Discours de réception de René Doumic

Le 7 avril 1910

René DOUMIC

Réception de René Doumic

 

M. René DOUMIC, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Gaston BOISSIER, y est venu prendre séance le jeudi 7 avril 1910 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez fait, en m’admettant parmi vous, le plus grand honneur auquel puisse aspirer un homme de lettres. Ainsi vous avez rempli mon ambition tout entière. Cet honneur, je peux bien avouer que je l’ai toujours souhaité, puisque je n’en ai jamais sollicité d’autre. Quelle joie je m’en promettais, quand j’espérais qu’elle serait non pas pour moi seul, mais aussi — mais surtout — pour l’exquise compagne, si courageuse et si douce, dont l’affection bonne conseillère m’a soutenu, aidé, guidé, pendant le long effort, et qui n’est plus là pour jouir de la récompense ! Pardonnez-moi ! je vous parle déjà comme à des amis...

Celui dont vous m’avez appelé à recueillir la succession n’avait pas été seulement pour moi ce qu’il était pour tous les lettrés : le savant écrivain dans les livres de qui on profite et on se plaît. J’ai trouvé en lui, dans toute la force et la beauté du terme, un maître. À l’âge où l’esprit encore hésitant est en quête d’une méthode, j’ai suivi ses leçons : l’impression en fut si vive que le souvenir m’en est toujours resté comme un modèle. Ce maître était devenu mon ami. Il fut mon témoin, le jour de mon mariage. Pendant trente ans, il n’a cessé de s’intéresser à tout ce qui me touchait. Il a fait mieux que de m’encourager il m’a signalé mes défauts avec une bienveillante rudesse. C’est cela qui est inappréciable. Nos ennemis nous dénigrent, à moins qu’ils ne nous flattent : combien nous aiment assez pour nous avertir et nous gourmander ? Je dois beaucoup à Gaston Boissier ; je vous remercie de m’avoir donné le moyen d’en témoigner publiquement. En m’entretenant de lui avec vous, je n’aurai qu’à laisser parler mon admiration — et ma reconnaissance.

Quand on se trouvait pour la première fois en présence de Gaston Boissier, comme j’ai pu le faire aux environs de 1880, ce qui frappait en lui c’était l’air d’allégresse robuste, le rayonnement de santé et de belle humeur, le mélange de gravité et de gaieté, traduisant si bien l’heureux équilibre entre toutes les facultés de l’être ! De bonne taille et solidement bâti, non point du tout voûté comme l’est parfois l’homme d’étude, mais au contraire le buste un peu en avant, la tête légèrement rejetée en légèrement arrière, le regard perçant et malicieux asséné bien droit, il donnait une impression d’assurance, de confiance en soi et d’affabilité ironique à l’égard des autres. Même au repos, un sourire errait sur ses lèvres, des lèvres minces, plissées, arquées et qui ne semblaient jamais tout à fait silencieuses. Ce sourire dont s’éclairait tout le visage était celui du spectateur qui, en bonne place, assiste à la comédie de la vie et y prend un plaisir extrême. L’accueil était si simple, si franc, vous mettant tout de suite à l’aise et presque en familiarité ! La conversation s’engageait vive, animée, car il en faisait tous les frais. On était conquis par l’accent de cette voix qui sonnait joyeusement, évoquant les souvenirs, égayant de mots et d’anecdotes le fonds de vastes connaissances, d’aperçus ingénieux et d’utiles conseils. On éprouvait la sensation d’y voir plus clair, d’avoir plus chaud : on eût dit un bain de lumière. L’homme s’était livré tout entier dans cette première rencontre : c’était un homme qui n’avait rien de secret. Et on s’en allait réjoui de le savoir si ressemblant à son œuvre. Telle est aussi bien l’idée autour de laquelle doit s’ordonner un portrait de votre grand confrère : celle de l’énergie bienfaisante, de la vigueur aisée, et de la joie supérieure qui résulte du juste emploi de toute l’activité, du libre jeu de toutes les forces.

Il naquit à Nîmes le 15 août 1823, d’une famille de vieille bourgeoisie, où de père en fils on était notaire, — et il nous semble que ce fut très bien ainsi. Méridional, il l’était par l’exubérance, par le besoin de vie extérieure, par le goût pour la parole. J’ajoute que nul n’ignora plus que lui la forfanterie, la hâblerie, l’amour du clinquant et une certaine crainte de l’effort et un certain appétit de jouissance qui seraient aussi des choses du Midi, s’il fallait en croire les gens du Nord. Davantage encore je retrouve en lui du bourgeois. Il en avait toutes les qualités essentielles : le bon sens qui faisait de lui l’ennemi juré du paradoxe et qui le mettait en défiance contre les théories nuageuses, les vagues rêveries, les aspirations troubles ; l’esprit narquois qui lui faisait tout de suite apercevoir le côté faible et prêtant à la raillerie ; un goût de l’ordre qu’il portait aussi bien dans les habitudes de sa vie et dans celles de sa pensée ; un instinct de l’administration régulière et de la belle économie, qui le rendait ménager de ses forces et habile ordonnateur de son talent ; une humeur tempérée qui l’écartait de tout ce qui est excessif, exagéré, violent, insolent ; une disposition à croire que, sinon la vérité, du moins la sagesse est dans un juste milieu, loin des extrêmes : une application au travail qui ne comptait jamais avec la fatigue et n’admettait jamais de défaillance ; enfin un souci moral qui, pour n’être ni pédantesque, ni chagrin, témoignait pourtant d’un continuel sentiment de la dignité. C’est un grand bien et c’est une force de pouvoir suivre dans le passé la série de ceux qui nous ont précédés : on est moins exposé à faiblir quand on a conscience de porter en soi le dépôt de traditions qui vous a été confié par une lignée de braves gens. Issu d’une famille qui avait tenu un rang, Gaston Boissier pourra plus tard s’élever aux premiers postes, sans y faire jamais figure de parvenu. Il paraît que des revers de fortune avaient introduit la gêne dans l’intérieur où s’encadra sa jeunesse : il en garda un culte pour la simplicité, un art de jouir de la vie modeste. Bourgeois il le fut et voulut l’être. Il cultiva es lui sa bourgeoisie originaire. Et comme il avait l’extérieur d’un bourgeois de Louis-Philippe, on pourrait assez bien le définir : un bourgeois de ce temps-là qui aurait prolongé sues la troisième République un tour d’esprit et des habitudes contractées à l’époque de sa je sous le roi citoyen.

La vie bourgeoise est éminemment une vie où il ne se passe rien, je veux dire rien d’exceptionnel, rien de romanesque, rien d’absurde, rien qui soit de nature à amuser les badauds, rien de ce que les imbéciles qualifient d’intéressant. Ne cherchez ici ni jeunesse d’enfant célèbre, ni débuts à fracas, ni entrée conquérante dans la notoriété. Non, mais de bonnes études commencées en province, continuées à Paris, achevées par un séjour à l’École normale, d’où le jeune Boissier sort premier, comme tout le monde. C’est la formation universitaire. Nous savons très bien en quoi elle consiste et à quoi elle aboutit : elle façonne, par la discipline de l’antiquité, des lettrés qui, rendus sensibles au mérite de composition et à la valeur d’art des œuvres classiques, en deviennent pour leur compte capables d’ordonner leurs idées avec méthode et de les traduire dans un langage irréprochable. On a beaucoup médit de cette sorte de culture, certes ! et on continue, et on continuera ; seulement on n’arrive pas à en inventer une autre. C’est celle que Boissier avait reçue de ses aînés et qu’il allait transmettre à ses cadets.

Le bon élève était devenu un bon professeur. Rien encore qui semblât le distinguer et le tirer hors de pair. Après une année passée à Angoulême, il revient enseigner à Nîmes sa ville natale. Mais ici il faut nous arrêter, car je crois bien que nous touchons à l’instant où va se dessiner sa personnalité. Le futur écrivain va choisir et déterminer le genre qui sera le sien. Ce fut à la suite d’une découverte qu’il fit, comme vous allez le voir, justement à Nîmes. Et c’est pourquoi j’insiste sur ce séjour, qui d’ailleurs ne dura pas moins de neuf années. Neuf années de province et pendant lesquelles le jeune professeur se contente de préparer ses thèses de doctorat, condition indispensable d’un juste avancement !... Ce Boissier, que vous avez connu si pétulant, ne se pressait pas. Mais pourquoi se fût-il pressé ? Je crois fermement à un instinct qui nous avertit en secret du nombre de jours qui nous est compté ; de là cette hâte fébrile si dramatique chez ceux qui ont reçu l’arrêt et savent que l’instant qui vient ne sera a pas pour eux. Boissier avait devant lui la journée tout entière : il n’éprouvait pas le besoin de brûler les étapes. Il nous répétait souvent : « J’ai perdu dix années de ma vie à Nîmes à jouer du piano. » Perdre du temps... Boissier... cela ne lui ressemblait guère. Aussi ne le disait-il que par boutade, et on l’entendait bien. Ces années furent peut-être les moins laborieuses, elles ne furent pas les moins utilement employées de sa carrière. Jusque-là, il n’avait guère eu le temps, cet élève appliqué, de lever le nez de ses livres. Il profita de ses premiers loisirs ; il regarda autour de lui : ce qu’il aperçut le ravit. C’était la lutte des intérêts, le conflit des vanités, le heurt des caractères, le jeu des intrigues partout les mêmes, que ce soit dans une ville de province ou dans une capitale. Comme cela dépassait en attrait les récits qu’on lit dans les livres, ou plutôt comme cela les éclairait et les rendait plus amusants ! Dès lors, il commença de se mêler à la société, au monde ; parce qu’il y plaisait, il s’y plut. Il s’y ménagea le coin de l’observateur, du moins morose des observateurs et du moins taciturne. Et telle est la découverte qu’il avait faite à Nîmes : c’est qu’une seule chose est intéressante, le spectacle de la vie.

Tenez bien compte de cette découverte : vous avez la clef de toute l’œuvre de Boissier. Car nous sommes des gens curieux : et puisqu’il s’est fait l’historien de la société romaine, nous voulons savoir comment il y a été amené On a prétendu que ce fut un cas de prédestination, la Providence l’avant par décret nominatif fait mitre à Nîmes et non pas ailleurs. Nîmes est peut-être la ville la plus romaine que nous ayons en France. À passer chaque jour devant la Maison Carrée ou le long des Arènes, que pouvait faire un enfant à l’imagination éveillée, sinon de rêver aux temps lointains dont ces vieux monuments prolongent parmi nous le souvenir ? Comme l’a dit spirituellement M. Georges Perrot, ses courses d’écolier étaient déjà des promenades archéologiques... L’explication est trop jolie pour que je la repousse : je remarque seulement que les petits Nîmois ne sont pas tous devenus archéologues et que beaucoup d’archéologues n’étaient pas de Nîmes. Mais quoi ! Par obligation professionnelle Boissier relit chaque jour Cicéron et Virgile, Sénèque et Lucain. Passionné comme il l’est des spectacles de la vie, c’est sur eux qu’il interrogera ces écrivains. Il leur demandera compte de la société où ils ont vécu. Comment s’y comportaient les intérêts et les vanités, et les férocités de la haine et les férocités de l’amour ? Quel air y avait le visage humain ? Et voilà trouvée la méthode qui sera désormais celle de Boissier : à travers les livres atteindre jusqu’à la société, par derrière la littérature apercevoir la vie.

Si je vous parlais dès maintenant des ouvrages les plus fameux où Boissier applique cette méthode, ce n’est pas seulement la chronologie que j’offenserais : il me manquerait, pour les expliquer, un élément capital. En effet, c’était la matière de son enseignement que Boissier façonnait en articles de Revue d’abord, en volumes ensuite, quitte à tirer plus tard d’un volume déjà publié le sujet d’un nouveau cours. Il y avait ainsi dans cette œuvre toujours en mouvement et en travail de perfectionnement une incessante circulation d’idées. Pas un de ces écrits qui n’ait été d’abord parlé. Ces livres sont ceux d’un professeur qui, en devenant écrivain, ne cesse pas d’être professeur. Ils nous apportent l’écho de sa parole. C’en est le mérite, c’en est l’attrait, et c’en est l’originalité.

Disons donc quelques mots de cet enseignement qui se continua pendant bien plus d’un demi-siècle devant des auditoires toujours renouvelés et toujours charmés. Boissier fut d’abord professeur de lycée et le resta longtemps. Une opinion, fort répandue parmi de jeunes universitaires — qui n’écriront jamais ni Cicéron et ses amis, ni la Fin du paganisme, ni quoi que ce soit qui valût la peine d’être écrit, — veut que faire la classe soit une besogne rebutante et inférieure. Boissier n’était pas de cet avis, et comme il avait raison ! Le professorat vaut exactement ce que vaut le professeur. Quand une classe sommeille ou se distrait, ce sont les élèves qu’on punit, mais c’est le professeur qui a tort. Il faut dire qu’à Paris, où Boissier arrivait en 1857, on avait alors de ces imposantes rhétoriques qui ne comprenaient pas moins d’une centaine d’élèves, en tête desquels marchaient les vétérans, précédés eux-mêmes par le redoutable état-major des doubles vétérans. Quelle joie pour un maître zélé, ardent, de sentir autour de lui cette jeunesse ! Quelle fierté aussi et quel sentiment de sa responsabilité, car ces esprits intacts vont subir sa maîtrise, et plus tard les moins attentifs d’entre eux en garderont encore l’ineffaçable empreinte. Des deux côtés de la chaire. Je ne sais rien de plus varié, de plus charmant, de plus vivant, que les heures passées dans ce qui fut jadis la rhétorique et que, vous et moi, nous avons connu. Mais chaque fois qu’on veut citer une rhétorique fameuse, on songe à cette rhétorique de Charlemagne où professaient Lemaire et Boissier.

Suppléant d’Ernest Havet au Collège de France, puis successeur de Sainte-Beuve à ce même Collège de France, et enfin professeur à l’École normale, Boissier s’était, par une transition insensible, acheminé de l’enseignement des lycées vers celui qu’on appelle supérieur, ce qui est pour les autres ordres d’enseignement d’une politesse bien administrative. Il ne pensait pas qu’il y eût entre les diverses manières d’enseigner de différence essentielle. Il ne croyait pas surtout qu’on s’élevât dans la hiérarchie à mesure qu’on devient plus hérissé, plus sec et plus rebutant. À quelque auditoire qu’il s’adressât, tout de suite il s’en emparait et ne le lâchait plus. Comme d’ailleurs les années passaient sur lui sans lui rien enlever de sa jeunesse, je ne doute pas que je ne puisse vous donner une idée exacte de ses leçons du Collège de France, ou même de Charlemagne, rien qu’en me souvenant de celles que j’ai reçues de lui à l’École normale.

J’ai beaucoup aimé l’École normale et je lui garde un fidèle attachement. J’espère ne pas manquer à cette piété du souvenir — car, elle aussi, l’École normale est une disparue — en constatant que le bâtiment où on nous enfermait, jeunes gens de vingt ans, est l’endroit le plus morne que je connaisse au monde. Cet extraordinaire bâtiment, par un prodige architectural que je renonce à m’expliquer, est, sous ses quatre faces, tourné vers le Nord. En trois années, je ne crois pas avoir vu un seul rayon de soleil s’aventurer dans nos salles de conférences ni dans les cloîtres où nous errions pareils à des ombres. Un jour triste se mourait sur la grisaille des murs. Enfin ce n’était pas très gai.

Au cours de Boissier, tout s’éclairait, s’animait, se vivifiait. C’était une soudaine métamorphose. Nous n’étions pas, s’il faut l’avouer, également attentifs aux leçons de tous nos maîtres. Chacun de nous, « futur grand homme ou tout comme », avait sa chimère qu’il suivait parfois, avec obstination, là même où il n’aurait pas dû. Chez ce professeur privilégié, le futur politicien repliait ses journaux, l’apprenti poète oubliait ses rimes, le sociologue en herbe négligeait ses statistiques et le métaphysicien lui-même sortait de ses brouillards. Tous écoutaient, et le moyen de faire autrement ? Non que cette voix fût régulièrement belle, mais elle était pire. Nous ayons tous conservé dans l’oreille certaines notes qui perçaient à l’improviste et pénétraient en manière de vrille. La leçon, toujours très préparée, n’était jamais écrite d’avance. Lire, apprendre par cœur, réciter, autant de contraintes à quoi répugnait l’impatience de Boissier. Il parlait. Il apportait des notes, des références, un plan ; la forme, il la créait à mesure devant nous. Inquiétude peut-être pour celui qui parle ; mais pour celui qui écoute jouissance que rien ne remplace ! C’est un petit drame renouvelé à chaque minute. Rien qui ressemblât au fâcheux morceau de bravoure. Rien d’artificiel. Pas de prétention à l’« éloquence ». Mais une parole nette, vive, précise, avec des bonheurs d’expression, des trouvailles de mots, un jaillissement de formules ingénieuses. Aucune recherche de l’effet. Et tout portait !

Ce cours embrassait l’histoire de la littérature latine dans son ensemble. Sur chacun des auteurs principaux Boissier nous donnait l’état actuel de la science. Il exposait les controverses, de façon à en faire saillir le côté intéressant et neuf. Il résumait les discussions. Pour toute question, il nous menait droit au point décisif. Tout se débrouillait et s’ordonnait. L’œuvre apparaissait replacée dans son cadre. L’homme revivait dans la société de son temps. Ces Romains de la République et de l’Empire, lui qui était de leur intimité, il nous introduisait chez eux à sa suite. Il n’avait pas besoin pour cela de recourir à ce modernisme indiscret, qui, sous prétexte de rapprocher de nous l’antiquité, la parodie. Il ne faisait pas de concessions au désir d’amuser. Si une allusion au temps présent s’offrait à son esprit, il n’avait pas le pédantisme de l’écarter ; mais, l’épigramme sitôt décochée, il revenait à son exposé pour lequel il ne cherchait qu’un mérite, celui d’être clair. Il est vrai que c’est en matière d’enseignement la qualité maîtresse et que Boissier la portait à sa perfection. C’était la merveille de la lucidité.

Vous avez maintenant une première idée de ce que seront les livres issus de cet enseignement. Celui qui inaugura la brillante série, Cicéron et ses amis, est un chef-d’œuvre. Les lecteurs de 1867 ne s’y trompèrent pas. Ceux de 1910 confirment leur jugement. Car l’œuvre, en quarante-trois ans, n’a pas pris une ride. Ce livre d’histoire où il n’y a pas un trait qui soit inventé, pas un détail qui n’ait été sévèrement contrôlé, se lit avec autant d’agrément, avec autant de facilité qu’un roman. Que dis-je, autant de facilité ? Et vais-je oublier que romanciers et auteurs dramatiques, du brave Dumas au farouche Flaubert, chaque fois qu’ils mettent en scène le décor, les faits, les personnages de l’histoire, se croient tenus de faire de la littérature difficile ?Ils déterrent tant d’usages saugrenus, accumulent tant de termes d’une précision si désespérément technique, juxtaposent tant de couleurs si impitoyablement locales, qu’on n’y reconnaît plus rien, qu’on n’y comprend plus rien, qu’on n’y voit plus rien. D’ailleurs, les personnages qu’ils nous présentent dans ce cadre baroque y sont à leur place, car ce sont des monstres. Ces romanciers sont trop savants, ou peut-être le sont-ils depuis trop peu de temps : ils ne sont pas encore revenus de l’étonnement que cela leur cause de savoir tant de belles choses qu’ils ignoraient la veille et dont ils nous assomment. Que l’histoire, à la manière dont la conte un Boissier, est plus simple, plus souple, et pour tout dire plus humaine !

C’est qu’il était dès lors en possession de ces deux vérités, ou plutôt de ces deux aspects d’une même vérité, qu’il ne faut jamais perdre de vue dans les résurrections du passé : à savoir que l’humanité est toujours la même et la société toujours différente. Amour, haine, ambition, tortures de la souffrance sont de tous les temps ; et les siècles ont pu succéder aux siècles : depuis que l’âme a conscience d’elle-même, ils ne lui ont pas ajouté un frisson. Et pourtant tout passe. Les formes dans lesquelles nous abritons notre vie d’éphémères sont dans un écoulement perpétuel. Les idées nées d’hier, les usages introduits ce matin périront et s’en iront rejoindre d’autres usages abolis, d’autres idées mortes dans ce vaste cimetière qu’est l’histoire, cependant que l’humanité toujours jeune continuera de redire, sous des costumes nouveaux, son rôle éternel.

Ce livre de Boissier peut nous servir à préciser par quels mérites une œuvre de science entre dans la littérature et à quelles conditions un érudit devient un écrivain. D’abord qu’il nous fasse grâce de son érudition ! Mais cela va sans dire. À cet évocateur des sociétés disparues ce qu’il faut avant tout c’est la connaissance des âmes. Il faut qu’il puisse démêler les fils si multiples et souvent si ténus qui se rencontrent dans la trame d’une existence. Il faut qu’il puisse reconstituer les traits dont l’ensemble, se référant à un type défini, permet de classer l’individu dans une famille d’esprits. Voici, par exemple, Cicéron dans sa carrière publique : mobile, indécis, trop intelligent, trop scrupuleux, homme de lettres égaré dans la politique, il est modéré dans son énergie comme dans ses opinions. Le voici dans son intérieur. Sa femme Terentia, qui d’abord avait su plaire, tourne à l’aigre avec le temps : il la répudie après une union de trente années, pour épouser à soixante-trois ans une toute jeune fille dont le débarrassa incontinent une seconde répudiation. Une troisième femme brigua la succession de ses deux devancières : il se méfia. Il n’aimait vraiment que ses enfants, son fils, Marcus, qui eut de grandes capacités comme buveur et ne souhaita pas d’en avoir d’autres, sa fille, Tullia, dont la mort devait lui faire un tel chagrin, celui qui absorbant tous les autres est le seul, l’unique chagrin, — le chagrin. Voici autour de lui ses amis, Atticus, dont on a fait tout l’éloge quand on l’a loué d’être le plus habile homme de son temps, Coelius, l’élégant à la mode, et Brutus en face de César. Les rapports qu’il soutient avec chacun d’eux l’achèvent de peindre. Peu à peu la pâle effigie a fait place à une figure où le sang s’est remis à courir, où les couleurs ont reparu.

Psychologue, l’historien doit encore être moraliste. Cela est si vrai que les gens du XVIIe siècle, qui s’y reconnaissaient, n’avaient pour désigner les deux choses qu’un seul mot. Le moraliste est celui qui s’est fait du monde et de son train quelque idée générale, et qui juge d’après une règle. Cette règle, Boissier ne s’était pas soucié d’aller la chercher bien loin, estimant très suffisante celle qu’il avait à portée de sa main. Je la trouve nettement formulée dès les premières pages du Cicéron : « Le bien et le mal sont tellement mêlés ensemble dans notre nature, qu’on les rencontre rarement l’un sans l’autre. Les caractères les plus fermes ont leurs défaillances ; il entre dans les plus belles actions des motifs qui ne sont pas toujours très honorables. » Rien n’est achevé en son genre, rien n’est absolu, sans mélange et sans tares... c’est l’idée à laquelle Boissier est tant de fois revenu ! La remarque vous semble-t-elle d’ailleurs médiocrement originale ? Suivez-en les conséquences dans son application à l’étude de l’antiquité. Elle nous préserve, par exemple, de croire à la réalité des héros de Plutarque ; or notez que dans notre France qui se pique de n’être pas dupe, dans ce XVIIIe siècle incrédule sur tant de points, les plus grands esprits, pendant cinquante ans, y ont cru dur comme fer, et songez combien cette erreur a modifié profondément le cours de notre histoire ! Mais elle nous empêche aussi bien de nous indigner, sur la foi des Tacite et des Juvénal, contre la fameuse « corruption impériale » qui, de tout temps et quel que fût l’Empire, n’a jamais été qu’un argument de parti et une creuse déclamation. C’est ici qu’il sert à Boissier d’avoir regardé la vie. Comme il le dit lui-même, « pour apprécier toutes ces nuances, pour rendre aux choses leur importance véritable... il faut avoir plus d’habitude de la vie qu’on n’en prend d’ordinaire dans une Université d’Allemagne ». Il faut que le savant soit, à la façon dont l’entendaient nos pères, un honnête homme.

Reste un don sans lequel toute la science, toute la psychologie, toute la morale du monde ne sauraient valoir à une œuvre le titre de littéraire. C’est le don du style. Vous n’êtes pas obligés de bien écrire, vous avez même le droit de mal écrire ; mais vous n’avez pas le droit de ne pas écrire. Écrire, c’est traduire sa personnalité par le choix des mots et le tour des phrases. Aussi ne vous attendez pas que le style de Boissier soit plastique, poétique, lyrique. Que viendraient faire ici ces mérites plaqués et ces fausses beautés ? Le style où se reflète un esprit si clair, si ferme et si avisé, ne peut être que toute simplicité et tout naturel. « Ces qualités sont de celles qui n’attirent pas l’attention, écrit l’historien de Mme de Sévigné : on les aperçoit à peine dans les ouvrages où elles se trouvent ; c’est en lisant ceux où elles manquent qu’on en sent tout le prix. » Il aurait pu ajouter que ce sont les seules dont on ne se lasse pas la mode peut changer, elles se portent toujours.

Les mêmes mérites rendent aussi attrayante la lecture des études réunies sous le titre de l’Opposition sous les Césars. Mais Boissier devait souhaiter de s’attacher à un grand sujet qu’il suivrait dans son développement. Ce sera celui qui, sous les noms de la Religion romaine d’Auguste aux Antonins et de la Fin du paganisme, l’occupera pendant plus de vingt années. Ce sujet, peut-on dire qu’il l’eût choisi ? Il y avait plutôt été amené par la logique même de ses travaux. C’est là que convergeaient toutes les routes, toutes les avenues, toutes les perspectives du monde romain. Vous le savez de reste : quand on veut pénétrer l’âme d’un peuple, c’est à sa religion qu’il en faut demander le secret. La religion romaine, en fondant la famille sur la pierre du foyer et la cité sur les assises de la famille, avait fait la force de l’État romain. Mais l’étude de ces beaux temps n’était plus à recommencer, depuis le livre magistral de Fustel de Coulanges sur la Cité antique. Le moment que choisit Boissier est celui où l’ancienne religion restaurée par Auguste rencontre sur son chemin l’esprit moderne. Il se joue alors un de ces grands drames qui ont pour durée plusieurs siècles, pour théâtre le monde civilisé, pour acteurs toute l’humanité pensante. Sujet magnifique, mais si périlleux ! Les questions religieuses, comme elles sont les plus graves, sont les plus délicates c’est alors qu’on navigue entre mille écueils. Boissier a su librement tout dire sans offenser personne. Comment cela ? À force de respecter son lecteur et soi-même. Avec lui, ni mesquines perfidies à redouter, ni vains apitoiements à déplorer. En guise de préface, il a eu soin de nous donner sa déclaration de principes : « C’est, à mon sens, un succès médiocre pour un auteur que son livre devienne une arme de guerre dans la main des partis qui se combattent ; ce qu’il doit plutôt désirer, ce que je souhaite avec passion pour celui que je donne en ce moment au public, c’est de lui voir produire, suivant la belle expression de M. de Rossi, des fruits de paix et de vérité. » Il s’est tenu parole. Exemple de sérénité, rare en notre temps et en tous les temps ! C’est la meilleure pierre de touche d’une conscience.

Le paganisme et ses transformations, tel est bien le sujet du livre. Mais n’avez-vous pas souvenir de certaines pièces de théâtre où le seul personnage qui ne paraisse pas en scène est celui auquel on ne cesse de songer ? Ici de même. Il y a dans tout ce vieux monde une intense fermentation religieuse ; l’ancien culte ne suffit plus, ni la philosophie, qui ne s’adresse qu’à la raison et n’est pas sensible au cœur ; l’humanité veut contracter un nouveau pacte avec l’espérance ; elle cherche vers qui faire monter sa prière. Le christianisme est là tout proche, comme on devint derrière les nuages, déjà teintés de ses feux, le soleil prêt à embraser l’immensité.

Le mystère est accompli et la grande révolution morale est achevée, à l’époque sur laquelle s’ouvre la Fin du paganisme. Dans ce nouvel et grand ouvrage, Boissier reste fidèle à sa méthode tout objective. Je ne sais pourtant si on n’y pourrait surprendre parfois une note personnelle, très discrète et qui pour cela même nous touche davantage. C’est d’abord que, partout où le christianisme est en jeu, nous nous sentons engagés de toute notre personne ; c’est ensuite qu’en 1891 Boissier atteignait à cet âge où l’on ne résiste guère à faire entendre la leçon d’une vie qui approche de son terme. N’est-ce pas sa rancune de modéré incorrigible qui lui dicte ce portrait satirique des exaltés et des violents , un portrait dont peut-être les modèles n’étaient pas tous du IVe siècle : « Le premier trait de leur caractère, c’est qu’ils sont raides, entiers, absolus, qu’ils regardent toute concession comme une faiblesse, qu’au lieu d’éviter les difficultés ils les font naître, qu’ils exigent qu’on accepte aveuglément leurs opinions, et qu’en même temps ils travaillent à les rendre de moins en moins acceptables ; qu’ils prennent volontiers des poses d’athlètes, et vont en guerre à tout propos ; qu’ils possèdent le talent de l’insulte, et l’exercent de préférence aux dépens de leurs amis ? » Autant que l’outrance, ce qui le révoltait c’était la mauvaise foi. Son étude sur l’empereur Julien est une réponse à Voltaire et aux philosophes du XVIIIe siècle, qui ont fait de ce dernier des païens un libre penseur à leur mode. Au contraire, c’était un illuminé, un mystique, qui croyait voir les dieux et les entendre, un dévot qui passait ses journées en prière : ce qui l’a éloigné du christianisme, ce n’est pas l’horreur de la superstition, mais c’est qu’il n’y trouvait pas à son gré assez de surnaturel — Et voulez-vous une esquisse presque attendrie de ce qu’on pourrait appeler dans le christianisme la manière française ? Venant à rencontrer sur sa route le bon saint Martin, Boissier en trace une image adorable. Il le félicite d’être un saint un peu démocratique, ce qui n’a jamais nui chez nous, et de faire non pas, comme les solitaires de la Thébaïde, des miracles qui ne servent à rien, mais des miracles utiles. Il rappelle que la grande affaire pour ce saint peu porté vers les discussions de théologie, c’était de visiter ceux qui souffrent, de secourir les malheureux, de nourrir ceux qui ont faim, de vêtir ceux qui sont nus. Il lui fait gloire de ses efforts pour empêcher l’empereur Maxime de verser le sang des hérétiques : « Cette haine des persécutions, cette horreur du sang versé jointe à cette charité ardente, à cette pitié inépuisable et à ce ferme bon sens, n’est-ce pas là l’idéal d’un saint français ? » Beaucoup le penseront, et que ce concours de nos qualités nationales avec l’esprit du christianisme forme un tout sublime et délicieux.

Il faudrait de la place et du temps, non pour traiter, mais seulement pour indiquer les questions essentielles qui se pressent dans ces pages si pleines de la Fin du paganisme : il en est une pourtant que je dois signaler parce que Boissier l’a mise en pleine lumière, et parce que son œuvre même s’en trouve éclairée. La voici. L’Église, quand elle a été victorieuse, n’a pas cherché à substituer un nouvel enseignement à celui qui était usité dans les écoles dès le temps de Cicéron ; il avait fait ses preuves : elle le conserva. On sait que le Christianisme emploiera les procédés et les formes de l’art ancien pour exposer ses doctrines ; comme on voit, aux murs des Catacombes, Mercure Criophore devenir le Bon Pasteur, et, dans le cimetière de Domitilla, Orphée jouant de la lyre figurer le Christ qui, par sa prédication, attire les âmes. La fusion était faite chez saint Augustin, comme chez Prudence ou chez saint Paulin de Nole. Bien loin d’avoir été, comme on l’a prétendu, un allié pour les Barbares acharnés à détruire l’œuvre des siècles, c’est le Christianisme qui a sauvé la culture antique et en a fait aux temps nouveaux le don libéral et magnifique. Mais veuillez y réfléchir ! La culture antique et la morale chrétienne, n’est-ce pas à ces deux bienfaitrices que nous devons tout ce que nous sommes ? Nos origines sont là : c’est là qu’il faut remonter, si l’on veut voir notre pensée se former dans son principe et notre sensibilité naître en sa source. Et voilà donc à quoi tendait cette vaste enquête menée par Gaston Boissier sur le monde romain. Nous touchons enfin du doigt l’utilité du labeur poursuivi par le grand humaniste. En scrutant les deux antiquités, ce qu’il y recherchait c’étaient les titres de l’esprit moderne.

À l’époque de sa vie où nous sommes arrivés, Boissier s’est conquis par l’ensemble de son œuvre une situation exceptionnelle. Au regard de l’étranger, où ses travaux universellement appréciés ne le sont nulle part plus qu’en Allemagne, il est du très petit nombre d’hommes qui, dans une époque, peuvent se rendre ce témoignage qu’ils ont contribué à accroître le prestige du nom français. Lui qui aimait ardemment son pays, il put avoir cette fierté dans son patriotisme. Chez nous, professeur au Collège de France, maître de conférences à l’École normale, membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique, de l’Académie française et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, administrateur du Collège de France et bientôt votre secrétaire perpétuel, il était un personnage considérable. Les honneurs étaient venus le trouver : c’est leur manière, vous le savez de s’amener l’un l’autre. Et chacun apportait avec soi un surcroît d’obligations et de labeur. Boissier suffisait à tout, passant d’une occupation à une autre avec une souplesse et un entrain que nous n’avons jamais vus se démentir. Sa journée était un chef-d’œuvre d’emploi méthodique, et elle humiliait, cette journée d’un vieillard, notre jeunesse débile. Levé chaque matin avant six heures, il se mettait au travail, revoyait et complétait ses notes ; puis il partait pour faire sa leçon ou pour présider une des nombreuses commissions administratives où l’on réclamait les conseils de son expérience. L’après-midi était consacré à l’étude, préparation d’un article pour la Revue des Deux Mondes ou pour le Journal des Savants, mise au point d’une de ces rapides et si agréables biographies, Madame de Sévigné, Saint-Simon, par lesquelles il donnait le ton à l’excellente Collection des Grands Écrivains français que publie la librairie Hachette. Le soir venu, un autre aurait senti la fatigue et aspiré au repos. Pour Boissier commençait une nouvelle forme d’activité, celle de la vie mondaine.

La vie mondaine, il l’a beaucoup aimée. Étant d’humeur éminemment sociable, il devait goûter les formes inventées par la société pour se présenter sous son meilleur aspect et pour jouir d’elle-même. Il avait eu de grandes amitiés, ou plutôt il n’était guère de personnage important, d’homme distingué ou illustre, avec qui il n’eût été en relations. Il pouvait se souvenir d’un mot que Thiers lui avait dit, d’une remarque que lui avait faite Sainte-Beuve, ou d’un propos que lui avait tenu le duc d’Aumale, comme ils conversaient ensemble sous le feuillage léger de ses oliviers de Sicile. Lorsque les Souverains de Russie vinrent à Compiègne, c’est auprès de Boissier que la tsarine s’informa des réceptions de l’ancienne Cour impériale. Dans quelque maison qu’il se trouvât, il était toujours le causeur le plus en verve. Sa prodigieuse mémoire le fournissait sans discontinuer de traits curieux et de rapprochements imprévus. Ses récits eussent étonné et charmé par leur seule variété ; mais il avait, en outre, pour « filer » une anecdote un talent accompli. Quelques mots lui suffisaient à planter le décor et camper le personnage. Les détails amusants s’évoquaient, soulignés par la mimique la plus expressive, éclairés par la malice du regard. Un peu d’accent du Midi colorait la scène. Cela s’achevait dans un éclat de franc rire et de cordiale belle humeur. Une anecdote contée par Boissier, c’était une « nouvelle » enlevée par un maître du genre.

À prendre ainsi l’air de la bonne compagnie, Boissier a gagné ce qu’y cherchaient les hommes de lettres du XVIIe siècle quand ils se mirent à fréquenter les salons : une manière plus libre dans son enseignement, une politesse plus achevée dans son style, un ton qui ne sent pas son pédant de collège ou son rat de bibliothèque. Hâtons-nous d’ajouter qu’il a apporté ici le même souci de prudence et le même sentiment de sa dignité dont il ne se départait jamais. Il n’a jamais humilié devant la frivolité mondaine le caractère sérieux dont il était le représentant. Il n’a jamais affecté un air dégagé des habitudes professionnelles. Ni pédantisme, ni morgue ; mais à une sorte d’autorité que gardait sa parole, il ne lui déplaisait pas qu’on sentit l’homme habitué à se faire écouter.

Les premiers beaux jours venus. Il s’enfuyait vers la campagne. Il possédait, aux environs de Paris, le petit champ acheté de son travail, la maison modeste que la couvée en grandissant fait trop étroite, les ombrages que plus tard, en songeant, on retrouve pleins de confidences, pleins de rires et de jeux d’enfants. Tous les deux ou trois ans, il partait pour un voyage en Italie, où il allait étudier l’antiquité sur place, à mesure que de nouveaux vestiges en reparaissaient au jour. Il y conversait avec l’illustre explorateur des Catacombes, M. de Rossi, il s’y rencontrait avec Mommsen, il y recevait l’accueil de ses élèves, jaloux de lui faire les honneurs des fouilles exécutées par leurs soins.

Boissier était merveilleux pour tirer de toute occasion le juste parti. Ces promenades en Italie et en Sicile ouvrirent à son talent des horizons nouveaux. Rentré dans son cabinet de travail, il revoyait les journées passées à contempler, sous un ciel qui n’a pas changé, ces débris, témoins de nos changements ; il retrouvait son émotion à réveiller, dans ces lieux qui furent le théâtre de grands événements, les échos du passé ; et son imagination, sans sortir des limites d’une exactitude scrupuleuse, lui retraçait, tels qu’ils furent au temps de leur splendeur, le Forum et le Palatin, Mantoue sur qui flotte encore la rêverie virgilienne, Tibur où vieillit l’égoïsme d’Horace, et Naples et Pompéi rejetant après dix-huit siècles son linceul de cendres. Les Promenades archéologiques sont, de tous les ouvrages de Boissier, le plus populaire. Elles ont bénéficié de notre moderne goût des voyages. Qu’importe ? Au lieu de sourire, félicitons ceux qui se confient à un tel guide. Et qui sait ? L’aventure est arrivée à plus d’un grand travailleur La partie de leur œuvre qu’ils avaient faite comme en se jouant et à laquelle ils attachaient le moins d’importance, est celle qui a préservé leur nom de l’oubli. Elle était la plus légère : elle a surnagé.

Gaston Boissier avait bien passé les quatre-vingts ans, quand il sentit les premières atteintes de la vieillesse. Non que les infirmités fussent venues et que son intelligence ou son aptitude au travail eussent diminué. Ses livres sur Tacite et sur la Conjuration de Catilina qui appartiennent à cette époque sont dignes de leurs aînés ; et pareillement ce livre posthume : l’Académie française sous l’ancien régime. Ce n’était pas en lui, c’était hors de lui que Boissier apercevait les signes avant-coureurs du soir. Le tableau de la vie, qui jusque-là lui était apparu sous des couleurs si brillantes, s’assombrissait. La voix d’êtres chers l’appelait, de là-bas. La mort, qui avait déjà pris une fille de vingt ans, venait de lui enlever une compagne aimée, vénérée, installant à son foyer cette solitude dont rien, ni la piété des enfants, ni la grâce des tout petits, n’atténue l’horreur. L’ombre s’étendait. Aussi bien, lui qui s’était toujours exactement adapté aux circonstances, il ne se sentait plus en accord avec une époque où tout ce qu’il avait honoré tombait en discrédit et c’est avec une sorte d’épouvante qu’il voyait surgir à l’horizon de notre démocratie égalitaire une barbarie nouvelle. Le moment était venu de partir. Dès lors, il n’eut plus qu’une pensée : mettre ses affaires en ordre, régler ses comptes de bon travailleur, et mourir debout. Quand la mort vint le chercher, le trouva entouré des siens, dans sa maison familiale de Viroflay : ce fut, l’autre été, par une nuit sereine du mois de juin.

En retraçant le portrait de votre illustre confrère, Messieurs, et pour faire pleinement revivre l’homme à vos yeux, j’aurais dû peut-être en faire ressortir davantage le caractère de joie robuste et y mettre des touches plus chaudes. Et je m’aperçois que je n’ai pas cité une seule anecdote... Je l’aurais essayé en d’autres temps. Vous m’excuserez. Toutefois, il est un dernier trait qui peut aider à la ressemblance. On disait volontiers de Boissier qu’il était un homme heureux, et je crois qu’il le fut en effet. Mais vous savez de quel air on dit ces choses-là, avec une nuance d’amertume, comme si le bonheur n’était fait que de chance, et qu’un peu de cette chance eût plutôt dû nous échoir. Non, le bonheur n’est pas cet effet du hasard et ce fruit de l’irresponsabilité. Bonne ou mauvaise, ayons donc le courage de reconnaître et la franchise de déclarer que nous fûmes les artisans de notre destinée ! Le bonheur d’un Boissier est son œuvre beaucoup plus que celle des circonstances, une œuvre sans cesse reprise, qui n’admet aucune défaillance et que l’oubli d’un seul jour peut compromettre à jamais, œuvre complexe, à laquelle collaborent une intelligence toujours en éveil, une sociabilité indulgente à autrui, une conscience sévère pour nous-mêmes, le chef-d’œuvre du courage et de la volonté. C’est la dernière leçon, non peut-être la moins profitable, que nous a donnée par son exemple le grand professeur.