Discours de réception de Raymond Poincaré

Le 9 décembre 1909

Raymond POINCARÉ

ACADÉMIE FRANÇAISE
 

M. Raymond Poincaré, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Gebhart, y est venu prendre séance le 9 décembre1909, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Laissez-moi vous remercier très simplement du grand honneur que vous m’avez fait. Tous ici, vous m’avez accueilli avec une bienveillance dont je demeure profondément touché : orateurs parlementaires, dont je suis depuis longtemps l’admirateur ou le disciple ; avocats qui êtes la gloire de mon cher barreau parisien ; maîtres éminents de cette Université qu’on ne peut avoir un instant représentée sans garder de cette mission passagère un impérissable souvenir ; hommes de lettres qui, après m’avoir permis de goûter le charme de votre amitié, avez, pour me donner l’illusion d’être de votre lignée, fait de moi, parmi vous, une sorte de frère adoptif.

Par un surcroît de faveur qui double ma gratitude, vous avez voulu que, Lorrain de famille et de naissance, je vinsse prendre dans votre Compagnie la place d’un Lorrain disparu. « C’est une noblesse, disait un jour Gebhart, que d’appartenir à un monde en deuil, à une province où l’exil a éteint des foyers. » De cette noblesse douloureuse, à qui l’Académie n’a cessa de se montrer hospitalière, je suis fier que vous ne m’ayez pas jugé trop indigne de continuer ici les traditions de patriotisme et de fidélité.

La première fois que j’ai entendu parler de Gebhart, c’était en 1876. Il venait, en cette même année, d’adresser à l’Académie des Sciences morales et politiques un mémoire d’où il a tiré, onze ans après, un des chapitres de ses Études méridionales ; il s’y efforçait de réviser des jugements trop sévères portés sur Machiavel et de démontrer l’honnêteté diplomatique du secrétaire florentin. Il venait également de publier, sur l’Italie, quelques essais de critique et d’histoire, où passaient déjà, dans une pénombre discrète, les figures de Dante, de Savonarole et de Michel-Ange, mais où il n’avait pas encore réussi à mettre toute la couleur et toute la vie de son talent. À vrai dire, je n’avais lu ni le mémoire ni les essais. Mais Gebhart était professeur à la Faculté des Lettres de Nancy et j’étais un de ces jeunes lycéens, dont les contingents annuels vont, a-t-il écrit plus tard, assouvir la rage du Minotaure : entendez par là le baccalauréat. Gebhart était alors réputé l’un des plus farouches gardiens de ce monstre vorace ; et encore qu’il passât surtout pour manquer un peu d’onction vis-à-vis des élèves des établissements libres, il avait, jusque dans les lycées de l’État, une renommée bien établie d’examinateur redoutable.

Cet homme, qui a tant aimé les légendes, était victime d’une légende. Il s’est chargé lui-même, depuis lors, de restaurer la vérité. Il nous a appris que, sans doute, il tenait le baccalauréat pour coupable d’une multitude de maléfices. En face de cette grande institution nationale, il sentait souffler, dans la paix de son âme conservatrice, le vent des révolutions. Mais cette indignation ne l’empêchait pas de tendre une main secourable aux candidats en détresse. J’ignorais tout cela en 1876 et voilà pourquoi j’ai méconnu, pendant quarante-huit heures, votre futur confrère, qui était déjà à cette époque, ce qu’il n’a jamais cessé d’être, un délicat écrivain, un artiste accompli, un ingénieux historien et, par-dessus tout, avec une physionomie un peu fruste et des airs un peu bourrus, l’homme le meilleur, le plus sûr et le plus indulgent.

Il est né le 19 juillet 1839 dans un Nancy mélancolique et silencieux, dont l’animation de la cité nouvelle lui a fait souvent regretter la grâce évanouie. Son père, Louis-Eugène Gebhart, était de souche alsacienne, depuis quelque temps transplantée sur la terre lorraine ; sa mère, Nancéienne, était la propre nièce du général Drouot. Tous les ans, le 1er janvier, le Sage de la Grande Armée, vieux et aveugle, faisait à pas chancelants le tour de la famille. On lui présentait les enfants, il les tâtait d’une main tremblante, se rendait compte de leur croissance, s’informait paternellement de leurs aptitudes. C’est à l’ombre de cette grande ruine qu’a fleuri l’enfance d’Émile Gebhart.

Louis-Eugène Gebhart, négociant très estimé, avait appartenu au tribunal du commerce de Nancy, tour à tour comme juge suppléant, juge titulaire et président. C’était un homme fort avisé, au bons sens robuste, à l’esprit économie et ordonné. Il a légué à Émile, avec l’amour tenace de sa province, l’exemple familier de ces fortes vertus bourgeoises, qui certes n’ont rien de commun avec la virtù des héros de la Renaissance si souvent décrite par votre confrère, qui ne poussent leur homme ni aux grandes actions ni aux beaux crimes, qui plus modestement voisinent parfois avec de petits défauts, mais qui n’en sont pas moins les puissances protectrices de nos sociétés troublées.

Un Lorrain a très justement dit des Lorrains qu’ils ont trois passions dominantes : l’armée, l’art et la forêt. Les fils de Louis-Eugène Gebhart ont personnifié, en trois nobles exemplaires, les qualités essentielles de cette race guerrière, éprise de beauté et solidement attachée à son sol nourricier : l’aîné a été militaire et a obtenu les étoiles de général ; le troisième est mort conservateur des forêts : le second était l’artiste et le lettré que nous avons connu.

Émile avait fait de brillantes études au lycée de Nancy. Il y avait rencontré d’excellents professeurs. Le meilleur fut un maître d’outre-tombe : parmi les prix que l’enfant avait remportés, s’était glissé l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Voilà notre petit Lorrain mis par le hasard à la plus noble école méditerranéenne. Penché sur les pages du livre révélateur, il laisse son imagination vagabonder vers les terres glorieuses où Chateaubriand est allé chercher des images. Sous le ciel pâle de sa ville natale, il rêve d’oliviers, de cyprès et de lauriers-roses ; il entend, sur les côtes de Grèce, « l’éternel sifflement du mistral et le gémissement des flots » ; il s’égare, le long de l’Eurotas, à la recherche des vestiges de Sparte ; il croit retrouver à Mycènes le tombeau de Clytemnestre ; il voit sur l’Acropole, dans un assemblage confus, les silhouettes grandioses des Propylées et du Parthénon ; et il se dit que, lui aussi, il voudrait « vivre avec Périclès ou mourir avec Léonidas ».

Vivre surtout ! Vivre d’abord pour voyager à son tour en Grèce, en Italie, pour aller vers la lumière et pour suivre, dans le royaume du soleil, les traces des grands artistes lorrains, les Callot et les Claude Gellée !

Mais il fallait commencer par aborder le Minotaure. Le 22 août 1854, venaient d’être instituées à Nancy, une Faculté de Lettres et une Faculté des Sciences. À la première avaient été nommés, par un même décret, cinq professeurs qui appartenaient tous à l’école française d’Athènes et, parmi eux, un jeune enthousiaste qui avait exploré la Morée avec Beulé, qui avait décrit le Pélion et l’Ossa en artiste et en géographe et qui s’apprêtait à porter sur Pétrarque, sur Goethe et sur Shakespeare l’agile curiosité de son esprit : il s’appelait Alfred Mézières. Devant cette Faculté naissante, Gebhart fut reçu bachelier, malgré la géométrie dont il n’avait jamais recherché l’intimité. Un an plus tard, il était licencié ès lettres.

Mais son père, magistrat consulaire, avait l’ambition de lui voir porter un jour la robe rouge. Il l’envoya à la Faculté de Droit de Paris et, comme tant d’autres Français, Gebhart devint avocat. Il a figuré, au tableau du barreau de Nancy de 1865 à 1879, pendant qu’il était professeur à la Faculté des Lettres ; il payait ponctuellement ses cotisations, prenait part aux élections annuelles et, comme il aimait les spectacles, venait parfois en robe aux audiences criminelles. L’histoire ne dit pas qu’il ait jamais plaidé ; mais j’ai le droit de voir, dans ce long attachement à une profession qu’il n’exerçait pas, un hommage rendu à une institution séculaire, dont il prisait les vieilles règles d’honneur et le traditionnel esprit d’indépendance.

Gebhart cependant nourrissait son dessein : tandis qu’il préparait sans entrain la licence en droit, il demeurait fidèle aux lettres et déjà il publiait, dans un magasin illustré, quelques studieuses fantaisies d’étudiant. En 1859, au cercle catholique du Luxembourg, il donne lecture d’un essai sur la naissance de don Quichotte et se fait présenter au nonce, qui préside la séance. S’il prend ainsi, par le pays des écoles, la route du Vatican, il n’avoue pas à Mgr Sacconi, et sans doute ignore-t-il encore lui-même, que, dans le Palais des Papes, il ira surtout visiter en artiste la Chapelle Sixtine et, en historien sévère, les appartements des Borgia.

Il fréquentait la Sorbonne et suivait particulièrement le cours de Saint-Marc Girardin. Parlant un jour de La Fontaine, le célèbre professeur avait fait, avec vivacité, le procès de la cigale imprévoyante et paresseuse. La semaine suivante, Saint-Marc Girardin tire de sa poche une lettre de protestation, qu’il a reçue, dit-il, depuis sa dernière leçon, et qui est signée : « Une cigale du Quartier Latin. » Il la lit, et l’auditoire est séduit par la finesse du morceau. On demande l’auteur, et Gebhart, jeune cigale échappée d’une fourmilière lorraine, s’enivre d’un premier triomphe littéraire.

Il n’avait pas vingt et un ans lorsqu’il soutint ses thèses de doctorat ès lettres. Dans la première, il passait en revue les diverses physionomies qu’ont prêtées au Divin Ulysse les poètes de l’antiquité. Gebhart s’est diverti plus tard à compléter lui-même cette collection de croquis changeants. Nous lui devons un Ulysse qui, dans la douceur retrouvée de la vie domestique, sent monter en lui la nostalgie de l’Océan. Nous lui devons aussi une incorrigible Hélène qui n’a point, comme celle de l’Odyssée, repris innocemment sa place dans le lit conjugal et dont Ménélas, en robe couleur de safran, poursuit jusqu’au fond de l’Égypte le fantôme insaisissable. Mais en 1860, et devant la Faculté, Gebhart ne parlait pas encore des héros d’Homère avec cette charmante irrévérence.

La thèse française de Gebhart effleurait un vaste sujet : « L’histoire du sentiment poétique de la nature dans l’antiquité grecque et latine ». Des émotions éprouvées par les anciens dans la contemplation du monde, il entendait, disait-il, tirer un argument moral en faveur du spiritualisme. En réalité, il rattachait, par un lien assez factice, les souvenirs de ses lectures classiques aux conclusions des enseignements qu’il avait reçus, à la Sorbonne, de M. Saisset et, au Collège de France, de M. Charles Lévêque. Mais, dans cette œuvre juvénile, apparaissait déjà la hantise des visions méridionales et, à côté des citations de Chateaubriand, se multipliaient les allusions aux mémoires de Goethe et à cette Italie où le voyageur, loin de se sentir exilé, croit toujours retrouver sa terre maternelle.

Gebhart entra dans l’Université le lendemain du jour où Nice venait de se donner à la France et il fut chargé, au Lycée de cette ville, d’un cours de logique. Il avait neuf élèves, mais Nice était pour lui le « vestibule de l’Italie » et c’était assez pour qu’il vit déjà passer, dans sa classe à demi déserte, l’image de sa seconde patrie.

Sur les entrefaites, la charte de l’École française d’Athènes venait d’être profondément remaniée. Besoin n’était plus que les candidats se fussent signalés par des recherches savantes ; un décret de 1859 avait dispensé de toute épreuve préalable les docteurs ès lettres. S’il est heureux que cette règlementation trop large ait été abandonnée en 1874, elle n’en conservera pas moins, à nos yeux, le mérite d’avoir permis à Gebhart d’aller s’asseoir pendant quelques années au foyer de l’antiquité.

Consacrant un précieux usage qui avait devancé les textes, le décret portait que les candidats nommés se rendraient à destination en passant par l’Italie et mettait ainsi le jeune Gebhart à même de recevoir l’initiation si impatiemment attendue. Il part et, pour connaître son œuvre future, il n’est que de le suivre à toutes les étapes de ce voyage féérique. À chacune des stations qu’il fera, nous verrons se dessiner son avenir et se fixer sa destinée.

Il m’a été donné de feuilleter la correspondance qu’il entretenait alors avec son père et dont il s’est inspiré plus tard, dans ses « Souvenirs d’un vieil Athénien ». En ces lettres de jeunesse j’ai déjà trouvé Gebhart presque tout entier. S’il arrive à Florence en plein mois de novembre, sous la pluie froide et par le vent de tramontane, il n’en ressent pas moins, à la vue de la cité des Fleurs, une secousse pareille à celle qu’éprouva Dante enfant à la première apparition de Béatrice : Ecce Deus fortior me qui veniens dominabitur mihi. Cette Florence, dont Gebhart a rendu, dans un livre exquis, le charme austère et suave, soave austero, il l’a passionnément aimée jusqu’à son dernier souffle. Il a aimé la Florence médiévale, l’ancienne petite ville sobria e pudica, coiffée de tours et de clochers, ceinturée de hautes murailles, heureuse dans le « cercle inviolable de ses coutumes séculaires ». Il a aimé la vieille commune guelfe, détachée du marquisat de Toscane, érigée en république municipale, dévorée par les factions, soulevée sans cesse par le tocsin du campanile et faisant dans les émeutes, les conspirations, les massacres et les proscriptions, l’apprentissage de la liberté. Il a aimé la Florence souple et féline comme la panthère mouchetée du poète, la Florence spirituelle et enthousiaste, orgueilleuse et inconstante, fiévreuse et vindicative, la Florence où s’agite et s’affaire une race élégante et nerveuse de banquiers, de légistes et de tisseurs de laine, où les caractères se trompent dans les épreuves, où le désordre engendre le génie ; la Florence où fermente l’avenir, où s’élabore la civilisation des nouveaux âges, où jaillissent les sources bienfaisantes qui bientôt se répandront sur l’Italie et de l’Italie sur le monde. Il a aimé la Florence médicéenne avec ses tournois et ses cavalcades, avec ses rires, ses chants et ses pleurs, avec ses saturnales brusquement interrompues par le poignard des Pazzi ; avec ses diplomates, ses artistes, ses astronomes et ses clercs ; avec son académie platonicienne, ses banquets philosophiques, ses entretiens graves ou plaisants sous les sapins des Camaldules ; avec son Laurent qui, dans l’éclat des fêtes païennes et dans la gloire d’un principale magnifique, met en vers élégiaques la brièveté de la jeunesse et l’incertitude du lendemain, son Politien qui célèbre la belle Simonetta, son petit chanoine de Fiesole, Marsile Ficin, qui vénère Platon comme un prophète de Jésus et monte en chaire pour prêcher le Timée aux fidèles assemblés. Et il a aimé aussi, d’un amour pieux et attendri, la Florence contemporaine, souriante dans son berceau de fleurs, riche de souvenirs et parée de chefs-d’œuvre, accueillante aux pèlerins d’art et indulgente aux âmes fatiguées.

Après sa première quinzaine florentine, voici que nous le trouvons à Sienne, liant connaissance avec une femme de grand cœur et de haut mérite, remarquable par sa finesse diplomatique et par son doux entêtement. Elle était morte, ce qui lui donnait, aux yeux de Gebhart, un attrait de plus, et elle était canonisée, ce qui n’était pas pour déplaire à un esprit libre, curieux de tous les grands problèmes psychologiques. Dans plusieurs de ses livres, Gebhart, semblable à ces peintres du quattrocento qui reproduisaient dévotement le même modèle, a brossé de délicats portraits de Catherine de Sienne et sur la cimaise de sa galerie de mystiques, il lui a réservé une place privilégiée.

Il avait hâte cependant d’arriver à la Ville éternelle. Il y pénètre en patache, par la Porte du Peuple, dans un équipage plus modeste que celui de Charles VIII ; mais des phrases de Stendhal et de Michelet lui chantent à la mémoire. Il devient l’hôte de la villa Médicis. De la Chambre turque, décorée par Horace Vernet, il embrasse Rome d’un regard victorieux et Rome s’offre à lui, grandiose et impériale, étalant à ses pieds la continuité d’une longue histoire de triomphes, de deuils et de résurrections. Dans une préface qu’il a écrite, en 1894, pour une traduction fragmentaire de Gregorovius, Gebhart a évoqué avec émotion l’image décolorée de la Rome qui avait subjugué sa jeunesse. Il ne s’est jamais consolé de voir le Forum bouleversé par les avants, les ruines dépouillées de leur manteau de glycines et de clématites, et de ne plus retrouver dans la capitale moderne ces solitudes fleuries où pouvait autrefois s’égarer la rêverie. Le Tibre « enchaîné dans une cage de granit » lui a toujours rappelé un Tibre violent et fauve courant entre des roseaux et des saules. Aucun de nous, hélas ! ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Mais si le passé n’était pas le passé, sur quoi pleureraient les hommes de lettres et que deviendrait la poésie ?

À la villa Médicis, Gebhart avait pour compagnons Carpeaux, Delaunay, Falguière, Paul Dubois, et dans la fréquentation journalière de ces nobles artistes, il commençait à faire l’éducation de ses yeux et l’épreuve de son goût. Qu’il aille un jour, avec ses amis, visiter la chambre de la Signature, toute son œuvre future lui apparaîtra dans une perspective lumineuse. Les deux fresques symboliques de Raphaël, l’École d’Athènes et la Dispute du Saint-Sacrement, lui montreront « deux civilisations, deux sagesses, deux doctrines se faisant vis-à-vis » ; et la pensée maîtresse de son enseignement et de ses livres, il la trouvera dans ce syncrétisme de la Renaissance italienne, dans cette fusion de la beauté antique et de l’esprit chrétien, dans cette rencontre pacifique de la science et de la foi.

Mais la Grèce l’appelle et déjà il distingue sa voix en passant à Naples et à Pompéi. Il veut pourtant s’arrêter à Palerme et, dans la cathédrale anglo-normande, méditer devant le tombeau en porphyre de Frédéric II. S’il n’a pas encore lu le Novellino, il a lu l’Averroès de Renan, et il est resté frappé de la physionomie complexe de l’empereur souabe. Elle le fascinera longtemps et le « prince des impies » reparaîtra dans les écrits de Gebhart, à chaque tournant de chapitre, avec son cortège de géomètre et d’alchimistes arabes, d’astrologues de Bagdad et de jongleurs provençaux. Gebhart nous montrera dans le règne de Frédéric II le véritable prologue de la Renaissance et il vengera le César excommunié des anathèmes de Grégoire IX et des calomnies des Mendiants.

Ainsi ce premier voyage de Gebhart lui a permis de tracer d’avance, d’une main sûre, tout le chemin de sa vie. Il peut maintenant partir pour la Grèce. Il y saura vivifier les germes qu’ont mis en lui la nature et l’éducation : le sens du pittoresque, le sens de la mesure, le sens de l’observation, le goût des belles choses et des grands souvenirs ; il y apprendra l’art de tempérer l’imagination par la raison et de marier l’esprit avec le sentiment. Mais ce sera toujours à l’Italie qu’il reviendra le plus volontiers et c’est à elle qu’il laissera son cœur.

Il ne croit pas, cependant, comme plus tard un de ses compatriotes, rare écrivain dont s’enorgueillit la Lorraine, que le sang des vallées rhénanes lui interdise de participer à la vie profonde des œuvres helléniques. Il a une fois vivace dans le miracle grec ; et quand, installé dans la maison Lemnienne, il ouvre sa fenêtre toute large et reconnaît à gauche l’Hymette aux tons de violette, à droite le Parnès, les platanes de Colone, la voie d’Éleusis, en face l’Acropole, le golfe d’azur, Égine, Salamine, c’est un éblouissement et un trouble sacré.

Ce qu’il demande à la Grèce, ce sont surtout des émotions et des enchantements. Ne comptez pas qu’il reprenne au pied des Propylées les fouilles de Beulé, ni qu’il aille, avec ses camarades Foucart et Wescher, découvrir à Delphes la base de la colonne des Naxiens et recommencer, après Ottfried Müller, ces patientes recherches que des Français poursuivront un jour avec tant d’éclat. Épigraphie et philologie n’on guère d’appas à ses yeux. Il aime peu l’archéologie et déteste cordialement les archéologues ; il les compare à des sauterelles qui dévorent jusqu’aux pierres du chemin. Lui aussi, il leur reprochera vivement un jour d’avoir abattu, sur l’Acropole, la vieille tour des Francs, qu’il avait encore vue et qui faisait un si bel effet sur les médailles du moyen âge.

En attendant, il erre avec Platon au bord de l’Ilissus, il note ironiquement les incidents tragi-comiques de la révolution grecque, il entreprend un petit périple sur le stationnaire l’Euménide, promène le pavillon tricolore à Zante et à Navarin, converse à Missolonghi avec les mânes de Byron. Renan vient à Athènes ; il le conduit sur l’Acropole et, pendant que le grand artiste sent monter à ses lèvres son immortelle prière, Gebhart, modestement, lui sert d’enfant de chœur. Il visite le Péloponèse, les îles Ioniennes, Beyrouth, Jérusalem, Memphis, Constantinople ; il va, comme l’un des vôtres, rêver aux Eaux Douces d’Asie ; il oublie seulement d’y rencontrer une désenchantée.

Si, dans cette griserie de plein air, il trouve le courage de mettre du noir sur du blanc, ce n’est pas pour collectionner les inscriptions ou pour cataloguer des amphores ; c’est pour envoyer au Journal de l’Instruction publique un ingénieux parallèle de La Fontaine et de Platon ou un brillant article sur Leopardi.

Il faut pourtant qu’il acquitte, vis-à-vis de l’Institut, la dette qu’il a contractée en entrant à l’École d’Athènes. Il s’attaque à l’histoire de Praxitèle à un moment où ses victorieux ennemis, les archéologues, n’ont pas encore arraché à la vallée de l’Alphée l’Hermès en marbre de Paros. Il porte sur le sculpteur grec un jugement incertain, d’après des copies souvent traîtresses. Mais déjà, en cet ouvrage inégal, il laisse deviner sa méthode future et cherche à expliquer un art particulier par l’action du milieu.

Un autre de ses mémoires déconcerta un peu l’Académie des Inscriptions. Le jeune docteur se flattait d’avoir découvert que le véritable Olympe hellénique était l’Olympe mysien. J’ai bien peur qu’ici encore les savants n’aient eu raison contre lui. Quelques années auparavant, M. Heuzey avait accompli, avec M. Daumet, une admirable mission en Thrace et en Macédoine, et il avait publié sur le mont Olympe et l’Acarnanie une étude où la science, loin d’étouffer l’art, le fécondait et l’animait. Gebhart ne s’arrête guère aux résultats de ces minutieuses investigations. Il a lu Hésiode, il a lu Hérodote, il a lu Strabon, et il s’est convaincu que les premiers dieux de la Grèce ont résidé dans l’ancienne Mysie, sur un sommet baigné de lumière. Il s’embarque pour Moudania, il gravit – à cheval – la route de Brousse, traverse la ville sainte mollement étendue sous un bosquet de mûriers et de sycomores, dédaigne les adorables faïences de la mosquée verte, escalade l’Olympe asiatique et se trouve face à face avec les dieux. Le lendemain, il écrit triomphalement à son père qu’il a rencontré, sur la cime majestueuse, un Éros aux ailes pendantes et un Zeus découronné et qu’il a entendu monter, du creux des vallées, comme une plainte de deuil, le fameux cri perçu jadis par un contemporain de Plutarque, ce cri dont l’écho retentira, quarante ans après, dans un conte de Gebhart : « Le grand Pan est mort. » Il n’en faut pas davantage, quand on a de l’imagination et du style, pour rédiger un mémoire et pour satisfaire aux exigences du règlement. L’Académie des Inscriptions trouva le paradoxe un peu fort. Son rapporteur se plut toutefois à reconnaître le talent du jeune écrivain. Heureux temps où Gebhart montait à cheval, déplaçait la demeure des dieux et scandalisait les Académies !

Mais l’heure des besognes graves avait sonné. À la sortie de l’École d’Athènes, Gebhart est nommé professeur suppléant de littérature étrangère à la Faculté des Lettres de sa ville natale et, dès sa première leçon, courant au sujet qui l’attire, il présente à ses auditeurs un tableau général de la Renaissance italienne. Désormais sa biographie tient en deux lignes ; il professe ; il voyage et revoit surtout les pays qu’il a aimés ; il offre au grand public, dans une courte série de livres choisis, la moelle de ses leçons : puis, finalement, de l’histoire, il passe au roman et au conte historiques et fait revivre, dans l’atmosphère dorée de la légende, les personnages qu’il a fréquentés dans l’étude attentive des siècles défunts.

Il avait rapporté de Grèce et d’Italie quelques notes sur la peinture de genre de l’antiquité. Il les réunit, en 1868, dans une brochure encore un peu gauche, où l’esthétique et la littérature font tort à la critique et à l’érudition. Mais l’objet même de cet essai ne laisse pas d’être significatif, s’il est vrai qu’en traitant de la peinture de genre. Gebhart se soit fixé ses propres limites. Il ne s’est jamais défendu de préférer, en histoire, aux grandes toiles et aux vastes projets les aimables tableaux de chevalet, où s’enlèvent sur des fonds clairs des groupes harmonieux et des scènes colorées.

Il était à Nancy depuis moins de cinq ans, lorsque la guerre éclata. Il a toujours gardé le souvenir poignant du dernier baccalauréat qu’il avait fait passer au lendemain de Reichshoffen à de petits Lorrains de Metz et de Sarrebourg. L’ennemi approchait. Pour peu qu’on tardât, les pauvres enfants étaient menacés de ne pouvoir plus rentrer au foyer paternel. Gebhart réunit les candidats à la première heure, leur dicte, par respect du règlement, un sujet de composition, et les prévient qu’après ce simulacre d’examen ils seront tous reçus. Les maîtres, l’esprit ailleurs, posent des questions machinales, que n’entendent pas les collégiens angoissés ; des sanglots mal étouffés entrecoupent les réponses ; à midi tout est fini et la salle se vide tristement. C’est un morceau de la patrie qui s’en va. Ceux qui ont vu ces choses ne les oublieront jamais.

Les troupes allemandes n’avaient pas encore évacué la Lorraine que Gebhart obtint une chaire magistrale à la Faculté des Lettres de Nancy. La ville, où s’étaient réfugiés en grand nombre les habitants des pays annexés, s’était agrandie et transformée. Une population intelligente et avide de s’instruire procurait à une élite de jeunes professeurs des auditoires empressés. Devant un public qui grossissait tous les jours, Gebhart continuait à parler de littérature étrangère. Il enfermait volontiers le monde dans les frontières de l’Italie, et c’était à peine si, une année, il adressait un salut rapide à Shakespeare ou à Cervantès, à peine si, une autre fois, il traversait d’un pied léger l’Allemagne du moyen âge.

Tel nous avons connu Gebhart, lorsqu’il était professeur en Sorbonne, tel il était, dès cette époque, à la Faculté de Nancy. Il commençait ses leçons sur un ton grave, appuyant sur les mots, martelant les syllabes. Mais à cette mise en train solennelle succédait vite une manière plus libre, faite de spirituelle bonhomie et de familiarité malicieuse. Tantôt, lorsqu’il avait pris le temps de bien ordonner son sujet et d’en travailler la forme, il offrait à son auditoire charmé la primeur et l’avant-goût des meilleurs chapitres de ses prochains ouvrages ; tantôt, lorsqu’il s’abandonnait à son inspiration, il entraînait l’esprit du public dans un dédale de lectures et de citations, traversées de commentaires ingénieux.

Les principales victimes de sa verve étaient alors les papes, les cardinaux et les moines. Nancy ne se rappelle guère qu’une circonstance où un ecclésiastique ait, en ce temps-là, trouvé grâce devant lui. C’était un abbé de terroir lorrain, à la mine joviale et fleurie. Il soutenait, un jour, une thèse de doctorat ès lettres sur l’ancien régime dans la province de Lorraine et de Barrois. Gebhart et Rambaud étaient membres du jury. Peu de temps après, le journal de Gambetta, qui publiait périodiquement de spirituelles chroniques signées Atticus, en consacrait une au nouveau docteur. L’auteur de l’article vantait ce prêtre d’esprit libéral, qui pensait, disait-il, en laïque sur l’ancien régime et la Révolution ; il l’opposait même à Taine, dont il dénonçait le « dogmatisme hautain ». Quelques années plus tard, un des examinateurs devenait sénateur, puis ministre de l’Instruction publique ; l’abbé était nommé évêque, archevêque, cardinal, et finissait par se rencontrer à l’Académie avec Atticus, dont il était resté l’ami et qui n’était autre qu’Émile Gebhart. Et Atticus, qui s’était un peu réconcilié, du reste, avec le dogmatisme de Taine, jetait parfois, à la dérobée, un regard de respectueuse envie sur la pourpre du cardinal.

L’abbé Mathieu avait cependant trouvé, le jour même de sa soutenance, un dangereux rival dans le cœur de Gebhart. C’était un moine batailleur, sans cesse en rupture de couvent, frère Jean des Entommeures. En 1876, votre Compagnie avait proposé l’éloge de Rabelais comme sujet de concours pour le prix d’éloquence. Gebhart se considéra comme invité par vous à faire le portrait d’un de ses ancêtres et s’acquitta de cette tâche avec piété filiale. Sans doute, le livre qu’il a, sous deux formes un peu différentes, extrait de sa mémoire, ne paraît plus mériter tout à fait aujourd’hui le jugement qu’en portait Camille Douchet au nom de l’Académie. Après les récents progrès des études rabelaisiennes, ce n’est pas un excès d’érudition qu’on peut songer à relever dans le travail de Gebhart. Ne demandons à l’auteur ni des recherches nouvelles sur la biographie de Rabelais, ni de savantes dissertations sur l’authenticité du cinquième livre. Plutôt que de courir, dans des sentiers ardus, à la recherche de la vérité, Gebhart essaie de l’attirer dans de larges allées, entre des parterres de roses.

La physionomie qu’il vous présente, si elle n’est pas très profondément fouillée, est cependant bien vivante et placée en bonne lumière. Voici l’homme du moyen âge, reconnaissable au tour de la satire et à la verdeur de l’esprit gaulois ; et voici le premier représentant français des temps nouveaux, qui se révèle par la richesse intellectuelle, le sens critique, l’ivresse de la vie et le culte de la science. Mais il est un trait que le portraitiste est confus d’avoir à noter chez son modèle : Rabelais est allé plusieurs fois en Italie et, aussi aveugle que le sera bientôt Montaigne, il n’a vu ni une statue, ni un tableau. Comment Gebhart le lui pardonnerait-il ? Il se sent quelque humeur d’avoir eu jadis dans sa famille morale un voyageur sourd à la voix des ruines et rebelle à la compréhension des belles formes. Il reconnaît mieux, je pense, les lois de l’hérédité, lorsqu’il observe dans le caractère de Rabelais la modération poussée parfois jusqu’à la timidité, aventure fréquente, dit-il, chez les personnes raisonnables. Un souci un peu égoïste de la paix intérieure, une « certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites », une sagesse épicurienne, une indifférence enjouée, la vie passée « en joye, santé et grande chère », si c’est là, ou à peu près, le pantagruélisme, n’est-ce pas aussi, à certaines heures, et, toutes choses ramenées des proportions d’un géant à celles d’un contemporain, la philosophie d’Émile Gebhart ?

Mais il n’est philosophe si détaché qui ne sache, au besoin, tirer parti des occasions. En 1879, l’énergie d’un grand homme d’État républicain se dépensait à rajeunir l’enseignement supérieur. À la Faculté des Lettres de Paris, la chaire de littérature étrangère fut dédoublée. Gebhart venait de publier les Origines de la Renaissance en Italie. Alfred Rambaud, devenu le plus intime collaborateur de Jules Ferry, appuya chaleureusement la candidature de son ami nancéien. D’autres, qui ne sont pas loin, secondèrent cette fameuse entreprise. Gebhart fut chargé du cours de littérature méridionale.

À Paris comme à Nancy, les leçons de Gebhart se sont de préférence fixées sur la littérature italienne. C’est en Sorbonne que Gebhart a couronné son œuvre d’historien, mis la dernière main à ses études sur la Renaissance et pénétré, après de lentes approches, dans la pensée profonde de l’Italie mystique.

Ses vues sur la Renaissance italienne diffèrent peu de celles de Burckhardt ; mais, avec un instinct très sûr des causes lointaines, il remonte jusqu’aux origines de ce grand mouvement. Pourquoi la France, après avoir eu, aux XIIe et XIIIe siècles, par ses entreprises politiques, par son Université, par sa langue et sa littérature, par ses fabliaux et ses romans chevaleresques, par la grâce idéale de ses statues et la majesté de ses cathédrales, l’hégémonie intellectuelle et artistique dans toute l’Europe occidentale, a-t-elle laissé la Renaissance, tout au moins la Renaissance littéraire, s’épanouir d’abord sous le ciel de l’Italie ? Tel est le problème, souvent débattu, qui sollicite la sagacité de Gebhart. Une France du Midi troublée dans sa conscience religieuse, arrêtée dans son élan lyrique avant d’avoir pu demander de nouvelles forces à l’antiquité retrouvée ; une France du Nord s’assoupissant à la monotone chanson de la scolastique vieillie et perdant peu à peu, au milieu des visions ontologiques, la notion des réalités ; une Italie qu’a, au contraire, épargnée le fétichisme des universaux et qui s’est éveillée de bonne heure à la liberté de l’esprit ; un peuple qui, sans jamais rompre avec sa religion traditionnelle, a élargi et assoupli à son gré le dogme et la discipline ; un état social où la paix publique est, sans cesse, menacée ; où Saint-Siège et Saint-Empire sont en lutte perpétuelle ; où les Communes arrachent leur indépendance à la féodalité chancelante ; où les tyrans se dressent sur les décombres de l’autonomie communale ; où, dans la mêlée des appétits, chacun, lion ou renard, se fait personnellement justice ; où la plante homme lève naturellement forte et drue, sans tuteur, au grand soleil ; où l’individu grandit dans l’anarchie ; un pays de civilisation vigoureuse et d’énergie nietzschéenne ; un pays aussi de tradition classique, resté, dans les temps les plus sombres, fidèle au souvenir des vieilles sibylles et de Virgile baron et magicien ; ayant conservé pour Rome la vénération tendre qu’on a pour une aïeule ; gardant, suivant le mot de Brunetière, le sentiment de la continuité et capable de retrouver, sous le sédiment léger de l’inondation germanique, les germes immortels de la culture antique ; un pays qui, en dépit du morcellement politique, a la bonne fortune d’avoir très vite, au-dessus de ses divers dialectes, une langue uniforme, cette langue que Dante décore des noms d’illustre, de cardinale, d’aulique et de curiale et qui charme depuis tant de siècles les oreilles des hommes ; un pays enfin dont les influences byzantines, arabes, normandes, provençales ou françaises viennent stimuler, sans l’altérer, le tempérament original, fait de réalisme subtil et de passion profonde : voilà le tableau, magistralement composé, où Gebhart nous présente, dans la symétrie d’un lumineux diptyque, l’affaissement morose de la France du moyen âge et le réveil enchanté de l’âme italienne.

La Renaissance n’est pas, aux yeux de Gebhart, une création imprévue de l’Histoire ou un saut brusque dans la civilisation. Pour la France, il est vrai, elle a pu être, au lendemain des guerres d’Italie, une illumination subite, une révélation triomphale de l’art et de la beauté et, suivant la parole célèbre, la découverte de l’homme et du monde. Mais l’Italie, plus précoce, a évolué par transitions insensibles, du moyen âge à la vie moderne, de Dante à l’Arioste, de Cimabuë à Raphaël, des premiers sculpteurs pisans à Donatello et à Cellini, jusqu’au jour où, après le sac de Rome, elle a perdu pour des siècles, avec la liberté, la suprématie artistique et la couronne de la poésie.

Gebhart détourne les yeux de cette décadence ; il souffre trop de voir son Italie redevenue « esclave et hôtellerie de douleur » ; il ne veut pas la regarder mourir. Il prend, tout au contraire, plaisir à observer dans le passé les signes avant-coureurs de la Renaissance. Il les avait indiqués dans la succession de ses études italiennes ; il les met en vive lumière dans un livre qu’on a souvent regardé comme un chef-d’œuvre, l’Italie mystique.

Déjà, Michelet avait parfaitement vu dans cet Évangile éternel que les disciples de Joachim de Flore enseignèrent si souvent dans les flammes, « l’alpha de la Renaissance » ; déjà Ozanam et Renan avaient prouvé que la nuit des âges barbares n’avait réellement duré que jusqu’au XIe siècle, qu’un feu nouveau avait de bonne heure couvé au fond de la péninsule, que l’Italie avait fait une seconde fois, qu’elle était devenue, par la vertu du libre esprit, l’éducatrice du genre humain. Déjà Renan avait enveloppé dans la caresse d’un crayon magique les images de Joachim de Flore et de saint François. Déjà Taine s’était écrié qu’il donnerait pour l’église moyenne d’Assise toutes les églises de Rome. Et déjà aussi, à l’étranger, Henry Thode avait pressenti dans la prédication du Poverello l’annonce d’une prochaine émancipation de la pensée et aperçu, lui aussi, « le rayon qui, parti des grands chrétiens du XIIe et du XIIIe siècle, s’était posé sur le berceau de Giottto » et de Nicolas d’Apulie. Le temps n’était plus où Goethe, traversant Assise, n’y voulait admirer que la colonnade du vieux temple de Minerve. En remontant à l’Italie mystique, Gebhart trouvait les voies frayées et ne risquait pas de se déchirer aux ronces des terres inexplorées. Il lui restait à couronner les travaux commencés, à éclairer les points demeurés obscurs, à coordonner, dans une œuvre d’ensemble, consciencieuse et attrayante, les notions recueillies par ses devanciers, par ses émules et par lui-même.

Il nous convie donc à voir, dans la manière dont l’Italie a compris et pratiqué le christianisme, le trait le plus saillant de son génie. Sérénité joyeuse en face du grand mystère de la vie et de la mort, rare aptitude à mettre d’accord le rationalisme et la foi individuelle, sages ardeurs d’une imagination mystique qui s’arrête toujours en deçà de l’hérésie, habileté suprême à dénoncer et à flétrir les faiblesses ou les violences de l’Église de Rome sans jamais rompre avec Rome, telle est, nous dit Gebhart, jusqu’au grand nivellement du Concile de Trente, la religion de rêve et d’amour qui a té, en Italie, le merveilleux levain de la Renaissance. Et Gebhart nous répète avec complaisance le conte des trois anneaux, et il nous montre la papauté démoniaque devenant l’horreur et le tourment de la chrétienté, une première lueur de Renaissance s’échappant du bûcher d’Arnauld de Brescia, l’étoile d’un Noël nouveau se levant avec Joachim sur les montagnes de Calabre, l’Italie rapprenant, dans la familiarité de la foi franciscaine, le goût de la vie terrestre et la libre adoration de la divinité.

De cette religion épurée et attendrie, Gebhart retrouve l’influence dans la première jeunesse, comme dans la maturité de l’art italien, dans le mysticisme de Dante et dans l’idéalisme de Giotto, comme dans la surdité de Fra Angelico et dans la grâce souveraine de Raphaël.

Autour de ces mêmes idées centrales, se rangeront peu à peu ses dernières études historiques, son livre Moines et Papes, ses conférences à l’École de Saint-Cyr, le chapitre où il retracera la Renaissance italienne dans la belle Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, les riches et artistiques ouvrages où il nous parlera de Sandro Botticelli et de Michel-Ange.

Et dans toutes ces œuvres, reparaîtront, sous des aspects différents, mais sous le même jour et avec les mêmes couleurs dominantes, les figures favorites de Gebhart.

C’est d’abord, sous un ciel sans nuages, la procession des mystiques. C’est Joachim, poète et visionnaire, se dressant, aux confins de l’Église grecque et de l’Église latine, pour ressusciter les terreurs et les espérances de l’Apocalypse et pour annoncer au monde une troisième révélation religieuse. C’est François d’Assise, dont la douceur séraphique a séduit, avant et après Gebhart, tant d’écrivains laïques et religieux, qu’assurément Gebhart n’a pas connu comme un Paul Sabatier ou un Joergensen, mais qu’il a aimé à force d’intelligence et représenté, comme en un vieux tableau de sainteté, se détachant, nimbé d’or, sur la campagne d’Ombrie, tendant la main à sa fiancée la Pauvreté, ou invitant à louer Dieu ses frères et ses sœurs le soleil, le feu, la terre, l’eau qui court, l’alouette qui chante. C’est la petite nonne toscane, sainte Catherine de Sienne, qui se révolte contre l’indulgence de son confesseur, qui gourmande Grégoire XI, et dont la jolie obstination parvient à résoudre, à l’heure la plus douloureuse du moyen âge italien, l’éternelle question romaine. C’est, moinillon candide, brebis un peu vagabonde, l’aimable Fra Salimbene, qui nous conte si agréablement des histoires de nourrice, qui a tant de plaisir à déguster une aile de poularde, et qui trouve si longue la lecture des psaumes à l’office de nuit. C’est, la voix de la conscience chrétienne indignée, verbe d’épouvante et de mort, Savonarole qui flagelle la bourgeoisie florentine, prédit une pluie d’épées et de couteaux, entraîne la foule à l’autodafé des vanités, prosterne les Piagnoni sur le pavé de Sainte-Marie-de-la-Fleur, et, livré par Florence au tribunal d’Église, monte le front haut sur le bûcher.

Viennent ensuite les poètes et les artistes en qui Gebhart distingue également le libre esprit du christianisme italien. Et d’abord, le plus grand de tous, celui que la France a si longtemps méconnu, et qui, depuis le livre d’Ozanam et la traduction de Lamennais, a tardivement inspiré et suggère encore tous les jours à une élite de chercheurs tant de remarquables travaux. La contribution fournie par Gebhart aux études dantesques ne porte guère sur des curiosités biographiques ou des difficultés d’exégèse. Il admet sans discussion, sur l’autorité de Boccace, que Dante est venu à Paris et a écouté, dans la rue du Fouarre, les leçons de Siger de Brabant ; il ne suit pas le poète avec une respectueuse admiration de l’enfance à la mort, des rues de Florence à la pinède de Ravenne ; il laisse à d’autres plus patients le soin de pénétrer dans les replis de l’histoire ; il préfère, au prix de quelques lacunes, présenter la synthèse rapide d’un caractère et d’un génie ; et il est satisfait si, après avoir lu ses livres, nous revoyons le maître de la colère et du sourire entretenant, avec une gravité hiératique, un amour sans espoir ; conciliant, dans l’unité d’une grande conscience, l’ardente religion du cœur et la recherche de la sagesse rationnelle ; s’enfermant dans la vie intérieure, par rancœur de la vie publique ; montant avec douleur l’escalier d’autrui ; passant des chemins fleuris de la Toscane aux régions brûlantes de l’extase et de l’hallucination ; élevant enfin, avec ses joies et ses souffrances, ses mépris et ses respects, ses vengeances et ses pitiés, un monument de gloire et de splendeur, où se rencontrent, pour l’éternel honneur du génie latin, toutes les passions, tous les rêves, toutes les angoisses, toutes les aspirations de l’humanité.

Lorsqu’il a fréquenté Dante un peu longtemps, Gebhart s’empresse de revenir à Pétrarque et à Boccace, avec qui, tout de même, il se sent plus à l’aise.

Pétrarque, homme d’église et chanoine, ecclésiastique de robe, laïque de mœurs, avait tout pour plaire à Gebhart. C’était un homme d’infiniment d’esprit. À l’exception des médecins, il ne détestait personne. Il raillait la simonie, mais il acceptait, en retour de ses satires, des bénéfices et des canonicats. S’il avait eu l’heur d’être notre contemporain, il serait aujourd’hui comblé de dignités, serait reçu le même jour au Vatican et au Quirinal, et, lorsqu’il viendrait à Vaucluse, porterait, pour honorer les félibres, le cordon de la Légion d’honneur. Peut-être saurions-nous enfin par la presse qui était exactement l’inconnue qu’il a aperçue, un jour d’avril, dans une église d’Avignon. Gebhart avait d’abord cru, sur la foi de l’abbé de Sade, qu’elle s’appelait Laure de Noves. Un peu déçu lorsque M. Bartoli a soufflé sur une invention vieille d’un siècle et demi, il s’est vengé, dans un article étincelant, de l’abbé qui l’avait mystifié comme nous tous et de la digne mère de famille qui avait usurpé, devant la postérité, le cœur et les rimes de Pétrarque.

Chaque fois que l’histoire se donne ainsi de petits démentis, Gebhart enregistre avec philosophie les conjectures nouvelles, sans les élever trop vite au rang de vérités. Il suit avec intérêt les publications des pétrarquisants ; il ne s’attarde guerre à discuter les manuscrits. Il emploie la même méthode lorsqu’il parle de Boccace. Il se tient au courant de tout ce qui paraît, accepte un jour que Boccace soit né à Paris, déclare le lendemain qu’il n’en est plus très sûr. Qu’importe ? Ce qu’il veut, c’est lire et relire la Fiametta et le Décaméron, nous expliquer le plaisir que lui causent ces lectures et nous le faire partager. Ce qu’il veut surtout, c’est évoquer à nos yeux, représentée par Boccace, la civilisation italienne du XIVe siècle, avec sa libre conception du bonheur, avec ses comédies et ses drames, ses grandeurs et ses misères, ses désordres et ses drames, ses grandeurs et ses misères, ses désordres et ses raffinements, avec sa passion de la vie et le charme périlleux de sa morbidezza.

Après les écrivains, voici les artistes. Gebhart en choisit deux d’inégale hauteur, mais étroitement rattachés l’un et l’autre à l’Italie mystique par l’influence de Dante et l’amitié de Savonarole, Sandro Botticelli et Michel-Ange. Il n’aborde pas le premier en disciple de Ruskin ou en préraphaélite fanatique ; il ne le juge pas davantage en homme de métier ; il l’apprécie simplement en amateur avisé, qui connait à fond les musées d’Europe, qui a lu Vasari avec une sage défiance, qui a lu aussi Ullmann, Müntz et Supino.

Gebhart pénètre plus avant dans l’âme violente et tourmentée de Michel-Ange. Dans ses premières études sur l’Italie, il nous l’avait montré, solitaire farouche, se verrouillant dans la Sixtine et apercevant, à la tombée du soir, parmi les Sibylles et les Prophètes, le fantôme de Savonarole. Dans le dernier livre qu’il a écrit, il a repris cette ancienne esquisse et, ramassant toutes les forces d’un talent qui n’avait cessé de grandir, il a tracé un sobre et vigoureux portrait de l’artiste au génie inquiet, du Florentin découragé, du chrétien sombre et désabusé qui, dernier survivant d’un âge de gloire, représentant suprême de la race de Dante, assiste douloureusement à l’agonie de la liberté et porte avec humiliation le deuil de sa patrie.

Mais là où Gebhart est en pleine maîtrise de son pinceau, c’est lorsqu’il se fait d’office, pour le moyen âge et la Renaissance, le peintre de la cour de Rome. Il ne flatte pas les papes, il les représente tels qu’il les voit. Celui qu’il vénère le plus est notre vieux Gerbert, Sylvestre II, qui observe dans ses miroirs astronomiques les secrets du ciel et se console entre son Virgile et ses horloges de la révolte de Crescentius. Celui qu’il admire le plus est Grégoire VII, qui forme le dessein grandiose d’une papauté théocratique, savoure dans les neiges de Canossa les joies de l’orgueil triomphant et meurt dans l’exil de Salerne, sur les débris de ses ambitions. Celui qu’il aime le mieux est Pie II, le poète ami de la nature, le Sylvius Enéas dont le Pinturicchio a célébré le couronnement, le Siennois qui a canonisé sainte Catherine, le gourmet qui dépensait tous les mois deux mille ducats pour sa table et dont le chapon gras était le rôt favori. Celui qu’il juge avec le plus de perspicacité est Alexandre VI, dont il étudie la vie intime dans les notes indiscrètes du chapelain Burchard et qu’il s’efforce de ramener, ainsi que toute sa famille, des proportions monstrueuses du roman et du théâtre, à la mesure de la réalité, à la taille des Sforza et des Aragon et à la loi commune de la Renaissance.

Gebhart complète sa galerie pontificale par le contraste de deux dernières toiles : un Jules II, qui n’est ni le vieillard débile de Raphaël, portant avec tristesse le rochet et le camail de pourpre, ni le furieux Jules second de Rabelais, avec « sa grande et bougrisque barbe », un Jules II, fantasque et impérieux, qui veut mener le jeu du monde, traverse les champs de bataille, menace Venise, bouleverse la chrétienté, mais qui, s’il ignore la mansuétude et la miséricorde, entretient dans une âme haute, des pensées superbes ; et, en face, un Léon X, spirituel et perfide, voluptueux et libertin, qui s’entoure de parasites, d’artistes et de bouffons, qui chasse le cerf et le sanglier et qui écoute à peine d’une oreille distraite, aux frontières de France et d’Allemagne, le grondement sourd des prochains orages.

Dans tous ces travaux d’histoire, qui, dès 1895, avaient assuré l’élection de Gebhart à l’Académie des Sciences morales et politiques, se retrouvent les mêmes qualités maîtresses : large esprit de tolérance, étonnante facilité à comprendre le passé, à y vivre et à nous y faire vivre : prédominance des représentations sensibles, goût marqué pour les épisodes pittoresques, pour tout ce qui frappe l’œil et l’imagination.

Il eût été surprenant qu’un talent aussi curieux de reconstitutions plastiques n’eût pas fini par se trouver, à certaines heures, embarrassé dans les liens de la science ; non moins surprenant qu’un érudit, qui s’était toujours un peu défié de l’érudition, se crût interdit de prendre avec elle quelques libertés artistiques.

Mérimée a dit un jour qu’il n’aimait de l’histoire que les anecdotes. Gebhart certes ne se fût pas approprié cette boutade impertinente. Il aimait l’histoire, mais il la jugeait avec scepticisme. C’était vainement, d’après lui, qu’un historien se proposait d’atteindre, sous les documents amoncelés, la réalité objective ; son effort de sincérité ne pouvait aboutir qu’à donner à une impression personnelle les apparences rassurantes d’un jugement impartial. D’où Gebhart concluait, je crois bien, que mieux vaut être artiste que chartiste et que la légende est parfois plus vraie que la vérité.

Son plaisir le plus vif était donc de cueillir quelques gerbes de fleurs dans ce qu’il appelait les jardins de l’Histoire. Tout imprégné de la poésie des temps qu’il avait étudiés, accoutumé comme à des vieux amis aux personnages qu’il avait rencontrés sur le chemin des siècles, il se mit à replacer dans le cadre général des époques et des événements qu’il connaissait le mieux les êtres qui l’intéressaient le plus et à les faire mouvoir au gré de sa fantaisie.

Dans le commerce des vieux conteurs florentins, il avait appris l’art des inventions légères ou édifiantes, des fables pieuses ou badines, souvent badines et pieuses à la fois, des nouvelles courtes et condensées, où se résume la civilisation d’un pays.

Avant d’en arriver à cette manière élégante et concise, il a cependant donné une plus vaste carrière à son imagination dans un roman historique, où il a réussi à rajeunir un genre un peu démodé et à faire autour d’une tiare un agréable mélange de fiction et de vérité. Comme les abeilles qu’il a vues à Rome le long des vieux murs, il a déposé son rayon de miel au fond d’une coiffure sacrée.

En déroulant sous nos yeux dix années du XIe siècle, il a surtout cherché à ressusciter les formes d’une société disparue. Il a même poussé si loin la préoccupation de l’effet visuel qu’il y a plusieurs fois sacrifié de parti pris le souci de l’exactitude. Il couvre le cardinal d’Albano d’une simarre de soie pourpre et il le coiffe d’une barrette cramoisie. Vous pensez bien qu’il n’ignorait pas qu’Innocent IV le premier a donné le chapeau rouge aux cardinaux. Mais pour un coloriste la couleur seule est sacrée et il fallait à Gebhart, dans un roman sacerdotal, toute l’éclatante beauté de la pompe catholique, basiliques pleines de chants, lueurs de cierges, vapeurs de myrrhe et fumées d’encens.

Dans ses contes aussi, c’est, au son des cloches, un défilé polychrome d’ornements et d’insignes religieux : chasubles byzantines, robes noires de bénédictins, robes blanches de dominicains, tuniques de bure franciscaines, cagoules noires de cisterciens, robes bleues de basiliens, chapes de brocart vermeil, dalmatiques écarlates, crosses d’or et croix d’argent, émeraudes et améthystes. Il écoute les noëls lointains, les noëls de sa jeunesse, les noëls de sa Lorraine ; il peuple son esprit de jolis songes et de poétiques souvenirs ; il se redit des alléluias et des contes d’Épiphanie, il ressent les affres de la dernière nuit de Judas : il entrevoit les ombres de Gerbert et d’Otton sur la plate-forme du Latran, dans le crépuscule de l’an 1000 ; il célèbre les deux fêtes de Saint-Nicolas ; il suit, dans les gorges ombriennes, le loup de Gubbio, plus doux qu’un lévrier et portant un collier d’où pendent des scapulaires ; il fait un rêve diabolique à l’abbaye de la Cloche fêlée, un rêve apocalyptique à Nicée, un rêve païen avec le frère Palavas dans l’église d’Assise, un rêve de terreur avec Tibère, sur les roches de Caprée, au soir du monde antique, un rêve d’orgueil et de tentation avec frère Jérôme, au couvent de Saint-Marc, dans l’odeur enivrante des roses de Damas.

Puis il se délasse de tant de visions dans la compagnie d’Ulysse et de Panurge, ajoute à l’Odyssée un post-scriptum inattendu et nous livre le secret de destinées conjugales que maître Alcofribas, le cerveau brouillé par la purée de septembre, avait négligé de nous révéler.

Toutes ces friandises littéraires, Gebhart nous les offre dans une prose succulente. La forme de ses premiers ouvrages avait parfois quelque chose de laborieux ; son style s’est vite assoupli et fortifié : il est devenu plus musclé, plus sanguin et aussi plus alerte et plus vif ; il s’est animé d’une sorte de mouvement intérieur, a pris un peu de cette snellezza italienne qui avait pour Gebhart tant de séduction, a gagné en grâce, en abandon et en dextérité. En même temps l’esprit s’est fait plus chatoyant, l’ironie plus acérée, la bonhomie plus dégagée ; et l’émotion, savamment cultivée, a produit avec mesure des fruits d’arrière-saison, savoureux et parfumés.

Ces dons précieux qui caractérisent son talent, cette pureté et cette finesse de lignes, étaient à la fois chez Gebhart la marque de son tempérament personnel et l’empreinte d’une forte éducation classique. Il était resté profondément pénétré des leçons qu’il avait reçues autrefois de l’antiquité gréco-latine. Les humanités, dont il avait toujours été le vigilant défenseur, lui avaient fourni la plus sûre et la meilleure discipline intellectuelle. Alors même que ses vingt ans n’eussent pas réellement connu le rocher de Phidias, il eût été de ces écrivains qui, suivant la définition de Sainte-Beuve, ont fait le voyage de Grèce.

Si le mot humanisme n’avait pris quelquefois, par la faute ancienne d’humanistes dégénérés, une signification péjorative, il faudrait dire que Gebhart a été, parmi nous, une des dernières incarnations de l’Humanisme. Humaniste, il l’était par l’alliance de la conscience chrétienne et de l’art païen, par le souci de la perfection littéraire, par la dévotion à la beauté antique ; il l’était aussi par la pondération d’esprit, par la crainte des ruptures violentes et par le respect inné des traditions. Il n’aimait pas beaucoup qu’on ébranlât les principes, il trouvait sage d’épargner jusqu’aux préjugés vénérables et il aurait volontiers inscrit sur bien des choses chancelantes le Noli me tangere qu’il lui eût tant plu de voir gravé, en caractères ineffaçables, sur les ruines romaines et sur les pierres de l’Acropole.

Mais, au rebours de ce qui s’est produit autrefois chez certains humanistes, l’antiquité n’a jamais étouffé en lui la voix de la race, ni combattu les instincts héréditaires et l’esprit national.

Il est resté dans les moelles Lorrain et Français. Plusieurs fois par an, il revenait joyeusement dans sa ville natale, s’y mêlait à de vieux amis, y reprenait de vieux jeux de cartes et de vieilles habitudes. On le voyait, la moustache courte et tombante, le crâne lisse, le front haut, l’œil vif et pétillant sous les sourcils broussailleux, s’asseoir à des tables familières et s’y abandonner avec complaisance, parfois même avec le désir de scandaliser un peu ses auditeurs, aux saillies les plus originales et aux paradoxes les plus étourdissants.

C’était la joie de Gebhart, de se rafraîchir ainsi tous les ans dans ses souvenirs d’enfance et de retrouver, comme aurait dit son Dante, « le beau bercail où, petit agneau, il avait dormi ». Il revenait aussi, peu à peu, à d’anciennes idées, qu’un rationalisme discret ne lui avait jamais rendues trop étrangères. Au temps même où Atticus publiait dans les journaux républicains de vives satires contre les jésuites et les ultramontains, au temps même où, sur le tombeau de Grégoire VII, il offrait un écu à un prêtre italien, en le priant de dire une messe pour le repos de l’âme de l’empereur Henri IV, Gebhart avait déjà l’imagination catholique. Il disait un jour au cardinal Mathieu : « En fait de moines, je n’aime que ceux qui ont été canonisés et ceux qui ont été brûlés. » Après avoir d’abord célébré de préférence les martyrs du Saint-Office, il a fini par réserver aux saints des honneurs qu’il les avait souvent contraints à partager avec les hérétiques. Son testament, où il n’a pas oublié la Ville de Nancy, contient, exprimée en deux mots, cette volonté suprême : « Je veux être enterré catholiquement. »

Dans le douloureux conflit qui, naguère, a déchiré la France, il a pris parti, avec une loyauté, un tact et une courtoisie qui ont commandé le respect à ceux-là mêmes dont la conscience n’a pas, en ces heures cruelles, mais le devoir où la sienne le mettait. Tout le monde a compris qu’il ne s’inspirait, alors comme toujours, que de sentiments nobles et de raisons françaises.

En cette Florence qui lui a été si chère, les Guelfes luttaient contre les Gibelins, les guelfes blancs contre les guelfes noirs, le peuple maigre contre le peuple gras, et Machiavel trouvait dans ces divisions perpétuelles la preuve la plus décisive de sa puissance florentine. C’est qu’au milieu des pires discordes, un même sentiment rapprochait, malgré tout, les partis opposés et les faisait communier, aux moments critiques, dans l’amour de la cité. Ne maudissons pas trop nos querelles intestines, si elles ne sont que le signe de notre vitalité nationale et si elles laissent intacte, dans les âmes françaises, la religion de la patrie.