Réception de Émile Picard
Monsieur,
Il arriva certain jour qu’un candidat fut reçu en même temps premier à l’École polytechnique et premier à l’École normale. Qu’allait-il choisir ? Le monde universitaire attendit sa décision avec anxiété. Dans la presse, on se partagea. La rue Descartes a le prestige militaire, disaient les uns : elle mène à tout... Pas plus que la rue d’Ulm, répliqua un journaliste célèbre. Et il appuyait son avis d’une statistique : « Voyez, disait-il ; parmi les anciens normaliens on compte aujourd’hui deux médecins, un fabricant de conserves alimentaires, un chef de services des messageries maritimes, deux membres du corps de la marine, un vérificateur de la ville de Paris, deux colons, un vaudevilliste, un père jésuite et un oratorien... » Rien qu’à cette énumération, Monsieur, vous avez compris qu’elle est fort ancienne. Jean-Jacques Weiss, qui en est l’auteur, compléterait aujourd’hui sa liste de normaliens évadés en ajoutant : un président du Conseil devenu président de la Chambre, un président de la Chambre devenu président du Conseil, quantité de ministres actuels ou passés, nombre de hauts fonctionnaires de la République, et, ce dont notre Compagnie a le droit de s’enorgueillir, un membre de l’Académie française sur quatre et un candidat sur deux. Ce n’est plus même à condition d’en sortir que l’École normale mène à tout. Il suffit d’y entrer.
L’athlète scientifique deux fois couronné n’était donc pas vous, Monsieur. C’était un mathématicien considérable qui plus tard fut votre maître : Gaston Darboux. Vous deviez, en 1874, renouveler son exploit, ou peu s’en faut. Je confesse que la presse s’en désintéressa ; d’autres soucis la préoccupaient. Mais l’émoi ne fut pas moins vif dans le haut enseignement. Vous hésitiez : Pasteur vous décida, paraît-il, en invoquant l’intérêt de la science pure. Ceux qui, comme l’illustre homme d’État auquel vous succédez, ou comme le directeur éphémère qui vous reçoit aujourd’hui, ont porté l’épée à poignée dorée et le claque à cocarde tricolore, l’ont, certes regretté pour l’honneur de leur berceau intellectuel. Tout en s’inclinant devant l’autorité de Pasteur, ils maintiendront qu’un polytechnicien peut être un géomètre inégalable ; être, par exemple, Henri Poincaré... D’ailleurs, Monsieur, consultez votre mémoire psychologique. Pour vous déterminer, un innocent amour-propre ne se ligua-t-il point avec l’influence de Pasteur ? Vous étiez reçu premier à l’École normale ; à l’École polytechnique, vous n’étiez admis que second. Gageons que parmi vos camarades du Lycée Henri IV ceux qui, cette année-là, entrèrent à l’École polytechnique murmurèrent : à Premier rue d’Ulm, second rue Descartes : le coup est régulier. » Mais ils n’exprimaient ainsi que leur dépit de perdre un major tel que vous.
Vous aviez dix-huit ans lorsque vous fîtes ce choix mémorable. Votre enfance, votre adolescence avaient été heureuses et studieuses. C’est en version grecque et en vers latins que d’abord vous excellâtes : votre professeur de lettres, M. Poyard, admirait et citait vos distiques. Rien d’étonnant à cela. L’art d’Euclide pourrait aussi bien se dénommer la Géométrique, comme on dit la Mathématique : et dans Géométrique, il y a métrique. La poésie est science de nombres. Ce fut en seconde seulement que votre vraie vocation se décida. La langue souple, concise, universelle de l’Algèbre vous fut soudain révélée. Ce jour-là, le distique latin dont vous aviez écrit déjà l’hexamètre resta en suspens, et, au bout de votre plume infidèle, le pentamètre fut tout surpris de s’être changé en équation.
Les duretés du siège ne retardèrent point le progrès de vos études, mais les suites de cette épreuve vous ravirent votre père, lequel fabriquait de belles étoffes avec une soie qui n’était pas encore artificielle. Une mère intelligente et consciente de ses devoirs, une vraie Française, continua de veiller sur votre développement intellectuel. Elle avait prévu pour vous une carrière commerciale mais elle céda devant vos aptitudes, vos succès, et les adjurations de vos maures. Elle en fut tôt récompensée. Bachelier ès lettres en 1872, bachelier ès sciences en 1873, vous lui donnâtes en 1874 la double joie que j’ai dite. Elle sanctionna votre préférence : niais je suis bien sûr qu’au fond de son cœur elle regretta pour vous, quelque temps, l’uniforme simple et coquet que votre prédécesseur, Monsieur, avait mené jusque sur les barricades.
Abordant cette époque de votre vie, je ressens déjà les premières atteintes d’un embarras qui ira croissant à mesure que j’avancerai. Car à peine allez-vous être installé dans votre « turne » de Normalien (c’est ainsi, n’est-ce pas, qu’on désigne à Normale ce qu’à Polytechnique on appelle une salle), à peine installé, vous allez commencer à composer et à présenter des Mémoires ; et dès lors vous ne cesserez pas d’en composer infatigablement tout le long de votre carrière éclatante et laborieuse. Or, ce mot de Mémoires, qui pour les lecteurs futiles évoque tant de récits pittoresques, piquants, voire même galants, signifie, pour un savant comme vous et pour vos savants confrères, le plus austère enchaînement de démonstrations et de formules. Par exemple, le premier de ces Mémoires, celui qui vit le jour à l’École normale, a pour sujet ce que vous nommez en votre langue hermétique : les « complexes de droites ». Un autre, peu de temps après, illustre « la seule surface algébrique dont toutes les sections planes sont unicursales... » La plus faible voix parlant sous cette coupole, retentit jusqu’aux extrémités du monde. Auditeurs ou lecteurs des paroles prononcées aujourd’hui, combien sont en état d’évaluer l’importance ou même de connaître la nature de ces belles études qui s’appellent : « Théorèmes sur les fonctions entières ; théorèmes sur certaines équations linéaires à coefficients doublement périodiques ; fonctions hyperfuehsiennes et hyperabéliennes ; surfaces hyperelliptiques, etc. ?... » Et si je me contente de les énumérer, n’aurais-je pas trahi, par prétérition, votre renommée et mon devoir ?
Ah ! Monsieur... que vous m’avez ainsi valu de soucis, et, par ricochet, d’impatiences ! Les soucis étaient bien de votre fait, par la hauteur même de vos conceptions. Les impatiences m’étaient surtout causées par les gens qui, sachant mon privilège de vous recevoir, me disaient avec un fin sourire : « Voilà votre affaire, vous qui êtes aussi un mathématicien !... » Les profanes !’ Ils s’imaginaient qu’on peut comparer à un prodigieux investigateur, tel que vous, des sommets de la Mathématique, l’élève qui s’est péniblement hissé jusqu’aux plus accessibles contreforts ! C’est à peu près comme si on disait à un canonnier de deuxième classe : « Toi qui t’y connais, tu vas prendre le commandement de l’artillerie divisionnaire... »
L’humble canonnier n’entend point les calculs de balistique, mais cela ne l’empêche pas d’aimer, et, plus tard, rentré dans la vie civile, de se rappeler avec émotion, avec dévotion, la pièce dont il fut servant, « sa pièce », comme il dit ! Pareillement, transfuge depuis de longues années des spéculations qui occupèrent, ainsi que la vôtre, mon adolescence, je garde à la Science des nombres, des lignes, des figures et des mouvements une admiration fervente, comme à l’un des plus beaux exercices de l’esprit, sans lequel la formation d’un esprit ne sera jamais complètement achevée.
Malheureusement, au rebours de la poésie, félicitée par Musset d’être une langue immortelle que le monde entend et ne parle pas, la langue mathématique, non moins immortelle, n’est ni parlée, ni comprise par la foule. Il en résulte pour les grands mathématiciens une célébrité bizarre ; la foule qui sait leur nom, qui honore et admire leur œuvre, croit à leur renommée et adopte leurs conclusions, non par l’effet de son propre jugement, mais en somme, à dire d’experts. Et je ne pourrai. moi-même aujourd’hui, quelles que soient mon envie et ma bonne volonté, faire guère mieux qu’apporter à la confiance du public un témoignage de plus — un témoignage sans preuves — de votre génie mathématique et de l’importance de vos travaux.
Semblable infortune advint naguère à ce grand géomètre (vous déplorez quelque part qu’il ne soit pas assez célèbre) Cauchy. Cauchy enseignait à Prague, vers 1833, les mathématiques au duc de Bordeaux. Son élève, par ailleurs d’esprit vif et appliqué, ne parvenait pas à comprendre ce simple théorème que toute section plane d’un cône est une ellipse... Pour vous, Monsieur, et afin que vous ne me marquiez pas un zéro en géométrie, j’ajoute : à condition que le plan ne passe pas par le sommet du cône et coupe toutes les génératrices.
Pour les profanes, je me contenterai de remarquer que nous avons tous, avec l’ingénuité de M. Jourdain faisant la prose, pratiqué des sections coniques : chaque fois, par exemple, qu’armés d’une lame d’argent, nous avons coupé obliquement ce cône tronqué que les glaciers dénomment présomptueusement une bombe. Et bien, cette section est une ellipse, aussi régulière que celle que tracent les jardiniers, dans nos parcs, armés d’une corde et de deux piquets. Et voilà ce que ne pouvait comprendre le royal disciple. Il lui semblait que la figure ainsi découpée serait inégalement renflée par les bouts, plus lourde par le bas, plus effilée par le haut. Et Cauchy s’épuisait vainement en arguments géométriques. A la fin, prenant un parti extrême, il arrêta net ses raisonnements et, les yeux dans les yeux, demanda à son élève
« Monseigneur, vous me savez honnête homme, et incapable de tromper ?
- Comment donc ! se récria le duc.
- Eh bien, Monseigneur, dans les conditions indiquées, la section plane d’un cône est une ellipse, je vous en donne ma parole d’honneur.
- Pas un mot de plus, Monsieur, répliqua vivement l’élève... Pas un mot de plus, vous me désobligeriez. La section est une ellipse ; voilà une affaire réglée... »
L’enfant royal avait raison ; car l’argument qui le convainquait ne diffère pas de celui qui nous empêche de douter, par exemple, « qu’une surface algébrique n’ait pas, en général, d’intégrale de différentielle totale de première espèce ». Vous nous l’avez dit, cela suffit à assurer notre conviction et nous vous répondons, comme le jeune disciple de Cauchy : « Voilà une affaire réglée. »
Viendra-t-il un jour, Monsieur, où tout homme honnêtement cultivé comprendra la mathématique, dans la mesure, par exemple, où il comprend les langues anciennes, ce qui n’est pas beaucoup dire ? Je n’en désespère pas ; mais il faudra, pour cela, détruire deux préjugés : l’un romantique, l’autre réaliste et utilitaire. Le préjugé romantique, c’est qu’un esprit doué pour la littérature est inaccessible à la géométrie ; préjugé absurde, inconnu de l’antiquité, étranger au XVIIe et au XVIIIe siècle, qui semble être né dans nos collèges il y a une centaine d’années et issu de fades rivalités entre professeurs. Le brillant élève d’une classe de lettres proclame qu’il ne comprend rien aux mathématiques. Il n’y a pas de quoi se vanter, et c’est se décerner un fâcheux brevet. Un très petit nombre d’esprits —vous en êtes, Monsieur — peuvent-inventer en mathématique ; mais tout esprit clair doit comprendre des théories qui sont textes composés de phrases françaises, avec sujet et attributs.
Ce préjugé romantique va, par bonheur s’affaiblissant à mesure que s’accroissent l’influence et le prestige de la Science. Mais il est un autre préjugé, celui-ci bien moderne, le préjugé réaliste et prétendu utilitaire : c’est que la Science est surtout affaire de bielles, de pistons, de dynamos, d’engrenages et de transformateurs. Nouveau danger ! Ne confondons pas avec la Science les applications pratiques de la Science, pour utiles et merveilleuses qu’elles soient. Vous avez écrit excellemment, Monsieur : « Les idées théoriques ont été souvent la source féconde d’où sont sortis d’importants progrès dans l’industrie, l’agriculture, la médecine. La source tarirait promptement si un esprit exclusivement utilitaire venait à prédominer ! » J’ajoute que seule, la Science pure s’apparente, ou plutôt, comme l’avaient si bien compris les Grecs, s’identifie avec les conceptions de vérité, de simplicité, de réalité objective et de beauté qui créent les Arts, la Philosophie, la Poésie. L’harmonie des sphères s’accorde avec l’œuvre d’Apollon. Prévoyons, Monsieur, et saluons d’avance une renaissance moderne de l’esprit grec, de l’esprit de nos grands siècles intellectuels français, où les humanités, gardant le dépôt précieux légué par la méditation de l’histoire, de la littérature et des langues anciennes, y adjoindront à titre égal la connaissance d’une autre langue éternelle, expression directe de la pensée, une langue du fini et de l’infini dont vous êtes, Monsieur, un des virtuoses et dans l’ignorance de laquelle nul esprit ne saurait être, non plus, complètement humain.
Mais, objectera-t-on, les mathématiques ne sont-elles pas enseignées aujourd’hui à tout le monde, même aux jeunes filles ?
Voire, dirait Panurge. Plutôt que d’apprendre aux jeunes filles, et même aux jeunes gens, à résoudre mécaniquement une équation du premier degré, je trouverais degré pour leur culture, de faire pénétrer dans leur esprit au moins deux notions fondamentales, parmi celles qui constituent la magnifique originalité des sciences mathématiques.
La première serait, par exemple, de leur montrer la puissance investigatrice de l’Algèbre, puissance telle que nulle science, même la biologie, ne peut s’en affranchir désormais. Par ses procédés déductifs, elle est tellement proche de la pensée que le plus souvent elle se confond avec elle ; bien plus, elle la précède, elle l’entraîne ; j’allais dire : parfois elle la crée. N’est-il pas vrai, Monsieur, que souvent, au cours de vos belles recherches, tandis que vous couvriez la page blanche d’équations successives, il vous advint de ne plus savoir si c’était vous qui meniez le chœur des nombres, des lettres et des signes, ou si tout au contraire ce n’était pas leur ronde impétueuse qui vous emportait, chorège enivré et ébloui ?
Mon autre vœu serait que tout esprit cultivé connût, au moins dans son principe, ce que Charles de Freycinet appelait la Métaphysique du haut calcul. La beauté de la Mathématique n’apparaît vraiment que dans ses rapports avec l’infini. Calcul infinitésimal, calcul intégral, calcul différentiel : ces mots rébarbatifs effraient dès l’abord. Ils n’expriment pourtant que des habitudes universelles et familières de notre esprit. Je souhaiterais rendre cela perceptible, à l’occasion de la rentrée — en votre personne — de la Mathématique à l’Académie française. Seulement, Monsieur, il ne faudra pas, quand j’aurai fini, me marquer un zéro en algèbre. Croyez que je connais et que je déplore la frêle structure de mes comparaisons. À ce point qu’avant de les formuler publiquement, j’ai cru prudent de les soumettre à un de vos confrères de l’Académie des sciences.
Un romancier veut décrire un caractère, le caractère d’un homme qu’il connaît. Il a beau le connaître, il ne le connaît que par fragments : quelques points seulement de la courbe de ce caractère, lequel est pourtant chez un sujet normal, une courbe continue, dont chaque instant de la vie est l’un des points. Chaque instant de notre vie est le résultat de tout notre passé, et il exercera son influence sur tout notre avenir. Ce qu’il s’agit donc de dégager, c’est ce que cet instant contient de spécifique, c’est l’élément personnel, animateur de cette courbe du caractère, par quoi ce caractère ne ressemble à aucun autre. Lorsque le génie spécial du romancier a dégagé cet élément, toute observation ultérieure devient presque superflue. Balzac peut faire évoluer le père Grandet où il voudra, les morceaux de vie du père Grandet qu’il représentera épouseront la courbe de son caractère.
Eh bien ! toutes les courbes représentatives d’un phénomène continu ont ainsi un élément animateur, qui les résume dans un instantané : c’est cet élément qui en est la différentielle, et le dégager, c’est faire de l’analyse différentielle, du calcul différentiel.
Réciproquement, construire la courbe en connaissant l’élément différentiel, c’est ce que vous appelez intégrer, faire du calcul intégral. Au génie d’un Balzac, j’en suis sûr, il arrivait parfois de deviner, dans l’échange d’un regard avec un passant, l’élément spécifique contenu dans chaque instant d’une vie humaine, ou, pour parler votre langue. Monsieur, la différentielle du caractère. Rentré chez lui, il développait avec sûreté, sur la page blanche, toute la courbe du caractère : vous diriez qu’il « intégrait » le caractère. Différenciation, intégration, c’est tout le procédé de la mathématique dans ses rapports avec l’infini, c’est tout le calcul infinitésimal. Ne croyez-vous pas, Monsieur, qu’une notion si importante mérite d’être incorporée à tout esprit cultivé, et, bien entendu, de façon moins superficielle et moins romanesque que je ne l’ai fait ? La comparaison dont je me suis servi pèche en effet par bien des points : et, justement par sa défaillance, elle met en relief la supériorité du haut calcul sur les procédés déductifs des psychologues. Le haut calcul est un procédé d’investigation merveilleusement simplificateur, ou le verbalisme est réduit au minimum, ou tout se fait par signes, où, comme je le disais tout à l’heure, l’instrument conduit la pensée. Au regard d’une telle virtuosité, nous sentons, pauvres analystes des caractères, toute notre infériorité. Que ne disposons-nous d’un procédé si commode, si infaillible ! Et combien le lecteur impatient de notre temps bousculé l’apprécierait ! Quelques figures géométriques, quelques équations, et l’on aurait toute Clarisse Harlowe, toute la Guerre et la Paix, toute la Comédie humaine !
Vous souriez, Monsieur ‘ ? Vous êtes incrédule ! La géométrie nous réserve sans doute, dans le domaine de l’art, bien des surprises. Pénétrez dans une exposition picturale moderne, vous constaterez à quel point la science où vous excellez a déjà conquis la peinture. Un cadastre multicolore découpe le paysage en parcelles rigoureusement euclidiennes ; les personnages sont vêtus par le bon faiseur de cônes et de cylindres. Dans une scène d’intérieur, une circonférence imprévue traverse les personnes, symbole, je suppose, du cercle familial, tandis que, sans doute pour nous donner à réfléchir, un fragment de tuyau de poêle lutine une épaule de femme... Voilà pour la peinture. Que la littérature prenne garde ! J’ai cueilli dans le manuscrit d’un auteur nouveau cette phrase typique décrivant la fin d’une scène amoureuse : « Elle lui ouvrit tout grand le dièdre de ses bras. » Phrase d’ailleurs contestable au regard de la géométrie, et peut-être aussi au point de vue de l’amour.
Je ne vous ai point quitté, Monsieur, en m’attardant aux types éternels qui depuis l’adolescence, ont retenu votre pensée. Mais il est temps de revenir à votre personne, à votre vie, à votre œuvre. M’y voici.
Je vous ai laissé — sauf quelques anticipations — à cette école de la rue d’Ulm d’où vous envoyâtes à l’Académie des Sciences un premier Mémoire présenté par M. Bouquet. Le 16 juin 1877, sur le sujet même de ce mémoire, vous avez brillamment soutenu en Sorbonne votre thèse de doctorat ès sciences mathématiques. Admis premier au concours d’agrégation des Sciences mathématiques, vous vous trouviez, à vingt et un ans, possesseur des deux diplômes qui assurent les plus hautes situations universitaires, surtout quand ils sont conquis avec tant d’éclat.
Dès lors, en effet, comme on pouvait le prévoir, votre carrière professorale se développera avec une régularité et une rapidité admirables. En 1877, je vous vois préparateur agrégé à l’École normale et répétiteur d’enseignement à la Sorbonne ; en 1878, maître de conférences à la Faculté des Sciences de Paris. En 1879, vous êtes chargé du cours de calcul différentiel et de calcul intégral à la Faculté des Sciences de Toulouse : le doyen a écrit depuis que cette nomination fut la vraie cause du développement scientifique de ladite Faculté. En 1881, vous suppléez Bouquet dans la chaire de Mécanique de la Sorbonne ; en 1883 on vous donne les conférences de Mécanique et d’Astronomie à l’École normale. «J’aime, avez-vous dit à ce propos, les occasions qui me permettent de sortir de ma spécialité. »
En 1886, vous obtenez de l’Académie des Sciences le prix Poncelet pour l’ensemble de vos travaux mathématiques ; en 1888, sur le rapport de Henri Poincaré, le grand prix des Sciences mathématiques. Le 11 novembre 1889, la même Académie vous élit dans la section de géométrie. Vous avez trente-trois ans. Seuls les poètes et les géomètres franchissent à cet âge le seuil de l’Institut.
Mais ce n’est point fini ! En 1897 vous fut donnée la chaire d’analyse supérieure à la Faculté des Sciences de Paris. Vous êtes membre à l’heure actuelle, de trente-sept académies ou sociétés scientifiques étrangères, docteur honoris causa de cinq universités. En juillet dernier, vous avez été réélu président, jusqu’en 1931, du Conseil international des Recherches scientifiques, qui groupe l’élite des savants de vingt-six nations. L’Académie des Sciences, en 1911, vous a décerné le prix Jean Reynaud, le seul dont cette illustre Compagnie puisse doter un de ses membres. Vous êtes son secrétaire perpétuel pour la section de Mathématiques depuis 1917. Et nous, Monsieur, nous savions depuis longtemps que vous seriez un jour des nôtres à l’Académie française : cet événement s’est réalisé en novembre 1924... Ainsi s’est déroulée, d’un rythme à la fois rapide et majestueux, la chaîne d’événements que contenaient en puissance les rares qualités d’intelligence, de labeur, d’entreprise, de fermeté, d’urbanité que vous avait imparties la nature. Nulle défaillance, nul retard, nul échec ; la continuité parfaite de la direction et du mouvement. A ne considérer que la succession de vos diplômes, de vos élections, de vos honneurs, ce n’est pas une vie : c’est une trajectoire.
Les grands savants ne sont pas toujours d’excellents professeurs : atteignant par une sorte d’intuition les vérités qu’ils démontrent, souvent ils ont peine à se mettre au niveau des intelligences moyennes de leurs élèves. Vous êtes, Monsieur, un parfait professeur, quoique grand savant. Tous vos élèves, et il vous en arrive de toutes les parties du monde, en témoignent. L’un d’eux, vivante preuve que littérature et mathématique peuvent faire ménage dans le même cerveau — M. Lucien Fabre — qui suivit à l’École centrale votre cours de mécanique, dépeint ainsi votre façon d’enseigner : « Picard paraissait brusquement à la porte de l’amphithéâtre. Il était en habit. Tête énorme, front puissant et, derrière de gros verres, des yeux myopes mais étincelants. Il ne considérait pas une seconde l’auditoire, il se précipitât tête baissée sur le tableau et reprenait son cours au point exact où il l’avait laissé à la fin de la leçon précédente. Pas de résumé, pas de mise au point. La vie entre ces deux leçons n’avait pas existé. Rien n’avait eu lieu... »
Il est vrai qu’un autre de vos biographes, M. Ernest Lebon, lauréat de l’Institut, donne des renseignements qui ne concordent pas exactement avec ceux-ci. « M. Picard dit-il, s’exprime avec facilité sur deux tons de voix, l’un pour exposer avec précision la question à l’ordre du jour, l’autre pour rappeler les principes démontrés antérieurement et utiles à cette question... » Telle est la difficulté d’écrire l’Histoire ! Rappelez-vous, en reprenant votre cours, la question précédente ou projetez-vous l’auditoire in medias res ? c’est un point que vous ferez bien d’éclaircir pour homologuer dans l’avenir les témoignages de vos admirateurs. M. Ernest Lebon ajoute que vous vous promenez avec animation devant le tableau noir. Et sur ce dernier point, il est d’accord avec M. Lucien Fabre, lequel dit en parlant de vous : « C’est un tempérament cinétique... » Ce qui veut dire, non pas, comme pourrait le croire la foule ignorante, que vous êtes doué pour l’écran — mais que vous êtes rarement immobile devant le tableau. M. Lucien Fabre ajoute : « cinétique et singulièrement séduisant... » Adjectif plus familier, que tout le monde comprendra et, s’agissant de vous, contresignera.
Avec ces notes d’un pittoresque modéré, j’ai épuisé la réserve d’anecdotes que j’ai pu récolter sur vous. Hélas ! Monsieur, il me faut bien vous l’avouer ; du côté anecdote vous m’avez avez déçu. J’espérais glaner quelques-unes de ces belles histoires qui font sourire la vie de presque tous les savants, surtout de ceux qui sont comme vous, des savants de Mathématiques. Par exemple quelque belle histoire de distraction : Newton faisant ouvrir deux chatières, une grande et une petite, dans la porte de son cabinet, pour permettre le passage de sa chatte favorite et de son petit, et tout surpris de voir le petit chat passer par la grande chatière à la suite de sa mère ; Ampère prenant le dos d’un fiacre pour un tableau noir, commençant d’y écrire un calcul avec la craie qui ne le quittait guère et, le fiacre s’étant mis en route, continuant son calcul au pas de course, sans s’en apercevoir... Certaine aventure de Henri Poincaré est moins connue, mais si typique que je ne résiste pas au plaisir de la conter. Un de ses anciens camarades d’école le rencontre un soir de juin entre dix et onze heures, eu frac sous son pardessus et tournant avec une hésitation mélancolique autour du terre-plein central, place du Trocadéro. « Que fais-tu là, si tard, cher ami ? — Ma foi, répond le grand homme, je suis assez embarrassé. J’ai tout à l’heure laissé mes filles dans un bal où je les avais conduites, pour aller moi-même faire une apparition dans une soirée de contrat... Je suis sûr que la soirée de contrat a lieu par ici, dans le seizième arrondissement ; mais je ne peux plus me rappeler la rue ni le numéro... — Eh bien, fait l’ami, optimiste, renonce à la soirée de contrat et va retrouver tes filles. » Alors Poincaré, baissant la tête, et assez confus : « c’est que je ne me rappelle pas non plus la maison où je les ai laissées... »
Le public s’habitue volontiers à considérer comme indice essentiel du génie mathématique ces amusantes défaillances de la mémoire et de l’attention pour le décor usuel de la vie. Mais vous avez répliqué d’avance : « Pour beaucoup de personnes, avez-vous écrit ironiquement, les mathématiciens sont des êtres quelque peu bizarres, ensevelis dans leurs symboles et perdus dans leurs abstractions... » Il vous a plu d’être une preuve éclatante du contraire : vous aviez tous les dons naturels pour y réussir.
J’arrive enfin au plein effet de cet embarras dont je vous ai avoué déjà les premières atteintes quand j’abordais vos travaux de normalien : après avoir résumé votre vie, si digne et si active, résumer votre œuvre, si importante et si variée. Elle se divise nettement en deux groupes : les travaux de mathématique pure qui ont établi votre réputation ; et les études que, tout au long de votre carrière, vous avez consacrées à la science en général, à la bibliographie et à l’œuvre des-savants.
Pour commenter la partie purement mathématique de votre œuvre, il faudrait installer sous le portrait de notre royal confrère le duc d’Aumale, un tableau noir avec ses accessoires et surtout introduire en séance, pour me suppléer, l’un des trois ou quatre cerveaux qui peuvent vous suivre dans vos spéculations. Cependant, je donnerai peut-être une idée — sinon de la nature — au moins de l’importance de ces études en notant qu’elles vous ont valu un genre d’immortalité très différent de, celle que vous confère la cérémonie présente, mais plus réel. Même sous la Coupole, on peut convenir que le temps a fortement estompé l’image de bien des immortels dans la mémoire des hommes : tandis que d’avoir attaché son nom à une démonstration, à une fonction, à une équation nouvelle, c’est la certitude que ce nom durera aussi longtemps que la géométrie et l’algèbre. Voilà une immortalité pratique. Un mathématicien considérable, mais moindre que vous, Monsieur, l’auteur du théorème d’algèbre dit : Théorème de Sturm, se rendait un compte exact de ce haut privilège, et, comme il était professeur d’analyse et forcé d’enseigner le théorème en question, sa réelle modestie se trouvait chaque année cruellement mise à l’épreuve. Les élèves, instruits par leurs aînés, ne l’ignoraient point ; avec la malice de cet âge, ils guettaient le maître au voisinage de l’obstacle. Le père Sturm traînait, hésitait : il aurait bien voulu se dérober... Enfin, homme de devoir, il essayait
- Messieurs, balbutiait-il, rouge d’émotion, nous arrivons enfin au théorème... au théorème...
Mais, décidément, c’était trop difficile à dire. Et il achevait dans l’hilarité générale :
- Au théorème... au théorème dont j’ai l’honneur de porter le nom...
Si vous enseignez publiquement, Monsieur, les doctrines que vous avez étudiées, votre modestie doit endurer des épreuves auprès desquelles celle du père Sturm n’est qu’une ombre légère. S’agit-il d’enseigner les « fonctions entières », il vous faut aborder non pas un, mais deux Théorèmes de Picard. Attaquez-vous les « équations différentielles linéaires à coefficients doublement périodiques », force vous est de les appeler : Équations de Picard. Étudiez-vous les transformations de points de l’espace situés du même côté d’un plan : le groupe de ces transformations se nommera éternellement : Groupe de Picard. Et c’est Henri Poincaré lui-même qui, parmi les surfaces hyperelliptiques dont l’une s’appelle Surface de Kummer, a dénommé l’autre, dont vous avez établi les propriétés : Surface de Picard.
Ainsi, Monsieur, comme ces navigateurs et ces explorateurs dont le nom demeure attaché à l’île, au golfe, au fleuve, au territoire, à la montagne qu’ils ont les premiers acquis à la géographie, vous inscrivez le vôtre sur tel ou tel point jusque là inaccessible dans l’infini. Et ce ne sont pas les savants seuls qui vous sont redevables, mais nous tous, même les plus ignorants. Car, avec ce nom de Picard, si clairement français, c’est bien la France qui, sur votre conquête idéale, plante son drapeau.
Je ne dirai rien de plus touchant vos travaux purement mathématiques : la seule énumération de leurs titres couvre près de cent pages in-quarto. Les trois volumes que vous avez publiés de 1900 à 1909 sous le titre : Théorie des fonctions algébriques de deux variables indépendantes, résument, pour un lecteur aguerri, le plus glorieux de votre effort.
En revanche, tout lecteur cultivé lira avec profit, et presque toujours avec aisance cette autre partie de votre œuvre, où, profitant d’une culture scientifique vraiment universelle, vous avez comparé les Sciences entre elles, et la Science avec la Philosophie.
Ce que je regrette un peu, c’est l’éparpillement de tant de choses justes et précieuses. Laissez-moi souhaiter que le premier ouvrage signé : « Émile Picard, de l’Académie française » soit un petit livre de deux cents pages où vous exposerez, dans un langage que vous saurez rendre intelligible à tous, vos idées sur la Science en général, sur les diverses sciences et sur la Philosophie. Assurément, le tableau magistral que vous avez tracé, sous le titre Sciences, à la demande du gouvernement français, lors de l’Exposition Universelle de 1900, ainsi que votre ouvrage de demi-vulgarisation : la Science moderne et son état actuel, contiennent la substance de vos idées ; mais dans une atmosphère de technicité qui parfois les rend impénétrables à la curiosité, même attentive, du lecteur moyen. C’est plutôt dans les deux recueils intitulés si modestement par vous : Mélanges de Mathématique et de Physique et Discours et Mélanges que ce lecteur dépourvu de connaissances techniques pourra profiter de vos réflexions éparses, Le premier de ces deux volumes notamment contient un article intitulé de la Science, qui me paraît bien recommandable.
Dans ce remarquable morceau, vous résumez d’abord à merveille les origines de la Science, tout empirique à ses débuts : on enseigne à Babylone que le côté de l’hexagone régulier est égal au rayon ; les arpenteurs de Thèbes, pour dresser des perpendiculaires, se servent de cette observation que les trois côtés d’un triangle rectangle sont proportionnels aux nombres 3, 4 et 5. Vous nous montrez ensuite la science devenant une sorte de religion : les cosmogonies qui s’élaborent dans les sanctuaires sont de véritables doctrines scientifiques. Puis intervient ce que Renan a appelé le miracle grec : la géométrie (le mot est de vous) est alors laïcisée, c’est-à-dire qu’elle travaille désormais dans le domaine de la pure logique : miracle, qui n’est, selon vous, que le résultat d’une éducation poursuivie pendant des millénaires. Pour Pythagore, les choses sont nombre ; et s’il n’est géomètre, nul n’est admis à l’école de Platon.
Vous étudiez ensuite comment la science naît dans l’esprit humain. Vous distinguez un réel intérieur et un réel extérieur. Seuls, dites-vous, les faits de conscience sont perçus sans intermédiaire. Les autres sont sujets à l’erreur de nos sens ; mais dans l’observation du réel extérieur, nous percevons cependant des éléments de constance qui ne dépendent pas de nous. Cette abstraction d’éléments objectifs nous amène aux concepts, c’est-à-dire à la représentation intellectuelle des faits. La Science s’édifie sur les concepts.
Vous observez justement que les concepts, dépendant de l’esprit qui-les conçoit, ne sont pas exempts d’arbitraire. La Science elle-même est-elle donc arbitraire, et faut-il lui opposer un scepticisme morose ? Vous protestez contre cette interprétation. Citant Claude Bernard, vous vous écriez : « Avant de faire de la science, il faut croire à la Science. » Rapprochons, voulez-vous ? l’exhortation de Claude Bernard de celle de Pascal exhortant à la foi chrétienne : « Entrez dans une église, mettez-vous à genoux ; prenez de l’eau bénite, abêtissez-vous. » Les mots : « abêtissez-vous » sont de Pascal. Double leçon pour l’orgueil des métaphysiciens. L’esprit géométrique rejoint l’esprit de finesse à l’origine de nos croyances, qu’elles soient religieuses ou laïques : voilà pour inciter à l’humilité tous les genres d’esprit. Toute croyance part d’un postulat. N’est-ce pas à propos de géométrie que d’Alembert disait : « Allez en avant, la foi vous viendra ? » Pas plus que les autres, les concepts géométriques fondamentaux n’échappent à l’arbitraire : concepts par exemple, des points, des droites, des angles. On a pu fonder d’autres géométries, qui n’admettent point le fameux postulat d’Euclide. Notre géométrie usuelle n’est donc qu’une géométrie entre une infinité d’autres. Rendant compte plus aisément dans son ensemble des faits géométriques, nous la tenons pour la plus commode, pour la plus réelle, partant, pour la plus vraie.
Une théorie scientifique vous apparaît donc comme un système de concepts associé à certains faits particuliers et transformé à la fois par des déductions et des hypothèses jusqu’à faire rentrer les faits dans ses cadres généraux. Le système le plus simple et le plus commode sera toujours préféré.
Enfin, quel est, d’après vous, l’avenir de la Science ?
Eh bien ! à mesure qu’elle se développe, la science tend à devenir plus objective, c’est-à-dire dépendant beaucoup plus des faits observés que des déductions issues de nos concepts. D’où l’erreur de ceux qui croient que la science résoudra quelque jour les énigmes de l’univers. Elle en accroîtra plutôt le nombre. Et il faut avoir la médiocre culture scientifique d’Auguste Comte ou de Renan pour imaginer un état définitif et statique de la Science. La Science ne s’arrêtera jamais de poursuivre un objet qui est situé à l’infini, et il est aussi puéril de parler de sa faillite que de son achèvement.
Ainsi résumée, votre doctrine scientifique apparaît extrêmement simple, extrêmement réaliste, j’ajoute : extrêmement modeste. Le mot de « commodité » que vous employez volontiers, vous rapproche de Henri Poincaré, chez qui le substantif, et’ l’adjectif correspondant, reviennent constamment dans certaines pages et constituent le terme de son explication. « D’aucuns, ajoutez-vous assez négligemment, pensent qu’il faudrait donner des raisons de cette commodité. » Vous, Monsieur, vous ne dissimulez guère votre pragmatique dédain pour de telles subtilités : vous vous refusez à opposer la Philosophie à la Science et même à les confronter. Vous adoptez le mot de Jules Tannery, parlant de « ces inquiétudes que nous cultivons sous le nom de Philosophie ». Vous l’aggravez en disant : « La Philosophie agite le plus souvent des questions sans réponses, du moins sans réponses pouvant être acceptées de tous... » Au fond, votre opinion est que la doctrine de chaque philosophe est un effet de son tempérament.
Oserai-je enfermer dans une seule phrase ce qui m’est apparu de votre doctrine sur la science ? A la base, des postulats ; ensuite de la simplicité et de la commodité, et tout cela aboutissant à une foi, réaliste sur les résultats, faisant bon ménage avec une formelle incroyance métaphysique.
Je me plaignais amicalement tout à l’heure, Monsieur, du peu de traits pittoresques que m’a fourni votre carrière, pendant que je vous étudiais. Je me hâte de dire que cette absence de pittoresque fut largement compensée par le plaisir et le profit que j’ai retirés d’une lecture soigneuse de votre couvre. Je regrette de n’en pouvoir fournir ici qu’un aperçu. L’originalité de votre personne intellectuelle s’en dégage nettement, et non sans puissance. Je ne crois pas que beaucoup de savants aient réussi à exprimer aussi clairement leur propre esprit. Vous ayant lu et médité on vous voit, avec votre haute stature et votre aplomb solide, établi sur un domaine qui est bien à vous, dont vous connaissez à fond le sol et les ressources, dont vous menez l’exploitation selon des méthodes éprouvées et perfectionnées par votre expérience ; domaine que vous avez sans doute accru peu à peu, mais sans accueillir l’espoir de l’étendre démesurément, certain qu’au delà de ses frontières s’étend un désert inhabitable et probablement chimérique.
Vous suivre dans votre domaine et y visiter votre établissement out un charme et un repos pour l’esprit. C’est pourquoi je souhaite une fois de plus que vous nous donniez bientôt un guide bref et clair, intelligible à tous, pour permettre à la moyenne des gens cultivés de vous y visiter, et d’y admirer à la fois le domaine et son créateur.
Le calcul des probabilités, Monsieur, exprimerait par une fraction bien petite la chance d’une triple rencontre telle qu’elle se produit à votre réception : un récipiendaire à l’Académie française, celui auquel il succède et le directeur qui l’accueille ayant tous les trois, vers leur vingtième année, été reçus à l’École polytechnique. Moins indiscret que moi (mais c’est notre tradition que le directeur soit amicalement indiscret à l’égard du récipiendaire), M. de Freycinet, votre confrère à l’Académie des Sciences, ne vous querellait point pour n’avoir pas franchi la porte, ouverte devant vous, de l’École polytechnique... Moi qui l’ai franchie, j’y gagnais qu’il m’appelait non pas « Mon cher Confrère » mais « Mon cher Camarade ». Mot que la politique a gâté : il garde, vous le savez) sa pleine valeur et sa pleine grâce dans les rapports entre polytechniciens, même lorsque depuis bien des années, on a déposé l’uniforme. Cette camaraderie m’a valu de la part de M. de Freycinet, les témoignages d’une amitié qui me fut précieuse, et que le temps confirma.
De telles amitiés entre deux hommes que plus d’un tiers de siècle sépare, impliquent naturellement de la part du plus jeune des deux beaucoup de déférence. J’avoue n’avoir jamais pénétré sans émotion, et pourquoi ne pas dire le mot ? sans quelque timidité, dans la retraite sévère où l’ancien délégué à la guerre, l’ancien membre de cinq cabinets dans trois départements différents, l’ancien président du Conseil, l’ancien ministre d’État S’installait de bon matin devant son massif bureau d’acajou et, tant que la vie anima son cerveau, écrivait, lisait, ne s’interrompant que pour recevoir les visiteurs. Aucun des signes attristants de la vieillesse ne se marquait sur sa personne, même aux dernières semaines. Le travail d’usure que la vie exerçait en lui comme en nous tous, on eût dit qu’il n’atteignait pas la surface : et ce corps frêle toujours vêtu de vêtements de même coupe flottante et de même couleur sombre, ce chef et ce visage d’ivoire terminé par une barbe en pointe arrondie, taillée avec une précision géométrique, et dont la couleur évoquait plutôt la soie blanche que l’argent ; des yeux clairs et vifs, des yeux qui avaient toujours quarante ans ; cette bouche singulière, dissimulée par la moustache coupée horizontalement, très bas, sur la lèvre supérieure ; les mains d’où la chair était comme absente et qui ressemblaient à celles des personnages préraphaélites, tout cet ensemble était assurément d’un vieillard, mais qu’on eût-dit avoir vieilli une fois pour toutes, et s’être arrêté de vieillir vers soixante-dix ans, en continuant de vivre. C’est à peu près la période pendant laquelle je l’ai connu, et sauf, peut-être, que le fardeau du dernier quart de siècle fit un peu fléchir en avant les épaules, en peut dire qu’il ne changea pas. Pareillement, sa voix, dont il avait toujours corrigé la débilité par une diction impeccable, resta débile et claire jusqu’au bout. Quant à l’intelligence et à la mémoire, jusqu’au bout aussi elles gardèrent leur éclat et leur infaillibilité : comme les yeux, elles eurent toujours quarante ans.
Je vous disais, Monsieur, que malgré la cordialité de son accueil, je ne m’asseyais pas sans émotion devant ce vieillard prodigieux qui, parmi tant d’autres adversaires, semblait avoir aussi désarmé le Temps. C’est qu’il faisait vivre devant nous un siècle de l’histoire de notre pays, et le siècle peut-être le plus passionnant. L’enfance de Charles de Freycinet avait baigné dans les grands souvenirs d’un autre âge : à l’oreille de ses éducateurs le bruit retentissait encore des canons de Waterloo ; plusieurs de ses parents lui racontaient la Révolution, qu’ils avaient vue. Toute la fermentation politique et sociale qui prolonge la guerre dans les peuples, après que, sur des parchemins, la paix est signée, son enfance en avait été tourmentée. Adolescent, il avait humé l’atmosphère de la monarchie restaurée et l’avait trouvée incommode. À l’École polytechnique il respire : c’est l’air de la Révolution qui souffle à travers les vastes cours et les longs corridors. Les figures de Monge et de Carnot veillent toujours sur leurs jeunes successeurs, leur inspirant le culte de la liberté, la fraternité généreuse, l’ardente volonté de défendre la patrie en danger jusqu’à la dernière goutte de leur sang, jusqu’au dernier frémissement de leur cerveau. C’est là, dans cette École polytechnique dont vous avez si bien parlé tout à l’heure, Monsieur, c’est là que le tempérament de Charles de Freycinet va se former ; ce que l’École polytechnique en aura fait, la vie le développera sans en modifier le caractère et plutôt en l’accentuant.
L’empreinte que marquent, dans les âmes, les deux années polytechniciennes, est plus ou moins profonde de elle n’est jamais insensible. Que l’École dresse à la méthode dans le travail, à la confiance dans l’effort intellectuel, au goût des réalisations pratiques, rien d’étonnant, puisqu’elle est une discipline à la fois scientifique et militaire, Mais qu’elle insuffle aux élèves je ne sais quoi d’idéaliste, d’aventureux, qui chez les uns va jusqu’au chimérique et qui chez la plupart combine le réalisme d’exécution avec une extrême audace d’entreprise et une foi optimiste dans le destin, c’est un phénomène moins explicable. Observez cependant que d’entrer à l’École polytechnique, c’est déjà jouer sa destinée sur le hasard. Un élève de l’École centrale, un élève de l’École normale, — à moins qu’ils ne dédaignent les privilèges conférés par leurs diplômes — seront l’un ingénieur, l’autre professeur, Le Polytechnicien, jusqu’au jour du classement final, ignore s’il sera ingénieur, artilleur, sapeur ou marin. N’y a-t-il pas de quoi frémir à l’idée que, par la fortune d’une question de physique ou de stéréotomie, le maréchal Joffre eût pu toute sa vie poinçonner des chaudières et le maréchal Foch fabriquer des cigares ?...
Toute la vie de Freycinet, vous nous l’avez si scrupuleusement racontée que des allusions suffisent décor mais toute cette vie ardente et laborieuse porte là double empreinte de l’esprit polytechnicien : audace (j’allais dire témérité) idéaliste dans la conception, discipline réaliste dans l’exécution. Typique, cette entrée d’un enfant de vingt ans, sans mandat, sans présentation, dans la salle où délibère un gouvernement qui est bien le comble du provisoire... On a fait avec les camarades le coup de feu dans les rues : mais à présent, il s’agit de réaliser, de travailler pour l’ordre. Après quoi, l’on retournera à son pupitre d’écolier, à son tableau noir, à moins qu’on ne soit commandé avec vingt-neuf camarades, l’épée nue, pour défendre contre le chiffon rouge le drapeau tricolore... On est un ingénieur des mines attentif et laborieux, on s’attache à faire partir à l’heure les trains de la Compagnie du Midi : mais on écrit un livre sur la Métaphysique du Haut Calcul et on introduit dans la routine bureaucratique des idées novatrices d’hygiène sociale, de décentralisation administrative qui font hocher la tête aux grands chefs et murmurer : « Ce jeune homme serait-il socialiste ?... » Le canon tonne, la frontière est franchie par l’ennemi, J’empire est à bas, la patrie est en danger. Freycinet renouvelle son geste d’il y a vingt ans, l’offre à Gambetta, impatient de troquer sa sécurité d’ingénieur en province contre le dangereux hasard des responsabilités... Voici l’heure d’oser, de tenter l’invraisemblable : avec 800 000 hommes, en faire 600 000 bien armés ; avec 100 pièces de canon en faire 2 000. Au service de cette folle tentative, Freycinet met son énergie pratique de réalisateur : quatre mois après, c’est fait ! On objectera : à quoi bon, puisqu’un tel effort n’a pas donné la victoire ? Vous avez répondu, Monsieur : c’est par de tels sursauts d’énergie, même désespérés, qu’un grand pays défend sa tradition et son avenir !
Pareille audace d’entreprise, pareille méthode dans les moyens, vous les retrouverez dans ce plan Freycinet, dont lui-même a dit : « Si la conception est hardie, l’exécution est prudente. » Regrettons avec vous, Monsieur, que le plan conçu, partiellement réalisé par Freycinet, n’ait point été achevé par ses successeurs. Il vaudrait aujourd’hui à la France un capital supérieur à la dette qui l’accable.
Autre étape de la vie de ce grand citoyen : l’initiative de l’alliance russe, et sa contribution à l’aboutissement. L’agitation de la politique intérieure ne lui permet pas de la réaliser comme ministre des Affaires étrangères. Mais les négociations sont amorcées. Freycinet devient ministre de la Guerre, premier ministre civil de la guerre de la troisième République.
Et dès lors, voici son ambition ; mettre la France en état de battre l’Allemagne. Vous savez, Monsieur, combien un tel idéal paraissait alors chimérique. Votre adolescence, comme la nôtre, à été opprimée par ce postulat décourageant, que tant de personnages prétendus informés et graves nous imposaient. « L’Allemagne est imbattable... » La gloire de Freycinet fut d’être l’idéaliste qui a bousculé le postulat. Et le réaliste qui était, en lui, au service de l’idéalisme, le réaliste qui se levait à 5 heures du matin et travaillait sans relâche jusqu’à 7 heures du soir, a refait l’armée de la République, oui, l’a refaite, effectifs, organisations, armement. Car il est une chose que vous n’avez pas dite, Monsieur, c’est qu’à Freycinet nous devons le canon de 75, c’est-à-dire l’outil merveilleux sans lequel, probablement, la France de 1914 n’eût pas résisté aux échecs initiaux. Et vous retrouvez, là encore, la même curieuse alliance de témérité et d’esprit pratique. Freycinet prit la décision et engagea une dépense de 00 millions sous sa seule responsabilité, sans en saisir le cabinet ni les commissions ; il s’agissait d’agir vite et en secret, pour devancer et surprendre les Allemands. Vous avez eu raison, Monsieur, de qualifier d’admirable l’œuvre de ce grand ministre de la Guerre. Elle lui valut de parachever aux manœuvres de septembre 1891 l’accord politique avec la Russie, qu’il avait amorcé naguère au quai d’Orsay.
C’est en cette même année 1890, qu’il brigua dans notre Compagnie la succession d’Émile Augier. Assurément, son prestige politique était éclatant ; mais il n’avait pas encore écrit ses Souvenirs, d’une si rare qualité littéraire, et son œuvre d’organisateur avait un peu rejeté dans l’ombre ses travaux scientifiques. Si je vous nomme ses concurrents, vous jugerez comme moi qu’il eut, cette fois encore, le goût du risque. Ils étaient huit, mais parmi ces huit on comptait Henri Becque, Brunetière, Thureau-Dangin et Zola. Freycinet passa au troisième tour avec la majorité absolue, tout juste. Vous voyez que l’aventure était incertaine. L’audacieux candidat fut, comme on pouvait le prévoir, le plus assidu des confrères ; il en fut aussi le plus aimable. Sa voix devenue peu à peu trop frêle contre les tumultes du Parlement, gardait assez de force pour instruire et charmer, dans nos calmes séances, des oreilles attentives et respectueuses. Quant à nos élections, plus discrètes mais parfois non moins disputées que les politiques, et qui possèdent sur celles-ci l’avantage d’aboutir au moins à des résultats viagers, il ne s’en désintéressait point ; et comme il s’absentait régulièrement vers le mois de juin pour une cure à l’étranger, nous avions établi la pieuse tradition de ne jamais élire personne après la date de son départ.
Ce fut précisément à l’occasion d’une vacance académique que je l’entretins chez lui pour la dernière fois. Il s’intéressait à l’un des candidats, auteur dramatique célèbre ; je vous assure, Monsieur, qu’il en avait lu l’œuvre entière et la connaissait à merveille... Puis, je lui parlai de lui-même, et comme je le complimentais sincèrement sur l’apparence invariable de sa santé, il répliqua : « Mais non, mais non, je vieillis... Il y a dix-huit mois, pendant ma saison d’eaux, je marchais encore assez bien. Et maintenant quand j’ai fait à pied deux kilomètres... » Il avait alors quatre-vingt-quinze ans ! Enfin, comme i l arrivait d’ordinaire entre nous (et j’avoue que je m’efforçais de provoquer cette incidence), la conversation nous ramena aux souvenirs personnels, de mon interlocuteur. Et c’est alors qu’il me conta un épisode survenu au milieu de la grande guerre, épisode peu connu, mais à mon sens extrêmement intéressant, et qui prouve combien persista jusqu’à l’extrême vieillesse, en ce grand Français, l’accord entre l’idéalisme audacieux et le goût de la réalisation.
Vous avez rappelé, Monsieur, qu’à la fin de 1915, M. de Freycinet fut nommé ministre d’État. Quelqu’un qui lui-même devint ministre par la suite, eut alors cette boutade : « Pourquoi pas Louvois ?... » prouvant une fois de plus qu’un mot d’esprit est souvent aussi proche d’une sottise que d’une vérité. M. de Freycinet ne se contenta point, en effet, d’apporter dans les conseils du gouvernement sa présence et son nom : vous avez cité l’éloge que fait M. Raymond Poincaré de son concours efficace. En voici une preuve de plus.
Reportons-nous par le souvenir au 16 octobre de l’année 1916. Le moment est grave. Les Allemands ont échoué dans l’attaque sur Verdun : on va déclencher la première offensive pour leur reprendre les points qu’ils tiennent encore. D’autre part, l’année a été particulièrement coûteuse en vies humaines. L’Amérique n’a même pas rompu encore ses relations diplomatiques avec l’Allemagne. Plus de deux années de guerre, déjà ! Et la veine ouverte au flanc de la France saigne toujours. Une matinée d’automne brumeuse et fraîche s’est levée sur Paris. Vers dix heures, un jeune sous-lieutenant en uniforme kaki sonne à la porte de l’hôtel habité par M. de Freycinet, au 123 de la rue de la Faisanderie. Son visage et sa vive allure ne marquent même pas ses vingt-neuf ans. Il porte à son collet les canons croisés et l’étoile de l’artillerie belge. La croix de guerre belge voisine sur le flanc gauche de sa tunique avec la croix de guerre française.
Il est introduit : M. de Freycinet qui ne l’a jamais vu, mais à qui il est annoncé, le reçoit avec sa courtoisie coutumière :
- Monsieur le Président..., salue. l’officier.
- Monseigneur, répond l’homme d’État en lui tendant la main.
Ce jeune sous-lieutenant est, en effet, l’arrière-petit-neveu de nos rois ; il est aussi le, beau-frère de l’archiduc héritier d’Autriche. Ne pouvant servir la France dans les rangs français, il s’est engagé avec son frère dans l’armée belge. Tous deux ont été récemment cités à l’ordre des armées françaises en ces termes : « Affectés à une unité du front, ont donné en toutes circonstances, la preuve d’un dévouement et d’un mépris du danger absolus... »
C’est le Prince Sixte de Bourbon.
Que vient-il dire au ministre ? Ceci, en substance « Tant que l’empereur François-Joseph vivra, aucune possibilité de détacher l’Autriche de l’alliance allemande... Mais, le jour où mon beau-frère lui succédera, j’ai la conviction qu’il est prêt à la paix séparée, si l’on n’impose pas à l’Autriche des conditions inacceptables. L’Autriche sait d’ailleurs qu’elle ne s’en tirera pas sans dommage... »
M. de Freycinet répond, avec sa prudente sagacité habituelle, qu’en effet l’ennemi principal n’est pas l’Autriche, mais bien la maison de Hohenzollern ; que l’intérêt de la France est de maintenir, la guerre achevée, une Autriche indépendante de l’Allemagne et surtout de ne pas renforcer la Bavière à son détriment. Puis il s’étonne que l’armée française soit interdite en temps de guerre aux deux princes.
– Connaissez-vous un des membres du gouvernement actuel ?
– Aucun, répond le prince.
Eh bien, dit Freycinet, il y a un de nos ministres qui est un homme très intelligent, aux vues très larges : c’est M. Aristide Briand. Il faut que vous le connaissiez.
Excellent conseil, qu’on ne s’étonnera pas de trouver sur les lèvres de M. de Freycinet. Avec des différences qui sautent aux yeux, l’esprit des deux hommes d’État a des rapports de finesse, d’adresse, de goût des nuances, de manière à la fois douce et têtue.
Joignant l’aide au conseil, M. de Freycinet chargea wu chef de cabinet d’accompagner le prince chez M. Briand, qui le reçut avec beaucoup de bonne grâce. Le prince ne crut pas toutefois devoir le mettre dès cette époque au courant de ses espérances. C’est un mois plus tard seulement que la mort de l’empereur François-Joseph rendit possibles des négociations très sérieuses, très poussées, dont nos confrères Raymond Poincaré et Jules Cambon connaissent mieux que personne le détail. Il ne dépendit pas de la France de les faire aboutir.
Ce qu’il fallait, il me semble, retenir et rappeler aujourd’hui, c’est d’abord le fait qu’un jeune prince de cœur, français projetant une initiative dont il entretiendra bientôt le chef de l’État et le président du Conseil, estime qu’y a auparavant il faut avant tout connaître, sur le fond de la question, l’avis de ce vieillard que d’aucuns jugent ne figurer dans le cabinet que comme un portrait de Louvois. Ensuite, c’est que ce vieillard, à quatre-vingt-sept ans, a conservé verte hardiesse, assez de goût de l’entreprise mon pas, bien entendu, pour prendre celle-ci en moins, ce qui ne pouvait être son rôle, mais pour entr’ouvrir, par une recommandation discrète dont l’objet n’est pas précisé mais dont l’intention est formelle, — la porte au destin.
Neuf jours après que j’eus recueilli ce récit, cette grande intelligence s’éteignait, ce grand cœur cessait de battre. M. de Freycinet mourait de cette mort lucide et légère de ceux qui ont usé la vie d’un rythme régulier, et dont la fin se comparerait mal aux sursauts d’une lampe défaillante. Elle ressemble mieux à l’épuisement doux et silencieux d’un sablier : le dernier grain de sable passe aussi aisément, aussi discrètement que les autres.
1848, 1870, 1891, 1914, 1918, 1919, toutes ces dates nationales furent des dates personnelles dans la vie de ce bon citoyen. Ce qu’elles contiennent de glorieux, de « français » lui fut toujours redevable d’une part d’action. D’autres existences, autour de lui, furent plus bruyantes et peut-être donnèrent aux contemporains l’illusion d’être plus fameuses : mais déjà nous voyons, dans la sérénité de l’histoire, désembrumée des brouillards politiques, la figure de Charles de Freycinet se préciser, gagner en éclat. Alors que la turbulence des uns, l’imprévoyance des autres, l’égoïsme de celui-ci, l’avidité de celui-là se révèlent, rien que de pur, de clair, de sagace et de courageux n’apparaît pour accroître et aviver le rayonnement de cette figure attachante et souriante. L’École polytechnique doit le révérer comme une des incarnations les plus hautes de son esprit idéaliste et réalisateur. Notre compagnie lui doit sa part d’héritage à l’une des gloires de ce temps.