M. René BAZIN ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ernest LEGOUVÉ, y est venu prendre séance le 28 avril 1904, et y a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
M. Ernest Legouvé était venu, pour la première fois, à l’Académie, le 15 avril 1813 : il avait reçu des leçons d’Abraham, le maître de danse de Marie-Antoinette ; il avait eu les encouragements littéraires de Casimir Delavigne et la protection de Népomucène Lemercier ; il aurait pu apercevoir, dans sa petite enfance, à la table de son père, Mlle Contat, qui fut charmante, dit-on, au début du règne de Louis XVI ; on le surprend à donner encore, dans ses livres, l’appellation de « Monsieur » à des hommes disparus de ce monde avant la fin du règne de Charles X ; il était l’aïeul de l’Académie, le dernier témoin des années déjà mortes et tombées dans l’histoire, et qui n’ont plus de cœurs battants qui les aient aimées et aient souffert par elles ; quelque chose de la légende l’enveloppait et le désignait à l’admiration de la foule, même de celle qui ne lit pas ; il était entré dans cette seconde gloire de la longévité, que Chevreul a connue, et qui s’ajoute à l’autre ; et, si j’insiste sur son grand âge, c’est pour faire observer tout aussitôt que ce vieillard continuait de s’intéresser au présent ; qu’il avait en lui un tel don de curiosité et de sympathie, qu’il en trouvait toujours pour de nouvelles années et de nouveaux visages ; qu’il eut des amitiés dans plusieurs générations, et qu’en somme ce qu’il y a de rare et d’émouvant en lui, ce n’est pas d’avoir tant vécu, mais d’être resté si longtemps, et jusqu’au bout, le contemporain de sa longue vie.
Je ne puis oublier que, peu de jours avant sa mort, songeant au vide que venait de faire parmi vous la disparition de M. Gaston Paris, il avait déclaré, selon sa coutume lorsqu’une vacance nouvelle se produisait : « Je suis décidé ; cette fois, je donnerai ma voix à René Bazin. » J’ai donc eu la voix de mon prédécesseur. Mais ce sont les vôtres, Messieurs, qui m’ont élu. Et je ne suis aucunement embarrassé pour vous en dire ma gratitude, bien que la tradition remonte loin, et que toutes les formules aient déjà servi, prétend-on, depuis que Patru, mon grand ancien au sixième fauteuil, le jour de son entrée à l’Académie, fit un si beau remerciement, qu’on obligea tous ceux qui furent reçus depuis à essayer d’en faire autant. Je ferai donc comme lui, non pas sans doute avec l’éloquence de Patru, mais avec le sentiment le plus véritable, car il y a plus de quarante Français qui mériteraient d’être des vôtres ; il y a ceux que le succès d’un concurrent a pu retarder ; il y a ceux qui n’ont jamais eu d’ambition, ou, merveille plus rare, qui n’en n’ont plus ; il y a ceux qui commencent à rêver, étant jeunes et glorieux, que l’âge seul les sépare de vous : de telle sorte que vos suffrages sont toujours un insigne honneur, et qu’il n’est pas possible de n’en pas sentir tout le prix, soit que l’on considère les hommes qui composent l’Académie, soit qu’on regarde, par la fenêtre, plusieurs de ceux qui n’en sont pas.
Pour M. Legouvé, sa place à l’Académie était marquée d’avance. Son père, Gabriel Legouvé, faisait partie de votre Compagnie, et ses mérites étaient de ceux qui ont chance de se transmettre : la finesse, la mesure, la distinction, et la mobilité d’un esprit que tentent à la fois la beauté et la curiosité de la vie. Ou a de lui une Mort d’Abel, représentée en 1792 au Théâtre-Français, alors théâtre de la Nation et dont la scène se passe, dit l’avertissement : « dans la Mésopotamie, à quelque distance du Paradis Terrestre », une Épicharis et Néron « ou conspiration pour la Liberté », un Quintus Fabius « ou la discipline Romaine », un Étéocle, et plusieurs autres de ces tragédies en trois actes et en vers, ou en cinq actes et en vers, qu’une forte éducation latine nous rendait alors capables de comprendre et de goûter. On sait également qu’il professa au Collège de France, et qu’il suppléa l’abbé Delille dans la chaire de poésie latine. Mais ni les succès retentissants qu’il avait eus au Théâtre-Français, ni ceux du professorat n’auraient porté jusqu’à nous le nom de Gabriel Legouvé, si cet homme sensible, comme on disait alors, n’avait écrit, en 1801, un poème de quelques centaines de vers, dédié à sa femme, sur le Mérite des femmes. Qu’avait-il voulu ? il nous l’apprend dans l’avant-propos : il avait voulu faire œuvre de moraliste, et non seulement, selon ses expressions, « rendre justice aux femmes », mais « ramener dans leur société un peuple valeureux, que les secousses de la Révolution ont accoutumé à s’en éloigner, et, par ce moyen, le rappeler à sa première urbanité qu’il a presque perdue dans la lutte des partis ». L’hommage fut accepté. Le succès fut très vif. Il était même de ceux qui survivent à l’écrivain. Gabriel Legouvé, sans le savoir, avait conquis la gloire durable, la gloire fidèle, celle qu’il est difficile de reconnaître parmi les autres, tant elle a le même visage, et qui ne dit son nom qu’après qu’on l’a conquise : il était devenu le poète du Mérite des femmes. Il l’est demeuré pour le grand public. Le titre du poème, c’est-à-dire la pensée inspiratrice, est resté dans la mémoire populaire, et un vers aussi, un seul que tout le monde peut citer :
Tombe aux pieds de ce sexe auquel tu dois ta mère.
C’est le dernier vers ; ce n’est pas le meilleur. On en trouverait aisément de jolis ; on en trouverait d’émouvants. Mais je n’ai pas à en faire la preuve. Ce que je veux relever, dans le Mérite des femmes, c’est le ton de l’œuvre, l’indication certaine et partout répandue dans le poème, que l’auteur appartenait à un milieu affiné, que d’autres avant lui, pour me servir de l’expression d’un de vos confrères, avaient franchi l’étape, et que son fils, comme lui, comme un gentilhomme et pour la même raison, aurait de la race. On ne peut bien comprendre le caractère et l’œuvre du regretté confrère que vous avez perdu, sans étudier ses origines, et je dirai même sans y insister.
C’est qu’en effet Gabriel Legouvé, aussi bien que sa femme, appartenaient à la meilleure bourgeoisie parisienne ; ils étaient non seulement liés avec les hommes de lettres et les artistes des premières années du siècle, riches et tenant table ouverte, mais issus, l’un et l’autre, de parents instruits, répandus, arrivés à la vie publique avant la Révolution, et déjà habitués aux honneurs, ce qui a toujours aidé à les bien porter. La jeune femme à laquelle était dédié le poème du Mérite des femmes, Adèle Sauvan, mariée une première fois au célèbre chirurgien Sue, était la fille de Jean-Baptiste Sauvan, « contrôleur du mobilier des châteaux du duc d’Orléans, tant à Paris que dans les provinces ». La mère du poète descendait de Nicolas-René Quarente Carmeline, chirurgien ordinaire du prince de Condé, et dont il est question dans les lettres de Racine à son fils. Mais c’est la ligne des Legouvé qui est la plus curieuse à suivre, et c’est là que j’ai fait, je ne dirai pas une découverte, le mot serait trop fort, mais une constatation qui m’a réjoui, qui m’a donné la certitude d’une origine que je soupçonnais, que je pressentais, et qui éclaire tant de choses.
On connaît encore quatre générations de Legouvé antérieures au poète du Mérite des femmes. C’est d’abord son père, Jean-Baptiste Legouvé, avocat au Parlement de Paris sous Louis XV, orateur de grand renom, et qui s’était même essayé dans la tragédie en vers, — il n’en fit qu’une, Attilie, imprimée deux fois et jouée une. — Ce premier Parisien de la famille, né à Montbrison, second enfant de treize frères et sœurs, avait pour père un maître imprimeur et marchand libraire, né lui-même à Lyon. Mais la ville austère, industrieuse et calme ne pouvait pas être le berceau des Legouvé. La famille faisait simplement son tour de France, et c’est ici que mes pressentiments se sont vérifiés. L’aïeul de toute cette lignée, le chef du nom, François, époux de dame Thérèse de Cabannes, n’a pas vu le jour à Montbrison, ni à Lyon, encore moins à Paris : il était de Mont-de-Marsan ! Quelle clarté, Messieurs ! Votre confrère d’hier, M. Ernest Legouvé, s’en trouve expliqué. À la cinquième génération, il était un Méridional du pays des Landes, du Midi maigre, où l’esprit est rapide, le sang léger et le verbe facile. Il n’en a rien dit que je sache. Mais pourquoi l’eût-il fait ? Ce vieillard droit et fin, de corps souple, nerveux, toujours en mouvement et disant son avis sur toute chose qui passe, n’est-ce pas la branche de pin au bout de laquelle chante une cigale ? Cette vivacité, cette incessante curiosité, sa facilité d’élocution, le don de lecture à haute voix, le goût du théâtre, une certaine façon de ne pas appuyer, de ne pas labourer très avant, de ne tenir la charrue que d’une main et de récolter quand même, le contentement de vivre et la persévérance dans la jeunesse, tout cela ne disait-il pas, tout cela ne criait-il pas que les aïeux de cet habitant de la rue Saint-Marc avaient puisé leur sève au soleil du Midi ?
Avec de tels aïeux, la vocation littéraire devenait presque une nécessité. Gascon comme on est grand d’Espagne, c’est-à-dire de très loin, Parisien par les femmes à huit ou dix quartiers pour le moins, petit-fils d’un avocat incliné à la tragédie, fils d’un auteur dramatique applaudi, né dans un hôtel de la rue Saint-Marc, à petite distance du Théâtre-Italien, des Variétés et de l’Opéra-Comique, Joseph-Wilfrid-Ernest-Gabriel Legouvé n’avait pour écrire, et pour écrire particulièrement des pièces de théâtre, qu’à ne pas résister aux influences du sang et du milieu. Les circonstances même l’y invitaient. Devenu orphelin tout jeune, il a pour protecteur M. de Fontanes ; un peu plus tard, quand il lui faut un administrateur habile, pour rétablir sa fortune, compromise par un notaire, je crois, l’homme d’affaires idéal se présente sous les traits d’un auteur dramatique, M. Bouilly, qui devient le subrogé tuteur de l’enfant. Les amis qui l’entourent, les amis de son père, c’est toute l’Académie, et ses environs, qui s’étendent fort loin comme on sait. Enfin il arrive à l’âge d’homme, précisément à l’heure où du sol de France, tout engraissé par le sang, tout hersé par les guerres, la grande moisson littéraire se lève, éblouissante et lourde de promesses, et s’appelle le romantisme. Comment n’aurait-il pas orienté sa vie vers ce rêve que tout, autour de lui, conseillait et exaltait : la gloire des lettres ?
Il n’eut d’hésitation que dans le choix des moyens. Dès le début, son ambition fut nette comme une résolution : devenir comme son père un écrivain, et, comme lui, entrer à l’Académie.
D’autres, en bien grand nombre, avant lui et depuis, ont formé le même dessein. Mais ce futur homme de lettres ne ressemblait pas à la plupart de ses prédécesseurs, émules ou successeurs ! À sa majorité, il avait vingt-six mille livres de rente. Il ne connaîtrait donc ni l’empêchement, ni le stimulant de la pauvreté. Est-ce tout ? Non. Ce Parisien possédait la maison où il était né ; il l’avait reçue de son père, qui lui-même la tenait de sa mère. C’était donc un Parisien exceptionnel, fixé, raciné. C’était plus encore, car il avait hérité non seulement d’une fortune et d’un foyer, mais d’une tradition, d’une culture, d’un esprit. Par droit de naissance, — comme ses aïeux l’avaient été par droit de conquête, — il était un grand bourgeois de Paris. Il le sera pendant quatre-vingt-seize ans et dans vingt-cinq volumes. Il aura les qualités, les vertus, les opinions, et quelques-uns des préjugés de la bourgeoisie arrivée en 1830 au pouvoir et à l’épanouissement : il en aura le grand bon sens ; la simplicité consciente ; la serviabilité unie à une recherche discrète de la popularité ; l’éloignement du luxe et le besoin de confort ; la fierté plébéienne dans les mots et la délicatesse aristocratique dans les goûts ; la vaste lecture, qui n’allait pas ordinairement jusqu’à l’étude, mais suffisait à soutenir l’éloquence : un certain respect pour les révolutions historiques ; le sentiment très ferme que la société n’avait plus à faire que des progrès de détail, qu’on était parvenu, socialement, au jour du repos dominical, et que les institutions appelées par la bourgeoisie, soutenues par elle, étaient suffisamment démocratiques, puisqu’on avait écarté la noblesse ; par-dessus tout le patriotisme le plus profond, le plus vivace, je dirais volontiers le plus traditionnel ; en un mot, la foi ancienne en la France, et la foi jeune en la liberté. M. Legouvé personnifiera ce tempérament, ce caractère et ces idées, il les exprimera, et toute l’œuvre qu’il a écrite est l’œuvre d’un des premiers bourgeois de Paris au temps du gouvernement de Juillet, qui a voulu être et qui a été auteur dramatique, autobiographe et moraliste.
Et tels sont, en effet, les trois aspects sous lesquels j’essaierai de l’étudier.
Dès le début de la carrière littéraire de M. Legouvé, la tradition bourgeoise manifeste sa puissance. Elle apparaît, elle est victorieuse, et de quel adversaire ? de celui qui avait pour complice la jeunesse elle-même. M. Legouvé faillit être romantique. Il le fut même d’intention et d’effort, dans ses deux premiers recueils de vers, dont l’un, qu’il publia à l’âge de vingt-cinq ans, porte ce titre : Les Morts bizarres ; dont le second, œuvre de jeune homme également, s’appelle les Vieillards, et dans son premier roman, Max, devenu heureusement introuvable. « Toutes mes sympathies, a-t-il écrit, allaient à l’École nouvelle ; ses audaces me charmaient ; ses aspirations étaient les miennes. » Oui, mais l’entourage paternel, l’œuvre paternelle, le sang paternel protestaient et luttaient. Ernest Legouvé se sentait disputé par des forces contraires ; il assistait à la répétition générale d’Hernani, parmi les enthousiastes du maître, ayant en main le fameux billet d’admission signé Yerro ; le lendemain, il revenait au théâtre, mais cette fois dans la loge de Népomucène Lemercier, qui ne cessait de répéter : « C’est absurde ! cela n’a pas le sens commun ! » sortit de là, ce sont ses propres paroles, « déchiré, bouleversé, éperdu », et doutant du talent de son père. Il raconte comment, pour sortir de doute, il résolut aussitôt de relire le Mérite des femmes. Épicharis et Néron, la Mort d’Abel, et se demanda : « Qui a raison ? Est-ce l’époque de mon père, qui l’a acclamé, ou la nôtre, qui le rejette dans l’ombre. » Et la piété filiale lui répondit en le ramenant vers les classiques. Il la suivit sans la reconnaître. Il crut qu’elle s’appelait la raison. Mais c’était l’âme de la race, l’esprit pondéré, équilibré, méthodique des vieux bourgeois de Paris, de Montbrison, de Lyon, et même du Midi latin, qui avertissaient le dernier-né de la race, et le rappelaient à la tempérance littéraire, au nom d’une tradition qui évolue lentement.
M. Legouvé allait donc devenir auteur dramatique, mais sans ingratitude. C’était sa véritable voie. Il y connut, très jeune, le succès, et ne s’en sépara que très vieux. Je ne parle que pour le nommer de son premier essai, de ce Soleil couchant, en un acte, qui n’eut pas même une représentation, le public ne lui ayant pas permis d’achever sa course. Les auteurs, car ils étaient deux, prirent bientôt leur revanche. Elle fut éclatante.
Le 6 juin 1838, Louise de Lignerolles, par Ernest Legouvé et Dinaux, — pseudonyme de Prosper Goubaux, — triomphait sur la scène du Théâtre-Français. La pièce n’était pas seulement faite avec art, comédie dramatique « élégante », comme la qualifiait Frédéric Soulié dans le Journal des Débats : M. Legouvé y faisait preuve d’audace. Il y commettait quelques-unes de ces imprudences ou de ces hardiesses d’honnête homme, qui consistent à ne pas calomnier la société de son temps. On fut stupéfait de constater, dans Louise de Lignerolles, que, bien que le drame se passât dans le grand monde, il y avait majorité d’honnêtes gens. En 1838, les plus fortes convictions théâtrales, celles des auteurs et celles des auditeurs n’étaient point dans ce sens-là. Quelques-uns se déclarèrent scandalisés de l’invraisemblable honnêteté de la comtesse, de la figure assez haute de M. de Givry, et de l’agréable silhouette du prince. Où allait-on, vraiment, et qu’allait devenir la politique, si le théâtre accordait des mœurs à l’aristocratie ? Mais le public ne pensa pas comme eux. Le goût du pain blanc n’est jamais tout à fait perdu. Louise de Lignerolles fut un succès.
Le drame en vers qui suivit ne réussit pas de même. Il était beaucoup plus hardi, puisqu’il mettait en jeu, et au premier plan sur la scène, une autre passion que l’amour. Guerrero, c’est le conquérant que l’amour de la guerre dispute et arrache aux autres sentiments humains. M. Legouvé, en choisissant un tel sujet, avait fait fausse route. L’amour, la jalousie, l’ambition, l’avarice, l’amour de la patrie, sont des passions théâtrales, parce qu’elles sont universelles. Les personnages qui les expriment peuvent être des princes ou des artisans, peu importe. Nous entendons leur langage, ils nous parlent de nous-mêmes, de ce que nous sommes, ou de ce que nous pourrions être. Mais la passion de la guerre, quand elle n’est qu’un délire d’orgueil, chez un homme tout-puissant, nous ne pouvons l’éprouver, et nous devinons d’instinct que, même chez les princes, elle n’a jamais pu être qu’exceptionnelle, étant si peu humaine. M. Legouvé se trompait donc dans une tentative qui n’était pas sans noblesse d’intention.
Il avait heureusement assez d’esprit pour reconnaître son erreur, assez de jeunesse et de talent pour la réparer. Le 14 avril 1849, Rachel jouait Adrienne Lecouvreur, et les noms confondus de la tragédienne, de l’héroïne et des deux auteurs occupaient tout Paris. Quatre-vingts représentations n’épuisèrent pas le premier succès, celui de la mode, et cinquante-deux ans n’ont pas épuisé le second, celui de l’intérêt et de l’émotion humaine, le plus vrai des deux, celui qui ressemble non plus à des fiançailles, qu’on peut rompre, mais à un mariage avec la gloire. Je sais bien ce qui a vieilli, et peut-être ce qui n’a jamais été neuf, dans la pièce de Scribe et de Legouvé : la peinture bien conventionnelle de ces grands seigneurs, de ces grandes dames et de ces abbés de cour du temps de Louis XV ; ces récits pareils à des morceaux de feuilleton populaire, qui traînent dans le drame ; cette machination compliquée, et que j’oserai attribuer à Scribe ; cette fable des deux Pigeons, qu’Adrienne récite à Maurice de Saxe, et qui sûrement a été introduite à la demande de M. Legouvé ; l’invraisemblance de certains moyens, l’excès de poudre, de vieil or et de vieux rose dans les dialogues. M. Legouvé n’ignorait pas ce que je viens de dire. Il en avouait une partie, quand il disait : « Aujourd’hui, on ne se jette plus à genoux pour faire une déclaration d’amour. Je crois bien être le dernier auteur dramatique qui se soit permis d’introduire cette pantomime dans une comédie. » La cause est entendue, et l’aveu de l’auteur a cela de bon, qu’il supprime le débat. Mais citerait-on, dans le théâtre du siècle dernier, beaucoup de scènes mieux trouvées et mieux conduites que celle où Adrienne Lecouvreur prend, pour confident de ses amours, Michonnet, régisseur de la Comédie-Française et distributeur d’accessoires, ou que cette autre, la suivante, où la jeune femme, croyant n’aimer qu’un officier de Maurice de Saxe, lorsque c’est le prince lui-même qui est devant elle, lui fait l’éloge de ce capitaine, et l’aime ainsi deux fois, dans la réalité qu’il est, et dans l’idéal qu’elle lui propose ? Et ce personnage de Michonnet, n’est-il pas tout entier d’une jolie invention ? Et celui d’Adrienne Lecouvreur d’une tendresse soutenue et émouvante ? Ce ne sont pas des mérites communs, que ceux qui vieillissent seulement un peu. Beaucoup n’ont pas ce qu’il faut pour attendre.
On n’a pas manqué non plus de faire remarquer qu’une part, dans le succès d’Adrienne Lecouvreur, devait revenir à Scribe, c’est-à-dire au premier facteur de drames, comédies dramatiques, comédies de mœurs, vaudevilles et livrets d’opéra de son temps, l’artiste ou l’artisan le plus adroit pour couper un habit de théâtre dans les pièces d’étoffe, laine, soie, toile ou coton, qu’on lui apportait de tous côtés. Une large part ! ajoute-t-on aussitôt. C’est l’éternelle question, insoluble et amusante, où les arguments font presque toujours défaut, où les préférences se donnent libre carrière ; c’est l’éternelle tentation que nous avons de faire des moitiés inégales. Elle est particulièrement dangereuse en ce qui concerne l’œuvre de M. Legouvé : car il a eu un collaborateur dans Louise de Lignerolles ; il a écrit, avec Scribe, non seulement Adrienne Lecouvreur, mais les Contes de la reine de Navarre, Bataille de Dames, Les doigts de fée, et enfin, avec Labiche, La Cigale chez les Fourmis. Mais M. Legouvé a aussi composé, et sans collaborateur, plus de dix pièces très connues, parmi lesquelles : Par droit de conquête, Béatrix, Un jeune homme qui ne fait rien, Une séparation. À deux de jeu, Anne de Kerviler et cette Médée, littérairement la meilleure de toutes, où il y a de la passion, un lyrisme vrai, de jolis vers et même de beaux vers, comparables aux meilleurs qu’on ait écrits dans le genre tragique, depuis la mort de la tragédie rimée. La réponse est peut-être là. Toutes ces pièces, moins chargées de jeux de scène, d’incidents, d’accidents, d’accessoires, où la charpente, et ce qu’on peut appeler la partie ouvrière, est moins importante et moins touffue, n’ont pas moins d’esprit que les pièces écrites à deux. On y retrouve aussi les mêmes qualités de sensibilité qui font la haute valeur de plusieurs scènes d’Adrienne Lecouvreur ou de Bataille de Dames. Or l’esprit ne porte pas toujours avec soi sa marque de fabrique ; il abonde, en France, il est un peu à tout le monde : mais non pas le don d’émotion, ni l’éducation mondaine. Et voici justement quel a été le mérite propre de M. Legouvé, et sa part de collaboration. Il a eu une sensibilité familiale et, si on permet ce mot, un goût de la famille, que beaucoup d’écrivains ne possèdent pas à ce degré. Il a eu ce privilège, pour exprimer quelques-uns des plus nobles sentiments, de les avoir éprouvés et vécus. Et il faut lui en accorder un autre : l’irremplaçable éducation première, la distinction naturelle, si différente de cette politesse apprise, surajoutée, pareille à une greffe qu’on reconnaît toujours à quelque boursouflure ou dépression de la tige. L’intelligence de la vie familiale lui a permis d’être supérieur dans la composition des caractères de femmes, et cette vérité n’est nulle part plus évidente que dans Bataille de Dames ou dans Une séparation. Son éducation lui permettait de faire parler et agir sans fausse note des gens du monde, et de s’élever plus haut sans effort, et d’avoir le sentiment du passé de la France. Aux qualités assez répandues qui forment le don de conversation, c’est-à-dire le mouvement, la grâce, l’esprit, il ajoutait cette mesure qui n’a pas de code et que dicte l’instinct. Voilà ce qu’il apportait à ce génial ouvrier théâtral que fut Scribe, et voilà peut-être la raison de ce fait curieux, noté par un critique : des théâtres de Scribe et de Labiche, le répertoire de la Comédie-Française n’a conservé qu’Adrienne Lecouvreur, Bataille de Dames, et la Cigale chez les Fourmis, c’est-à-dire des œuvres écrites en collaboration avec Legouvé, « ce qui est assez flatteur, pour un auteur démodé ».
L’homme qui a eu la longue carrière dramatique que je viens de rappeler, et de longs jours ensuite, a deux raisons pour se raconter lui-même. L’un d’entre vous, qui ne connaît que le poids des années du midi, lesquelles, comme on le sait, sont de moitié moins pesantes que les autres, me disait, il y a quelques semaines : « Vous n’aurez pas de peine à faire votre discours : dans la vie de Legouvé, tout est au grand air. » Que cela est vrai ! Nous savons tout, ou presque tout, sur M. Legouvé, par les confidences qu’il nous a faites et qui constituent une œuvre véritable. Les deux in-8° intitulés : Soixante ans de souvenirs, le racontent de 1813 à 1876. Plusieurs livres publiés auparavant, presque tous ceux qu’il a publiés depuis l’apparition des Souvenirs, comme Une élève de seize ans, Épis et Bleuets, Fleurs d’hiver, renferment des chapitres d’autobiographie, de sorte qu’on peut dire que M. Legouvé n’a pas cessé de se raconter tout le long de sa vie. Mais en le faisant, c’est une galerie de portraits ou d’esquisses des hommes du XIXe siècle qu’il nous a laissée. Il a connu presque tous les hommes célèbres dans la littérature, les arts, la politique, depuis la fin du premier Empire jusqu’à nos jours ; il a été l’ami de plusieurs, le confrère de beaucoup ; il a entendu un nombre prodigieux de conversations, cette première édition de l’histoire, la moins bienveillante de toutes, et qui n’épargne aucune gloire, et n’en détruit il est vrai aucune ; il a eu comme interprètes les acteurs les plus fameux ; il a vu s’établir toutes sortes de régimes politiques, dans ce champ d’expériences qu’est la France, et il les a vus disparaître ; la vie de chaque jour, les voisinages de quartier, des relations de bienfaisance, — car j’ai dit qu’il était serviable et même charitable, — lui ont ménagé des relations ou des entrevues rapides avec des ouvriers de Paris ; quelques voyages, toujours hâtifs et faits sans aucune pensée d’étude, en Italie, en Suisse, en Allemagne, lui ont permis de retrouver quelques compatriotes à l’étranger, Gounod et Mme Ristori à Baden, Edgar Quinet à Genève, Patin à Venise, Horace Vernet et la Malibran à Rome, si bien que pour écrire deux volumes, quatre volumes et le reste, il n’a eu qu’à se souvenir. Les chapitres s’ajoutent aux chapitres, sans aucun lien que le fil du brochage et la bonne grâce qui signe partout. Le lecteur croit entendre ce qu’il lit. C’est le ton de la conversation, à tel point que j’imagine que M. Legouvé a dû fréquemment raconter chacun de ces traits autour de lui, et que la forme elle-même, celle qu’après expérience il avait reconnue la meilleure, était déjà fixée depuis longtemps dans sa mémoire, lorsque, en 1884, il se mit à sa table de travail. Ce qu’il nous raconte, c’est un choix d’anecdotes. Il le fait avec art et même avec coquetterie. Il prépare de loin son récit, il le commence, il le suspend pour exciter notre envie de savoir, puis, il y revient, brusque le dénouement, lance le trait de la fin, et nous sommes sûrs qu’il s’est réjoui, à la dernière ligne de chaque chapitre, d’avoir si bien fini, sur un mot drôle ou touchant, sur un mot d’auteur. Nous le voyons devant nous. Elles sourient, ses lèvres fines et rasées entre ses favoris blancs ; elles refoulent et courbent les vieilles rides des joues, qui plient encore sous la poussée de la vie ; les paupières, lasses de tant de soleils, s’allongent sur les yeux, et il attend que nous lui disions ce qu’il pense lui-même : « Très bien, monsieur Legouvé ! très joli ! »
Et quel enthousiasme facile ! Quelle sympathie toujours prête ! Quelle nature rebondissante ! Il n’a jamais été malade. Il a une de ces santés chétives, qui ne promettent rien et qui tiennent tout. À peine une légère souffrance, de loin en loin, un simple prétexte pour appeler un médecin, pour causer avec lui, et, au lieu de le consulter, lui exposer ses vues personnelles sur la thérapeutique. Dans l’intervalle, comme il jouit de la vie ! comme il la salue au passage, dans les hommes, dans les livres, dans les choses, dans le monde tout plein de lumière, de son et de mouvement ! Il en fait l’aveu à chaque page. Il aime la musique, la conversation, la lecture à haute voix, les visages jeunes, la toilette, — un corsage neuf, un joli chapeau le ravissait, oserai-je ajouter, même une jaquette bien coupée ! — il a une passion virile pour les exercices du corps, la marche, la natation, les armes surtout ; il se met sur le tard à aimer la peinture ; il aime sa maison ; il aime Paris tendrement ; il aime aussi la campagne, à sa manière ; il aime la joie d’aujourd’hui, la petite, et celle de demain, la grande, celle que nous prenons à crédit, et que nous nommons l’espérance ; il jouit de la réputation qu’il s’est acquise, et il ne connaît pas ce doute ardent de quelques-uns, pour qui la gloire, c’est toujours autre chose.
Je viens de dire qu’il avait une passion pour les armes. Elle fut violente et fidèle. M. Legouvé a fait de l’escrime toute sa vie. Jeune, il prenait sa leçon au dehors. Plus tard, il n’eut plus qu’à descendre chez son locataire du rez-de-chaussée, dans la salle d’armes qu’il avait fait construire, d’abord pour lui-même, dans l’hôtel de la rue Saint-Marc. Là, comme il l’a raconté, le fleuret du professeur et le sien « causaient » ensemble, chaque matin, pendant une demi-heure. La demi-heure finit par devenir un quart d’heure, le quart d’heure se réduisit à dix minutes : mais la passion ne s’éteignit pas. En été, lorsqu’il habitait en dehors de Paris, M. Legouvé faisait venir un prévôt d’armes par le premier train. C’était, au dire de ceux qui peuvent en juger, « un fin tireur, adroit, raisonnant bien, plein d’à-propos ». La veille même de sa mort, il toucha ses fleurets pour la dernière fois. Il les a célébrés, dans ses Souvenirs, avec une chaleur et une conviction où il entrait sûrement un peu d’honneur militaire. Il a énuméré les titres de l’escrime à cette forte affection : art national, art précieux pour l’auteur dramatique et fécond en dénouements toujours prêts, art qui développe et réjouit la vie, art qui ne s’apprend pas. Pour le louer, il trouve un style serré, nerveux, emporté, et il écrit à la gloire des armes une des meilleures pages, et la meilleure déclaration d’amour qu’il ait publiée. Et ceux qui ont ouvert les mémoires de M. Legouvé, en songeant : « Comme il était vieux ! » ne peuvent achever de telles lignes sans s’écrier : « Comme il était jeune ! »
Il l’a été, en effet, aussi longtemps qu’on peut l’être, jusqu’à l’invraisemblance, et, le voyant vieillir à peine, et parler sans amertume de la vie, nous avons achevé la légende, et, avec cette facilité que nous avons, pour croire au bonheur des autres, nous avons dit : C’est l’homme heureux ! Hélas ! pourvu qu’ils aient dépassé la trentaine, on calomnie toujours ceux qu’on désigne ainsi. L’homme qu’on dit heureux, c’est celui qui l’a été. M. Legouvé ne fait pas exception à la règle. Il a connu aussi des douleurs cruelles, et, si nous le savons moins, c’est qu’il a souffert presque sans le dire.
Il serait facile de prouver, si le temps et le lieu me permettaient de résumer la biographie de M. Legouvé, que cet homme heureux fut étrangement fidèle au souvenir de ses peines. Il faudrait citer plusieurs pages de ce récit, d’une émotion si pénétrante, et qui ne fut pas publié du vivant de M. Legouvé, où il raconte, pour ses arrière-petits-enfants, l’histoire de ses fiançailles et de son mariage. Cela ressemble, dans le commencement, à un conte merveilleux. Quand ils se déclarent leur amour, elle a vingt ans, il en a dix-sept. Elle est la filleule d’une vieille parente ; elle est sans fortune, très belle, fille d’un colonel de l’armée anglaise et d’une Française de famille noble. Leur projet est naturellement traversé. Ils sont séparés pendant dix ans, et s’épousent enfin. Et la merveille, ce n’est pas qu’ils aient été heureux ensuite, nous lisons cela dans tous les contes de fées : c’est la beauté du regret qu’avait gardé M. Legouvé, lorsque, à plus de quatre-vingt-dix ans, songeant au passé, il écrivait cette ligne si simple qu’elle est sûrement vraie, et où se mêlent un souvenir de tendresse et un témoignage de conscience : « Je me demande ce qu’il serait advenu de moi, si je ne l’avais pas connue ! »
Il faudrait rappeler encore, pour bien faire comprendre M. Legouvé, qu’il perdit un fils de douze ans. Ce fut pour lui une douleur affreuse et sans terme. Il n’en a presque rien laissé paraître. Cependant il a écrit quelque part, comme pour désavouer sa réputation d’homme heureux, que sous sa gaîté d’apparence et de surface, il y avait en lui-même un grand fond de mélancolie.
Il faudrait enfin donner de longs extraits de la correspondance de M. Legouvé pendant le siège de Paris, correspondance qui n’a jamais été publiée et qui lui fait le plus grand honneur. Il faudrait le montrer, en septembre 1870, retiré avec sa famille à Dieppe, dans une petite maison du faubourg de la Barre. Au bout de quelques jours, il sent qu’il ne pourra pas vivre loin de Paris menacé. Il ne mange plus, il ne dort plus. Sa fille vient le trouver. « Je vois. dit-elle, que tu ne peux plus tenir ici. Tu en mourrais ! — C’est vrai. — Cours donc t’enfermer dans Paris ! — Je n’osais pas te le demander, mais je te remercie ! » Deux heures plus tard, M. Legouvé prenait le train pour Paris. Il avait alors soixante-trois ans, et ne pouvait songer à faire un soldat. Mais, il veut servir son pays. C’est ici que les lettres montreraient ce déjà vieil académicien cherchant à se faire admettre comme ambulancier, d’abord dans l’ambulance établie au foyer du Théâtre-Français, puis dans une ambulance volante ; essayant d’organiser une espèce de garde nationale du quartier ; quêtant pour acheter des gants et des vêtements pour les soldats ; trouvant enfin sa vraie fonction, et faisant des conférences publiques, au Théâtre-Français, à Passy, au Collège de France, à l’ambulance du Palais-Royal, afin de relever les courages, de répandre au dehors cette foi profonde en la France, qu’il avait toujours eue, mais qui s’exaltait dans le malheur. Il faudrait l’entendre raconter un épisode de guerre, et aussitôt après une séance de l’Académie : « Nous nous réunissons tous les mardis et les jeudis, toujours les mêmes naturellement,... et nous travaillons beaucoup au Dictionnaire. » Il faudrait surtout citer les mots d’amour pour la France dont ses lettres sont pleines, des phrases comme celle-ci : « Si nous sortons du siège un peu plus maigres de joues,... nous en reviendrons avec un cœur plus solide, un esprit plus ferme, une âme en meilleure santé... Paris, même vaincu, relèvera la France ! » ou celle-ci : « Nous passons notre vie à tomber sur les genoux et à nous relever, car on se relève toujours... Je ne l’ai jamais tant aimé, mon cher et pauvre pays ! » Pas un instant M. Legouvé n’a douté de la France. Il a été du parti de l’espérance quand même, le seul qui connaisse notre histoire. Et j’ai dit qu’il avait personnifié le vieux bourgeois de Paris ; et je viens de dire que pendant le siège il fit bien son devoir : ce n’est que la même idée à des heures différentes.
De cette autobiographie et du théâtre de M. Legouvé, il serait aisé de déduire la plupart de ses idées sur la société, ou du moins sur la famille qui la fonde. Mais il a tenu à les exposer lui-même sous forme didactique. Son sentiment très vif de son rôle d’éducateur paternel l’a conduit à écrire les études intitulées : Les pères et les enfants, Nos filles et nos fils, Une élève de seize ans, L’art de la lecture, et d’autres, qui forment la troisième partie de son œuvre, le groupe des livres de morale et d’éducation. La vocation du professorat y est évidente : elle se reconnaît, dès les premières pages, à la clarté des idées : elle se confirme par le ton des développements qui demeurent primaires, par leur variété, leur importance mesurée à la faculté d’attention d’un élève ; elle s’impose enfin si l’on considère, d’un volume à l’autre, ou dans le même volume, les retours au point de départ, ces randonnées, qui sont la marque du maître et le secours de l’élève. On observe, en même temps, que cette grande affection de M. Legouvé pour la jeunesse, qu’il aimait pour elle-même et un peu pour lui-même, — il disait joliment que la jeunesse se gagne, — n’est nullement faible et déprimante. Il ne confond pas aimer l’enfant et le gâter. Il sait que ce sont deux verbes opposés, inconciliables. Il a le sens très exact de la dignité paternelle, de l’autorité, et, par là encore, il se rattache à l’école de la tradition. Mais son principal ouvrage de morale, celui qui fut, dans son temps, un livre d’avant-garde, et qui marque une date dans l’histoire des idées « féministes », c’est l’Histoire morale des femmes. Dans ce livre qui, avant d’être rédigé et imprimé, fut professé au Collège de France, en 1848, M. Legouvé traite ou effleure tant de questions, que vous ne serez pas surpris si je ne suis pas toujours d’accord avec lui. Je ne puis pas ne pas dire que l’érudition y rappelle un peu trop celle des dictionnaires de la conversation, que le moyen âge y est jugé avec un parti pris romantique dont on ne souriait pas encore en 1848, et que certaines affirmations me semblent manifestement erronées. Quand M. Legouvé, par exemple, prétend, — je me sers de ses propres expressions, — que « dix siècles après Jésus-Christ, sous la féodalité, le monde ne concevait pas encore l’idée du mariage », je n’accepte pas cette condamnation en masse de dix siècles d’histoire, d’abord parce que l’idéal du mariage est indiqué et célébré dans les livres sacrés, dont la doctrine pénétrait et adoucissait l’âme des temps féodaux, et puis par une de ces raisons de sentiment qui me semblent souvent plus probantes que tout le reste. Il m’est impossible d’entendre rabaisser et rejeter dans la barbarie ces vieux paysans et artisans, qui furent nos pères, sans sentir en moi s’émouvoir et protester tous ces morts obscurs, premiers ouvriers de la race, auxquels la France est redevable d’avoir grandi, et qui n’avaient sans doute ni notre langage, ni notre condition, ni toutes nos aspirations, mais qui avaient les mêmes tendresses familiales, la même foi, la plupart des mêmes souffrances, c’est-à-dire presque tout ce qui fait les mêmes âmes. De même, après qu’il a écrit que le mariage à Rome périssait par le divorce, au temps où le christianisme parut, après qu’il a exalté l’indissolubilité du mariage, lorsque M. Legouvé, tout aussitôt, se prononce en faveur du divorce, je ne suis pas tenu d’admirer la logique d’un esprit d’habitude plus conséquent avec lui-même. Un peu plus loin, lorsqu’il met comme condition d’une législation sur le divorce, que celui-ci sera « enfermé dans des règles sévères », c’est-à-dire limité dans ses cas, je ne puis m’empêcher de trouver cette condition bien illusoire, puisque toute volonté qui s’emprisonne elle-même sera tentée de se délivrer, et le fera sans aucun doute, si elle se croit souveraine.
Voilà donc des idées, — il y en a d’autres, — que ma raison ne saurait approuver. Sur d’autres points, au contraire, je me retrouve avec lui. Je ne proteste pas, s’il s’agit de demander que la femme mariée soit moins lourdement protégée par la loi, qu’elle ait plus de droits sur sa fortune, qu’elle puisse conserver pour elle et pour ses enfants le salaire qu’elle a gagné ; je suis avec lui quand il réclame, pour la femme, l’accès à un certain nombre de carrières, qui s’ouvrent peu à peu, d’ailleurs, et lentement devant elle. Je reconnais l’auteur de Bataille de Dames et de Louise de Lignerolles, dans ce respect mêlé d’enthousiasme qui inspire l’ouvrage. Et j’imagine que lorsque M. Legouvé, tout à la fin de sa carrière, accepta d’aller faire quelques visites et quelques causeries, chaque printemps, à l’École normale de Sèvres, ses toutes jeunes élèves furent surprises et touchées de ce qu’il y avait de singulièrement respectueux pour elles, et de courtoisie non frelatée, et d’honnêteté vraie, toute pleine d’hommage, dans l’enseignement de ce vieux maître, qui ne faisait que répéter pour elles et approprier à leur usage, quelques-unes des idées émises dans l’Histoire morale des Femmes. Enfin, presque à chaque page de ce livre, écrit dans la jeunesse de l’auteur, je rencontre affirmé, commenté, le plus large, le plus sincère libéralisme et je puis dire le plus ferme, puisque les derniers livres de l’écrivain témoignent de cette fidélité. Son libéralisme consistait à réclamer la liberté pour lui-même et pour les autres. Car il faut bien définir aujourd’hui les termes les plus clairs. Les subtils raisonneurs ne manquent pas, qui prétendent enlever la liberté des autres pour la leur rendre, plus tard, en meilleur état. M. Legouvé laissait à chacun la sienne. Et il faut ajouter, à son honneur, qu’il n’a pas été seulement libéral en théorie. La vie lui a offert, plus d’une fois, l’occasion de prouver que, s’il tenait à sa propre liberté, il ne se passionnait pas moins pour celle des autres. Lui, républicain de vieille date, il protesta, en 1886, contre la décision qui expulsait de France un prince français, son confrère à l’Académie, et, ses soixante-dix-neuf ans ayant gardé la bonne santé morale qu’il faut pour s’indigner, il écrivit un billet où, jugeant cette mesure de proscription, il disait : « J’en gémis comme républicain, j’en rougis comme citoyen, j’en souffre comme confrère... » Et, plus tard, nul ne s’employa plus activement, plus persévéramment, plus utilement que lui, pour faire rouvrir les portes de la patrie au prince, dont la réponse est entre vos mains et s’appelle Chantilly. En 1895, il réclamait, par une lettre rendue publique, contre la suppression, dans les programmes des lycées de jeunes filles, de l’enseignement de l’histoire sainte. Plus récemment, il envoyait son adhésion, longuement motivée à la ligue de la liberté d’enseignement. Après avoir rappelé que toutes les libertés se tiennent : « Quant à votre œuvre, écrivait-il, c’est dans l’intérêt même de l’Université que j’en désire le succès... L’Université voit se poser devant elle les questions les plus difficiles... Pour les résoudre, elle n’aura pas trop de toutes les expériences qui se feront autour d’elle. Les institutions religieuses lui seront plus utiles qu’aucune autre, en la forçant à rendre la place qui est due à l’idée de Dieu dans l’éducation. » Dans le même temps, il se préoccupait du sort réservé aux religieuses d’une école de village à laquelle il s’intéressait ; il gémissait de voir ces saintes femmes menacées dans leur vocation, dans leur œuvre, dans l’idéal de leur vie ; il ne croyait pas qu’on jusqu’à ce qu’on pût en venir à fermer l’école ; cependant cette pensée le troublait, et lui qui avait vu tant de choses, il allait répétant : « Je ne comprends plus ! Je ne comprends plus ! »
J’ai essayé, Messieurs, de montrer en M. Legouvé, auteur dramatique, autobiographe, moraliste, une personnification de la bourgeoisie parisienne et libérale du premier tiers du siècle passé. L’esquisse ne serait pas entièrement ressemblante, si je n’ajoutais quelque chose. Eh bien ! oui, Messieurs, il avait une maison de campagne. Et vraiment, ce Parisien qui, à l’âge de vingt-sept ans, n’avait jamais passé une saison d’été ou d’automne loin de la rue Saint-Marc, ce citadin passionné pour le théâtre, habitué aux concerts et aux visites, avait bien choisi. Il avait loué d’abord, et six ans plus tard, en 1849, il avait acheté sa maison de Seine-Port. Le paysage de Seine-Port est d’un large mouvement. Quand on a dépassé Corbeil, sur la ligne de Melun, les bals champêtres, les arbres restaurants, les chalets qui n’ont rien de suisse, les étroites maisons, n’ayant d’herbe autour d’elles que ce qu’il en faut pour faire punir un enfant qui tout cela disparaît. Les rives du fleuve se dessinent et s’élèvent. La rive droite surtout, dressée d’abord en parois verticales de roches pâles, s’évase au sommet et se prolonge vers les collines prochaines, en pentes à demi sauvages, espaces déserts et pierreux, prairies, taillis, futaies que la beauté de leurs lignes et la hauteur de leurs voûtes désignent comme des débris de forêts antiques, parcs de demeures invisibles, avenues tapissées de feuilles mortes, inclinées vers le fleuve, et où rien ne passe, mais où l’on imagine quelque belle dame d’autre fois, glissant sur les gazons, de son pas ennuyé de la longueur de l’automne, et venant le soir aux nouvelles, quand le coche d’eau passait, et emportait vers Paris celles que la fin de l’été faisait libres déjà. Vaste pays : du haut des collines, l’horizon est immense la lumière plus bleue à chaque tournant de la Seine et voilée dans le lointain, afin que le rêve y puisse vivre, lui qui ne peut plus vivre quand il voit jusqu’au bout. C’est la marche de la campagne profonde, de la vraie France rurale, et deux signes l’en distinguent : sa solennité même, un peu voulue et monumentale, et les villages qui n’ont plus pour centre le clocher de leur église.
Au sommet d’une de ces courbes de la Seine, les falaises s’écartent, et une petite plaine descend de très loin, toute verte, jusqu’au bord de l’eau. C’est là qu’est Seine-Port. C’est là, dans la forêt qui forme bordure à gauche de la vallée, et qui monte en s’éloignant, que se trouve abritée, à mi-coteau, parmi d’autres habitations, celle de M. Legouvé. J’aime la maison dont le passant peut dire, au premier coup d’œil : « Une pensée ordonnée commande ici ; il y a des enfants, une discipline et une liberté. » Je l’ai donc reconnue tout de suite. Elle a des toits de vieille tuile, d’un rose usé, des volets blancs, des murs couverts de rosiers et de clématites, une charmille qui la sépare de la propriété bâtie plus haut, deux jardins qui l’enveloppent, et un bois en arrière, un bois presque sauvage, confinant à une futaie qui l’est tout à fait.
Le bourgeois de Paris qui habitait là tout l’été et presque tout l’automne disait, à quatre-vingt-neuf ans : « J’aime chaque jour davantage la campagne et la poésie. » Il s’y reposait de vivre. Il y travaillait un peu. Quelques amis, vieux ou même jeunes, venaient le voir. Ils entraient, restaient ou partaient sans contrainte. La maison était libérale. Mais, le plus souvent, M. Legouvé vivait à Seine-Port dans l’étroite intimité familiale. C’était la vie qu’il avait toujours aimée et préférée. Elle lui rendait en douceur et en respect les avances qu’elle avait reçues, à l’heure où il y avait des rivales possibles. Il jouait avec ses arrière-petits-enfants ; il se souvenait, pour ses petits-enfants, d’un mot, d’un trait, d’une page qu’il avait apprise par cœur, jadis, et qu’il savait encore. Il était attentif à ne pas blesser, à ne pas trop laisser voir qu’il était presque du XVIIIe siècle, et qu’il n’entendait plus guère. Enfin, chaque jour, quelque temps qu’il fit, par la pluie, la neige ou le soleil, son manteau sur le dos, ou sur le bras, ce vieillard que la passion de la marche n’avait pas quitté, faisait sa promenade. On peut dire sa promenade, car c’était la même. Il descendait jusqu’au bord de l’eau, et, tournant à droite, il gravissait cette forte rampe qui s’infléchit avec le fleuve, et qui conduit dans la forêt de Rougeau. Là il faisait une station sur un éperon de la falaise, au lieu dit Le Petit Cavalier, et d’où l’on domine la Seine jusque vers Corbeil. Il y avait rendez-vous avec le soleil couchant. Ils se parlaient, et ceux qui ont l’habitude de ces choses savent que le jour qui s’en va ne dit jamais deux fois les mêmes paroles. De là, par une allée de chênes magnifiques, il gagnait le carrefour du Dauphin, et revenait souvent à travers bois, saluant du regard les arbres qu’il avait vus jeunes, et qu’il traitait familièrement, en aîné qui connaît le secret de durer et de reverdir comme eux.
Quelquefois il rencontrait des bûcherons, des gens des villages voisins, des hommes ou des femmes en qui il croyait bonnement apercevoir des ruraux authentiques, de primitifs enfants de la terre. Je crois qu’il se trompait, car la grande moisson de France et le paysan qui la crée, ne se lèvent que plus loin, là où la trépidation de la ville n’atteint pas. Quoi qu’il en soit, il aimait à leur dire au passage un mot plaisant, à se les attacher par quelque service, à s’entendre appeler par son nom. Il avait même pour quelques-uns des prévenances touchantes. Et un jour que la fille de l’un de ceux qu’il nommait « ces braves paysans » se mariait, un jour d’été, on put voir ce spectacle, dans la plaine qui s’allonge indéfinie, au delà de Seine-Port : une noce de village, se rendant à pied à l’église, entre les blés et les avoines, et en tête du cortège, donnant le bras à la mariée, un membre de l’Académie française, marchant derrière le violoneux, tandis que les épis chuchotaient, et que les grandes nielles ardentes riaient à la vie heureuse.
Cependant, pour M. Legouvé lui-même, la vieillesse arrivait. Je me rappelle ce que me disait un de mes amis, laboureur dans la profonde campagne, comme je le retrouvais, après une longue absence. « Métayer, lui disais-je, vous n’avez pas changé ! Vos cheveux sont toujours blonds. — Possible, Monsieur. — Vous tenez la charrue comme un jeune homme. — N’empêche que je suis vieux. — À quoi donc le reconnaît-on, métayer ? — Monsieur, quand on se lève plus las qu’on ne s’est couché. »
J’ai rencontré des expressions presque semblables dans l’un des derniers écrits de M. Legouvé. Il savait et il sentait que la mort ne pouvait plus tarder. Il ne le disait pas. Il y pensait beaucoup. Ses amis remarquèrent que son vieux cœur devenait encore plus affectueux, et que sa manière de parler de la vie, qui avait toujours été agréable et facile, se faisait plus émue. Ils surprirent sur ses lèvres des mots comme celui-ci : « Plus j’avance, je ne dis pas dans la vie, mais au delà de la vie, plus le souvenir de ceux que j’ai aimés devient vivant. » Ils l’entendirent qui disait : « J’aurais voulu être une grande âme », et qui ajoutait modestement : « Je ne suis qu’un brave homme. » Il ne disait pas assez. Son esprit, resté droit et de bonne foi, grâce à l’honnêteté de sa vie, pouvait entendre le dernier conseil que l’homme reçoit de la mort, ou plutôt de l’aube divine qui s’annonce. Il avait toujours cru à l’existence de Dieu, à la Providence, à l’immortalité de l’âme, à la résurrection des corps. Il avait, maintes fois, rendu hommage à la beauté et à la vertu civilisatrice du catholicisme. Dans les dernières années, son admiration s’agrandit encore, et alla jusqu’à l’envie. Dans une sorte de testament écrit à Seine-Port, il disait : « Heureux ceux qui ont la foi, la foi pratique... L’univers est rempli pour le croyant d’un adorable ami. » Il ajoutait : « Je me suis fait une maxime que j’applique le plus que je peux : Quand on est chrétien, vivre comme un chrétien doit vivre :; quand on ne l’est pas, vivre comme si on l’était. » Enfin, plus tard encore, ou plus près si l’on veut, il avait dit à un ami : « Je vais tant travailler sur moi-même, que cela tentera la manne d’y tomber. » Celui qui a dit ces choses avait le cœur d’un chrétien. Il avait songé, il s’était ému, il avait fini par envier et par aimer la foi qu’il n’avait pas encore. Mais l’aimer n’est-ce pas l’avoir ?
Tel a été, ou du moins tel m’est apparu M. Legouvé. Bien peu d’écrivains ont donné l’exemple d’un labeur réparti entre tant d’années, puisque le premier livre de M. Legouvé est de 1832, et qu’hier même paraissaient les Dernières pages recueillies, dont quelques-unes sont datées de 1903, soixante et onze ans plus tard : mais ce qui l’honore encore plus, c’est que, dans cette vie exceptionnellement longue, il n’a rien renié de son idéal, rien trahi, rien abaissé. Il a eu le respect des âmes, qu’il a souvent réconfortées et relevées ; il a su « faire bon accueil à la pensée des autres » ; il a, par sa droiture autant que par son esprit, fait honneur à la France et nous pouvons le citer, devant l’étranger, comme un Français authentique. Lorsqu’on veut le louer et résumer le sentiment qu’il inspire, on dit souvent : « Ce charmant Legouvé. » Il aurait préféré, j’imagine, un éloge plus précis, et il me semble qu’il s’est défini lui-même, le plus heureusement du monde, quand il a écrit, à propos de sa maison : « On s’y sent en bonne et pleine bourgeoisie d’avant 1789, libérale, cordiale, familiale. » Tout ici convient également à M. Legouvé, les trois épithètes, et même la date qui leur ajoute un sens. Il avait hérité de son père, qui les avait prises à l’ancienne France, cette politesse et cette bonne grâce, qui furent nationales, et vous avez pu croire, plus d’une fois, que vous aviez parmi vous un survivant du XVIIIe siècle, chargé de saluer le XXe, chargé de lui recommander quelques vieux mots et quelques vieilles choses qu’il importe de maintenir, chargé de montrer, aux générations nouvelles, ce qu’avait de séduisant et de solide en même temps la bourgeoisie ancienne, chargé de leur transmettre le secret que les siècles de notre histoire doivent apprendre l’un de l’autre : à savoir que notre pays a une mission qu’il peut contrarier mais non pas abolir : terre de foi, terre de chevalerie et, à cause de cela, terre de résurrection !