riche nature. D’autres redoutaient son influence sur tout un clan d’élèves qu’il dominait et faisait marcher à son gré. C’était à la fois un tempérament et un caractère.

Cependant, son grand-père Vérac l’attirait souvent à Paris où il trouva, dans un milieu raffiné, fort imprégné de traditions et de distinction, le complément qui fit de lui le plus galant homme du monde, le gentilhomme le plus accompli.

Il puisa enfin les plus beaux exemples dans ses traditions de famille, en particulier dans la vie de son arrière-grand-père Henry, dont il a retracé l’histoire ; cette première œuvre : Un homme d’autrefois, est la plus attachante et celle qu’il semble avoir caressée avec le plus d’amour. Il y a, du reste, une telle analogie entre le héros et son biographe, qu’on se demande si celui-ci n’a pas inconsciemment dessiné son propre portrait.

Le volume commence par une charmante description du château de Villard, avec ses toitures gémissant quand vient la bise, ses fenêtres à croisillons dont les grilles forgées pendent tristement, ses portes à demi pourries, veuves de leurs serrures. C’est là que fut élevé le marquis Henry, au milieu des hôtes de la vieille demeure féodale : son père, sa mère, ses frères et sœurs, l’abbé Baret, le précepteur qui les ensottisait, le notaire Girod, le comte de Murinais, type charmant du conteur d’autrefois, enfin son ami de Saint-Rémy, dont la muse un peu voltairienne scandalisait le bon abbé. « Ces vieilles gens s’adoraient, bien que se querellant tout le long du jour. » Dans cette gentilhommière perdue dans les nuages, on n’était étranger à rien : beaux-arts, philosophie, littérature charmaient tour à tour les longues soirées. Toute cette peinture, qui ne va pas sans une pointe de malice, est un régal pour le lecteur.

À quatorze ans, le jeune Henry est conduit à Paris par son oncle. Son sens artistique est déjà développé. Il visite surtout les ateliers des peintres en renom ; ses propres tableaux y semblent dignes d’intérêt, car, à Villard, élève de la nature seule, il a dans son talent une note toute personnelle. Il apprécie particulièrement Greuze qui le complimente et lui donne des encouragements. Le jeune homme voit Boucher « occupé à bousiller un mauvais tableau qu’il a déjà fait cent fois ». Avec l’immodestie de son âge, il n’est pas tendre pour Vanloo : « J’ai été surpris de le trouver très médiocre peintre. » Peut-être lui garde-t-il quelque rancune : « Vanloo, dit-il, m’a parlé de mes tableaux on ne peut plus sottement. »

Chose curieuse, un voyage à Rome arrête brusquement cette vocation artistique. « J’ai de l’humeur contre le Titien, écrit Henry, je suis enragé contre Raphaël ; ils sont trop au-dessus des hommes pour qu’après eux personne ose tenir un pinceau. » Renonçant alors aux arts, il est séduit par la carrière des armes et devient à dix-neuf ans officier dans le corps des topographes. À vingt-cinq ans, il épouse sa cousine de Murinais, et plus tard se fixe à Genève pour l’éducation de ses enfants. Lorsque survient la Révolution française, il est loin, tout d’abord, d’être hostile aux idées nouvelles. « Qui donc pourrait blâmer de si douces illusions, dit l’écrivain ; c’était ainsi, par son cœur, que le marquis Henry jugeait les événements. » Mais ceux-ci se précipitaient. En 1792, le roi de Sardaigne fut l’un des premiers à entrer dans la coalition contre la France. Pour n’être pas surpris, il fit passer ses troupes en Savoie. Eugène, fils aîné du marquis Henry, âgé de quatorze ans seulement, était depuis quelque temps attaché comme sous-lieutenant à la légion des campements. Son père obtint le brevet de capitaine à la même légion et partit, le cœur déchiré cependant, de voir son fils préféré « risquer ses quatorze ans sur le champ de bataille ».

La retraite qui termina la campagne fut désastreuse ; tous les équipages furent perdus. « Je n’ai pour mon compte, écrit le marquis, qu’un uniforme en loques, une chemise et un bas : Eugène a l’autre ; vous n’avez pas idée des souffrances que nous endurons. » Mais voici la page la plus poignante de cette tragique histoire. Au combat de la Sacarella, le 27 avril 1794, l’enfant, blessé d’une balle à la jambe, tombe dans les bras de son père. « Le petit l’embrasse et lui montre le sang qui s’échappe à flots de sa botte percée. Henry essaie de le mettre debout, l’enfant s’y efforce, mais sa jambe pend inerte. — Je ne puis, dit-il, et il retombe. À quelques pas de là, un rocher les met tous deux à l’abri des balles. Eugène s’était évanoui. Deux soldats passèrent, Henry leur confia son fils et retourna au feu. » Il retourna au feu et y resta jusqu’au soir, malgré le déchirement de son cœur ; il retourna au feu, car là était le devoir.

Le lendemain, lorsqu’il fallut évacuer le blessé, la lutte entre l’affection paternelle et le devoir fut encore plus douloureuse. « Si calme la veille, l’enfant était en proie à une surexcitation affreuse ; il se raidissait en tenant son père embrassé. Le marquis se laissa aller à cette étreinte ; son courage était vaincu. Lui qui, la veille, avait laissé l’enfant pour courir à l’ennemi, était là, faible, désarmé, sanglotant, les lèvres collées sur le front de son fils. Dans cette lutte suprême entre le devoir et la tendresse, le premier l’emporta ; Henry se dégagea des bras de l’enfant et, pendant que celui-ci le regardait étonné, les porteurs avaient enlevé la civière et s’étaient remis en marche. Le marquis baissa la tète et pleura. » Est-il rien de plus beau que le sentiment du devoir poussé à cette limite ?

Le blessé, transporté à Turin, voit avec calme venir la mort et n’a de larmes que pour ses parents qu’il doit abandonner. Son vieux domestique porte au marquis la triste nouvelle. Quelle admirable page sur le désespoir de ce malheureux père dont la raison s’enfuit, car rien ne le garde plus de la folie... « À cette exaltation, succéda un état, de souffrances moins aigu. Henry était plus calme ; sa foi, anéantie comme l’avait été sa raison dans cet effondrement de lui-même, se réveillait et se glissait en son cœur, pareille au rayon de soleil qui se faufile dans les ruines. » Comment résister à un sentiment de profonde admiration devant cette foi ardente et sincère qui glisse un rayon de soleil dans une âme à ce point désespérée ?

Le marquis est fou de douleur : sa femme le rappelle instamment ; il peut partir, car il sert comme volontaire. Mais non, le devoir est encore le plus fort ; non seulement il reste à l’armée, mais il y appelle son second fils, Victor.

Deux années passent. Il est adjoint au général de La Tour pour traiter avec Bonaparte au sujet d’un armistice et des préliminaires de la paix ; le vainqueur impose des conditions fort dures ; dans l’entrevue qui a lieu, la nuit, à Cherasco, rien ne peut fléchir sa rigueur ; aux plaintes des commissaires, Bonaparte, coupant court à la discussion, tire sa montre et dit : « Messieurs, je vous préviens que l’attaque générale est ordonnée pour deux heures du matin et que si je n’ai pas la certitude que Coni sera remis entre mes mains avant la fin du jour, cette attaque ne sera pas différée d’un moment. Il pourra m’arriver de perdre des batailles, mais on ne me verra jamais perdre des minutes par confiance ou par paresse. » Les conditions de la suspension d’armes furent immédiatement rédigées et signées.

Combien est délicieuse la scène de la rencontre du marquis Henry et de sa femme, après la campagne. Quatre années de douleur et de fatigue les ont vieillis ; l’un et l’autre sont méconnaissables. « Heureusement, dit M. Costa, il en est de l’amour comme de tant de choses, charmantes à leur printemps, nobles et belles seulement à leur automne. »

Ce qui frappe dans Un homme d’autrefois, c’est le charme et la vérité des descriptions ; on y reconnaît le don d’observation du penseur et le talent de l’artiste. Par exemple, le tableau du printemps dans les Alpes est saisissant de vérité pour tous ceux qui connaissent et aiment la montagne. La silhouette du factionnaire qui, par un froid rigoureux, les pieds dans la neige, veille sur le sommeil de ses camarades a la force et la précision d’un dessin de Raffet. Ce soldat, l’auteur l’a vu en 1870 et l’a croqué d’après nature.

 

Ces qualités maîtresses se retrouvent dans son œuvre la plus considérable, qu’il a consacrée à la jeunesse et aux dernières années du roi Charles-Albert. Ce furent encore les riches archives de sa famille qui lui en fournirent les principaux éléments ; en effet, deux Costa, Silvain son grand-oncle et le marquis Léon, son père, servirent successivement auprès du roi, en qualité de grand-écuyer. Dans cet ouvrage, l’action est fréquemment coupée d’anecdotes et de citations. Mais, comme le dit l’auteur, il a voulu faire une étude de psychologie ; rien ne pouvait l’attirer davantage que la personnalité du Roi Mystère, ainsi que l’appelaient ses contemporains. Nul n’avait encore osé toucher à cette « conscience royale faite de rêves, de réalité, d’élans, de calculs, de remords, de présomption ». M. de Beauregard eut l’audace de le tenter et a réussi dans une entreprise particulièrement délicate.

L’écrivain n’atténue pas les défaillances de son héros, mais en psychologue, il en cherche les causes.

Descendant d’une famille fort attachée au principe de l’autorité absolue du roi, mais fils d’un père et d’une mère qui, dès le début de la Révolution, y adhérèrent publiquement, vivant à une époque « où le passé et l’avenir se livraient, comme on l’a dit, un combat désespéré », le roi Charles-Albert eut toute sa vie l’âme tiraillée entre deux aspirations qui expliquent ses contradictions et ses contrastes, ses indécisions qui le firent appeler, dans un pamphlet, le roi tâtonneur, et ses irrésolutions que l’Italie paya si chèrement.

D’autre part, il perdit son père de très bonne heure ; sa mère remariée l’abandonna presque entièrement et son beau-père fut extrêmement dur à son égard. « L’enfant, à douze ans déjà, refoulait au fond de son cœur tendresses et colères. Il n’aimait personne et personne ne l’aimait. » D’où cette profonde tristesse que les désillusions ne firent qu’augmenter.

Son éducation, à peine ébauchée à Paris, fut confiée à Genève à un maître fort imbu des doctrines de Rousseau qui firent sur cette nature maladive, nerveuse et vibrante une impression « fausse et désolée. Dans le vide de toute vérité définie, écrit M. Costa, l’âme de l’enfant se cramponna à je ne sais quelle religiosité sentimentale que l’âge et l’expérience firent peu à peu dévier vers le plus extraordinaire mysticisme qui fut jamais, où l’enfantine crédulité du moyen âge s’alliait au plus douloureux pessimisme de nos jours. »

Puis la calomnie, la persécution, firent de Charles-Albert « un homme de douleur». Dans les dernières années de sa vie, aucun rayon de joie ou d’espérance ne pénétra dans ce cœur meurtri. À certaines heures, il cherchait dans l’excès d’une souffrance physique un dérivatif à ses souffrances morales : « Sa raison n’était plus alors de force à résister à la pression d’une fantasmagorie religieuse. » Le Roi en était arrivé à prêter l’oreille aux prédictions d’une visionnaire avant de prendre les décisions les plus graves, comme la déclaration de la guerre ou la conduite des opérations militaires. Le peintre, on le voit, malgré sa respectueuse dévotion envers le Prince, ne flatte pas son modèle.

Par contre, M. Costa a trouvé les plus beaux accents pour célébrer le courage du soldat qui, après l’assaut du Trocadéro, où il marchait en tête des grenadiers français, portant en ses mains leur drapeau, reçut des troupiers eux-mêmes une paire d’épaulettes de laine, en souvenir de sa brillante conduite. Trente-six ans après, nos zouaves ne devaient-ils pas, après Solferino, offrir à son fils, le roi Victor-Emmanuel, les galons de caporal ?

Mais ce qui fit la véritable grandeur de ce roi, ce fut la pensée dominante de sa vie : l’affranchissement de l’Italie par la maison de Savoie et sous son autorité : « son idée était italienne et anti-révolutionnaire », et il la poursuivit jusqu’à s’immoler lui-même. « Il faut qu’un homme meure pour tous », disait-il. La mort qu’il cherchait sur le champ de bataille ne voulut pas alors de lui.

Après les désastres de la campagne contre l’Autriche, vaincu, déçu, accusé de trahison par ceux-là mêmes qui l’avaient le plus poussé à une guerre dont l’issue n’était pas douteuse, il abdiqua. La scène de l’abdication, dont M. Costa nous fait comprendre la profonde tristesse, est une des plus belles pages de l’ouvrage. Il en est une cependant plus émouvante encore, c’est le récit de la mort héroïque de ce monarque, exilé volontaire, qui, en s’éteignant, s’écriait encore : « L’Italie ne saura jamais ce que j’ai fait pour elle. »

En fermant ces deux volumes, grâce au talent pénétrant de l’écrivain, nous restons sous une impression de pitié compatissante à l’égard de ce prince dont la fatalité fit un martyr et dont l’âme, parfois, s’éleva jusqu’au sublime.

 

Si l’on excepte, des ouvrages de M. Costa, Prédestinée et quelques articles de journaux et de revues où l’auteur montre la souplesse de son style et la variété de son talent, ses œuvres sont uniquement consacrées à l’histoire.

Sa méthode est très personnelle : une documentation que lui seul pouvait se procurer met en ses mains les éléments d’une narration qui a tout le piquant d’un témoignage contemporain ; puis, dans la recherche des causes et des conséquences des faits, il se laisse guider par ses ardentes convictions religieuses qu’il voudrait faire partager à tous.

Peut-on critiquer l’historien qui tire, d’événements exactement rapportés, des conclusions conformes à ses opinions, à ses idées, à ses croyances ? Catholique fervent, M. Costa voit l’intervention incessante de Dieu dans toutes les actions des hommes et dans la vie des nations. Il en résulte une sorte de fatalisme qui, toutefois, n’exclut pas le libre arbitre et ne touche point à la conscience humaine, mais qui peut consoler les malheureux de leurs peines. Ses héros sont des êtres de douleur dont l’histoire nous laisserait sous une pénible impression, si M. Costa ne nous les montrait tous animés de cette foi qui ouvre l’âme à la suprême espérance des célestes et immortelles félicités. Aussi, en tournant la dernière page de chacun de ces récits, on reste pénétré d’une douce mélancolie qui ne manque ni de grâce ni de poésie.

Le talent de l’écrivain est caractérisé par la vigueur des portraits et la sincérité des descriptions. Ses portraits sont tracés en quelques traits nets et vigoureux, d’où sort instantanément une image vivante : on dirait des eaux-fortes de Rembrandt, avec leur vive opposition d’ombre et de lumière.

Les mieux dessinés sont ceux du duc de Savoie, dans l’Histoire de Charles-Albert, du duc d’Enghien, du duc de Berry, de Louis XVIII dans les Souvenirs du comte de la Ferronnays ; de Victor-Amédée et du marquis d’Orméa, dans l’Envers d’un grand homme ; de Louis XI et de Yolande de France dans Loyse de Savoie ; enfin, dans le Mariage de la duchesse de Berry, celui de Bugeaud, un peu sévère, cependant.

L’artiste se révèle surtout lorsqu’il décrit un paysage ; ce n’est plus alors un dessin à la plume qu’il nous offre, mais bien un tableau complet où se marient harmonieusement toutes les couleurs d’une riche palette. Comme dans la nature, les tons changent avec les régions, avec les heures du jour, avec les événements eux-mêmes, car l’écrivain voit ce qui l’entoure avec les yeux émus d’un des acteurs du drame qu’il fait jouer devant nous.

D’ailleurs, M. Costa n’était pas seulement un artiste dans ses écrits ; il modelait et sculptait ; on lui doit même l’une des figures du monument élevé à Chambéry à la mémoire du président Favre.

Dans ses ouvrages littéraires, n’apparaissent pas seulement l’artiste et l’historien, mais aussi le philosophe et l’homme d’action. Ses récits sont coupés de réflexions et de pensées, souvent très personnelles, toujours exprimées en un style à la fois sobre et élevé. Sa philosophie se complaît volontiers à nous montrer les plus jolies fleurs sortant d’un sol arrosé de sang humain : ce contraste de la nature toujours souriante et des horribles luttes de l’humanité lui inspire quelques-uns de ses plus beaux morceaux. Charles le Téméraire fait pendre toute la garnison de Granson qui s’en remettait à sa miséricorde. « Depuis cette horrible pendaison, écrit le marquis, le ciel continue d’être bleu sur le château, le lac continue d’en caresser amoureusement les murailles ; les vignes continuent de verdoyer, les prairies de fleurir à l’entour. Rien n’est impressionnant comme cette indifférence de la nature devant les scélératesses humaines. »

L’homme d’action se reconnaît partout, particulièrement dans la rapidité avec laquelle il conduit les scènes auxquelles il nous fait assister. Avec lui, les événements se déroulent, pour ainsi dire, au pas de charge : aucun détail inutile ne détourne l’attention : tous les mots, toutes les expressions mettent en lumière un point caractéristique, qu’il s’agisse de décrire le choc de deux armées, ou une horrible scène de guerre civile, ou d’analyser les combats intimes qui se livrent dans une âme en proie à des passions contradictoires.

Je ne puis laisser l’écrivain sans dire quelques mots de sa dernière œuvre, Amours de Sainte ; elle diffère des autres par un style volontairement suranné, par une langue empreinte d’archaïsme et par ce fait exceptionnel que, des trois tableaux de ce triptyque, l’un est illuminé de soleil.

Amours de Sainte nous reporte au XVe siècle ; c’est l’histoire, merveilleuse comme une légende, de Loyse de Savoie, fille du très vertueux duc Amédée et de Yolande de France. Dans ses plus jeunes années, l’enfant est toute en Dieu : « sa sainte âme est faite à la fois de mysticisme et de chevaleresques vertus ». Ayant perdu son père de très bonne heure, Loyse dut suivre dans ses nombreuses aventures son ambitieuse mère, alternativement bourguignonne et française. Nous les voyons toutes deux prendre part à la malheureuse expédition de Charles le Téméraire contre les Suisses ; soupçonnées de trahison par le vaincu de Granson et de Morat, elles sont ses prisonnières dans un château près de Dijon ; elles s’échappent, se réfugient à la cour de Louis XI et retournent enfin en Savoie où Yolande finit sa vie si tourmentée.

Pendant cette première période, pendant ce roman de geste, la Sainte se consacrait tout entière aux œuvres de piété et la vie religieuse l’appelait impérieusement. Cependant, « elle avait énamouré de sa belle grâce messire Hugues de Chalon, le plus accompli des chevaliers du pays de Bourgogne ». Après une longue lutte intérieure, elle ne resta point insensible aux mérites du jeune héros. « C’est ainsi, dit M. Costa, que ce petit cœur virginal, qui si droit s’en allait à Dieu, reprit un jour le chemin de la terre. » Alors commence le deuxième acte, l’idylle : « Loyse et Hugues s’aymèrent autant que créatures humaines peuvent s’aymer. Quand son seigneur l’appelait, lors elle accourait et encordellait son bras dans celui de son très-aymé, si bien qu’Hugues était pareil à ormeau lacé de lierre. » Malgré cet amour humain, Loyse avait conservé son exaltation religieuse que partageait son époux tous deux n’aspiraient qu’à mourir, car, disait-elle, « on ne peut jouir d’éternité que par passage de mort ». « Incompréhensibles, n’est-ce pas, dit le marquis, ces heureux qui voulaient mourir ? »

La mort ne prit que l’un d’eux, Hugues. Après dix années, c’en était fait de l’idylle. Loyse ne voit alors que le cloître tant désiré dès sa première enfance, « elle y va languir, éperdue, abîmée dans l’amour divin, jusqu’au jour si attendu où son âme haletante de désir s’échappe de ses lèvres en un murmure qui se perd dans la nuit comme un dernier chant d’amour ».

Ne voudrait-on pas voir cette touchante histoire écrite sur parchemin, en lettres gothiques et richement ornée de ces naïves enluminures de l’époque ? C’est l’œuvre la plus gracieuse, la plus poétique de M. Costa de Beauregard.

 

Il faut maintenant montrer eu lui l’homme de devoir, le soldat, le chef intrépide, l’entraîneur d’hommes. Son père, le marquis Léon, lors de l’annexion de la Savoie à la France avait renoncé à suivre son Roi, « dont le cheval, suivant sa propre expression, se tournait vers Rome ». Au moment où il refusait un siège au Sénat français, il dit simplement : « Je désire que mes enfants servent la France avec honneur et dévouement. » Nous allons voir comment il fut obéi.

Je rappellerai d’abord ce que furent en tout temps les troupes de Savoie que nous allons retrouver sur les champs de bataille de 1870 et 1871.

Constamment en lutte contre les rigueurs de la nature, vigoureux, d’humeur belliqueuse, les Savoyards ont toujours fait d’excellents soldats, courageux, disciplinés, dévoués, fidèles à leurs chefs.

La Brigade à la Cravate Rouge, comme on l’appelle dans le pays, acquit une grande réputation dans la guerre de l’indépendance italienne en 1848 et 1849. Les Savoyards prirent une part glorieuse à nos guerres de la Révolution et de l’Empire : la légion des Allobroges, sous les ordres de Desaix, fit des prodiges de valeur ; les bataillons des volontaires du Mont-Blanc eurent le même destin et partagèrent la même gloire.

Nous retrouvons encore à nos côtés les bataillons de Savoie au siège de Sébastopol, puis en 1859, où ils s’illustraient particulièrement à la journée de Solferino.

La Savoie produisit des officiers comme Desaix, Curial, Pacthod, Chastel, Dupas et combien d’autres encore qui se battirent dans nos rangs. Enfin, en 1870, elle scella définitivement de son sang son pacte d’annexion à la France, pacte consacré par un vote unanime, unique peut-être dans l’histoire ; elle fournit à nos armées, outre son contingent régulièrement incorporé, 27 bataillons et 3 batteries de mobiles ou de mobilisés. M. Costa commanda le 1er bataillon de mobiles de la Savoie formé au mois d’août à Chambéry, d’où il partit le 24 septembre pour l’armée de la Loire. Il remplaçait ainsi parmi nous l’un de ses frères tué à Sedan.

Le nouveau commandant, grand, robuste, avec ses traits énergiques et martelés, son œil vif et perçant, son menton saillant et bombé, son grand air, impose à tous confiance et respect, car on sent en lui une volonté peu commune. Comme son arrière-grand-père, il compte dans l’armée battue, c’est-à-dire dans celle qui souffre le plus cruellement ; comme son aïeul, il se plaint, non pour lui-même, car son caractère fortement trempé le rend insensible à toutes les misères, mais pour ses hommes. « Pauvres soldats, écrit-il, ils sont éreintés, morts de faim, sans souliers, sans vêtements. » Costa aime ses troupiers qui « sous son commandement ont appris à manœuvrer, à tirer et à marcher comme de vieilles bandes» ; aussi, avec quelle juste fierté il raconte que son bataillon a été acclamé à Orléans par des officiers au cri de : Vive Savoie ! Pour ne pas le quitter, il refuse le grade de lieutenant-colonel que lui offre le général de Polhès. « Quels hommes que les miens ; s’ils m’aiment, je le leur rends bien », et il ajoute : « Combien ces gens-là valent mieux que nous ! Leur patience en ferait des saints, s’ils ne juraient pas comme des parpaillots. »

Dans cette première partie de la campagne où le bataillon ne fit que des marches et des contremarches qui lui paraissaient toujours sans but, et où il n’eut pas l’occasion de se battre, la fièvre et la dysenterie firent de nombreuses victimes. « J’aurais pleuré de désespoir, dit M. Costa, en voyant mes pauvres soldats. Enfin, advienne que pourra ; devant Dieu et devant les hommes, j’aurai fait mon devoir en chrétien et en gentilhomme. Notre pauvre blason sera intact ; c’est, comme disait le grand-père, la seule chose qui nous restera. »

Le 3 décembre, le bataillon, chargé de protéger la retraite, prit part au combat de Neuville ; il y subit une épreuve redoutable pour des conscrits, car les adversaires se trouvaient face à face à trente mètres les uns des autres. Puis vint la marche sur Vierzon, dans les plus pénibles conditions matérielles. « Je suis depuis vingt-cinq jours sans bagages, c’est-à-dire sans chemises, sans vêtements de rechange, tout a été pris. » Quelle analogie avec la situation du marquis Henry et de son fils Eugène, qui n’avaient qu’une paire de bas pour eux deux.

C’est à Vierzon que se place l’un des incidents les plus touchants de la campagne. C’est la nuit de Noël, le bataillon, est aux avant-postes ; jamais la température n’a été aussi basse ; défense de faire du feu ; les hommes sont couchés, serrés les uns contre les autres ; ils sont trop las pour dormir ; des paquets de neige tombent des arbres et peu à peu les couvrent d’un linceul. L’aumônier du bataillon, pour relever le moral, improvise un autel éclairé de deux petites bougies : « J’ai vu alors, pour entendre cette messe qui allait être dite si près des grand gardes prussiennes, mes soldats se lever spontanément. Je les ai vus, attirés comme des phalènes par la vacillation de ces petites lumières inattendues, s’approcher, s’agenouiller tête nue sous la bise qui emportait à travers la nuit les alléluias de l’abbé. Puis je les ai vus se relever vaillants quand, après les avoir bénis avec l’hostie sainte, l’abbé les congédia sur cet héroïque adieu : « Sachons souffrir, mes enfants, sachons mourir s’il le faut pour sauver la France. »

Le bataillon de Savoie est ensuite désigné pour faire partie de l’armée de Bourbaki au 15e corps ; il est dirigé sur Clerval et passe en wagon trois jours et trois nuits par le froid le plus rigoureux ; mais un calice plus amer encore va s’offrir à lui.

À la bataille de la Lisaine, le 15e corps occupe la droite de l’armée française. La brigade Minot, dont fait partie le bataillon de Savoie, ne donne pas dans la journée du 15 janvier. La nuit du 15 au 16, passée sous bois par une température glaciale, est horrible pour toutes les troupes. « La terre, le ciel, les arbres semblaient morts de froid. La faim est en train d’achever ces malheureux quand enfin le clairon sonne : les voilà émergeant de la neige que les dernières chaleurs de leurs corps ont changée en boue noire. Elle regèle maintenant, elle couvre d’écailles le visage, les mains, les guenilles des hommes. Ils reprennent leurs fusils quand même et reforment les rangs. »

Toute la matinée, on marche lentement, en partie sous bois ; puis, vers deux heures du soir, ordre est donné d’attaquer le village de Béthoncourt. Le bataillon est alors arrêté à la lisière d’un bois ; les hommes reçoivent à genoux l’absolution de l’aumônier, puis, en avant !

Pour bien comprendre l’héroïsme de ces braves, il faut avoir vu le terrain sur lequel va se passer l’action. En sortant du bois, l’attaque doit parcourir une plaine de 800 mètres de longueur qui se termine à la Lisaine, petite rivière peu large, mais profonde et fortement encaissée dont les pionniers allemands ont brisé la glace qui aurait pu servir de pont ; au delà, sur la rive gauche, le talus du chemin de fer, garni de défenseurs, plus en arrière, le village de Béthoncourt. Sur la rive droite, les Allemands tiennent encore le hameau du petit Béthoncourt, fortement organisé et, à deux cents mètres environ du bois, le cimetière. La marche se fait d’abord sans qu’on entende un coup de fusil, mais, dès que la première ligne arrive avec sa droite à hauteur du cimetière, elle se trouve brusquement exposée aux feux de face, partant de la voie ferrée, d’enfilade du cimetière, d’écharpe du petit Béthoncourt et de trois batteries placées sur les hauteurs qui dominent Montbéliard ; les quatre compagnies de deuxième ligne débouchent à leur tour et le bataillon tout entier, mais seul, marche sans soutiens, sans l’appui de l’artillerie qui a épuisé ses munitions, sans moyens de passage sur la rivière, car rien n’a été prévu ; il avance crânement, semant la plaine de ses morts et de ses blessés.

Le général, après avoir essayé en vain de le soutenir, fait sonner la retraite ; le bataillon de Savoie n’entend pas et progresse toujours ; quelques hommes atteignent la Lisaine et s’y jettent bravement ; ils s’y seraient noyés sans le courage du capitaine de Cordon et du lieutenant Hugard qui les tirent de l’eau sous une pluie de feu ; le lieutenant tombe percé de trois balles à la fois, le capitaine blessé lui-même se retire sans hâte quand la sonnerie de la retraite parvient enfin à ses oreilles.

Deux cent cinquante mobiles, dont soixante-dix morts, restent étendus sur la neige. Le commandant Costa est atteint l’un des derniers d’une balle au pied. Il s’affaisse à côté d’un soldat grièvement blessé lui-même ; celui-ci se redresse alors pour couvrir le commandant de son corps, lorsqu’une nouvelle balle le fait rouler lourdement sur le sol.

L’homme capable d’inspirer de pareils dévouements, capable de faire accomplir à ses troupes de telles actions d’éclat est, on peut l’affirmer, un véritable chef, et je donne à ce mot de chef l’expression la plus haute et la plus fière. Relevé par les ambulanciers prussiens, Costa est reçu dans Béthoncourt par un colonel allemand qui lui demande si c’est lui qui a mené l’attaque ; sur sa réponse affirmative, il lui tend la main que serre volontiers le commandant. Ce geste fait honneur au vainqueur et au vaincu.

Costa n’a-t-il pas de la sorte largement gagné la croix de la Légion d’honneur que lui valut le brillant fait d’armes accompli en cette journée ?

Alors commence une autre odyssée, douloureuse aussi, la captivité. La marquise vient bravement la partager avec son mari, sous la surveillance d’un officier allemand, sans tact, sans délicatesse, comme il n’en existe heureusement qu’à l’état d’exception dans les armées des nations civilisées. La scène suivante peint l’homme. Costa, sortant de l’hôpital, doit se présenter au major, officier du même grade que lui. Entrant, péniblement appuyé sur ses deux béquilles, il ne peut ôter le chapeau qui remplace le képi laissé sur le champ de bataille. Le major s’exclame, furieux : « En Allemagne, Monsieur, quand on entre chez un supérieur (chez un supérieur !), il est d’usage d’enlever sa coiffure. »

— « Cet usage a même pénétré chez nous, lui répond Costa, mais quand un blessé est obligé de s’appuyer sur deux béquilles pour ne pas tomber, il lui est difficile d’en tenir compte. Soyez tranquille, Monsieur, vous serez satisfait. » Ce disant, d’un brusque mouvement de tête, il fait rouler son chapeau aux pieds de l’Allemand qui se mord les lèvres et le ramasse.

Costa était en captivité lorsqu’il fut élu député : quand le blessé de Béthoncourt, encore appuyé sur ses béquilles, fit son entrée à l’Assemblée nationale, il y eut sur tous les bancs un frémissement patriotique, toutes les mains se tendirent vers lui. Pendant ses cinq années de députation, il prit rarement la parole ; cependant, l’un de ses discours électrisa toute la salle. Un député des Alpes-Maritimes, dans un banquet qui eut lieu à Nice pendant les vacances parlementaires, avait exprimé la conviction qu’un jour prochain cette cité reviendrait à sa vieille patrie l’Italie. À la séance de rentrée, M. Costa, indigné, prononça ces paroles mémorables « Il ne peut entrer dans la pensée de personne que la Savoie ou ses représentants soient solidaires de ce qui vient de se passer à Nice. À ces aspirations anti-françaises, nous avons, nous, à opposer l’affirmation de notre patriotisme. Nous pouvons être divisés d’opinion, en Savoie, — hélas ! nous le sommes, — mais devant Dieu comme devant le pays, j’affirme qu’aujourd’hui, comme pendant la funeste guerre de 1870, républicains et monarchistes se rallieront toujours au cri de : Vive la France ! »

Depuis lors, les Savoyards qui disaient, au moment de l’annexion : « Nos cœurs vont où coulent nos rivières », nous sont restés d’une inébranlable fidélité.

Quelles réflexions n’amène pas dans nos esprits le rapprocheraient entre la Savoie qui s’est volontairement donnée à la France et d’autres provinces violemment arrachées à leur véritable patrie. Dans la première, le cinquantenaire de l’acte qui l’unit à nous fut un jour de sincères manifestations de joie ; pour les autres, un tel anniversaire ne sera fait que de tristesse et de deuil.

À l’expiration de son mandat, M. Costa se retira de la politique dont l’orientation devenait contraire à ses idées, à ses aspirations, à ses espérances, mais il resta profondément français. Dans un dîner, la reine Marguerite, montrant à M. Costa de Beauregard la place occupée par l’ambassadeur d’Italie, lui dit : « Eh bien, mon cher marquis, si au moment de la réunion de la Savoie à la France vous aviez opté pour l’Italie, vous seriez assis où est assis le comte Tornielli. — Ambassadeur d’Italie, fit en s’inclinant le marquis, ce m’eût été un trop grand honneur et je remercie Votre Majesté de ses regrets, mais je me contente d’être un vétéran français. »

À partir de ce moment commence sa vie littéraire ; son regard est alors toujours tourné vers la Savoie et vers les siens qui ont si fidèlement servis.

 

Sa physionomie serait incomplète si j’oubliais l’homme de bien, l’être de bonté qu’il fut toute sa vie. Lors du quarantième anniversaire de Béthoncourt, l’un des survivants du bataillon de Savoie rappelait que, pendant les plus durs moments de la campagne, mystérieusement, le marquis Costa savait trouver des vivres, louer des charrettes pour transporter les malades, des maisons pour les recevoir. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessa de pratiquer la charité. « Comme sur les plateaux d’une même balance, écrivait-il, la Charité met d’un côté la souffrance et de l’autre la pitié, et soudain les deux plateaux se trouvent au même niveau. » Il apportait des soulagements à tous les déshérités des faubourgs, mais sa préférence était pour les petits, pour l’enfant du peuple, pour le gamin « pas plus haut que ça », disait-il en montrant sa canne, pour le petit être abandonné de tous, usé par la misère, qu’il essayait d’arracher à ces vices qui conduisent infailliblement au crime. Combien a-t-il sauvé de ces malheureux !

Soldat dans l’âme, il eût voulu tomber sur le champ de bataille, sous les balles de l’ennemi. Son vœu ne fut pas exaucé : au moins la mort vint le prendre brusquement, sans souffrance, sans angoisse, sans terreur ; il s’éteignit dans les bras de celle qui lui avait conservé sa plus tendre, sa plus solide affection et, aussitôt, les traits de son beau visage prenaient une incomparable sérénité.

En jetant un coup d’œil d’ensemble sur la vie du marquis Albert, on est frappé de la puissance de l’atavisme dans cette belle race des Costa. De ses ancêtres italiens, il avait la finesse, la pénétration, la vivacité d’impression ; de son arrière-grand-père, l’héroïsme, le sens artistique et le plus vif sentiment du devoir ; de son père, la rigidité des principes, l’amour des études historiques et l’extrême bonté ; de sa famille maternelle enfin, les qualités du gentilhomme français le plus raffiné.

Il échappe, pour ainsi dire, à la critique, car il semble avoir concentré en sa personne les vertus de ses aïeux sans en avoir gardé les défauts. Aussi, l’un de vous, Messieurs, au dire du marquis de Beauregard : « Saint-Simon eût aimé à faire son portrait pour ce qu’il avait de pittoresque et éprouvé secrètement un peu de chagrin de le faire parce qu’il n’y aurait eu en lui matière suffisante à épigramme. » Bien moins que Saint-Simon pouvais-je trouver matière à épigramme en cette figure de M. Costa ; aussi ai-je simplement essayé de la montrer telle que je la vois, rayonnante de beauté morale.