Réception de M. Alfred Baudrillart
Monsieur,
Vous rentrez aujourd’hui dans la maison de votre famille. Votre arrière-grand-père, votre grand-père, votre père, furent membres de l’Institut. Enfant, vous avez connu ces lieux, vénérables par leur désuétude même, où la noblesse d’un vieux décor français néglige comme à dessein la frivolité des parures modernes. Dès que vous avez marché, vos pas inégaux ont mesuré les gros pavés moussus de nos cours, tandis que votre main puérile s’accrochait à une basque d’habit vert. Treize membres de votre famille appartenaient alors à l’Institut. Le 28 mars 1878, le père de votre mère, M. de Sacy, qui fut l’un des quarante et administra la Bibliothèque Mazarine, vous fit don d’un volume de Quintilien avec cette dédicace : À M. Alfred Baudrillart, futur membre de l’Académie Française. Vous n’aviez pas vingt ans : c’était un joli travail de prophétie. Et, sans doute, vous contemplant avec l’attention affectueuse de l’aïeul, admirant dans l’écolier studieux ce quelque chose d’élancé vers le ciel que le jeune homme perd avant la vingtième année — (cette observation charmante est de Tourguéneff) — Silvestre de Sacy vous imaginait déjà revêtu de l’habit à la française avec broderies vertes et la hanche frôlée par notre glaive inoffensif. La prophétie s’est réalisée, mais point la vision. Votre habit d’académicien est une robe noire bordée de rouge, et vous ne portez point l’épée, étant ministre et dignitaire de Celui qui en a proscrit l’usage.
Soyez le bienvenu, Monsieur, dans cette vieille maison. Les ombres familiales qui l’ont fréquentée depuis un siècle vous y font accueil, en même temps que nous. Si elles vous escortent, elles ne percevront guère de changements. Elles reconnaîtront le verdoiement des pavés et la poussière des murailles. Quelques bustes de plus dans les antichambres, quelques ouvrages de plus dans la bibliothèque, quelques taches d’encre de plus sur les tapis de nos tables : je ne vois pas là de quoi les dépayser... La modernité — je ne dis pas le modernisme — s’y manifeste bien, il est vrai, par quelques essais : l’électricité, contre laquelle se défend encore la coupole et... un ascenseur. Chaque fois que je passe devant celui-ci, je pense au Cardinal La Balue, emprisonné onze ans dans une cage de fer où il se mouvait avec difficulté. Nous ne le prenons guère, soit par esprit de tradition, soit parce que des expériences nous ont découragé.
Être « futur membre de l’Académie Française », n’est pas une situation sociale très enviable quand on a depuis longtemps les cheveux blancs : mais cela suffit pour orienter et décorer la vie, quand on les a blonds, comme vous les aviez au moment où Sacy formula sa prédiction. Elle influa sans doute, non seulement sur vos jeunes années, mais aussi sur l’ensemble de votre carrière intellectuelle. Tout un côté de vous fut toujours académique : le goût des humanités ; l’aptitude aux longs travaux qui exigent de la patience, des recherches, des documents, de la méthode, de la clarté d’exposition ; le style mesuré sans excès d’ornements, classique par la correction et un certain mépris du pittoresque, surveillé par le goût, usant d’un vocabulaire impeccable et par cela même restreint, celui-là même dont usaient naturellement les treize habits verts qui ont environné votre adolescence. Et je pense aussi que, de cette coupole, d’abord lointaine, puis peu à peu plus proche, ont rayonné sur vous les traditions d’indépendance de l’esprit, de courtoisie dans la discussion, de respect des opinions, que vous avez toujours pratiquées, — coutumes d’une compagnie où s’est perpétué à travers les vicissitudes des âges et les caprices des gouvernements ce qu’on pourrait appeler : l’union sacrée des honnêtes gens.
Toutefois, l’antique collège des Quatre nations devait partager avec un autre édifice l’honneur d’exercer sur votre formation intégrale une action durable et décisive. Croyez-vous à l’influence de la maison sur l’enfance des hommes ? J’y crois extrêmement. Les fenêtres sont des yeux dont le regard immobile s’imprime au fond de nos yeux : et ce beau nom d’ailes, appliqué à des abris de pierre, a un sens intime et profond. Qu’un bâtiment d’aspect aussi original que le couvent des Carmes. — aussi immobile depuis des siècles dans sa structure essentielle, aussi chargé d’histoire pieuse et tragique, aussi comblé de souvenirs qui tous se rapportent à l’âme et à la religion, — ne marque pas son empreinte sur une sensibilité généreuse qui y demeure un certain nombre d’années, cela paraît impossible. Or, Monsieur, sauf quelques absences de peu de durée et qui n’ont jamais rompu le lien, vous y avez passé cinquante et un ans. Vous y avez pénétré pour la première fois à neuf ans, en 1868, élève de l’École Bossuet ; vous y avez fait d’excellentes études qui vous ont conduit à l’École Normale. Agrégé d’histoire, vous êtes revenu l’enseigner, en octobre 1883, dans cette même maison, jusqu’à la rentrée de 1889. Devenu novice de l’Oratoire, vous avez suivi les cours de théologie dans la même enceinte. Vous y êtes encore revenu comme professeur d’histoire en 1894, — et vous y avez occupé la même chaire jusqu’en janvier 1907, date à laquelle vous avez été appelé à gouverner l’Institut Catholique.
On conviendra que peu d’existences humaines ont cette impressionnante unité de lieu. Naître, vivre, mourir dans la même maison est un accident assez ordinaire pour des existences médiocres : la volonté du sujet n’y a souvent qu’une faible part. Vous, Monsieur, si vous allez, tout à l’heure, regagner le même asile où l’on vous conduisit dès l’âge de neuf ans, certes, il a fallu qu’une ingénieuse Providence s’y prêtât : les destinées du couvent des Carmes ont viré, parallèlement à la vôtre ; mais vous avez incliné votre destinée vers les siennes. Ces vieilles pierres, ces murs lézardés et écaillés, qui semblent, comme vous, avoir fait vœu de pauvreté, ces toits en pente abrupte, cette chapelle recueillie, ces corridors tachés du sang des martyrs de Septembre, cette chambre où les Girondins attestèrent sur les murailles, en vers pompeux ou en apophtegmes latins, leur culte de la liberté, cette froide et triste cellule où fermenta le génie de Lacordaire, ces lieux privilégiés qui exhalent le surnaturel, l’onction, l’abnégation, le sacrifice aux idées — ces lieux vous ont élu, ils vous ont appelé, ils ont jeté sur vous leur enchantement. Et vous, à votre tour, de toute l’énergie de votre cœur ardent et de votre front têtu, vous les avez élus, vous les avez voulus, vous les avez ressaisis après les avoir quittés. Vous savez bien qu’un jour, aux côtés d’Ozanam et des prêtres martyrs, vous y reposerez. Et ainsi s’est accompli entre l’édifice et l’homme une de ces mystérieuses unions que l’histoire consacre, tellement étroite qu’on ne peut plus séparer leurs noms. L’âme d’un édifice n’est pas toujours l’âme de celui qui l’a bâti : c’est plutôt l’âme de celui qui a le mieux confondu sa vie avec la sienne, de celui qui l’a le plus aimé.
Entrons avec vous dans cette maison des Carmes : l’École Bossuet, fondée par l’abbé Thenon, s’y était installée depuis deux ans quand on vous y envoya. Normalien, élève de l’École d’Athènes, l’abbé Thenon avait formé le louable dessein d’unir, dans une commune action éducatrice, la famille, l’université, l’église. Votre père, le savant économiste Henri Baudrillart, eût souhaité pour vous le lycée ; Mme Henri Baudrillart eût préféré un Collège de prêtres : l’école Bossuet conciliait tout.
Vous avez raconté vous-même qu’avant de vous laisser franchir le seuil de la classe, votre pieuse mère vous fit agenouiller dans la chapelle, cette chapelle des Carmes où s’est déroulée depuis lors presque toute votre vie religieuse. Elle vous dit : « Mon enfant, tu vas entrer au collège. Pour la première fois, à l’éducation que te donnent tes parents va se joindre celle de tes maîtres : tu apprendras bien des choses, demande au Bon Dieu que tout cela soit pour sa gloire... » Pourquoi, en lisant ces lignes, ai-je la sensation du déjà vu, du déjà lu ? Ah !... Je me rappelle... Une autre mère pieuse, un autre enfant d’intelligence précoce, élevé religieusement, qui pénètre dans un collège parisien gouverné par des prêtres... Saint-Nicolas du Chardonnet au lieu du Couvent des Carmes... Les voies de la Providence, diriez-vous, sont mystérieuses et diverses. Avant que leurs itinéraires vinssent se croiser ici, combien ont divergé votre vie à vous et celle de l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui cependant partaient du même point ! N’est-ce pas la marque éclatante du libre esprit qui règne sous cette coupole qu’un Renan et un Baudrillart puissent — à tant d’années de distance — y recevoir le même accueil ?
Nous nous sommes promenés ensemble, Monsieur, dans les préaux et les jardins du couvent des Carmes. Vous m’avez montré quelques marches usées devant une petite porte vétuste, et vous m’avez dit en souriant « C’est sur ces marches que j’ai prononcé mon premier discours. Je ne devais pas avoir tout à fait dix ans. Je haranguais mes camarades, et je crois bien que je les excitais à quelque rébellion... » Car si vous fûtes un brillant élève (en quatrième, vous avez décroché le premier prix d’histoire au concours général) vous ne fûtes pas toujours aveuglément discipliné. Une fois même vous avez failli franchir la porte de l’École Bossuet pour ne la plus repasser : le sursaut de votre volonté déjà ferme et la clairvoyante miséricorde de l’abbé Thenon vous épargnèrent cette fâcheuse aventure Mais il faut retenir l’incident : il aide à vous définir.
Vous aviez dix-sept ans quand la vocation sacerdotale vous fit entendre son appel. Dès lors, votre résolution est prise : rien ne la changera plus.
Pendant quinze années, vous serez élève de l’École Normale Supérieure, professeur au Lycée de Laval, au Lycée de Caen, au Collège Stanislas ; votre existence sera celle d’un universitaire de large avenir, remarqué pour la qualité de son enseignement, signalé par sa thèse. Et toute cette carrière de laïc, vous la parcourrez sans jamais discuter votre vocation sacerdotale. Quel accent donne un tel fond de surnaturel à la vie, à l’enseignement d’un éducateur ! « Élève de l’École Bossuet — avez-vous raconté dans votre discours jubilaire — élève de l’École Normale supérieure, je sentis s’allumer en moi une flamme d’apostolat, le désir de pousser loin mes études pour que la cause de Dieu en profitât... Jeune professeur, je conservai le souci des âmes. Je goûtai l’ineffable joie d’en ramener quelques-unes à Dieu et de donner à tous un enseignement chrétien... » Et, comme preuve, vous ajoutez : « À trente-six ans de distance, il me plaît de retrouver cette phrase dans un discours de distribution de prix prononcé sous le ministère de Jules Ferry : Un chrétien ne peut jamais faire abstraction de sa foi ; elle est en toute chose son principe et son guide. » Voilà bien, en effet, Monsieur, une phrase qui fait honneur à votre indépendance. Remarquons toutefois qu’elle n’en fait guère moins au libéralisme de vos chefs universitaires d’alors : fonctionnaire public, vous avez pu la prononcer publiquement, officiellement, sans être inquiété. Et puisqu’il s’agit de palmarès, en vous décernant un premier prix de franc-parler, accordons au préfet de la Mayenne — qui écouta la phrase sans sourciller — un premier accessit de tolérance.
La dualité de votre vie, Monsieur, a certainement contribué à modeler en vous une forme plus rare de la personnalité. Vous êtes entré à l’École Normale, vous avez été universitaire un peu malgré vous, par scrupule filial : c’était le vœu de votre père. À présent que cette décade laïque se recule dans le passé, vous ne la reniez point ; vous lui gardez de la sympathie... D’abord, ce fut votre jeunesse, ce printemps de l’homme qui fleurit de vingt à trente ans. Et puis cette Université de France, si calomniée par des sectaires, ne rayonne-t-elle pas toujours son attrait dans les cœurs loyaux et les esprits sincères qui l’ont vraiment connue ? Peut-on n’admirer point le désintéressement, la science de la plupart des vrais universitaires français — je veux dire ceux qui vivent et meurent dans l’Université — ce je ne sais quoi de simple, de frugal, de quasi monastique qui caractérise leur tenue, leurs façons, leurs mœurs, — la sincérité fougueuse de leurs convictions, leur foi dans le progrès du monde, dans la perfectibilité des conditions sociales, leur passion pour le Droit et la Vérité ? Vous avez, Monsieur, apprécié ces vertus professionnelles ; leur contact ou leur contagion, si vous voulez, est un élément que je retrouve en vous à certaines heures, par exemple dans votre plus récent ouvrage encore inédit : la Biographie d’Henri Mazuel, très digne universitaire chrétien qui fut un bel humaniste et un apologiste moderne. Vous rendez là un hommage ému à ces maîtres : « qui, — dites-vous — méritaient leur prestige par leur fidélité à la culture classique, par la force des études à laquelle contribuaient leur savoir et leur dévouement... » Et je vois bien que vous mettez cela à l’imparfait et vous êtes trop bon écrivain pour ne pas employer les temps des verbes selon les nuances de votre pensée Un lecteur superficiel risquerait donc d’entendre par là qu’à votre sens, les maîtres actuels de l’Université sont moins fidèles à la culture classique, moins savants, moins dévoués. L’Université des Bédier, des Croiset, des Boutroux, des Bergson, des Lavisse aurait-elle donc dégénéré ? Vous ne le croyez certainement pas, Monsieur. Et cet imparfait subtil souligne simplement ici un trait de votre caractère. De même que souvent la douceur essentielle de votre visage transparaît à travers le revêtement d’obstination qu’y ont superposé des années de lutte, parfois aussi, le goût de cette douceur de l’esprit qu’est le libéralisme transparaît dans votre œuvre. Mais comme Apollon tirait Virgile par l’oreille quand son inspiration s’égarait, l’ange de la soumission frappe alors discrètement sur l’épaule de l’écrivain. L’écrivain obéit : et c’est chose curieuse de constater qu’il devient, dès la phrase suivante, un peu moins libéral qu’à son ordinaire.
L’Université vous a gardé dix ans et vous lui avez fait honneur. À votre enseignement d’histoire, vous avez ajouté d’innombrables articles de critique historique, un cours à l’usage de l’enseignement primaire, et enfin les travaux préparatoires sur Philippe V d’Espagne. Vous les commencez en 1886, par une mission officielle aux Archives de Simancas, d’Alcala et de Hénares. Ils aboutiront d’abord à votre thèse, en 1890, puis, après un second séjour d’enquête documentaire outre les Pyrénées, à la publication de votre œuvre maîtresse : Philippe V et la Cour de France. Je suspens un moment votre biographie pour m’arrêter à ce bel ouvrage, qui aurait suffi à vous désigner pour l’Académie, si vous n’aviez ajouté à vos titres d’historien des mérites d’action.
Parmi toutes les raisons que j’ai, Monsieur, de me réjouir à vous recevoir, je ne compte pas comme la moindre d’avoir lu votre Philippe V. Car si je n’avais pas l’honneur de vous recevoir, je ne l’aurais peut-être jamais lu à fond. Non pas que j’ignorasse son existence et tout le bien qu’on en pensait : l’Académie ne lui avait-elle pas deux fois décerné le grand prix Gobert ? Mais il se développe en cinq énormes volumes grand in-octavo, qui font ensemble plus de trois mille pages. Tandis que je les absorbais, je fis un calcul (cette habitude persiste chez les Polytechniciens, même quand ils ont mal tourné). Je calculai que chaque page me demandait au moins quatre minutes pour être lue. Il y a bien des façons de lire ; la plus courante, de nos jours, pourrait s’appeler plus exactement : survoler un livre. Moi, je ne vous survolais pas, je vous lisais : voilà pourquoi chaque page me coûtait quatre minutes. Cela fit deux cents heures pour le tout. Je lisais un peu plus de deux heures par jour. Au bout de quatre-vingts jours, j’étais au terme de votre ouvrage. On fait aujourd’hui le tour du monde en bien moins de temps. Mais je n’ai pas regretté mon voyage.
On vous a parfois querellé, Monsieur, sur le choix de votre sujet. On s’est étonné que, de tant de héros, un savant aussi incontestable que vous eût élu Philippe V. Pauvre personnage, en effet, —et vous en convenez,— ce deuxième fils du grand Dauphin, frappé, comme son aîné Louis, comme son cadet Charles, de la mystérieuse tare congénitale qui fera de Louis un dégénéré contrefait et embrasé, de Charles un doux maniaque s’habillant en soubrette pour tenir les écheveaux des dames, et de Philippe lui-même un neurasthénique effervescent dans le style de son aîné, mais qu’assombrissent encore le climat et les mœurs de l’Espagne. Gouverné par les plus variables influences, il donnera l’impression d’un jouet politique plutôt que d’un souverain. Malgré lui, il évoluera dans des complications qui le dépassent, tour à tour inconscient et désespéré.... La fin de sa vie surtout est sinistre, alors qu’il veut abdiquer, abdique, reprend sa couronne, aspire au cloître, s’en dégoûte parce qu’il ne peut obtenir du nonce la permission de rejoindre la reine trois fois la semaine en temps ordinaire et une fois en temps de jeûne — transforme ses confessions en incroyables confidences conjugales, ignore la guerre qu’on lui fait faire, les courriers arrêtés, les dépêches truquées, de fausses victoires substituées aux réels désastres, — à ce point que quelques courtisans patriotes doivent l’enlever littéralement, au sortir de la messe, pour le renseigner... Avare avec cela, d’une sordide avarice, espèce de royal Harpagon qui se néglige par frénésie d’épargne, la perruque moisie, les habits et le haut-de-chausseur rapiécés, tachés de tabac, fantoche de comédie, riant, radotant, gambillant, tout cela parmi l’étiquette d’une cour figée, parmi les catastrophes de sa patrie. Ah ! le triste temps, le triste lieu, le triste sire !
Et pourtant, Monsieur, vous quereller sur le choix de votre héros serait injuste, car il n’est pas, en fait, le héros de l’ouvrage ; il n’est que celui du premier volume. Peu à peu, vous avez été heureusement entraîné à élargir le sujet, à traiter un problème débordant les rapports de Philippe avec la cour de France. Le vrai titre de l’ensemble serait : L’établissement de la maison de Bourbon en Espagne et en Italie, 1700-1748. Ce qui vous a frappé, ce qui vous a paru digne d’un important commentaire, c’est que l’on ait vu, sous l’impulsion de Louis XIV, un essai d’union des races latines, voire un effort de groupement méditerranéen qui va de l’avènement de Philippe au Pacte de Famille. Il ne vous semble pas, Monsieur, que cette longue entreprise fût nécessairement vouée à l’insuccès. « Maîtresse de la France, de l’Espagne et de l’Italie, écrivez-vous, la maison de Bourbon pouvait sans crainte livrer à l’Autriche tout le centre de l’Europe et laisser l’Orient à la Russie. Un partage à trois a des chances de durée... » Vous ajoutez : « La Révolution a changé cet ordre de choses. Elle a relevé, plus hautes que jamais, les barrières entre les peuples qu’elle avait souhaité d’abaisser... » Vous écriviez cela en 1890... Depuis — et c’est hier — une nouvelle éruption volcanique a bouleversé l’Europe. Le centre s’est effondré ; l’orient chancelle. Des trois sœurs latines, seule l’Espagne est restée neutre : la France triomphe, unie à l’Italie. Une aube luit sur le monde. Il ne s’agit plus de l’alliance de quelques familles royales, ou même de quelques peuples de même sang : un pacte plus vaste s’élabore. Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. C’est l’union de tous les enfants de Japhet, sous les mêmes lois humaines, chaque nation demeurant une personne libre. Chimère ! eussiez-vous dit en 1890 : bien peu vous eussent alors contredit. Cette chimère sera la réalité demain. N’en soyons pas moins équitables envers le passé. Au cours des négociations que vous racontez, comme en bien d’autres entreprises, la Monarchie française, avec son génie propre et les moyens de son époque, a acheminé le monde vers des solutions que notre âge voit s’accomplir. Rendons-lui l’hommage dont elle est digne, sans méconnaître qu’après sa disparition des mains énergiques et patriotes ont recueilli le flambeau. Est-il donc si malaisé, n’est-ce pas au contraire un réconfort, que de proclamer entre Français cette continuité du labeur français pour la patrie, pour la civilisation ? Français de 1919, tombons d’accord sur cette éclatante vérité : le génie de la France, génie de raison, de liberté, de concorde, continue dans la victorieuse et nécessaire démocratie d’aujourd’hui l’œuvre de la glorieuse et nécessaire monarchie d’hier.
Tandis que vous assuriez, Monsieur, l’achèvement de votre grand ouvrage, votre vie spirituelle poursuivait son évolution. En 1890, vous passez votre thèse et vous entrez à l’Oratoire, dont le cardinal Perraud conduit les destinées. Vous voilà religieux, avant même d’être prêtre. Un autre édifice, non sans illustration, va vous abriter. Il ne portera pas tort aux deux autres. L’Oratoire influera peu sur votre vie apparente : d’abord parce que la congrégation fut dissoute en 1903, puis parce que le rectorat de l’Institut Catholique vous a délié provisoirement des obligations de la vie commune. Mais l’Oratoire s’enorgueillira d’ajouter votre nom au palmarès des Oratoriens membres de l’Institut. Il y en a quarante-trois depuis sa fondation. L’un d’eux fut de la section des Beaux-Arts ; il était peintre. Dix-sept furent membres de l’Académie Française : j’en ai consulté la liste avec curiosité. Consulter une liste d’académiciens du passé est un exercice spirituel qu’on ne saurait trop recommander aux académiciens vivants. À l’ordinaire, cette lecture fait penser : « Combien ces défunts confrères sont oubliés ! Il est impossible d’être plus oublié, plus inconnu que ces confrères défunts... » Et l’on fait sur soi-même un profitable retour. La liste des dix-sept confrères oratoriens est privilégiée. Elle contient deux secrétaires perpétuels. Elle contient le prédécesseur de Buffon et le prédécesseur de d’Alembert. On s’assure une célébrité discrète en cédant son fauteuil à un homme célèbre. Les plus marquants de la liste seraient sans contredit, avec Massillon, les trois derniers en date le Père Gratry, le Cardinal Perraud et vous-même, si votre gloire n’était peut-être éclipsée par un Oratorien de 1684, — un simple novice et qui ne dépassa jamais le noviciat Jean de La Fontaine.
« C’est à Mgr Perraud que le dictionnaire de l’Académie doit l’introduction et la définition d’un mot assurément utile et usuel, mais ignoré de La Fontaine : le mot chic... Nous apportez-vous aussi, Monsieur, caché sous votre camail d’oratorien, quelque vocable bien accentué, bien significatif, bien parisien, digne de celui que fournit votre maître ? Nous verrons bien... En tout cas, vous êtes assez jeune pour voter un jour l’admission d’un substantif tout neuf, pour lequel se lèveront toutes nos mains : celui de « Poilu ».
En cette même année 1890, les étudiants de l’Institut Catholique virent leur professeur, à la fois docteur et disciple, reparaître à la Maison des Carmes, et suivre les cours d’études théologiques. Ordonné prêtre en 1893, Nous faites un nouveau séjour en Espagne, pour terminer vos investigations d’historien. Puis, en 1894, vous reprenez votre chaire d’histoire moderne à l’Institut Catholique de Paris : enseignement que vous avez poursuivi durant onze années devant les étudiants de licence et auquel vous joignîtes les cours d’histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie. Vous n’en avez rien publié, mais nous en connaissons l’importance et le succès ; nous savons aussi qu’il affirme, par l’objectivité des jugements portés sur les faits et sur les hommes, l’indépendance du véritable historien. Vous avez, d’autre part, rassemblé vos conférences d’apologétique dans un ouvrage intitulé L’Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme.
Enfin, vous avez donné à l’Université Catholique de Lille des conférences que vous avez réunies sous le titre de : Quatre cents ans de Concordat. Complet et consciencieux comme tous vos ouvrages, celui-ci aboutit au vœu que la France ne sépare pas l’Église de l’État. Deux ans après, la rupture était consommée.
En 1907, les évêques protecteurs de l’Institut Catholique vous choisissent pour succéder, comme recteur, à Mgr Péchenard. Suspendons de nouveau l’histoire de votre vie à cette date importante, pour effleurer au moins la question de l’enseignement catholique. Vous allez, une fois de plus, me servir de guide : Je me documenterai dans l’ouvrage que vous avez consacré, en 1912 et 1914, à Mgr d’Hulst, un de vos prédécesseurs en rectorat. Ouvrage excellent, mais que vous devez juger un peu court. Il n’a, en effet, que deux volumes in-octavo de 700 pages chacun et c’est un jeu de le lire, en trois semaines.
Vous nous apprenez, Monsieur, qu’avant la Révolution l’Enseignement était, à tous les degrés, un monopole de l’Église. Tout juge impartial proclamera deux évidences que ce monopole eut parfois des inconvénients graves, mais aussi qu’il forma d’excellentes générations d’humanistes et de savants. Après bien d’autres, les auteurs de l’Encyclopédie avaient été enseignés par des prêtres. Survient la Révolution. Non seulement elle supprime le monopole ecclésiastique de l’Enseignement, mais elle ôte à l’Église le droit d’enseigner. Du gouvernement révolutionnaire, dites-vous, cela n’avait rien d’inattendu, puisque le mouvement révolutionnaire était en partie dirigé contre le Clergé. Ce qui est plus singulier, c’est que pendant les trois quarts de siècle suivants, les gouvernements successifs, dont plusieurs s’appuient sur l’Église, continueront d’exclure celle-ci de l’Enseignement. Le premier Empire garde jalousement à l’État la prérogative d’enseigner. Vous citez à ce propos une phrase de Portalis où s’exprime cette volonté jalouse, une phrase que Flaubert eût épinglée dans son herbier de niaiseries grandiloquentes : « Toutes les branches de l’Enseignement, dit ce fonctionnaire, ne seront plus qu’un seul et même arbre dont les racines tiennent dans les mains du souverain... » Sous la Restauration, comme sous Louis-Philippe, deux forces, par ailleurs hostiles, se coalisent contre la liberté éducatrice de l’Église : les Évêques et l’Université. L’Université défend son monopole, les évêques défendent leur autonomie diocésaine. Cependant, en 1833, la liberté de l’enseignement primaire est conquise ; en 1850, celle de l’enseignement secondaire. Reste à conquérir celle de l’enseignement supérieur. Sous le second Empire, la question demeure constamment à l’ordre du jour : mais au fond, pas plus que l’oncle, le neveu n’a la moindre envie de partager avec l’Église le privilège de façonner les jeunes esprits. De 1866 à 1870, lutte plus ardente : les pétitions se succèdent ; Duruy défend le monopole universitaire, tandis que le Père d’Alzon, homme d’ailleurs fort distingué, ami de Gaston Boissier et fondateur des Assomptionnistes, compare hardiment l’Université à Carthage et réitère à son endroit le delenda obstiné de Caton. Un projet de loi est déposé le 1er juin 1870, qui accorde à l’Église les Facultés, sans la collation des grades. Survient la guerre et le projet est enseveli sous les décombres du trône napoléonien.
Ce que l’Église n’avait pu obtenir ni du premier Empire, ni des Bourbons restaurés, ni du gouvernement bourgeois de Louis-Philippe, ni de Napoléon III, elle le reçut de la troisième République presque au lendemain de son avènement. Ce sera l’éternel honneur des Jules Simon et des Renan d’avoir défendu la liberté pour la liberté, alors que ceux qui la réclamaient pour eux-mêmes n’hésitaient pas à la restreindre d’avance pour leurs adversaires. Vous citez, de ceux-ci, cette phrase-programme : « Combattre l’Université, la renverser, si faire se pouvait, par les moyens que fournissent la loi... » Pareillement, au Congrès catholique de 1874, l’ordre du jour exprime le regret « que la loi Laboulaye fût fondée sur le principe de liberté pour tous de tout enseigner... » Il eût fallu, pour contenter ces extrémistes, non pas seulement que l’Église enseignât, mais que personne ne pût enseigner sauf l’Église. Mgr Dupanloup, plus intelligent et plus juste, vota la loi Laboulaye qui passa le 12 juillet 1875 avec 50 voix de majorité.
Tout en nous racontant parfaitement, dans votre Vie de Mgr d’Hulst, cette passionnante histoire de la conquête, par l’Église de France, de la liberté d’enseignement, vous avez su tracer d’inoubliable façon la physionomie de ce prélat aristocratique, dont l’abord semblait frigide et dont le cœur était chaud, philosophe et chercheur de système par tempérament, disciple docile de saint Thomas par soumission à l’Église, réputé rétrograde et qui percevait infiniment mieux que d’autres les nécessités sociales des temps modernes. N’est-ce pas Mgr d’Hulst qui défendit la science contre la prétendue faillite imprudemment dénoncée ? N’osait-il pas écrire la phrase que voici et que vous citez : « Sans donner gain de cause aux calomniateurs du passé, il ne me paraît pas douteux que sur plus d’un point notre âge soit en progrès. C’est l’évolution démocratique. Comme disciple de l’Église, je n’ai aucune raison de m’en affliger ; je dois même saluer, dans ce que cette tendance a de légitime, un triomphe tardif de la pensée chrétienne. » C’est que Mgr d’Hulst ne craignait pas de faire entendre des vérités, même désagréables, à celles de ses ouailles mondaines qu’il appelait « des linottes parées, grisées de vanité et de passions de toutes-sortes, qui mènent gaîment les funérailles de la moralité domestique et des vertus sociales... » Ainsi parlait Mgr d’Hulst.
Tout le monde se rend compte des qualités de savant et d’administrateur requises par la direction d’un grand organisme d’enseignement supérieur. Le rectorat d’un institut catholique exige celles-ci et quelques-unes de plus, car s’il est toujours malaisé d’apprendre à de jeunes esprits ce qui touche à la destinée même de l’homme : physique, chimie, sciences naturelles, métaphysique, histoire des religions, la tâche est plus délicate encore dans une faculté inspirée, surveillée par l’Église. Quand un professeur de cette Université française d’où vous êtes sorti, Monsieur, ayant donné un effort sincère à la connaissance de la vérité, enseigne la doctrine que sa conscience et sa raison lui ont démontrée, il est quitte envers lui-même ; rien ne troublera son repos de bon ouvrier. Il n’en est pas de même dans une université catholique. L’esprit le plus sincère et le plus laborieux peut être soudain arrêté net au milieu de son enseignement. Une voix qu’il respecte lui dit : « Tu t’es trompé. Tais-toi ou enseigne le contraire... » Moment redoutable ; tragédie de la conscience et de l’intelligence si poignante que les habituels conflits de devoirs dont s’alimentent romans et théâtres paraissent, à côté, bien mesquins. Et les cas ne sont pas fort rares. N’avez-vous pas écrit vous-même : « Si les limites de l’orthodoxie sont très réelles, elles ne sont pas toujours visibles à première vue. De très bonne foi, on peut se tromper. » Sous le rectorat de Mgr d’Hulst, l’Institut Catholique de Paris connut deux fois cette tragédie intime ; la seconde fois, le recteur lui-même y eut son rôle. Après avoir mis son nom au bas d’un article où il défendait l’un de ses professeurs — le professeur d’hébreu — et où il préconisait en matière d’exégèse biblique ce qu’il appelait « l’école large », Mgr d’Hulst dut sacrifier le professeur qu’il avait choisi et dont il aimait la doctrine. Quel déchirement !
Vous n’avez pas, que je sache, subi, dans vos dix ans de rectorat, une épreuve aussi rude. Pourtant, la traversée du navire que vous guidiez se poursuivit au milieu des écueils, et, les coups de temps n’ont pas manqué. Vous avez rencontré sur votre route la crise moderniste ; vous avez rencontré les effets de la Séparation, enfin vous avez rencontré la guerre. Dans la crise moderniste, vous fûtes sans hésitation et sans tricherie, d’accord avec Rome. Vous vous êtes publiquement expliqué là-dessus en termes qu’il sied de noter. « On me reproche quelquefois, avez-vous dit, et d’aucuns me blâment de ne pas être resté suffisamment libéral. Si, comme je n’ai nulle envie de le nier, il y a eu évolution, elle a été déterminée par une étude plus approfondie de la doctrine catholique et de ses conséquences ; en un mot par la conviction qu’en marchant dans ce sens, je me rapprochais de la vérité... » Voilà qui est net et coupe court à toute discussion.
La Séparation de l’Église et de l’État, consommée avant votre rectorat, ne vous en a pas moins créé des difficultés : car l’immeuble des Carmes appartenait à la mense archiépiscopale de Paris. Cette séparation, je signalais tout à coup que vous ne l’aviez pas souhaitée. Et cependant, vous avez approuvé la rupture, dans sa forme la moins atténuée, dans le rejet de la transaction des cultuelles. Même avant que Rome eût donné là-dessus sa réponse, vous avez par avance annoncé ce qu’elle serait au gouvernement de la République, qui vous consulta. C’est un moment bien intéressant, bien caractéristique de votre vie : il nécessite une esquisse des circonstances qui l’ont précédé. Une fois de plus, je vous emprunterai ma documentation.
Votre ouvrage sur le Concordat nous expose clairement quelles crises ont subi, depuis 1876, les relations du Gouvernement de la République française et de l’Église catholique. Ces crises datent du fameux 16 mai : on sortait de la bataille politique. « Qu’au début du régime actuel, nous dites-vous, le Clergé ne se soit pas montré favorable à la République ; qu’il y ait eu dans les premières années quelques excès de langage, quelques manifestations trop bruyantes et probablement intempestives, je n’y contredis pas. » Ayant ainsi débuté, la fâcheuse lutte se continua avec les années, s’aggravant ou s’apaisant selon les tendances de nos ministères et de la Curie. Vous constatez loyalement que la République fut souvent bien disposée en faveur des catholiques. Avant de mourir, Jules Ferry — dites-vous — reconnaissait que la France avait surtout besoin de paix religieuse. À la tribune du Sénat, M. Challemel-Lacour se vantait d’abandonner ses préjugés du passé. M. Charles Dupuy, en 1893, applaudissait à la politique du plus grand pape des temps modernes, Léon XIII. Enfin, en 1894, M. Spuller prononçait le mot « d’esprit nouveau », et le commentait en recommandant « cette tolérance éclairée, humaine, supérieure, qui a son principe, non seulement dans la liberté d’esprit, mais dans la liberté du cœur. » En 1896, M. Méline disait bien haut qu’il ne persécuterait personne. Je prends ces propos dans votre ouvrage ; ce ne sont pas là, convenons-en, des propos d’antéchrist. Malheureusement, les grands troubles politiques, de 1898 à 1900, ravivèrent l’esprit de parti ; où il n’y aurait dû avoir qu’une libre discussion de doctrines, les passions des hommes intervinrent. La haine civile germa entre les Français ; un conflit plus âpre que celui du 16 mai nous déchira. Par la force des circonstances, le pontificat de Pie X fut un pontificat de lutte... Et j’arrive tout de suite à cet instant de votre vie, Monsieur, que j’annonçais tout à l’heure... Voici la conjoncture : dans les premiers jours de février 1906, M. Rouvier fit porter chez vous le texte de la loi de Séparation, le projet de règlement d’administration publique et les délibérations de la commission interparlementaire. Vous étiez prié confidentiellement d’étudier le tout et de fournir un pronostic motivé sur l’acceptation ou le refus probable de Rome. Votre réponse fut : « Quoi qu’on puisse vous dire, soyez sûr que le Pape rejettera la loi... » Et vous donniez explicitement les motifs de ce refus prévu par vous.
Le lendemain de sa chute, M. Rouvier vous envoya un attaché de son ministère pour vous dire qu’il vous relevait du secret de la consultation et de la réponse vis-à-vis de vos chefs ecclésiastiques — l’archevêque de Paris et le Pape. Vous usâtes de la permission. En avril de la même année, vous allâtes à Rome. Le Cardinal secrétaire d’État, que vous ne connaissiez pas, souhaita vous-voir. Il vous dit : « Vous avez bien jugé. La décision que vous avez prévue sera celle du Saint Père. »
Un mois et demi s’écoula. Les 30 mai-1er juin 1906, l’épiscopat français tint une réunion plénière. Au scrutin secret, par 48 voix contre 26, la majorité déclara qu’il y avait lieu de chercher un modus vivendi qui permît de créer des associations à la fois légales et canoniques. Un second vote, par 56 voix contre 18, adopta le projet présenté par Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon, dont la base n’était autre que le projet des « cultuelles », approuvé par le Gouvernement. Il restait à obtenir l’assentiment de Rome. Rome refusa. Le 10 août 1906 (comme vous l’aviez prévu et annoncé, Pie X condamna la loi.
Et cependant l’épiscopat français, dans la proportion de trois contre un, avait accepté le principe des cultuelles. Et cependant des personnalités telles que ceux de nos confrères qu’on a appelés les cardinaux verts, Brunetière, le marquis de Vogüé, Thureau-Dangin, pour n’en citer que trois sur vingt-trois, s’y étaient ralliés... Avant Pie X, vous avez dit non : et, de la manière que vous m’avez raconté la chose, j’ai compris que vous n’aviez pas hésité. Voilà, pour moi, l’argument le plus fort contre les cultuelles. L’étude consciencieuse que je viens de faire de ces graves tractations eût tendu à me faire croire que la majorité des évêques français et les cardinaux verts étaient dans le vrai... mais vous avez dit non : cet argument personnel est parmi ceux qui me font le plus hésiter. Soyons franc, je n’en ai pas rencontré d’autre.
Mais ce n’est pas ici le lieu de s’attarder sur l’histoire de ces heures difficiles. Ce n’est pas le lieu, et, heureusement, ce n’est plus l’heure. La formidable épreuve d’où la France vient de sortir victorieuse et grandie, a rapproché les partis adverses. Tous, nous avons couru, la main dans la main, au secours de notre mère menacée. Sous la capote bleue, l’instituteur matérialiste a pâti dans les tranchées avec le prêtre ultramontain, le juif avec le Camelot du Roi, l’anarchiste avec le capitaliste. Dans le jour à jour d’une vie douloureuse et précaire, ils ont reconnu la mesquinerie des récentes querelles : le sang qui coulait de leurs blessures sur le sol sacré de la Patrie, il leur fallait bien reconnaître que c’était le même sang. Aujourd’hui, la guerre est finie, dans une apothéose de gloire. Serait-il possible que tant de jours de misère, tant d’endurance et d’héroïsme communs n’eussent servi qu’à se défendre contre le péril du dehors et demeurassent sans vertu contre les périls du dedans ? Non, n’est-ce pas ? Le lendemain de la guerre sera digne de la guerre. Les principes éternels que nos armes viennent de faire triompher, nous les traduirons dans nos mœurs, dans nos lois. Les beaux mots abstraits, que les drapeaux alliés déploient sur le monde, nous en ferons, non pas l’étiquette d’une politique étroite et sectaire, mais notre réalité sociale. Liberté d’enseigner pour tous, à tous les degrés ; liberté de s’associer pour travailler, pour étudier, pour produire, pour prier. Égalité de tous les citoyens devant la loi et devant l’opinion, quels que soient leur doctrine ou leur culte. Fraternité sincère, fraternité comme aux jours des tranchées, s’opposant aux stériles luttes de classes. Révisons ce qui doit être révisé, renouons les liens qui furent imprudemment dénoués, mais qu’il ne soit pas dit, Français, que nous avons fait la Société des Nations sans parvenir à réédifier la Société des Français.
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La lourde tâche dont vous vous acquittiez à l’Institut Catholique, Monsieur, ne suspendit point votre activité d’orateur, d’écrivain. En 1910, vous avez publié l’Enseignement catholique de la France contemporaine, important recueil d’articles et de conférences. J’ai dit que votre Vie de Mgr d’Hulst datait des années suivantes. L’Institut, cependant, progressait et profitait sous votre gouverne, l’École des Hautes Études littéraires devenait Faculté des Lettres, l’enseignement philosophique bénéficiait de l’érection d’une faculté distincte ; des cours publics d’apologétique, d’histoire des religions, d’histoire de la Révolution française, attiraient l’élite intellectuelle du public catholique de Paris. Des cours spéciaux étaient organisés pour les jeunes filles. Une École supérieure des Sciences économiques et commerciales s’annexait à l’Institut. C’est en plein dans ce fructueux labeur que le coup de foudre de juillet 1914 vous a surpris.
Votre discours jubilaire définit fort heureusement quel principe vous dirigea dès lors. Il est revenu à votre mémoire d’historien un passage de Saint-Simon sur les dernières années de Louis XIV, les années de revers. « Parmi les adversités si longues, raconte Saint-Simon (qui n’aime point le grand Roi), son immutabilité demeura tout entière : pas le moindre changement, le même cours d’années et de journées. » Citant ce passage à vos auditeurs, vous ajoutez : « J’ai voulu que l’Institut catholique rouvrit ses portes et que sa vie reprit comme de coutume ; et lorsqu’on me demandait : Faut-il continuer ceci ou cela ? j’ai répondu : Oui... Le même cours d’années et de journées ! La parole de Saint-Simon se murmurait au fond de mon esprit... »
Toutefois, votre activité, votre énergie, ne pouvaient se contenter, en des heures si dangereuses, d’une formule simplement conservatrice. Vous avez tenu à être, dans votre sphère et dans votre mesure, un des ouvriers de la défense nationale et de la victoire : vous l’avez été. Vous n’ignorez pas que c’est beaucoup à cause de cela que les portes de l’Académie se sont ouvertes devant vous, au cours même de la guerre. Il est donc bien à propos de retracer ici ce qu’on peut appeler votre œuvre de guerre.
Un empereur germanique, belliqueux, menace d’invasion un peuple faible par le nombre, mais uni et résolu. Publiquement l’empereur professe qu’il veut simplement « maintenir les nations en paix et faire régner la justice ». Mais dans ses lettres privées, il déclara que ce qu’il veut avant tout, c’est « arracher cette mauvaise herbe de liberté qu’il abhorre, et que, depuis qu’il est arrivé au trône, cette fin a toujours dirigé sa politique... » Le petit peuple menacé est brave, il a des soldats bien équipés, il a des forteresses bien armées ; il a surtout la conscience de son droit et la ferveur de son indépendance. Autant qu’il pourra résister, il jure de ne pas laisser les Allemands pénétrer sur son territoire. Il se lève effectivement tout entier pour barrer sa frontière. Mais les Allemands, qui ont préparé leur coup de longue date, attaquent en force ; arrêtés quelque temps par l’héroïsme de leur faible adversaire, ils finissent par le bousculer ; ils passent. Le territoire est envahi, tout cède devant le furor teutonicus. L’insolent empereur triomphe. « Rien ne m’arrêtera plus », pense-t-il... À peine l’a-t-il pensé qu’un obstacle inflexible se dresse devant lui : l’Église. Contre l’oppresseur victorieux, le pape surgit. À la force de fer et de feu, il oppose la force morale dont il dispose au nom de la Justice éternelle. Il prononce l’excommunication contre le triomphateur ; il délie ses sujets du serment de fidélité ; il met en interdit la ville où il séjourne. Et, vainement, le teuton regimbe, vainement il combat ; vainement il gagne des batailles ; vainement il réunit sur sa tête plus de couronnes que n’en ceignit Charlemagne : le coup que lui a porté le pape est mortel. Il finit par s’effondrer et l’Empire germanique s’effondre avec lui... Honneur à l’Église, défenseur du faible, protagoniste du droit ! Gloire au pape qui a fait cela. Ai-je dit qu’il s’appelait Grégoire que l’empereur allemand s’appelait Frédéric II, que le petit peuple était les Lombards et que ceci se passait au XIIIe siècle, vers 1240 ?
Les circonstances étaient moins favorables, Monsieur, lorsqu’en mars 1916 vous commençâtes votre belle campagne de prêtre français et patriote. Il s’agissait de défendre devant les catholiques des pays neutres la cause du droit qui, pour vous et pour quiconque n’était pas aveuglé par la passion, sollicité par l’intérêt ou bridé par la peur, se confondait avec celle de la France.
Or, un peu partout dans les pays neutres, les catholiques faisaient des vœux pour le triomphe de l’Allemagne. C’est un fait que vous constatez en le déplorant. En 1915, il fallait agir, le temps pressait. Un comité catholique de propagande française â l’étranger fut fondé sous votre direction. Par le livre, par le journal, par la conférence, ce comité batailla contre la féroce propagande des catholiques allemands qui, jusque là, pouvaient librement empoisonner leurs coreligionnaires du monde entier. Dans cette lutte d’idées, le clair esprit français ne tarda pas à triompher de l’impudent fatras germanique. Certain volume, édité par vos soins : La Guerre allemande et le Catholicisme provoqua au delà du Rhin de telles colères que les évêques allemands tentèrent, sans succès d’ailleurs de le faire condamner à Rome. Une petite feuille catholico-teutonne du canton d’Uri inventa de toutes pièces une réplique de vous, et vous fit dire : « Si Benoît XV ne comprend pas que nous avons raison, nous choisirons un pape à Avignon... » Mentez, pensait sans doute l’inventeur, il en restera toujours quelque chose. Il inventait bien mal, et c’était bien mal connaître le fils respectueux de Rome que vous êtes.
En avril 1916, il vous parut nécessaire de faire plus encore, de porter la parole française dans cette Espagne que vous connaissez si bien, et qui vous connaît si favorablement. En aucun lieu du monde la propagande germanique n’avait obtenu tant de succès. « Aux heures les plus douloureuses de cette guerre (je cite vos paroles) l’opinion des catholiques d’Espagne n’a pas été avec nous. On a appréhendé nos succès et on s’est réjoui du succès de nos adversaires. En septembre 1914, Français et Belges n’osaient plus sortir de leurs maisons... »
Même parmi les chefs du clergé, même chez les évêques, même dans les grands ordres religieux, la haine de la France s’attestait par des faits que vous relatez et que je veux relater après vous en vous empruntant vos paroles, car, affirmés par un laïc, ils sembleraient incroyables.
Une pauvre vieille religieuse française, se mourant dans de grandes souffrances, commet l’imprudence de dire à son confesseur espagnol qu’elle offre ces souffrances à Dieu pour la victoire de la France. — Le confesseur la réprimande et lui répond que par là elle n’assure pas son salut ! — Dans beaucoup de journaux (je vous cite toujours mot pour mot), dans ceux qui se vantent d’être les plus catholiques, les succès des Allemands sont annoncés avec des titres gigantesques ; quand il y a un succès français, il est annoncé en petits caractères et sous cette formule : Les Français disent qu’ils ont pris une tranchée... » Permettez-moi de constater que ce procédé ne fait pas honneur à ceux qui l’emploient. J’ignore comment cela s’appelle au pays de Figaro, mais nous savons comment cela s’appelle en bon français.
Il y eut plus. Vous avez lu — dites-vous — avec une douloureuse stupeur de patriote, d’honnête homme et de chrétien, un mandement signé d’un archevêque espagnol où la France était traitée, c’est imprimé et affiché, de pays « pourri », pourri par des vices qui étaient nommés dans le mandement, mais dont vous n’osez répéter les noms. On nous imputait toute espèce de dissolution, et on invitait les Espagnols des deux sexes a ne pas imiter ce pays pourri — le nôtre. Prétexte : les toilettes des femmes et (ceci est inattendu) les toilettes de première communion. On nous accuse, dites-vous, d’avoir introduit les modes les plus abominables, même pour les petites filles...
Braves curés de France, prêtres paysans de Bretagne, d’Auvergne, de Languedoc, de toutes les provinces où, d’un clocher roman, gothique ou moderne la cloche dominicale appelle à la messe les paysans vos frères, — poilus tonsurés qui durant cinquante mois avez pâti, saigné côte à côte avec les autres poilus français, qui les avez réconfortés quand l’angoisse de l’attaque prochaine leur serrait le cœur, qui, lorsqu’ils tombaient avant vous, près de vous, les avez confessés, absous, — curés paysans de France, tandis qu’au prix de mille efforts et de mille peines vous défendiez la liberté du monde contre la plus abjecte tyrannie, voilà ce qu’on disait de votre pays, voilà ce qu’on osait dire de vos petites sœurs les communiantes, que vous recevez à la sainte Table, vêtues et voilées aussi chastement que de petites religieuses.... Bien ! Vous avez souffert, vous vous êtes battus, beaucoup d’entre vous sont morts pour que le Droit triomphât de la Force, et la coalition des idées de la coalition des intérêts. Soyez fiers : une des conséquences de votre victoire sera que les insolentes calomnies de cette espèce sont à jamais frappées de discrédit et s’écroulent aujourd’hui dans le même chaos que l’Empire allemand.
Durant un mois, Monsieur, vous avez parcouru cette terre empoisonnée de germanisme : de Vittoria à Madrid, de Madrid à Saragosse, de Barcelone à Tarragone, de Valence à Alicante, vous avez porté le verbe de vérité. Infatigable, vous avez, depuis, entrepris une nouvelle croisade : Séville, Cordoue, Grenade, Cadix, Huelva, vous firent un accueil émouvant. Certes, vous n’avez pas rallié à notre cause tout le catholicisme espagnol : vous n’avez pas converti ceux qui ne voulaient pas être convertis. Mais vous avez provoqué d’éclatants retours, vous avez persuadé les honnêtes gens, les cœurs sincères que le mensonge égarait ; voilà ce qui importe, Monsieur : avoir les braves gens avec soi. Les autres, les irréductibles, ont aussitôt montré moins d’arrogance, et, depuis vos campagnes, on peut dire qu’il y a quelque chose de changé parmi les catholiques de la nation sœur.
Est-il besoin d’ajouter, Monsieur, que personne en France, quel que soit son parti, ne songe à rendre responsable de pareils égarements l’Église elle-même, l’Église des Mercier, des Marbeau, des Luçon, des Amette, la foi qui fut celle de Vincent de Paul, de Fénelon, de Pasteur ? L’Église et le catholicisme n’y sont en rien compromis, pas plus que la chevaleresque nation dont le roi nous a donné d’éclatantes preuves d’amitié. Ayons la générosité d’oublier des méfaits de pure politique, sur lesquels d’ailleurs a définitivement prononcé aujourd’hui le jugement que vos contradicteurs ont tant de fois si imprudemment invoqué au cours de la guerre le Jugement de Dieu.
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Cette utile propagande, cette mémorable campagne ne furent pas toute votre œuvre de guerre. Alors que la Victoire s’inclinait déjà sur nos fanions, mais quand les mers n’étaient pas encore purgées de monstres, on vous a vu porter aux États-Unis, à l’occasion du jubilé de Mgr Gibbons, l’hommage de la France. Comment vous fûtes reçu, on le devine. Le sang, a dit Shakespeare, est plus épais que l’eau. Maintenant que le sang versé en commun soude les deux peuples, il n’y a plus d’Océan. N’est-il pas touchant de conter que vos admirateurs américains vous envoient, à l’occasion de votre réception, une épée d’académicien ? Je sais comment vous la porterez, en souvenir de la libre Amérique : avec le geste des Croisés, les mains jointes sur la poitrine et la garde sur le cœur.
Enfin, malgré tant de labeurs soutenus hors de France, vous avez fidèlement continué d’exercer pour la patrie votre ministère de prêtre et de prédicateur. Le prédicateur a prononcé, entre autres, trois discours : l’Ame de la France à Reims (en 1914), Jeanne Libératrice (en 1915), Jérusalem délivrée (en 1917), beaux discours où la maîtrise de l’histoire fortifie l’éloquence. Le prêtre a voulu, dans ces temps épouvantables, travailler de son état de prêtre. Vos supérieurs ecclésiastiques vous avaient interdit de partir pour le front : vous fûtes à Paris le consolateur de nos blessés. Frédéric Masson — qui se connaît en dévoûment, — vous a montré — ce sont ses termes — « longuement arrêté à leur chevet, puis, ayant veillé le mourant et enseveli le mort, le conduisant au champ du suprême repos, prononçant les paroles qui absolvent et reprenant avec la veuve le chemin de l’hôpital... »
Votre dernier discours, Monsieur, c’est l’éloge que nous venons d’entendre du grand Français auquel vous succédez. Ce fut pour nous un exemple, en raccourci, de vos qualités d’historien et d’orateur. Vous avez fait un beau discours ; on ne diminue pas votre mérite en ajoutant : vous aviez un beau sujet. Il n’y a pas beaucoup d’Albert de Mun dans les annales d’un pays ; l’honneur de la France, c’est qu’au cours de ses annales et surtout dans les heures critiques, reparaît, sous des types divers, cette figure de paladin, beau et brave, distingué de manières et goûtant la société des humbles, amoureux de la gloire et soucieux du bien de tous. La monarchie française a eu les siens, comme la Révolution et l’Empire. Un Guynemer, s’il eût survécu, en préparait un à notre âge. Sans nul doute, nous allons en voir éclore. Qui de vous, jeunes gens, qui de vous va devenir un Albert de Mun ?...
En Mars 1871, celui-ci regagnait Paris, lieutenant de cavalerie revenant de captivité : il y trouvait la défaite et la révolution. Cependant, il ne désespéra pas des destinées de la France et commença aussitôt son apostolat social. Si son génie doit se réincarner aujourd’hui dans quelque officier pareil à lui, il trouvera à Paris l’ordre et la victoire ; par un juste retour, la défaite et la guerre civile sont à Berlin. Ah ! que n’eût-il pas donné, le soldat-apôtre, pour voir et célébrer cette revanche ! Son grand cœur blessé, inguérissable depuis la capitulation de Metz, n’eût sans doute pas résisté à tant d’émotions : du moins, il fût mort sans angoisse, ayant vu les trois couleurs palpiter de nouveau sur la cathédrale de la ville où il avait vécu ses heures les plus douloureuses.
Comme il manque à l’Académie ! Comme il manquera à la France de la Victoire !... Lui, Monsieur, n’avait pas évolué depuis les généreuses et libérales aspirations de la jeunesse, De plus en plus, au contraire, catholique fervent, il comprenait les nécessités de la Société moderne : il ne s’agit pas de vouloir dominer aveuglément, il faut s’accorder. J’éprouvai moi-même la généreuse équité de son âme et qu’il savait revenir sur des préventions, quand il constatait que la calomnie les avait suscitées. Je lui en témoigne ici publiquement ma reconnaissance. Vous avez tout dit sur lui. Je n’aurai garde de vous répéter avec moins d’éloquence. Je ne veux que déposer, après votre éclatant hommage, mon humble hommage sur le mausolée de notre confrère où l’on devrait écrire, avec un sens plus large et plus profond encore, les mots qui servent d’épitaphe à un poète anglais : Cor Cordium, le Cœur entre les Cœurs.
Albert de Mun eût été, certainement, un des bons ouvriers des révisions, des réconciliations nécessaires : voilà Monsieur, la succession que vous recueillez, lourde de devoirs, lourde d’espoirs. Comme lui, vous êtes orateur, vous êtes écrivain ; comme lui, vous êtes homme d’action. Et l’heure, cette fois encore, est décisive. Vous dont la personnalité actuelle est une résultante de l’École Normale, de l’Université, du libéralisme dans le sens laïc du mot, et aussi de la foi catholique, de la philosophie scolastique et de la discipline vaticane, vous qui êtes un bourgeois de Paris devenu dignitaire de Rome, n’aiderez-vous pas à pacifier autour de vous ce qui a fini par s’accorder en vous ? Deux puissances se partagent aujourd’hui le Monde, deux puissances auprès desquelles toutes les autres ne sont que faibles et accessoires. L’une, confiante en la parole de son Fondateur, dit : « J’ai devant moi l’éternité » : c’est l’Église ; l’autre, sans prétendre si loin, peut compter sur un long avenir : c’est la démocratie, qui vient de gagner la guerre. Ah ! Monsieur, pour la paix du Monde, pour le bonheur des générations présentes et futures, aidez à leur accord ! Vous avez accès auprès des représentants de chacune de ces deux forces mondiales : dites-leur qu’il faut déposer les armes, se comprendre, se supporter. Représentez-leur qu’elles ne s’accorderont jamais si chaque parti ressasse sans fin les méfaits qu’il croit avoir subis de l’autre. Le rameau d’olivier ne se brandit pas comme un glaive. Que ne sais-je les paroles qui feraient de vous un porteur de rameaux d’olivier, comme eût voulu l’être Albert de Mun, si les angoisses de la guerre ne l’eussent fauché ? Je ne les sais pas et, n’ayant point de goût pour les objurgations éloquentes, je veux, pour conclure, vous conter simplement la brève histoire — pleine d’enseignement — de ce que fit naguère, en une conjoncture malaisée, un curé de mon pays de Gascogne.
C’était dans un petit hameau des Landes de l’Albret, quelques maisons autour d’une église, parmi les pins et les chênes-liège. Deux enfants y recommençaient ingénument l’histoire de Montaigu et des Capulet ; ils s’aimaient et ne pouvaient s’unir, parce que les deux pères, même avant de leur donner le jour, avaient commencé de se quereller. Et je te fais un procès, et tu m’en fais deux... Et je te bâtis un mur devant ta maison pour te couper la vue ; et tu barres le ruisseau chez toi pour m’envoyer un marécage à cinquante pas de mon jardin. Et tu me fais jeter un sort sur mon bétail par le sorcier ; et moi je fais manger à tes vaches l’herbe qui gâte le lait. Ainsi de suite... Chacun des deux paysans entrait en frénésie dès qu’on lui parlait de l’autre, énumérant les indignités qu’il avait subies.
Et pourtant le curé, qui voulait marier les deux enfants, sut réconcilier les pères ennemis. Savez-vous comment il fit ? Il prit à part chacun des deux et lui dit : « Quand tu vois l’autre, au lieu de penser tout le temps aux misères qu’il t’a faites, pense donc, bête, à tous les tours que tu lui a joués ; et alors, au lieu de grincer des dents, tu te mettras à rire ! ... Penso à tout ço qué l’y as hey, et aou liou de rigagna de las dens, rirats ! Au fond, c’était le conseil évangélique de la paille et de la poutre, mais adapté : plutôt que d’inviter un Gascon à méditer, mieux vaut l’engager à rire. La preuve que le curé avait raison, c’est que l’idée séduisit les deux ennemis. Ils déjeunèrent ensemble au presbytère. Chacun avait la face hilare, rêvant à toutes les brimades endurées par son voisin. Et peu de temps après, l’aventure finit par un joli mariage d’amoureux, que bénit le curé gascon...
Monsieur, ce ne sont pas tant les idées qui se sont fait la guerre, en France, que les hommes, serviteurs souvent imprudents des idées. Le conseil ironique et pacifique du curé gascon n’est donc pas impertinent à leur proposer : Penso à tout ço qué ly as hey !... Ou, pour parler en termes plus dignes de cette grande cause, faisons tous notre examen de conscience, et, l’âme sincère et sans fiel, marchons, Français réconciliés, vers la paix promise aux hommes de bonne volonté !