Réception de Henri Barboux
M. Henri BARBOUX, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ferdinand BRUNETIÈRE, y est venu prendre séance le Jeudi 20 février 1908, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Je ne cherche pas à varier la forme du remerciement que vous doivent tous ceux que vous admettez parmi vous. Soit que par une sorte d’acclamation, vous alliez au-devant de précoces génies, soit que vous récompensiez plus tard ceux à qui la vie tout entière suffit à peine pour s’approcher lentement de l’idéal de leur art, tous reçoivent l’honneur que vous leur faites avec la même joie et vous en expriment la même reconnaissance. Elle doit se montrer plus vive encore, lorsque, étendant les regards au delà du domaine de la littérature, vous accueillez la recherche d’un avocat, tout court, c’est-à-dire d’un homme qui, eût-il l’amour des belles lettres et se fût-il toujours montré docile à leurs doux et pénétrants conseils, n’en est pas moins obligé par son métier de ne jamais penser que pour agir. Il lui faut écarter de lui les tentations de l’imagination créatrice pour demeurer penché sur les réalités les plus sèches, les plus froides, souvent les plus grossières : ce qui le réduit à ne faire pénétrer un peu de beauté dans son œuvre que par l’ordre du discours, la clarté et la propriété du langage, çà et là la peinture des hommes et des choses, ou bien un tableau des mœurs contemporaines, et, quand le sujet le permet, le rappel de ces idées de justice supérieure dont le règne n’aura pas de fin, parce qu’elles sont la voix de la conscience et le fondement du droit. Et combien vos suffrages ne lui seront-ils pas plus précieux encore, si l’on observe que la barre ne donne pas comme la tribune la renommée qui attire, fixe et justifie votre choix ; et que l’avocat a pour toute caution l’opinion de ceux qui ont été les témoins et les juges de ses efforts et de sa vie. Enfin, n’avez-vous pas mis le comble à votre bienveillance, en me confiant ainsi le soin d’honorer la mémoire d’un homme qui a parmi vous les plus anciennes et les plus chaudes amitiés, et en qui ses partisans et ses adversaires s’accordent à en reconnaître l’un des maîtres de la critique littéraire et de la morale sociale ?
Quelle noble vie que la sienne ! Une vocation littéraire traversée par des obstacles qui trempèrent de bonne heure son opiniâtreté ; le plus dur apprentissage de la vie ; un labeur acharné ; une indépendance ombrageuse non seulement envers les autres, mais, ce qui est plus rare, envers soi-même ; un idéal de vérité poursuivi au mépris des opinions reçues, au risque de soulever de redoutables colères, de se faire des ennemis puissants et d’imprudents amis, sans autre soutien que le témoignage de sa conscience ; et peu à peu, sur ce chemin malaisé, la renommée conquise, sans avoir recherché la popularité. Mais, à côté du critique littéraire, le moraliste ne sommeille jamais. Toutes ces formes qu’engendre l’imagination des artistes, ces images, ces figures, ces pensées que la poésie, le roman, le théâtre, la parole et la plume jettent à travers le monde, ne sont pas une poussière stérile. Ce sont des semences, des germes d’actions bonnes ou mauvaises, de vices ou de vertus. Ne jugera-t-on que les actes ? Ne remontera-t-on pas aux inspirations qui les produisent ? Sur quelle loi seront-elles jugées ? Et de cette loi elle-même, quel sera le principe et quelle sera la sanction ? Et alors, au fond de lui-même, dans les parties les plus mystérieuses de l’intelligence, un mouvement se produit peu à peu, insensible d’abord, puis plus marqué, qui affleure çà et là, à mesure que son œuvre se développe, et qui lentement, par des chemins obscurs et silencieux, le conduit des confins de l’athéisme jusqu’à la croyance. Mais plus son regard s’élève, plus sa pensée s’épure et plus sa vaillance grandit. Qu’est-ce que la littérature, quand il s’agit de la patrie elle-même ? Sans doute il n’a plus l’inépuisable vigueur de la jeunesse ; mais est-ce la peine de vivre, si l’on ne peut plus être utile ? Alors commence pour lui une carrière vraiment nouvelle. Pendant dix années, il dépense ses forces avec une prodigalité splendide, tantôt au service de ces causes sacrées que les peuples ne peuvent déserter sans courir tout droit à la honte et à la servitude ; et tantôt pour défendre la foi si laborieusement reconquise. À la fin il meurt. Rien ne lui manque de ce qui impose le respect, provoque l’admiration et fait naître la pitié, ni l’honneur d’une de ces injustices que l’intolérance impose à la lâcheté, ni l’auréole de la souffrance silencieusement supportée.
Aussi, le lendemain du jour où, pour rappeler à l’Académie l’une de ses dernières paroles, « il allait s’endormir pour longtemps », le lendemain du jour où l’âme quittait la frêle enveloppe que ses efforts généreux avaient si rapidement usée, un concert de regrets, de plaintes, de témoignages dictés par le cœur et presque étouffés par les larmes, s’est élevé, comme une symphonie glorieuse, autour de son cercueil. Les haines n’ont pas désarmé ; mais elles se sont tues. Le temps s’écoule, et chaque jour nous apporte une preuve nouvelle de la place qu’il tenait dans le monde des écrivains et des penseurs. Déjà le livre s’empare de lui et de son œuvre ; il aura bientôt une biographie.
Cependant, si cette abondance de souvenirs dont j’ai trouvé partout la collaboration bienveillante a pu faciliter ma tâche, leur vivacité même m’impose une réserve que vous comprendrez sans peine. Je ne vous dirais de l’homme rien que vous ne sachiez mieux que moi, et quelques anecdotes recueillies au hasard n’ajouteraient rien au portrait qu’ont déjà fait de lui ses vieux et ses jeunes amis. Tous ont rendu, avec une intensité d’expression que je ne saurais égaler, le contraste saisissant entre son abord un peu rude, sa voix brève, ce regard fixe qui semblait pénétrer l’interlocuteur et l’engager à abréger sa visite, et la bonté courageuse et efficace dont il a donné maintes preuves à ses collaborateurs. Il faudrait, d’ailleurs, avoir une bien faible connaissance des hommes pour confondre les défaillances et les vices du cœur, la partialité, la malignité et l’envie, avec ces saillies du caractère que le tempérament, une sensibilité très vive et souvent blessée, la tension excessive d’un esprit qui ne se repose jamais suffisent à expliquer. Son œuvre est là qui témoigne pour lui. Il a critiqué des idées, parce qu’il les a crues fausses ; des œuvres, parce qu’il les a jugées pernicieuses et nuisibles. Quant aux hommes, même dans ses écrits les plus caustiques, il n’a jamais manqué envers eux de discrétion ni de générosité. Personne n’a condamné avec plus d’énergie ces exhumations et ces opérations de dissection auxquelles les morts illustres sont parfois soumises pour satisfaire la féroce curiosité des vivants. Et cela suffit pour établir que chez lui, ce qui ne se rencontre pas toujours, le cœur était de moitié dans les travaux de l’esprit.
Il me faut donc laisser l’homme à ceux qui ont pu goûter le charme mobile de son intimité. L’œuvre, du moins, m’appartient tout entière et elle est considérable. Brunetière a publié 43 volumes, sans compter les articles de revue qu’il n’a pas réunis. Tant que vit un de ces hommes auxquels la nature a concédé le don de la fécondité, on voit les livres succéder aux livres, les discours aux discours, et on en suit l’auteur sans fatigue, comme on marche en derrière son guide, à chaque instant distrait par la variété des points de vue, les accidents du terrain, le nuage qui passe, la beauté du jour qui se lève, ou la mélancolie de son déclin. On ne songe pas aux bornes du chemin. Mais lorsqu’il est parcouru tout entier, on se retourne ; on admire cette longue perspective et l’on s’effraie à la pensée d’être obligé d’en compter les jalons. Il faut cependant l’essayer.
Bien qu’il ait commencé en 1875 d’écrire à la Revue des Deux Mondes, M. Brunetière, jusqu’en 1896, tour à tour écrivain, professeur, conférencier, ne s’est appliqué qu’à la critique des ouvrages de l’esprit. Cette partie de son œuvre n’est pas la plus retentissante, elle lui a valu une renommée moins bruyante que la seconde, et cependant elle vivra peut-être plus longtemps dans la mémoire des hommes, on en verra tout à l’heure les raisons. J’en ai abordé l’examen avec beaucoup de crainte : comment l’écolier oserait-il juger ses maîtres ?
J’ai eu, cependant, un instant d’illusion et par conséquent d’espoir, un critique, me disais-je, c’est un juge. Les juges, je les connais ; je sais quelles sont les règles des bons jugements et quelles sont les causes des mauvais. Pourquoi n’en serait-il pas de ceux qui jugent les ouvrages de l’esprit, comme de ceux qui prononcent sur les actions des hommes ? Ne leur faut-il pas, aux uns comme aux autres, la science qui éclaire la route, la pénétration qui déjoue les artifices du style, comme l’hypocrisie du langage et des attitudes, l’impartialité qui ne connaît ni amis ni ennemis ? On sollicite les juges, si vaillamment qu’ils se défendent ; mais, les recommandations ne violent-elles jamais le domicile des critiques, même les plus farouches ? Ne sont-ils pas exposés, les uns et les autres, aux mêmes séductions et aux mêmes périls ? Je pourrais aisément prolonger le détail des ressemblances que j’établissais ainsi entre les critiques et les juges ; j’aime mieux vous dire aussitôt que mon erreur n’a pas été de longue durée. Les juges qui sont assis sur les tribunaux se décident par des lois qu’ils n’ont pas faites et qui sont fixes, au moins dans les temps réguliers et paisibles. S’ils ils sont ramenés par d’autres juges ; et sur leurs têtes ils ont une cour régulatrice qui ne plaisante pas. Les juges des ouvrages de l’esprit jouissent d’une entière liberté ; ils n’ont de lois que celles qu’ils se font à eux-mêmes ; et ils ont ainsi toute licence de suivre leurs tendances, leurs goûts, leurs passions, leur partialité. D’où cette conséquence, à laquelle on ne saurait échapper, qu’ils se peignent eux-mêmes dans leurs critiques, les uns de profil, les autres de face, et qu’on arrive tout droit au juge, en passant à travers les jugements.
À ce point de vue, il faut reconnaître que la critique littéraire a eu de fâcheux débuts. C’est M. Brunetière lui-même qui nous le dit : « Elle n’était, à l’origine, que l’art de mettre en lumière les défauts des œuvres des autres, de les analyser de manière à les disqualifier, et de se faire, tant en prose qu’en vers, aux dépens du talent, du génie même, une réputation d’esprit et de malignité. » Mais ces temps fabuleux sont, heureusement, loin de nous, et la paix est signée depuis longtemps entre les écrivains et leurs juges. Une certaine froideur dans l’analyse, un peu de modération dans l’éloge, forment l’extrême limite de la patience des justiciables. On rencontre même çà et là certaines formules qui font rêver à la loi Bérenger ; il ne faut décourager personne. Le silence absolu est la peine la plus forte ; il équivaut à la peine capitale.
Mais la critique a fait plus et mieux. M. Brunetière s’est efforcé de l’établir, avec sa logique et son abondance coutumières, dans ses leçons sur l’Évolution des genres. La critique a compris qu’elle avait le devoir de faire connaître les principes sur lesquels elle s’appuie pour louer ou pour blâmer les ouvrages de l’esprit, c’est-à-dire de formuler comme elle les comprend les règles de l’art littéraire et du goût. Il le faut d’abord pour justifier ses jugements. Elle le doit ensuite au public, car il lui appartient de l’éclairer et de l’instruire. Ce devoir bien compris et consciencieusement rempli fait l’utilité de la critique, par conséquent, sa grandeur ; et ce service rendu à la communauté des hommes explique le crédit dont elle jouit et l’influence qu’elle exerce, quoi qu’on en ait dit, sur l’opinion publique.
Or, si, en étudiant toute l’œuvre littéraire de Brunetière, on peut relever çà et là quelques hésitations, au moins, dans l’expression de la pensée, on doit reconnaître que ses jugements paraissent toujours dictés par l’application de deux principes. En premier lieu, le critique doit se dégager de soi-même, c’est-à-dire de ses tendances, de ses goûts, du plaisir ou de l’ennui qu’il éprouve, pour juger les œuvres littéraires, et ne les juger que d’après certaines règles supérieures à ses dispositions individuelles, c’est-à-dire que la critique doit toujours être objective. Et, en second lieu, ces règles de l’art et du beau doivent contenir une part d’utilité morale. Quand il rencontre le mot de Sainte-Beuve sur Bayle : « L’une des conditions du genre critique dans sa plénitude est de n’avoir pas d’art à soi, ni de style », il ajoute : « Et je crois qu’il a raison. » — Et lorsqu’il se heurte à cette impertinente réflexion de La Bruyère : « Que la critique est un métier qui exige plus de santé que de génie », il la refait à sa manière, en disant : « La Bruyère avait raison, santé du corps, santé de l’esprit, santé morale, c’est de quoi le critique a d’abord besoin. »
Mais ce sont là querelles de critiques, dont le public ne se soucie guère. Il n’en est pas moins très sensible à leur talent et à leurs jugements. Si la critique compte aujourd’hui tant de maîtres, si elle attire à autant de jeunes écrivains, il est naturel de l’attribuer à la diffusion de l’instruction dans toutes les classes, et au nombre chaque jour croissant d’hommes qui veulent goûter les plaisirs de l’intelligence et s’élever ainsi d’un degré dans l’échelle sociale. Puisque Darwin est encore à la mode, disons que la fonction crée l’organe. Ce que nous demandons aux critiques, ce n’est pas seulement de nous dire ce qui les amuse ou ce qui les ennuie, mais la raison de leur ennui ou de leur plaisir. Il ne nous suffit pas de pleurer ou de rire ; nous voulons savoir pourquoi nous avons ri ou pleuré ; notre instinct nous avertit qu’en apprenant à connaître, sous la direction de maîtres éclairés, la raison, c’est-à-dire les lois de la beauté, l’impression vague et confuse que son aspect nous a d’abord causée se changera en une admiration plus vive, plus durable et plus féconde ; il y a dans tous les arts des délicatesses qu’on n’aperçoit pas d’abord, que l’homme chargé d’occupations et de travaux n’a pas le temps de rechercher, qu’il ne saurait pas découvrir, et qu’il goûtera, dès qu’on les lui aura montrées. Ainsi, tout est dans l’ordre. Que les critiques le sachent bien : nous sommes des ignorants, des écoliers ; nous nous adressons à eux comme à des guides, à des maîtres, et ce que nous attendons d’eux, c’est une direction, ce sont des conseils, et, pour tout dire en un mot, des leçons. Ils seraient les premiers à mépriser leur art, s’ils ne croyaient pas à son efficacité.
Aucun critique n’a senti cette responsabilité plus vivement que M. Brunetière et ne l’a exprimée plus souvent et avec plus d’énergie. Dans l’une des leçons qu’il a faites à la Sorbonne en 1893 sur l’évolution de la poésie lyrique, il n’a pas craint de prononcer ces paroles : « Quiconque parle ou écrit, prenant vraiment ainsi charge d’âmes, et s’investissant comme d’une fonction sociale, doit être jugé, quoiqu’il en ait, sur la façon dont il aura rempli la tâche qu’il s’est imposée. Il faut que tout le monde vive ; mais personne, que je sache, n’est obligé de parler ou d’écrire, et quiconque s’y décide est éternellement comptable de sa parole ou de son « écriture » à l’humanité tout entière ».
Nous touchons ici le fond de l’homme, la conviction qui ne le quitte jamais, la constante préoccupation de cette vérité qu’il y a dans le monde peu de crimes et de vertus qui soient rigoureusement personnels, et qu’une chaîne d’indéniable complicité rive aux assassins les apôtres de l’assassinat, en un mot le souci du devoir social qui s’impose à chaque homme, d’autant plus étroit qu’on a reçu des dons plus rares et des facultés plus puissantes. Critique littéraire, il est en ce moment frappé du rôle social de la littérature. Dix ans après, il le sera de même du rôle social du christianisme. Il ne demande pas à la littérature d’édifier les hommes et d’enseigner éternellement la vertu, mais il ne veut pas qu’elle sème autour d’elle les vices qui dégradent l’homme et nuisent à la société tout entière.
On peut trouver cette théorie un peu austère et s’étonner de ce jansénisme intransigeant. Mais on ne saurait refuser ni l’estime ni le respect à ce haut idéal de conscience professionnelle qui va bien à un maître de la jeunesse. Et lorsque M. Brunetière fut appelé à occuper à l’École Normale une chaire de maître de conférences, on eut en outre cette surprise de reconnaître que, digne d’un tel emploi par sa conscience, il semblait s’être, par le travail et par la science, préparé dès sa jeunesse à le remplir.
En effet, Messieurs, lorsque, comme je devais le faire, on reprend l’œuvre entière de M. Brunetière, on n’est pas seulement frappé des fortes et substantielles qualités qui ont porté son nom jusqu’au delà des mers ; — une surprenante étendue de connaissances ; — une sûreté d’information qui lui permet de prendre les plus habiles en flagrant délit de légèreté et d’erreur ; — une merveilleuse fertilité de points de vue ; — cette aisance que peut seule donner la connaissance approfondie du sujet ; — la haine impitoyable de la vulgarité et de la bassesse, et ce souci de l’utilité morale à laquelle La Bruyère veut qu’on reconnaisse le bon ouvrier. On y rencontre encore la constante préoccupation d’imprimer une direction au travail de ceux qui l’écoutent ou qui le liront. Ses critiques sont des corrections ; ses jugements, des préceptes. Les lacunes de son propre travail, le livre qu’il faudrait faire, les sources où on pourra puiser, le point de vue qu’on devra choisir, il donne toutes ces indications avec une insistance touchante, et vous l’entendrez dans un instant se peindre lui-même, en louant les grands auteurs latins d’avoir toujours écrit pour enseigner.
Cependant, quelques jours avant sa première leçon, on avait dit à ses futurs élèves que le maître qu’ils allaient avoir était peut-être bachelier. Il entra, s’assit dans son fauteuil, et, sans préambule, commença sa leçon. Avant qu’elle fût finie, les défiances étaient tombées, il avait conquis ses élèves ; ceux-ci avaient senti l’action de cette force que jusqu’à la fin ses amis et ses adversaires lui ont reconnue : l’autorité.
Non pas l’autorité qu’on impose, que les hommes subissent avec impatience et rejettent avec joie ; mais l’autorité qui s’impose par l’étendue et la sûreté du savoir, par l’éclat visible de la sincérité.
Sans doute, on peut, avec un peu d’adresse et beaucoup d’impudence, surprendre un moment la confiance publique. La politique nous montre quelquefois des hommes qui disposent d’un véritable prestige ; et ce prestige est trop souvent un crédit fait à des qualités qu’ils n’ont pas. Mais lorsqu’un professeur a devant lui des jeunes gens déjà munis d’un gros bagage de connaissances, fiers des succès remportés, successeurs des Taine et des Prévost-Paradol, pour ne parler que des morts, à qui une ambition légitime montre leurs devanciers dans les plus hautes fonctions de l’Université, aux premiers rangs de la littérature, à l’Académie française elle-même, il faut, j’imagine, pour obtenir et garder leur confiance, la preuve successive et ininterrompue d’un savoir supérieur au leur, d’aperçus inattendus et cependant exacts, de vues qui les frappent et mettent en branle leur intelligence, et comme une moisson nouvelle cueillie dans un champ qu’ils croyaient épuisé. Et cela n’est pas encore assez : il faut encore, il faut surtout ce que les anciens exigeaient de l’orateur, non pas les opinions passagères qu’on endosse comme une livrée pour plaire à un maître impérieux, l’opinion du jour ; mais, des convictions qu’on s’est faites, avec lesquelles on ne transige pas, que les auditeurs lisent dans les yeux et sur le front de l’orateur, le respect absolu de soi-même, en un mot toutes ces qualités morales que les anciens appelaient d’un seul mot : la probité ; vir probus. Quelle impression vous a laissée son enseignement ? ai-je demandé à ses élèves. Et tous ont attesté qu’elle avait été profonde, fortifiante et durable. Pourrais-je vous apporter un éloge plus beau ?
Si M. Brunetière avait conquis ses élèves, les élèves aussi avaient conquis leur maître ; car ils lui avaient révélé le secret d’une force qui sommeillait en lui, celle de la parole. Je dis la parole et non l’éloquence. Si la parole est l’arme familière et la plus naturelle de l’éloquence, elle n’en est pas la condition nécessaire. Nous n’avons besoin d’entendre ni Démosthènes, ni Bossuet, pour reconnaître et sentir leur éloquence. Pascal n’est pas moins éloquent que Bossuet. Par la force des idées, le mouvement du style, l’intensité de la conviction, telle page du Roman naturaliste ou des Études critiques est aussi éloquente que les plus beaux passages des discours de M. Brunetière.
Mais une fois qu’il eut goûté le charme de sentir l’auditoire ravi et comme fasciné par sa parole, il se prit à aimer d’amour cette maîtresse impérieuse et jalouse qui lui livrait le secret de l’improvisation facile et rapide, et lui donnait l’enivrement des succès oratoires, en lui cachant le prix dont elle les fait payer. Et comme, pendant les années solitaires et laborieuses de sa jeunesse, M. Brunetière avait amassé un trésor de connaissances très étendues et très variées, comme chaque jour, insatiable de lecture, il l’augmentait encore, il se mit à multiplier les leçons et les conférences. Ses travaux embrassent toute la littérature française depuis le moyen âge jusqu’à nos contemporains. Tantôt ce sont des travaux d’ensemble, comme les Époques du Théâtre Français, l’Histoire de la critique, l’Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle. Tantôt un livre nouveau lui fournit l’occasion, ou le prétexte, il le dit lui-même, d’une étude complète du même sujet. Tout cela réuni forme plus de 30 volumes, effrayant témoignage du labeur dont il a goûté si avidement et payé si cher l’imprudence et l’enivrement. Et nous n’avons pas tout. Deux articles fragmentaires des Études critiques, le discours prononcé à Dijon en 1895, la conférence faite à Rome le 30 janvier 1900 sont tout ce que nous avons de lui sur Bossuet ; les conférences faites à la Sorbonne n’ont pas été reproduites. On sait l’enthousiasme et comme la piété que M. Brunetière avait pour celui dont la gloire est l’une des religions de la France, pour rappeler un mot de Sainte-Beuve. Il aimait tout de Bossuet, jusqu’à la syntaxe des sermons de la jeunesse. Il prenait feu contre ses adversaires ; j’ai lu qu’à propos de la querelle du mysticisme, il disait : « Ce coquin de Fénelon. » Il voulait consacrer à Bossuet un livre que la mort ne lui a pas laissé le temps d’écrire ; mais cette pierre qui manque ne rend ni moins beau, ni moins durable le monument élevé par M. Brunetière aux lettres françaises.
S’il fallait y reprendre quelque chose, j’oserais reprocher à M. Brunetière d’avoir peut-être trop multiplié les classifications et les genres, voisiné trop souvent avec les sciences, d’en aimer l’appareil et le langage, d’avoir repris tout éveillé le rêve de Taine, souder les sciences morales aux sciences naturelles, et de parler sans cesse d’évolution, quand le terme plus simple de transformation suffirait à expliquer les changements qu’a subis la société française et les caprices de la mode et du goût. Mais M. Brunetière, qui depuis longtemps n’était plus darwiniste, se souvenait sans doute encore de l’avoir été avec passion, et cette persistance à trouver partout l’Évolution n’est peut-être qu’un dernier acte de courtoisie envers l’auteur de l’Origine des espèces. Il y a des gens qu’on continue à saluer, quand on a cessé de les voir. Mais que sont ces légers défauts, si ce sont des défauts, à côté des mérites éclatants de cette critique vive, ardente, tumultueuse même par endroits. Réservée avec les écrivains, elle est audacieuse avec les écrits ; elle traite familièrement les opinions reçues et demande leur passeport à toutes les idoles. Elle constitue dans son ensemble un enseignement très vaste et très sain. Elle renouvelle, ou du moins elle s’efforce de renouveler tout ce qu’elle touche par ses jugements ou par ses formules, et elle nous procure ainsi à chaque instant le plaisir de relire de belles choses qu’on sait par cœur, comme si on les lisait pour la première fois.
La politique qui guette toujours, comme une courtisane, les hommes frappés d’un peu de renommée, n’a pas réussi à séduire M. Brunetière ; elle lui eût causé, sans aucun doute, les plus inutiles déceptions ; car il était fait pour vivre dans la société des idées, qui se prêtent à tout, même à la dialectique, tandis que les hommes ne se laissent pas si aisément manier. En revanche, il n’a pas hésité à affronter la barre en plusieurs occasions et, quoique avec des chances diverses, son talent y a toujours obtenu le plus brillant succès.
Ce n’est pas qu’il ait jamais montré une indulgence inattendue pour la parole judiciaire. Il en sentait vivement tous les défauts et lui a toujours marqué le dédain le moins dissimulé.
À propos d’un livre que son auteur avait prétentieusement intitulé : les Époques de l’éloquence judiciaire, M. Brunetière, en 1888, publia, dans la Revue des Deux Mondes, un article où il s’efforça de montrer non seulement que l’éloquence judiciaire n’est pas un compartiment de la littérature, un genre littéraire, malheur dont après tout on peut se consoler, mais encore qu’elle n’existe pas, et même qu’elle ne peut pas exister. Il y mit sa plus belle verve, sa dialectique la plus passionnée ; il semblait qu’il eût à venger une injure personnelle. Il se moqua joyeusement d’Olivier Patru et de son plaidoyer pour la veuve et les enfants de défunt Pierre Doublet, fermier de Grenelle, et pour quatre habitants de Vaugirard, appelants contre M. le Curé de Saint-Étienne, intimé. Il oubliait que Nicolas Boileau a écrit à l’un de ses amis qu’il avait chargé M. Patru de revoir toute sa poétique. Il n’épargne pas davantage Chaix d’Estange, dont M. Rousse avait publié les plaidoyers avec une préface étincelante, qui relevait bien un peu de la littérature. Enfin. M. Brunetière résumait son jugement dans les termes suivants : « Il y a peut-être en littérature des genres qui ne sauraient souffrir la médiocrité, je ne sais trop lesquels, — mais on dit qu’il y en a, et pour aujourd’hui je le crois, je veux le croire. — Il y en a d’autres, au contraire, qui la souffrent ; qui ne la supportent pas seulement ; qui la comportent, et dont on peut aller jusqu’à dire qu’ils en vivent : tels sont le sermon, le discours politique, le réquisitoire et le plaidoyer d’avocat. »
Ses amis affirment qu’il disait volontiers ne pas comprendre qu’on pût vivre sans avoir un adversaire. Racine d’ailleurs l’avait dit avant lui :
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?
Du coup M. Brunetière se donnait quatre adversaires à la fois ; il est vrai qu’il avait oublié les conférenciers.
Mais voici le piquant de l’aventure, et ce que, dans la vilaine langue d’aujourd’hui, on appelle la justice immanente des choses. La Revue des Deux Mondes eut des procès, et, toujours logique, M. Brunetière voulut les plaider lui-même. Tout le Palais alla l’entendre. M. Brunetière plaida en excellent avocat. Il mit dans son plaidoyer tous les défauts qu’il nous reprochait et que nous appelons des qualités : une subtilité ingénieuse, une dialectique passionnée, une partialité sincère. Il fit voir qu’au fond de la cause la plus petite — et quel plaideur admet jamais que sa cause soit petite ? — il y a toujours un principe qui intéresse tout le monde et qui la grandit ; pour tout dire, il se montra un avocat éloquent par toutes les raisons qu’il avait données de ne pouvoir pas l’être. Nous l’aurions applaudi, si les applaudissements étaient de mise au Palais. En sorte qu’entré au Palais avec défiance, M. Brunetière en sortit félicité, triomphant et, je l’espère, tout près d’être converti. Les plus grandes conversions ont parfois de si humbles raisons !
Mais j’ai hâte d’en venir à de plus grands objets. M. Brunetière était au comble de sa renommée littéraire, lorsqu’on le vit tout à coup s’éloigner de sa chaire de l’École normale, laisser de côté la littérature, et, sans se mêler directement à l’effroyable tourmente qui allait bouleverser la société française, se porter au secours des grands intérêts qui s’y trouvaient engagés et lui semblèrent menacés. Et comme, à la même heure, sous l’influence de causes dont je n’ai pas le secret, ses convictions positivistes cédaient la place à des croyances religieuses, ce double mouvement précipita une crise qui changea le but de ses efforts et fit voir une nouvelle face de son talent.
La correspondance de M. Brunetière et les souvenirs de ses amis, si sa pudeur a consenti à lever quelquefois devant eux le voile de son cœur, permettront sans doute d’écrire avec précision l’histoire de cette conscience très droite, très pure, toujours affamée de certitude, incapable de croire et d’aimer quelque chose à demi. Il faut, jusqu’à ces révélations, nous contenter de ce qu’il nous a livré de lui-même.
Né et élevé dans la foi catholique, M. Brunetière avait fait ses études au lycée de Marseille ; il a parlé avec quelque dédain de la philosophie qu’on enseignait alors dans les collèges, « étrangère, dit-il, à toutes les questions religieuses », et la mode est aujourd’hui de s’en moquer. Oserai-je dire qu’à cinquante ans de distance, devant le spectacle et la leçon que le présent nous donne, cette vieille philosophie qui avait pour parrains Victor Cousin, Jouffroy et Jules Simon, ne me parait ni si mauvaise, ni si ridicule.
Mais je suis obligé de me hâter, et je reconnais d’ailleurs volontiers que cet enseignement ne pouvait pas contenter l’exigeante intelligence de M. Brunetière.
Cette certitude que sa philosophie de collège ne lui donne plus, il la demande d’abord, et il a vingt ans, à la science qui lui semble marcher à pas de géant à la conquête du mystère de la destinée humaine. Claude Bernard se rend maître de cette substance singulière qui sert d’intermédiaire entre la volonté et les organes ; il provoque ou paralyse à son gré les facultés de l’intelligence. N’a-t-il pas le droit d’écrire ce que Cabanis écrivait en 1792 dans les Révolutions de la Médecine : « De la sensibilité physique découlent les idées, les sentiments, les passions, les vices, les vertus. » Berthelot ne se borne plus, comme les anciens chimistes, à la simple analyse ; il parvient à reconstituer par d’audacieuses synthèses les substances qui jusque là n’étaient sorties que du creuset de la nature ; il semble tenir dans ses mains le secret de la vie. Darwin remonte jusqu’à l’origine des espèces ; au lieu d’un Dieu personnel et créateur, il n’y trouve que la cellule qui, par de lentes évolutions, s’élève jusqu’à former le roi, non de la création, puisqu’il n’y en a plus, mais de la matière. Et couvrant de la magie de son style toutes ces magnifiques conquêtes, M. Renan, qui jusque là doutait de tout, ne doute plus de rien ; il prophétise ; il annonce qu’on va « organiser scientifiquement l’humanité », il entonne dans l’Avenir de la science la fanfare de cette nouvelle religion.
Le courant emporte tout. Les indifférents acceptent volontiers une doctrine qui les justifie ; ils se laissent faire. Les passionnés ne sont pas les moins faciles à prendre. Ces alternatives d’éclairs et d’obscurités les éblouissent et les fascinent ; dans de pareilles crises, les plus solides et les meilleurs sont parfois le plus aisément entraînés.
Le voilà donc incrédule, libertin, comme il tient à le dire en parlant toujours la langue du XVIIe siècle. Mais il ne l’est pas à la façon des autres. Il n’a pas cessé de croire, il a seulement changé de croyance ; il a quitté l’église pour le laboratoire ; il prie toujours devant un autel ; mais la nouvelle idole a remplacé le Dieu des chrétiens ; et plus tard il lui fera payer très cher les déceptions qu’elle lui a causées.
Cependant, au cours de ces nouvelles recherches, sa carrière littéraire se développe. Or voici que, loin de suivre les opinions littéraires de ses nouveaux frères, il les combat à outrance au nom de la morale et du goût. Dilettantes dédaigneux et superbes qui promènent sur la surface des hommes et des choses leurs doutes élégants et leur esprit moqueur, et sèment autour d’eux l’incrédulité d’un geste qui ressemble à une bénédiction épiscopale ; — écrivains licencieux qui mêlent à leur encre de la poudre de cantharide ; — écrivains grossiers qui empruntent à la canaille des obscénités que le vrai peuple ne lit pas et qu’il laisse aux bourgeois ; M. Brunetière les traite tous de même, sans respect pour la sainteté du matérialisme qui les inspire, avec une dureté, une colère, une verve d’invectives qui rappelle parfois la plume de Louis Veuillot. De pareilles contradictions ne s’expliquent pas d’elles-mêmes. Évidemment ce darwiniste commence à s’apercevoir que la science ne remplace pas la conscience. Sa foi en la matière est ébranlée. Il tourne mal. Sans s’en douter, peut-être, il est sur le chemin qui mène à Rome.
M. Brunetière s’y est rendu, en effet, au mois de novembre 1894. Il avait alors quarante-cinq ans et visitait l’Italie pour la première fois ; rien n’indique qu’il ait eu plus tard le désir de la revoir. Mais si quelqu’un s’était étonné devant lui de cette indifférence, il n’aurait pas manqué de répondre que le XVIIe siècle n’avait pas montré plus de curiosité. D’ailleurs, ce n’était pas la ville des ruines et des souvenirs, des Loges et de la Chapelle Sixtine, à laquelle ce grand classique allait rendre un tardif hommage. C’était plutôt la reine de toute croyance, à laquelle ce pèlerin du doute venait demander la lumière qui achèverait de dissiper les ténèbres au milieu desquelles son jugement se débattait depuis plusieurs années.
Le 27 novembre, M. Brunetière fut reçu en audience particulière par le pape Léon XIII. Il a gardé un silence absolu sur cet entretien ; mais dans un article que la Revue des Deux Mondes a publié le 1er janvier 1895, il a fait connaître les réflexions que lui avait suggérées cette visite ; réflexions très graves, puisqu’elles ont déterminé la nouvelle direction de sa vie et contiennent tout le programme qu’il a cherché à réaliser. Voici en quelques mots la substance de l’article.
Les savants s’étaient-ils engagés à nous donner la solution du seul problème qui vaille la peine d’être discuté, celui de l’origine et de la fin de l’homme ? Oui. Les philosophes nous ont-ils promis de trouver la base de la morale ailleurs que dans la religion ? Oui. Les uns et les autres ont-ils rempli leurs promesses ? Non. Si donc on dresse le bilan, en mettant au passif les engagements pris et à l’actif les résultats obtenus, la balance se solde en déficit ; il y a donc faillite, faillite des espérances que nous avions conçues et auxquelles il nous faut renoncer.
Où porter maintenant nos pas ? À qui demander la règle de notre vie et la solution du doute qui nous accable, sinon à la religion, la vieille religion à laquelle nous devons la civilisation du genre humain ?
Que lui reproche-t-on ? son immobilité. Tandis que tout change autour d’elle, elle demeure. Les coutumes et les lois se modifient ; l’état social de tous les peuples se transforme ; la démocratie chasse devant elle ses timides ennemis ; les découvertes de la science dissipent les prestiges ; elle, la vieille religion, demeure immobile avec ses dogmes, ses mystères, ses antiques formules, incapable de comprendre le mouvement de cette nouvelle renaissance et de satisfaire les aspirations de cette humanité qui lui échappe et qu’elle ne ressaisira pas.
Rien n’est moins vrai, répond M. Brunetière. La religion catholique évolue avec le monde moderne ; elle évolue sans changer sa substance ; les rameaux qui poussent sur le tronc ne changent pas le germe. Et il rappelle les fameuses encycliques de Léon XIII, celle du 20 juin 1881, dans laquelle le Pape conseille aux catholiques français d’accepter sans réserve et loyalement le gouvernement républicain ; celle plus grave encore du 28 juin 1891, sur la condition des ouvriers ; M. Brunetière a pu la rapprocher du programme développé à Saint-Mandé par l’un des chefs du parti socialiste ; toutes nos lois ouvrières sont en germe dans l’encyclique, même les plus redoutables ; et Léon XIII invite les gouvernements et les peuples à chercher, dans le retour à la fraternité des premiers âges, l’apaisement des luttes qui divisent les classes et soulèvent la classe ouvrière contre la richesse et la propriété. Enfin il rappelle la magnifique encyclique du 20 juin 1896 sur l’Unité catholique, où ce grand homme, l’un des plus grands, à coup sur, qui se soient assis dans la chaire de Saint Pierre, appelle de tous ses vœux la réconciliation des églises protestantes et des églises orientales avec l’Eglise latine, et voit se dérouler là-bas, dans le lointain de l’avenir, un nouvel ordre de choses qu’il célèbre avec une magnificence que la forte et harmonieuse concision de la langue latine peut seule donner à de telles conceptions. Ne sourions pas, Messieurs, de ces sublimes visions. Elles nous sont nécessaires pour porter le poids de nos misères présentes, combattre nos découragements, et relever nos défaillances. C’est l’idéal. Tâchons de marcher sur ses traces divines. N’ayons pas d’impatience. Et n’oublions pas que la raison humaine ne ressemble pas aux dieux d’Homère qui en trois pas traversent le ciel. Les siècles ne sont que des jours, quand il s’agit de compter les progrès de l’humanité.
L’article de M. Brunetière déchaîna contre lui toutes les colères. Car en France, ce n’est pas comme en Amérique, où tous les membres d’une même famille appartiennent souvent à autant de communautés religieuses, et passent de l’une à l’autre, sans qu’il en soit question, même au dessert. Chez nous, cent ans après la Révolution, il est beaucoup plus difficile de s’évader du diocèse de la libre-pensée qu’il ne l’était au temps de saint Bernard de passer d’un couvent de Liteaux dans un couvent de Cluny. On le fit bien voir à M. Brunetière ; la jeunesse laïque le conspua. On organisa contre lui une campagne de banquets ; on but à sa confusion et à sa honte. Heureusement pour lui, il n’avait pas de trône à perdre ; sa réputation et son influence ne pouvaient qu’y gagner.
M. Brunetière releva le gant et donna à ses discours le nom de Discours de combat. Ce tapage cependant était prématuré. M. Brunetière était trop clairvoyant et trop sincère pour confondre avec la foi les ébranlements de son imagination et même les désirs de son cœur. Entre le système de l’Origine des espèces et le symbole de Nicée, il y a un espace immense que M. Brunetière n’avait pas franchi. Il s’inclinait devant l’hostie, mais son esprit, sans être rebelle, n’était pas encore soumis ; il n’était encore que sur le chemin de la croyance ; et six ans après seulement il a donné une adhésion publique à la foi catholique romaine. Sur tous ces points, il a tenu en mainte occasion à s’expliquer avec éclat. Il en faisait une question de dignité personnelle, d’honneur même, et ce serait trahir sa mémoire que de laisser volontairement dans l’ombre une évolution qui explique sa conduite, ses discours et sa renommée.
Ses discours d’abord. Il ne les a pas appelés seulement : Discours de combat. Il leur a donné une épigraphe empruntée à ce Parisien de Rome qui a été l’ami de César et la victime d’Octave, et qui écrivait au Traité des Devoirs : « Lorsque l’État et les mœurs ont besoin d’être défendus, le devoir commande de se porter à leur secours, dût-on, pour l’accomplir, négliger la culture des lettres et des sciences. » Voilà l’inspiration, le mobile. Désormais, nous ne verrons plus en lui un homme de lettres, mais un homme d’action ; c’est le devoir civique qu’il veut remplir, parce qu’il croit l’État et les mœurs également menacés. Qui oserait dire qu’il se soit trompé ?
Ah ! Messieurs, quel spectacle je devrais offrir à vos yeux, si je ne savais que la s’arrête au seuil de l’Académie. Mieux vaut, d’ailleurs, ne fût-ce que pour épargner notre honte, renfermer en nous-mêmes nos inquiétudes et nos douleurs.
Mais il n’était pas nécessaire d’avoir l’esprit très profond pour reconnaître les deux causes les plus graves des maux dont nous souffrons ; d’une part la destruction systématiquement organisée et tranquillement poursuivie de la discipline et du courage militaires, et d’autre part l’esprit d’irréligion dont on s’efforce d’imprégner la nation. Le mal constaté, il osa entreprendre de le combattre et il ouvrit aussitôt une campagne à laquelle il assignait une durée de vingt ans. C’est ainsi que sa nature passionnée le portait à chaque instant à embrasser plus qu’il n’est possible d’étreindre. Partout il annonce des ouvrages qu’il se propose d’écrire ; la vie de plusieurs hommes n’y aurait pas suffi. En neuf ans, et cela est énorme, il a prononcé vingt grands discours, sans parler des autres travaux dont il était chargé. L’ordre de ces discours permet de saisir le plan qu’il avait conçu.
Il cherche tout d’abord à relever les espérances et les courages. À ce dessein préliminaire, à ces travaux d’approche, se rattachent un certain nombre de discours, dont le seul titre suffit à marquer le but et la liaison : la Renaissance de l’idéalisme, l’Art et la morale, l’Idée de patrie, le Rôle social de l’Armée, la Nation et l’Armée, les Ennemis de l’Ame française, le Génie Breton, la Renaissance du paganisme dans la morale contemporaine, le Génie latin. Tantôt le sujet de ces discours est choisi par lui-même, tantôt il lui est proposé par le groupement politique qui lui demande le concours de sa parole. Le discours sur le Génie latin a été prononcé à Avignon, à la demande de l’Archevêque qui en avait indiqué le sujet. Je voudrais vous en dire un mot.
La défense du génie latin ! Nous pouvons croire que l’Archevêque d’Avignon n’a pas eu besoin de prières bien touchantes pour faire agréer ce sujet par M. Brunetière ; car ce sujet, c’est lui-même. Aussi quelle variété, quelle abondance, quelle lumière et quel entrain ! Pour un Anglais, pour un Allemand, « la littérature latine n’est qu’une province étrangère, de celles qu’on traverse en touriste et en voyageur, sans que rien vous oblige à la visiter, elle est pour nous la terre nourricière, le sol auquel nous rattachent toutes nos racines, dont nous ne pouvons nous séparer sans efforts et sans déchirure ». Voilà pour la langue. Et le génie de la race ? comme il l’oppose avec joie au génie grec : « Je ne suis pas grand Grec », avait-il coutume de dire en se servant d’une locution usitée au XVIIe siècle. Il n’aimait pas le génie grec, toujours porté, d’après lui, à la sophistique, à la puérilité, à l’affectation, à la virtuosité, et, avec quelle force il a dû prononcer ce mot : « au dilettantisme » ! Écoutez ce beau résumé de son discours : « Les œuvres du génie latin demeurent une source inépuisable d’énergie, et nous pouvons nous y retremper sans crainte. Le sérieux de la vie, la discipline sous la loi, la subordination de l’individu à la société, l’énergie militaire et civile, le courage du champ de bataille et celui de la tribune ou de la place publique, le dévouement à la patrie, l’humanité, l’égalité, voilà ce qu’enseignent ces maîtres du génie latin. Et c’est encore un trait qui les caractérise : ils n’ont pas écrit pour écrire, mais pour enseigner ; et si le désir d’immortaliser leur nom s’est mêlé parfois à leur enseignement, ce désir même les a détournés de l’affectation ou de la singularité pour leur inspirer des sentiments éternels, c’est-à-dire susceptibles d’être en tout temps compris de tous les hommes, acceptés et suivis par eux. Quand un Grec désespérait de laisser une trace de son nom, il brûlait le temple de Diane ou se jetait dans le cratère de l’Etna ; mais un Romain essayait de donner un exemple utile, et Caton faisait de sa mort une protestation contre la religion du succès. »
J’ai tenu à vous citer cette demi-page de M. Brunetière. Mieux que l’analyse la plus fine et la plus pénétrante, elle fait connaître et surtout goûter son éloquence : éloquence vigoureuse, nourrie d’idées, toujours mâle et chaude, avec cette pointe d’exagération, de partialité oratoire qui ne déplaît pas. En matière d’éloquence, il faut parfois prendre un élan qui dépasse un peu le but, si on veut être sûr de l’atteindre.
Et déjà aussi, dans ce même discours, il jetait comme par hasard un mot qui n’a pas dû passer inaperçu. En glorifiant l’universalité du génie latin, il l’appelait sa catholicité. C’est comme une transition au discours suivant : Le besoin de croire.
Celui-ci commence une série ininterrompue de discours qui forment le développement d’une sorte d’apologétique purement rationnelle et sociale de la religion catholique. Prononcés dans des villes différentes, ils ne présentaient pas sans doute aux auditeurs l’enchaînement qu’on y découvre en les lisant ; mais ils jalonnent les étapes que M. Brunetière a parcourues sur le chemin de la croyance ; et leur étude attentive laisse incertain le point de savoir si l’on doit admirer davantage la hardiesse de l’entreprise, ou la prudence avec laquelle l’exécution en a été commencée.
M. Brunetière connaît l’esprit de son temps ; il en a savouré l’amertume. Sa renommée est trop grande pour que personne ignore ses changements. Les insultes qu’on lui a prodiguées les ont appris au monde entier. Il est devenu une pierre de scandale. Quand un prédicateur monte en chaire, qu’il soit Lacordaire ou le plus humble curé de village, nous savons qu’il va nous enseigner la foi dont il est le soldat, Miles Domini. Mais lui, ce laïque inconstant et mobile, qui passe comme par caprice de la littérature à l’exégèse, de Corneille, de Racine, de Molière à saint Thomas d’Aquin, et du théâtre à la théologie, qu’est-il donc ? Athée hier, quel Dieu sert-il aujourd’hui ? Autant de questions que devaient se poser ses auditeurs, auxquelles il lui était difficile de répondre, et impossible de se dérober. Partout il a triomphé de cet obstacle avec un art infini, fait tout entier de simplicité, de mesure, de droiture et de sincérité.
Vous n’attendez pas de moi que j’analyse ces discours ; peut-être avez-vous entendu ceux qui ont été prononcés à Paris ; vous avez lu les autres. Ce n’est pas à l’incrédulité que s’attaque d’abord M. Brunetière, mais plutôt à l’indifférence. Le besoin de croire est si inhérent, si essentiel à la nature humaine, que toutes les sectes transforment leur système en croyance ; elles en font une religion. L’histoire elle-même n’y échappe pas ; il y a la religion de la Révolution, et cette religion a même son apocalypse. Nous ne sentons pas seulement le besoin de croire pour nous-mêmes ; tandis que les passions et les intérêts nous divisent, les croyances nous rapprochent, non seulement de ceux qui vivent, mais aussi de ceux qui ont vécu, et de ceux qui ne vivent pas encore. Il faut donc croire ; car tout besoin non apaisé devient une souffrance. Mais à quoi ? Le besoin impérieux que la nature nous a donné comme un avertissement et comme un guide serait-il satisfait, si nous nous arrêtions à ces objets mobiles et errants, comme l’oiseau qui se pose sur un toit ? Et il rappelle le mot de Scherer : « La conscience est comme le cœur : il lui faut un au-delà. Le devoir n’est rien, s’il n’est sublime, et la vie devient frivole, si elle n’implique des relations éternelles. » Mais pour que cette croyance dont nous avons besoin soit immuable, il faut une tradition qui en garde le dépôt, une autorité qui la guide, qui la défende. Vous voyez où il tend, usant toujours du langage philosophique, effleurant à peine la théologie. Mais à la fin, quand il est assuré d’avoir conquis son auditoire, voici ce qu’il ajoute : « Si je voulais aller plus loin, je sortirais de mon sujet, et surtout de mon domaine ; je passerais du terrain de la psychologie et de l’apologétique sur le terrain de la théologie. Je ne m’en sens pas la force, et je ne crois pas en avoir le droit ; je crois même avoir le devoir de ne pas m’avancer au delà de ce que je pense actuellement. C’est une question de franchise, et aussi une question de dignité personnelle. Quel que soit le pouvoir de la volonté sur ces choses, — et il est considérable, — aucun de nous n’est le maître du travail intérieur qui s’accomplit dans les âmes. Mais si quelques-uns de ceux qui m’écoutent se rappellent peut-être en quels termes ici-même, il y a bientôt trois ans, je terminais une conférence sur la renaissance de l’Idéalisme, ils reconnaîtront que les conclusions que je leur propose aujourd’hui sont plus précises, plus nettes, plus voisines surtout de l’idée qui vous a réunis en congrès ; et pourquoi, si c’est un grand pas de fait, n’en ferais-je pas un jour un autre, et un plus décisif ? »
Quand on porte un nom sur lequel l’attention publique est déjà fixée, et qu’on pique aussi vivement la curiosité, il faut se décider à aller jusqu’au bout. C’est au mois de novembre 1900, à Lille, dans un discours prononcé pour la clôture du 27e Congrès des Catholiques du Nord, et qu’il a intitulé : Les raisons actuelles de croire, qu’après avoir développé sa thèse et enflammé son auditoire, il fit les déclarations suivantes : « Croyons-nous ou ne croyons-nous pas que Dieu se soit incarné dans la personne de celui qui s’est dit le Fils de Dieu ? Voilà tout le problème ; il n’y en a pas d’autre. » Et voici sa réponse : « Ce que je crois, Messieurs, il me semble que je viens de vous le dire. Mais à ceux qui voudraient quelque chose, non pas, je pense, de plus net, mais de plus explicite, je répondrais très simplement : Ce que je crois, — et j’appuie fortement sur ce mot, — non ce que je suppose ou ce que j’imagine, et non ce que je sais ou ce que je comprends, mais ce que je crois : « allez le demander à Rome. »
Si particulière que soit cette forme de déclaration, ce serait faire injure à M. Brunetière que de ne pas y voir une adhésion catégorique à la foi de l’Église catholique romaine.
Au surplus, à partir de ce jour, le ton des discours change. M. Brunetière ne dit plus : la croyance, le culte, la foi ; il dit : notre croyance, notre culte, notre foi. Jusque là, ses discours ont pour but d’inquiéter les incrédules ou d’encourager les hésitants qui s’arrêtent sur le seuil du temple ; maintenant il va plus loin ; s’il y a des besoins et des raisons de croire, il y a aussi des raisons de douter ; il veut les affronter et les réduire ; il ose aborder les questions les plus graves ; par exemple, à Florence, l’autorité de l’Église, le concile du Vatican et le dogme de l’infaillibilité pontificale. Armé de sa dialectique qu’il croit toute-puissante, et incapable de goûter le repos d’une foi si laborieusement conquise, on dirait qu’il cherche encore après avoir trouvé.
Je m’arrête ici, Messieurs, car il me semble que vous le connaissez maintenant, sinon tout entier, cela est impossible dans un si court espace, au moins dans les éléments les plus essentiels de son esprit, de son talent et de son œuvre oratoire.
« Ce sont les idées qui gouvernent le monde », répète-t-il à chaque instant. Et peut-être, renfermé dans son cabinet et penché sur ses livres, ne voit-il pas assez que, si ce sont les idées qui agitent le monde, ce sont les intérêts et les passions qui le gouvernent. De là cette foi, croissante avec les années, dans la toute-puissance de la dialectique et du raisonnement. Les passages que je vous ai cités suffisent à donner quelque idée de sa manière oratoire, et à montrer l’exagération des reproches qui lui ont été adressés. Il improvisait ses discours sur des notes, comme font les avocats. Je l’ai entendu plus d’une fois, et accoutumé comme lui à ce travail de l’improvisation, si séduisant par les émotions qu’il donne à l’orateur et qu’il communique à l’auditoire, et par les grands effets qu’il produit, mais si redoutable aussi par les fatigues qu’il impose, j’assistais en quelque sorte au travail qui s’accomplissait dans son cerveau de la conception à l’expression de la pensée. Chez lui la pensée est presque toujours surabondante ; les idées jaillissent l’une de l’autre ; tantôt elles se disposent d’elles-mêmes dans l’ordre qui en assure la gradation et communique le rythme à la parole ; tantôt au contraire, elles se précipitent toutes à la fois et se traduisent par des phrases incidentes qui s’accrochent à la phrase principale et ne l’éclaircissent pas toujours. Mais alors, tout est en mouvement, l’orateur élève la voix et presse le geste ; l’harmonie de la phrase est compromise, qu’importe ? l’auditoire n’a pas un instant de répit ; l’argumentation tombe sur lui, comme le marteau sur l’enclume ; et ces coups répétés de logique communiquent au style la chaleur et la passion. Mais au fur et à mesure qu’avançait le discours, la voix se faisait plus rauque, les yeux plus brillants, le visage plus pâle, et la sueur perlait sur le front. Et l’auditoire, ravi de ces forces prodiguées pour lui plaire, lui payait en applaudissements et en transports les jours que, chaque fois, hélas ! il avait de moins à compter.
Maintenant, si à ces fortes qualités qui ébranlent l’esprit, mais ne suffisent pas à le réduire, il avait joint le désir et l’art de plaire, il eût presque atteint cette dictature de l’intelligence à laquelle il est si doux d’obéir, et qu’il serait si beau d’exercer, non pas pour rassasier son propre orgueil, mais pour le salut des âmes et le bien du pays. La Grèce, obéissant à son doux génie, disait que « l’humanité ne peut rien sans les Grâces ». Otez à cette image charmante ce que l’Ionie y a mis de mollesse voluptueuse ; il reste encore un certain charme qu’on peut donner à tous les sujets, aux petits par la délicatesse de la pensée et la ciselure de la forme, aux grands, par la mesure qui enlève à la dialectique le ton de la dispute d’école, par la noble familiarité des images, l’harmonie du style, l’usage discret de la sensibilité. Que ne distribue-t-il çà et là quelques touches d’une grâce souriante qui, sans rien enlever à la gravité et à la force du discours, le rendraient plus aimable et plus pénétrant ! Mais il dédaignait de pareils soins, et peut-être cet oubli était-il poussé trop loin. Si la recherche de tous ces avantages est nécessaire à l’artiste qui ne s’adresse qu’à nos sens et ne se propose que notre plaisir, elle ne l’est pas moins à l’orateur qui entreprend de soumettre notre intelligence et notre volonté ; et surtout quand il prétend jeter aux pieds de la croix une volonté rebelle à la croyance religieuse. C’est le comble de l’illusion de croire qu’on peut convertir les hommes par le raisonnement. Je suis sûr que la logique puissante et impérieuse de M. Brunetière a enflammé beaucoup d’hommes depuis longtemps convaincus ; j’aime à penser qu’elle a troublé, agité beaucoup d’incrédules ; mais je doute qu’elle les ait subjugués. Pourquoi ? Parce que toute religion est une consolation, et les syllogismes ne consolent jamais. Le sermon sur la montagne n’est-il pas le plus merveilleux tissu de contradictions qu’on ait jamais proposé à la raison, le scandale de la logique humaine ? Et cependant il a converti le monde, parce qu’il est une effusion de tendresse et d’amour. La source de la foi se cache dans les retraites les plus mystérieuses du cœur ; c’est à lui que l’orateur doit porter tout droit ses coups ; et lorsqu’il s’agit de ramener ceux qui ont laissé cette source baisser ou même tarir, il faut avoir le secret de ces paroles douces et tendres qui descendent comme une rosée sur un cœur desséché, rendent à l’homme son âme d’enfant et le poussent doucement au-devant de la grâce sur le chemin de la simplicité.
N’oublions pas, d’ailleurs, que cette seconde partie de son entreprise, telle qu’il en avait conçu le plan, était à peine ébauchée, lorsque la nature jalouse, et comme ennemie de son œuvre, lui ravit cette parole dont il aimait tant l’ivresse. « Votre plume vous reste », lui disait un ami ; il ne répondait que par un léger mouvement d’épaule, et par un regard qui disait tous ses regrets ; il était comme un oiseau qui tombe à terre avec les deux ailes cassées. Vous l’avez suivi pendant cette lente et silencieuse agonie ; vous l’avez vu consumer peu à peu le reste de ses forces au service des moindres devoirs, et ne cesser d’écrire que pour entrer dans le repos qu’il avait bien gagné. Il laisse une œuvre considérable, étendue et variée comme son savoir même. Le temps la touchera comme les autres d’une main familière. Mais tant que les lettres françaises vivront dans la mémoire des hommes, nul ne croira les connaître tout entières sans consulter ces vingt volumes de critique où tant d’opinions reçues ont été contredites ; où celles-là même qui ne le sont pas prennent sous sa plume un air de jeunesse et de nouveauté. Et de quelque façon que se terminent les jours troublés que nous vivons, on n’en écrira pas l’histoire, sans faire sa place au penseur ardent et sincère qui poursuivit à travers tous les systèmes la solution du doute qui fait le tourment et la grandeur de l’homme, et, l’ayant à la fin trouvée dans la foi, crut que cette lumière ne lui était pas donnée pour lui seul, brava pendant dix ans le ridicule, l’impopularité, les injures et les iniquités, et fit voir ainsi réunis dans son œuvre et dans sa personne l’éclat d’une mâle éloquence et la beauté du devoir accompli.
Tel m’est apparu sous sa double face le confrère que vous avez perdu ; et trop heureux serais-je si, dans le raccourci que les bienséances m’imposent, je n’avais pas trahi, plus qu’il ne fallait s’y attendre, les souvenirs et les regrets qu’il vous a laissés.