M. Frédéric MASSON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Gaston PARIS, y est venu prendre séance le 28 janvier 1904, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Au Conseil d’État, lors de la discussion sur la Légion d’honneur, le Premier Consul a dit : « Il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit. » Nulle parole ne saurait mieux convenir à votre Compagnie.
Dans notre pays où l’ardeur du changement et la passion des nouveautés passagères absorbent, depuis un siècle, l’activité des forces et réduisent à néant la générosité des efforts, elle seule subsiste : elle seule a la durée ; elle seule possède une tradition et une histoire ; elle seule unit dans ses annales Richelieu qui l’a fondée et Napoléon qui la restaura. Elle est la gardienne de ce qui est le lien sacré des individualités françaises, de l’âme même de la Patrie, du Verbe, par qui, aux jours de splendeur, s’atteste le rayonnement de sa puissance, par qui, aux jours de désastre, la Nation se cherche et se retrouve, affirme son unité et réclame son droit à vivre.
Parlée, la langue d’un peuple, c’est sa vie même ; écrite, c’est son immortalité. Il faut entourer cette langue d’un respect religieux, en protéger les formes, en sauvegarder le génie : c’est donc aux écrivains qui en sont le mieux instruits, aux hommes que leur talent et leur caractère ont placés au-dessus des accidents du succès, que le culte en doit être remis, afin qu’ils opposent une barrière solide aux entraînements momentanés, aux goûts vulgaires, aux modes étrangères, et qu’ils maintiennent fermement la tradition nationale. Le confrère auquel vous m’avez appelé à succéder était un des mieux armés pour ce juste combat et nul plus que lui n’eût été qualifié pour diriger la défense de la langue française. Que suis-je, Messieurs, pour le louer, et comment m’excuser de mon incompétence ? Lorsque je me remémore qu’à cette place que j’ai osé solliciter, ont siégé depuis un siècle, des hommes tels que Fontanes, Villemain, Littré, Pasteur et Gaston Paris, je ne sais si je dois m’étonner davantage de mon audace ou de votre indulgence. Qu’étais-je pour former de telles ambitions, que suis-je pour que vous les ayez réalisées ? Un effort vers la sincérité dans l’histoire mérite-t-il le seul honneur qui soit enviable pour un homme de lettres, le seul qui doive être brigué, car il est décerné par ceux-là qui seuls ont la compétence, l’autorité et l’indépendance. Une œuvre qui n’est point terminée et qui ne le sera peut-être jamais vaut-elle d’être ainsi récompensée, alors que les polémiques qu’elle a suscitées ne sont point apaisées et que les critiques qu’elle mérite n’ont point encore été toutes formulées ? Votre bienveillance s’est attachée à l’intention plus qu’au résultat ; l’exposé qui vous en a été fait par ceux que je revendique pour mes maîtres et qui m’assistent encore aujourd’hui de leur amitié, vous a fait illusion et, si insuffisants que soient ces essais, vous vous êtes plu à accorder ses lettres de naturalité à une forme d’histoire qui, jusqu’ici, n’avait point obtenu votre suffrage : j’entends ce genre d’études qui, par tous les éléments d’information, les plus intimes et les plus secrets, s’emploie à reconstituer le physique et le moral d’un homme, à décrire le milieu où il a vécu et les décors qu’il a traversés, à rechercher la part qu’ont prise ses sensations et ses sentiments sur la formation de ses idées, à relever l’action que sa santé a exercée sur ses décisions et ses actes, à distinguer ce qui est de la nature, de l’éducation, de l’amour, de la famille, à mener enfin, sur un de ces êtres majeurs qui furent des conducteurs de l’humanité, une enquête aussi précise et aussi approchée de la vérité qu’il est possible.
Quels que pussent être vos scrupules à l’égard d’une méthode dont Michelet et les Goncourt ont posé les premiers jalons et où Littré eût excellé ; quelque éloignés que soient la plupart d’entre vous des doctrines que je professe et dont la défense m’a valu dans le passé l’honneur d’augustes amitiés, vous avez tenu compte du dessein que j’ai formé, de la sincérité avec laquelle je l’ai suivi et de la nouveauté que présentaient de telles études. Votre bonne grâce me fait mieux sentir combien, à la mission que vous remplissez, mon concours sera médiocre et comme il vous fera regretter davantage celui que vous avez perdu.
M. Gaston Paris, Messieurs, représentait parmi vous la formation même de la langue ; il vous en apportait la continuelle histoire ; instruit de toutes les modifications qu’avaient subies les mots au cours des siècles, il en avait comme extrait, pour vous l’offrir, l’essence précieuse. Pour l’étude de la langue, il a été un chef d’école ; par l’activité qu’il a déployée pour restituer les monuments originaux, par la profondeur et la sûreté de sa critique, par la maturité de ses conclusions, il s’est établi en maître dans une science nouvelle, et, du même coup, par l’influence qu’ont exercée sa parole et ses écrits, il a fait refleurir pour la France la gloire intégrale d’une littérature que les Français semblaient ignorer.
Sans doute, dès le début du XVIIIe siècle, des curieux, reprenant une tradition interrompue depuis la Renaissance, s’étaient distraits à rechercher les fictions anciennes et à les habiller à la mode de leur temps. Au début du XIXe siècle, des hommes distingués, tels que Raynouard, qui fut Secrétaire perpétuel de votre Compagnie, avaient revendiqué pour le coin de France où ils étaient nés les premiers monuments de la littérature, et, par l’amour de leur province, ils avaient été conduits à des œuvres dont l’influence sur les mœurs, les lettres et les arts ne saurait être contestée. Mais, dans l’effort qu’ils avaient tenté, manquait la continuité comme la compétence. Avant de tirer les conclusions, il fallait réunir les pièces du procès éparses par le monde, et une telle tâche ne pouvait être remplie que par un travailleur d’un zèle incomparable, qui employât à découvrir et à mettre au jour les manuscrits une passion professionnelle, qui y portât une suffisante intelligence des textes et qui fût servi par une durée d’existence excédant la commune mesure. M. Paulin Paris, le père de votre confrère, se rencontra pour être cet artisan nécessaire.
Attaché en 1828 au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque royale, il eut la curiosité de regarder ces trésors dont il avait la garde ; il eut l’audace d’y pénétrer ; il y prit goût si bien que, sans préparation que l’instruction classique, il se rendit maître du caractère et s’habitua à la langue. Le voile écarté, la trame des romans et des poèmes le charma de façon qu’il les lut d’une haleine, avec les yeux et l’âme d’un contemporain. Heureux seulement quand il maniait les robustes in-folios, qu’il’ déchiffrait et qu’il copiait les gothiques écritures, il besogna cinquante années sans sortir presque du domaine où il s’était établi ; il explora, décrivit, analysa en sept volumes un millier de ces manuscrits ; il imprima des textes à l’infini ; il publia d’innombrables articles ; il provoqua et il soutint des polémiques vigoureuses, car il avait l’esprit combatif et la plume acérée et, dans la violence de ses luttes, il ne ménageait point l’adversaire. Les croyants sont ainsi : Il faut saluer ces généreuses ardeurs et plaindre ceux qui, insultés sur leur terrain, ne bondissent pas à la riposte et ne trouvent pas des épithètes à crier pour accompagner les bons coups qu’ils frappent.
Si les sources que M. Paulin Paris a ouvertes ne sont pas toujours très pures, elles sont du moins abondantes et variées. Il eut parfois la faiblesse de rajeunir ses vieux amis et de leur prêter de modernes tournures, mais ne devait-il pas les présenter d’abord et leur ménager des accès que leur rusticité leur eût interdits ? Ainsi les a-t-il introduits non seulement dans les Académies, mais dans les salons, dans les Ministères, à la cour même de l’Empereur et, de là, un jour, jour d’éclatant triomphe, dans l’amphithéâtre du Collège de France.
Le 1er mars 1853, sur la proposition de M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique, la chaire de langue et de littérature française au moyen âge fut instituée au Collège de France et M. Paulin Paris en devint le premier titulaire. Il l’occupa durant vingt années et, par son enseignement, il assigna son caractère définitif à l’œuvre qu’il avait esquissée par ses livres. « L’amour de la France, a dit son fils, y domine d’un bout à l’autre, et la tendance à étudier ou à mettre en lumière tout ce qui peut contribuer à augmenter l’honneur de notre pays. »
Près de ce père dont la vie était à ce point faite de travail que le travail en était l’unique récréation, dans cette bibliothèque qui, proposant sans cesse l’énigme de ses vitrines, offrait à sa curiosité grandissante l’intarissable témoignage de l’expérience séculaire, M. Gaston Paris a été élevé à aimer les livres comme il faut les aimer pour qu’ils vous le rendent. Il a acquis, en cette fréquentation journalière, le don de s’en servir, cette sorte d’instinct qui, à l’heure opportune, fait les ouvrir à la page qu’il faut, pour y retrouver, y contrôler, même y rencontrer le renseignement nécessaire. Il s’établit tout de suite en confiance avec eux et, dès lors, sa vie fut faite et sa carrière fut tracée. Si longue que pût être l’existence de M. Paulin Paris, l’œuvre qu’il avait entreprise eût excédé les forces d’un seul homme. Il avait été l’explorateur et avait extrait les matériaux ; son fils profita de cette accumulation de ressources qui formait comme son patrimoine et se chargea de le faire valoir : ainsi s’est-il établi le fondateur d’une science, historique par son objet, artistique par ses monuments, qui embrasse la langue première de notre peuple, ses origines et ses transformations, la littérature qu’elle a produite avec les modes successifs qu’elle a adoptés, les événements de la vie nationale auxquels cette littérature se rattache, qu’elle commémore ou dont elle s’inspire, et les adaptations dont elle fut l’objet chez les différents peuples. Sans le labeur paternel, M. Gaston Paris eût-il pu former un tel dessein ? Sans la transmission des aptitudes, sans l’influence du milieu, sans l’apprentissage d’enfance, eût-il, en une carrière trop brève, rempli une telle tâche ? Ces deux travailleurs se sont complétés l’un l’autre ; en exerçant sur les mêmes études, pendant trois quarts de siècle, l’activité de leur intelligence, ils ont profité d’une durée presque dynastique pour élever l’édifice commun, et, bien qu’ils aient eu chacun une portée différente, on ne saurait, dans l’éloge, séparer d’un tel père le fils qui l’a si brillamment continué.
M. Gaston Paris reçut au collège Rollin l’éducation classique telle que la distribuait alors l’université. Il y fut des plus laborieux et y obtint des succès. Dès la sortie, il noua des amitiés précieuses qui lui firent cortège à travers la vie : une entre toutes : vous la connaissez et le poète qui y répondit si bien a pu seul en parler comme il faut ; la louer ne serait-ce pas en profaner la mystérieuse intimité ? Rechercher ces correspondances de caractères qui, entre deux âmes qui s’attirent, rendent si doux et si fécond, d’abord le libre commerce des idées, puis l’échange des sentiments, la confidence mutuelle des premiers essais et l’effort parallèle des œuvres juvéniles, ne serait-ce pas une tentative téméraire en la présence de celui qui, dans l’amertume de sa vie dépareillée, ne se console point de la rupture d’un lien si familier et si cher ? Dès lors, M. Gaston Paris cédait à une vocation que lui imposaient à la fois le milieu où il était né et l’éducation qu’il avait reçue, mais il ne laissait point d’être sollicité par d’autres aspirations qu’il refoula non sans regrets. « À côté des vrais poètes, a-t-il écrit, il y a, si l’on peut ainsi dire, des poètes passifs comme il y avait des citoyens passifs dans nos vieilles constitutions : ceux-là ont en eux une certaine poésie qu’ils ne peuvent exprimer, mais qu’ils reconnaissent aussitôt — avec quelle joie et quelle émotion ! — quand d’autres l’expriment. » Poète passif, non pas ! Pour lui-même et pour ceux qui l’entouraient de plus près, M. Paris est resté jusqu’à la fin un poète actif, dans l’âme duquel fleurissait la plus délicate et la plus tendre expression de la passion romanesque. Certains essais de sa jeunesse encore inédits montrent sous quelle forme il se fût proposé d’en traduire les charmes, les joies et les mélancolies. S’il y renonça trop tôt pour se consacrer à des études qui ne veulent point de partage, sa censure perspicace s’exerçant sur les poèmes de son ami, rassurait seule celui-ci contre les scrupules d’une conscience qui, dans sa poursuite de l’idéal, ne se trouve jamais satisfaite. M. Paris a aimé la beauté des vers d’une de ces robustes passions qui, survivant à la jeunesse, marquent celui qui l’éprouve d’un cachet indélébile, se répandent sur tous ses goûts intimes et dirigent sa vie sentimentale. Il laissait chanter en une mémoire impeccable et sereine la poésie entière des âges ; il se plaisait à réciter — ses amis nous ont dit avec quelle tendresse de l’âme et quelle harmonie de la voix ! — les poèmes du présent et les poèmes du passé ; il éprouvait à enchâsser un beau vers dans ses leçons ou ses articles un bonheur communicatif ; il portait mieux qu’un plaisir littéraire à le commenter, à établir par le rapprochement des nuances, caractérisées par une même épithète précieuse, une sorte de communion entre les poètes de tous les temps et de tous les pays. La poésie, sous quelque aspect qu’elle se présente, l’attirait et le retint. Elle ne devint pas seulement, dans sa forme médiévale, le sujet de toutes ses études, elle resta l’objet de toutes ses méditations et de toutes ses préférences ; elle imprégna son esprit et son cœur et, bien qu’il ait voulu être et qu’il ait été un savant de nature et de fond, il est demeuré un poète et un artiste.
On peut aller jusqu’à penser que M. Gaston Paris s’imposa la vocation scientifique plutôt qu’il n’y céda. La passion de la vérité peut produire de tels effets. Dans les études auxquelles il avait été initié d’enfance, il avait, à chaque instant, constaté, en ce qui touchait la langue, le manque d’assiette des explications, leur caractère « divinatoire », leurs incertitudes et leurs contradictions. Les contemporains les recevaient ainsi et s’en contentaient ; il appartenait à la génération suivante d’en signaler les défaillances et d’y porter remède.
M. Paulin Paris, qui destinait son fils à lui succéder, avait entendu dire que, dans les universités allemandes, on apprenait une science nouvelle, la philologie, par qui se trouvaient aplanies la plupart des difficultés qu’il avait laissées sans les résoudre. Il y croyait peu, mais s’en inquiétait. Il envoya son fils en reconnaissance, pensant achever ainsi son éducation. M. Gaston Paris estima, lui, qu’il avait à la refaire. Il trouva, dans un enseignement tout différent de l’enseignement paternel, la confiance qu’il cherchait, la base solide qu’il attendait et quelque chose de hautain et de fermé qui ne fut point pour lui déplaire. Tandis qu’en France, des volontaires, des amateurs peut-on dire, s’efforçaient de deviner et d’interpréter la langue du moyen âge français pour extraire de sa littérature des romans et des contes dont le public goûtât l’invention, l’agrément ou la puissance, tandis qu’ils faisaient ainsi œuvre d’artistes en offrant à toutes les expressions de l’art des sources nouvelles d’inspiration, en Allemagne, quelques hommes d’esprit subtil, précis et consciencieux, s’étaient arrêtés à la langue même, et, pour en apprécier mieux les monuments, ils les avaient méthodiquement explorés. Nous avions écarté la coque et brisé la coquille pour saisir la noix ; ils prirent cette coque et cette coquille, les portèrent au laboratoire et mirent leurs soins à les examiner. Servis par une aptitude singulière aux recherches de détail, armés d’une patience pour qui les heures ne comptaient pas, ils possédaient de plus un instrument de travail peu répandu chez les autres peuples, une abondance de connaissances linguistiques dont témoignent, dès le début du XIXe siècle, certains livres qui semblent une gageure contre l’impossible. Ces Allemands virent une science où nos Français avaient vu un art. L’art attirait les ignorants et faisait participer la foule à la joie des découvertes ; la science rebuta les profanes ; hormis les initiés, elle n’admit point que personne se mêlât d’elle ; elle fut ennuyeuse, mais sûre, terre à terre, mais prudente ; elle n’eut pas de grandes vues, mais, dans son rayon à dessein mesuré, elle ne laissa rien qu’elle n’eût scruté. Elle eut l’orgueil de ne se pas tromper et, à la confiance qu’elle affirma dans son infaillibilité, les auditeurs mesurèrent leur respect. Partie pour tout expliquer, elle apporta une sécurité au lieu du doute qui demeure une angoisse pour la conscience ; elle fournit aux études un fil conducteur ; et, au travers des fictions dont s’était divertie l’oisiveté française, elle fit voir quelque chose d’auguste, la révélation des origines, formation même de la nation et la combinaison par les afflux qu’elle a reçus, des éléments essentiels qui ont constitué la race. N’était-il pas naturel et logique qu’une telle perspective éblouit un néophyte tel que M. Gaston Paris, et lui inspirât à la fois le dédain de ce qu’il avait appris et la volonté de mieux s’instruire ?
C’était l’époque, d’ailleurs, où, dans la jeunesse française, les plus généreux esprits et les mieux disposés aux spéculations intellectuelles se tournaient vers le Rhin ; attirés par la réputation des universités allemandes qui, depuis 1813, passaient pour le laboratoire d’idées libérales le plus actif qui fût en Europe, séduits par une forme d’enseignement qui, à une tradition brisée en France par la Révolution, joignait une indépendance que la discipline étroite de l’Université centralisée ne permettait pas d’espérer, retenus par cette liberté d’examen qui, faisant abstraction des traditions religieuses et politiques, allait aux faits et, par une méthode hardie, renouvelait ainsi chaque branche de la science, ils se plaisaient encore dans la société d’étudiants ingénus, épris d’idéal et dépourvus d’expérience, pour qui les discussions d’esthétique, de philosophie et de linguistique semblaient l’objet unique des méditations, et qui, par la simplicité des plaisirs bruyants, délassaient des corps vigoureux. Sans voir que ces universités étaient demeurées le foyer du patriotisme le plus exclusif, ils y accouraient pour honorer, dans une pacifique communion, au-dessus des nationalités et des frontières, la Science, souveraine unique des esprits libérés. Dans cette Marseillaise de la Paix qu’a chantée Lamartine, chacun de ces pèlerins de la vérité avait trouvé son credo.
M. Gaston Paris revint en France convaincu de l’excellence des méthodes allemandes et profondément teinté de germanisme, non seulement par les formes de travail qu’il avait adoptées, mais par la tournure que ses sentiments avaient reçue. Toutefois, son intelligence avait le vol trop haut pour qu’elle se contentât en se traînant aux sillons tracés ; il conçut l’espoir d’en ouvrir de nouveaux sur terre française : se proposant de démontrer par l’exemple que les Français, eux aussi, sont capables de persévérance dans l’érudition, de précision dans la critique, d’ingéniosité dans la comparaison, de rigueur dans la conclusion, il nationalisa cette science qu’il apportait d’Allemagne et il prétendit que la France devint la première dans des recherches essentiellement françaises. Armé au delà du Rhin pour la lutte philologique, il acheva de s’équiper à l’École des Chartes pour le déchiffrement des manuscrits, la recherche des textes et la connaissance générale de l’histoire. Sous un maître éminent tel que Jules Quicherat, dont l’action vivifiante s’exerça sur son esprit au point d’y balancer dans une mesure l’influence allemande, il ne manqua point d’y réussir. Sa thèse de sortie, Du rôle de l’accent latin dans la langue française, atteste cette double formation et en montre les fruits. Désormais M. Paris était prêt à entrer dans la lice, et il s’y présenta.
Le gouvernement de l’Empereur, renouvelant, sur la proposition de M. Duruy, les traditions d’enseignement individuel, occasionnel et spécial, qui avaient fait la gloire du Collège de France, et appliquant, avec des modifications souvent heureuses, les conditions de préparation scientifique que M. Gaston Paris avait si fort goûtées en Allemagne, venait de créer l’École pratique des Hautes Études. Votre confrère y ouvrit modestement, sous le titre de répétiteur, une des premières conférences. Tout de suite, il s’y montra éminent et il y acquit une autorité si incontestée que, presque aussitôt, il fut désigné pour suppléer son père, M. Paulin Paris, dans cette chaire du Collège de France où il devait lui succéder et conquérir sur ses premiers maîtres la direction d’une science qu’il avait rendue sienne.
Bientôt l’enseignement oral, si féconds qu’en fussent les fruits, ne suffit pas à l’ardeur qu’il portait à sa tâche. Pour adapter l’esprit français à cette méthode nouvelle, il fallait lui imposer une surveillance continue qui ne permît à aucune hésitation de se faire jour, à aucune défection de se produire ; qui tînt constamment en haleine ceux qui suivaient l’école et leur prouvât sans cesse l’autorité du maître ; il fallait une discipline étroite, impartiale et rude, qui signalât les fautes, enregistrât les résultats, châtiât les sottises et s’imposât autant par la précision et la netteté que par la compétence. M. Gaston Paris fut un des fondateurs de la Revue critique. À tous les travaux qui, de près ou de loin, touchaient à ses études, il appliqua une investigation redoutable, un mode d’analyse qui, bannissant les phrases jusqu’à abréger jusqu’aux noms, blutait les faits, n’en laissait passer aucun qui ne fût certain et formulait en des termes sévères, parfois cruels, des jugements décis ifs. Nul ne tentait d’en appeler : la riposte fût venue écrasante et implacable. Pour se rendre compte de la tâche qu’il s’imposa et qu’il remplit, il faut consulter cette bibliographie qu’a préparée avec un respect religieux le disciple préféré de M. Gaston Paris et qui, à elle seule, formera un volume. Dans la Revue critique et dans la Romania, fondée en 1872, de concert avec M. Paul Meyer, est peut-être la part la plus mordante et la plus nerveuse de l’œuvre éducatrice de M. Paris. Par là, il constitue la science dont il fut, en France, l’initiateur. Une érudition prodigieuse, qui suggère les rapprochements les moins attendus, des connaissances linguistiques tellement vastes qu’elles rendent abordable la littérature de toutes les nations, une incroyable facilité à saisir le détail, à découvrir le fait nouveau, fût-il obscurément caché dans une notule de bas de page, à surprendre l’erreur, fût-elle appuyée des autorités les plus sérieuses, une aptitude divinatoire à percer d’une piqûre d’aiguille, dans la page solide, le trou par où tout le raisonnement s’écoule, le dédain de tout ménagement oratoire, la hauteur impérieuse qui impose la doctrine, c’est ce qu’il faut pour grouper un auditoire, former un enseignement, conserver sur tous ceux qui l’ont suivi une autorité indiscutée, exercer, par le monde, sur ceux qui, selon ces méthodes, se livrent à ces études, une prépondérance qu’attestent les manifestations de douleur qui, dans l’Europe savante, ont accueilli la mort de votre confrère.
M. Paris a voulu cette œuvre et il l’a accomplie ; à toute autre qu’il eût entreprise, il eût réussi de même. À quelque partie des sciences qu’il se fût consacré, il ne se fût nulle part contenté d’être un chercheur solitaire, il eût fondé une école. Le rayonnement de son intelligence, l’attrait de sa parole, la séduction de son esprit ne s’exerçaient pas seulement sur la jeunesse studieuse qui s’empressait autour de sa chaire ; elles étaient pareilles sur les corps savants qui s’étaient fait un honneur de l’accueillir. En dépit de son immense labeur, il en était un des membres les plus assidus, les plus actifs, les mieux disposés à accepter les obligations qu’imposent leurs règlements. Outre qu’il était servi par une faculté de travail exceptionnelle, il portait partout une bonne grâce qui le laissait sans défense contre les sollicitations de ses confrères comme devant les importunités de ses élèves. Son salon, qui méritera d’être cité au premier rang dans la liste trop brève des salons de Paris à la fin du XIXe siècle, ne saurait être confondu avec aucun autre pour les Français comme pour les étrangers, ce fût un titre d’honneur d’y être admis et d’y rencontrer des hommes tels que Taine et Renan, qui en étaient les plus habitués. — Il ne convient ici de citer que les morts, mais, parmi les vivants, combien j’en pourrais nommer qui ne sont pas moins illustres et qui n’y étaient pas moins fidèles. Ils m’ont dit avec quel art M. Paris savait mettre en présence des hommes dont la conversation n’était pas seulement un plaisir pour eux-mêmes, mais une jouissance pour ceux qui les écoutaient ; comme, après avoir allumé la discussion, il se plaisait à s’effacer, ne sortant de l’ombre que pour jeter un bref argument qui ravivait l’intérêt des controverses ; ils m’ont dit quelle liberté courtoise il laissait à la pensée et comme la fortuite réunion d’hommes ayant, avec des goûts pareils, des études analogues et des opinions contradictoires, un égal dédain des circonstances accidentelles, était féconde en aperçus, en solutions et en belles paroles. Les poètes, les historiens, les philosophes, les romanciers, les savants trouvaient, en ces après-midi du dimanche, le plus noble des délassements, celui d’agiter des idées générales, au gré de l’inspiration, sans le souci des heures brèves, dans une atmosphère de confiance réciproque et d’estime mutuelle.
Lorsque la mort vint fermer ce salon, la société française, en ce qu’elle a de plus élevé par l’intelligence, le talent et la conscience, perdit un de ses derniers refuges. Malgré les temps qui diffèrent, les personnages et les études, comment, devant une telle assemblée, ne point évoquer celles que les Encyclopédistes tenaient, au siècle précédent, dans quelques salons privilégiés ? Ce fut assez qu’ils y eussent passé pour que leurs hôtes prissent un nom dans l’histoire. Ces hôtes pourtant n’étaient que de fantaisie, de mode ou d’accident ; ils ne valaient que par leur argent, leur naissance, le goût qu’ils avaient de rechercher les hommes célèbres et la peine qu’ils prenaient pour leur plaire. Chez M. Paris, on était amené d’abord par le désir de le rencontrer lui-même ; il s’était fait le centre d’un groupe où, égal aux meilleurs par les dons de l’esprit, il avait de plus qu’eux la grâce sociable, l’art de disparaître lui-même et le talent de plaire à chacun en le plaçant sous son meilleur jour. Avec sa haute taille, son noble visage qui semblait d’un patricien de la Venise des Doges, la beauté de son regard intérieur, la courtoisie de ses façons, la sérénité de son accueil, il eût été remarqué, même si son nom n’avait point été célèbre ; il eût attiré une société, même s’il n’avait point fondé une école.
Pourtant, Messieurs, ce n’est point pour ces qualités, quelque éminentes qu’elles soient, que vous eussiez appelé M. Paris dans votre Compagnie si, à l’œuvre orale qui constitue son principal mérite, il n’avait joint une œuvre écrite qui fait corps avec son enseignement, en marque les débuts, en achève les développements, en enregistre les conclusions et qui, poursuivie sans une défaillance durant quarante années, demeure imperturbable et sereine, puissante et indiscutée comme son auteur.
Le premier livre que M. Gaston Paris a publié — et c’est sa thèse pour le doctorat ès lettres — renferme l’exposé de sa doctrine, en est l’application directe et contient en germe la plupart des travaux qu’il a imprimés par la suite. L’Histoire poétique de Charlemagne est un manifeste et marque une époque. L’auteur, décidé à en finir avec le romantisme et à proscrire la distraction futile que le public a cherchée jusque-là dans la littérature du moyen âge, aborde cette étude avec des paroles graves. « On me reprochera, dit-il, d’avoir bien peu fait pour l’agrément du lecteur... Il est d’usage chez nous d’égayer davantage la matière et, particulièrement dans les études auxquelles est consacré ce livre, une pointe d’ironie ne messied pas... J’avoue qu’à mes yeux, le moyen âge, comme toutes les provinces du vaste domaine historique, est digne d’être étudié avec le plus grand sérieux et l’exactitude la plus minutieuse. » « La tâche du travailleur dans chaque branche d’études, dit-il encore, est de rassembler le plus de faits possible, de les grouper selon leurs affinités naturelles, de les caractériser, de dégager leurs principes généraux et d’apporter ainsi à la science universelle, œuvre commune de tous, la connaissance exacte du sujet qu’il a choisi. » Ce programme que, durant un demi-siècle, il imposera d’abord à lui-même, puis à ses disciples, à quiconque enfin poursuit, hors du dilettantisme, la conquête de la vérité, M Gaston Paris est dès lors en droit de le tracer, car, en ce premier livre, il le réalise, et il a vingt-six ans ! Où, comment, en quels temps, à l’âge où l’on est encore un étudiant et un apprenti, a-t-il acquis cette science qui serait incroyable chez un vieillard ? Il est dès lors tout formé, l’on dirait qu’il n’a plus rien à apprendre, et ce premier essai, qui est sa thèse de doctorat ès lettres, est son livre définitif.
La figure de Charlemagne domine la littérature romane, mère de la littérature française ; elle la suggère et la remplit. Par les chants qui lui sont consacrés, par les poèmes qui se rattachent à sa légende et qui lui dressent comme un cortège à l’infini de légendes accessoires, elle donne lieu à l’épopée la plus grandiose que les peuples aient retenue depuis les temps homériques, la plus vaste que les nations aient jamais entendue. Le Charlemagne de l’épopée ressemble peu au Charlemagne de l’histoire, mais celui-là procède de celui-ci ; l’émotion profonde que le premier a produite, la ferveur qu’il a provoquée, la gloire qu’il s’est acquise, ont incité l’imagination populaire à lui attribuer les exploits de quiconque a porté le nom de Charles, à lui inventer des ancêtres, une jeunesse, des aventures, des expéditions et des voyages. Dans les récits des soldats qui ont combattu sous ses ordres, la légende a pris sa naissance ; elle s’est développée dans les monastères qu’il a fondés ou enrichis ; elle s’est tournée en chansons ou en complaintes où s’essayait la muse populaire, et, de voix en voix, elle s’est accru de nouveaux épisodes. Quand enfin la langue s’est constituée comme le signe vivant de la nationalité, quand, de cette langue, une littérature est sortie, la légende s’est trouvée à souhait pour exprimer les goûts, les passions, les rêves du peuple dont l’épopée, ainsi formulée, est devenue l’éclatante profession de foi.
Qu’on n’y cherche point un empereur germain, c’est un roi de France, le roi d’une plus grande France peut-être, mais le roi d’abord de cette France essentielle, de ce noyau de France où la nationalité a reçu son caractère définitif et dont toutes les autres provinces ne sont que des marches ou des annexes. Il mène par le monde l’apostolat de l’épée ; il range à la loi du Dieu dont il est le premier soldat les peuples qui l’ignorent, le combattent ou le trahissent. Il se rend ainsi l’interprète sublime de l’expansion rêvée par nos ancêtres en vue d’imposer au monde un nouvel idéal, l’idéal français.
La géographie de l’épopée est confuse comme en est l’histoire, mais, sur ce théâtre incertain et démesuré, les hommes grandissent jusqu’à devenir gigantesques, les actes s’ennoblissent jusqu’à se rendre héroïques ; quelque chose de sacré s’exprime par la voix des preux ; quelque chose de divin plane sur leurs têtes ; c’est le geste de Dieu par les Français.
Au gré des jongleurs qui la portent dans les châteaux et les villes, dans les chaumières et les palais — car, entendue de tous, salutaire à tous, elle évoque chez tous la même curiosité et le même enthousiasme — les poèmes s’ajoutent aux poèmes, les généalogies se dressent, les aventures se compliquent, les guerres se succèdent, les trahisons se dévoilent : bientôt, dans des chants successifs, des races loyales et félones se poursuivent et s’entretuent à travers les générations le monde, tel qu’on le connaît est trop petit pour contenir ce peuple imaginaire et violent ; il s’y ajoute des continents fantastiques et des royaumes de rêve ; mais, de quelque point qu’on se tourne des mers barbaresques ou des terres sarrasines, toujours on voit l’Empereur à la barbe fleurie qui, de son palais de France, du milieu de ses douze pairs, la main sur l’épaule de Roland, préside, majestueux et grave, aux formidables coups que les Français frappent en son nom.
Telle a été l’expansion de l’épopée française que, conçue en cette petite France qui parle la langue d’oïl, elle en franchit les limites pour féconder l’épopée provençale, pour retentir en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Suède, en Islande, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Portugal, plus loin peut-être, car chaque jour des découvertes affirment ses plus lointaines conquêtes ; telle est sa vitalité que, à chaque siècle, elle a chez nous modernisé sa forme pour se rendre accessible aux contemporains et que, à chaque génération, elle a procuré la même émotion en lui apportant les mêmes jouissances. Depuis dix siècles, les poètes y trouvent la même inspiration sublime : de nos jours, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Henri de Bornier, combien d’autres, sont là pour l’attester et lorsque, sous l’impulsion qu’avait donnée à ces études M. Paris, on est revenu au texte primitif de la Chanson de Roland, faut-il rappeler avec quels transports il a été reçu, et comme les éditions s’en sont multipliées en France et hors de France. Grâce à lui, de nos jours, l’épopée originale a retrouvé chez les lettrés presque autant d’admirateurs qu’elle en avait gardé dans le peuple, depuis trois cents ans, grâce aux travestissements de la Bibliothèque Bleue.
À travers huit siècles de notre vie nationale, si intimement agrégée à l’idéal français qu’elle en est demeurée la formule définitive et l’expression sans cesse renouvelée, ainsi l’épopée s’est transmise ; elle a pénétré d’autant plus intimement l’âme des descendants qu’elle était l’âme même des ancêtres, et que, sortie du sol, née de la race, œuvrée, non par un homme, mais par le peuple entier, elle a condensé ce qu’il porte en ses rêves de plus généreux et de plus noble ; ainsi, s’offrant constamment à son esprit, l’a-t-elle élevé vers la glorification de la bravoure, de la droiture et du sacrifice ; ainsi lui a-t-elle ouvert la route des héroïques aventures par qui la Révolution, à son tour, a prétendu conquérir le monde à l’idéal français ; ainsi lui a-t-elle enseigné les vertus par qui nous vivons et nous sommes, la foi dans les destinées de la Patrie, le mépris de la mort et la passion de la justice.
Faut-il croire que cette épopée qui a germé sur notre terre, qui y a poussé de si vigoureuses ramures, qui y a donné des fleurs si somptueusement belles, rouges comme le sang des Preux, bleues comme le manteau de l’Empereur, blanches comme la robe de la belle Aulde, faut-il croire que cette épopée aux fruits de miracle et de vertu ne resurgira pas, à quelque moment, sous une poussée profonde de la sève nationale ? Comme les fils des compagnons de Charlemagne, nous avons entendu les récits des soldats qui ont suivi l’autre Empereur ; en traversant le siècle que couvre son ombre, les récits se sont mués en légende ; déjà, dans les assemblées populaires, — j’en parle en témoin — quelqu’un, ouvrier ou paysan, se lève pour chanter ou déclamer des romances et des complaintes d’auteurs rustiques, où des épisodes inconnus des histoires émeuvent, à chaque fois, des acclamations pareilles et un pareil élan des âmes ; laissez les temps passer, les transformations s’accomplir, les générations se renouveler : la légende est en marche ; le grand œuvre est commencé ; dans quelques siècles, une autre épopée surgira des entrailles même de la nation, et ce sera la suite de l’autre ; — que dis-je ! ce sera la même, reflétant les goûts, les habitudes, les formes de vivre de ceux qui nous auront succédé, mais empreinte du même idéal et glorifiant les mêmes vertus. La France a soif de bravoure, d’honneur et de sacrifice ; la France est la nation épique, et, après quelque millier d’années, elle rejoindra, pour les confondre, l’épopée de Napoléon à l’épopée de Charlemagne.
Messieurs, de cette Histoire poétique de Charlemagne découlent la plupart des travaux de M. Gaston Paris : textes qu’il a édités lui-même, dont il a dirigé, surveillé et contrôlé la publication ; études critiques sur les applications, les transformations, les adaptations des poèmes ou des légendes ; recherches sur les circonstances historiques ou les localisations pittoresques qu’une sagacité exercée peut démêler au travers des déformations successives qu’a subies le récit primitif, tout a été de son domaine ; sans doute, il en sortait à des jours, soit pour fournir des vues générales, et combien précieuses, sur l’histoire de la littérature au moyen âge, soit pour projeter un faisceau de lumières sur les poèmes du Cycle Breton, sur les poèmes des Croisades, sur les Romans de Chevalerie, sur les littératures qui, par quelque point, se rattachent à la littérature romane, mais tout cela était son œuvre, sa science, son royaume fermé dont l’accès était interdit aux profanes. Il fallut des circonstances particulières — et j’imagine que le désir de marquer sa place dans votre Compagnie fut un de ses principaux mobiles — pour que, considérant la partie gagnée et la science installée en maîtresse dans les États nouveaux qu’il lui avait conquis, il consentît à quitter parfois sa tour d’ivoire et à montrer le poète qu’il eût été et le littérateur qu’il savait être. De quel trait ferme et sûr, il a restitué alors la figure de François Villon, comme il l’a campée dans son jour, comme il en a fait comprendre le milieu et les alentours, comme il a joui de la beauté et de la grâce des vers et nous en a rendu l’expression significative ! Avec quel charme il a dit le mérite littéraire et la vertu philosophique de quelques-uns des penseurs et des poètes, vivants ou morts, dont il avait le mieux goûté l’âme et savouré le talent ! Il a attesté ainsi la joie qu’il avait trouvée à vivre et, en présentant les travaux de ces hommes qui sont entre les meilleurs de nos contemporains, et avec lesquels il était lié par une affection que doublait l’estime, il a fourni sans y penser la mesure de son esprit et de son cœur.
En même temps, M. Paris s’était décidé à faire au public quelque largesse des trésors qu’il avait recueillis ; il avait réuni en volumes ses leçons inaugurales et quelques articles qui, dépouillés de l’appareil scientifique, pouvaient donner aux gens du monde l’idée de ce que fut la littérature française au moyen âge. Faut-il s’étonner que dans ces pages, ce soit à l’épopée qu’il revienne sans cesse ? N’est-elle pas l’œuvre essentielle, celle qui caractérise à la fois la nation qui l’a produite et l’époque où elle s’est développée ? Il en tire pour l’histoire des vues nouvelles, pour la langue des conséquences inattendues, pour la poésie des exemples frappants de grâce et de charme. Il en tire bien mieux.
Dans Paris assiégé, du haut de cette chaire du Collège de France où, pour la troisième fois, il suppléait son père, ce fut la Chanson de Roland qu’il évoqua pour distribuer à son auditoire la générosité des suprêmes sacrifices. Dans un moment où l’unité française était menacée, il jugea nécessaire plus qu’en tout autre temps d’affirmer de quels éléments elle s’est formée, quelle force de résistance elle doit trouver dans son histoire, sa langue et sa littérature. Cette leçon emprunte des circonstances mêmes où elle fut prononcée la solennité d’un testament de mort et, après trente années, il n’en est pas une ligne qui ne doive être méditée et qui ne trouve son application. « La liberté, disait M. Gaston Paris, est le premier de tous les droits, et l’oppression, sans être moins criminelle, devient plus odieuse encore, quand elle se donne la fraternité pour masque et est censée faire le bonheur de ceux qu’elle écrase. » Il trouvait dans la Chanson de Roland « cette forme toute particulière que le patriotisme a revêtue chez nous, l’amour de notre sol, de notre nature tempérée, le souvenir toujours cher, et si amer pour l’exilé, des horizons, des terrains, des bois et des montagnes que nos yeux ont aimés dès l’enfance » ; il y puisait une confiance sans bornes dans les destinées de la patrie, dont l’accident d’une défaite peut retarder, mais n’arrêtera pas la marche providentielle, et, dans cette religion nationale, il invitait à communier avec les héros du passé ceux devant qui se présentait maintenant le calice des sanglants holocaustes : « Faisons-nous reconnaître, disait-il, pour les fils de ceux qui sont morts à Roncevaux et de ceux qui les ont vengés, succédons-leur dans leur belle concorde, dans leur invincible union, dans leur fidélité nationale ; aimons comme eux la douce France, « la grande terre », comme ils l’appelaient, ou « France la libre » pour prendre le troisième nom et le plus beau peut-être qu’ils lui donnent ; sentons-nous solidairement responsables de son honneur et souhaitons avant toutes choses, comme Roland, qu’on ne puisse jamais dire de nous que, par notre faute, la France a perdu de sa valeur. »
Qu’ajouter à ces paroles, Messieurs ? N’est-ce pas qu’ainsi exposée et commentée, l’épopée devient le catéchisme même du patriote, et, pour s’en être fait l’apôtre, M. Gaston Paris n’a-t-il pas acquis des droits immortels à la reconnaissance de la nation ?
Ce n’est pas le seul service que votre éminent confrère lui ait rendu : penché sur l’épopée, il en avait déterminé la genèse, il en avait rétabli les phases, il en avait reconstitué le développement. Dans les laisses des jongleurs, il avait discerné les accents, les formes, les mots mêmes dont s’étaient servis les primitifs narrateurs, témoins et acteurs dans les aventures héroïques ; l’âme populaire s’était révélée devant lui ; il prétendit y pénétrer plus avant. Cette âme s’est bercée à des récits et à des chants que la tradition a transmis d’âge en âge et qui, dans leur séculaire fragilité, apportent jusqu’à nos oreilles l’écho lointain des voix ancestrales. Ces chants disparaissaient chaque jour des mémoires oublieuses et méprisantes, chassés par les ineptes refrains que le prestige de la grand’ville pare de drôlerie et de célébrité. Il n’était que temps de les recueillir, si l’on ne voulait point qu’ils périssent à jamais. M. Gaston Paris s’y employa avec l’ardeur et la méthode qu’il portait à tout. Sous sa main directrice, le Folk-Lore devint une branche nouvelle d’études. De chaumière en chaumière, des pèlerins, dont il avait inspiré la vocation, allèrent, interrogeant, suggérant, écoutant les vieilles gens, les solitaires surtout, ceux-là qui, par métier ou par abandon, condamnés à vivre en présence d’eux-mêmes, aiment, pour se faire du bruit, pour se donner l’illusion qu’ils conversent avec les vivants, à écouter leur propre voix et qui, n’étant pas ingénieux assez pour inventer des paroles qui leur plaisent, évoquent celles qu’ils ont entendues dans l’enfance et qui, sur les cadences familières, tressaillent et ressuscitent dans leurs mémoires endormies.
Quand, par la France, puis l’Europe, puis le Monde — car le Folk-Lore est devenu vite une science universelle — ces chants et ces récits eurent été retrouvés, classés et publiés, un rapport frappant s’établit entre des légendes, des traditions, des formes, des mots. Arrivant des pays les plus éloignés, des sons pareils vibraient à l’unisson ; sur les horizons les plus disparates, des images semblables se levaient et, balbutiés dans les langues les plus diverses, des contes, peuplant des mêmes êtres de rêve les étoiles et les montagnes, les sources et les forêts, venaient affirmer les communes origines de la race, ses migrations à travers l’inconnu, ses successifs établissements, et les transformations de son génie.
Et lorsque, avec cette surprenante connaissance de toutes les langues et de toutes les littératures qui semble chez lui un don de nature, tant il en use comme d’une faculté instinctive, M. Paris rapprochait les textes, en établissait les contacts, les commentait avec une méticuleuse précision, quelle lumière ne voyait-on pas se répandre sur des récits qu’on jugeait hier bons tout au plus à endormir les enfants et dont les mythes, dédaignés parce qu’ils étaient incompris, trésors que les générations s’étaient obscurément transmis sans en connaître la valeur, dévoilaient à la curiosité et à la science modernes les croyances, les rêves, les modes de penser des êtres, au temps où l’humanité n’avait pas d’histoire.
Nulle résistance possible, nulle défense même. Là comme ailleurs, M. Paris suivait un guide qui ne pouvait l’égarer, et c’était cette philologie dont il avait su faire une science infaillible.
Les mots ont un corps et ils ont une âme. En leur substance matérielle, ils présentent d’obscures énigmes que votre confrère savait résoudre ; ils ont une filiation qu’il faut établir, des ascendances qu’il faut retrouver, des parentés qu’il faut définir. Leurs destinées à travers les âges, leur persistance chez les peuples, les apparences qu’ils accusent suivant les climats, les accents qu’ils reçoivent selon les lieux, la structure qu’ils ont adoptée après d’innombrables années, la figure qu’ils nous présentent aujourd’hui, c’est déjà sans doute l’objet d’une noble étude, d’autant plus salutaire que, par le besoin qu’on éprouve en nos temps d’aller vite, d’apprendre vite, d’écrire vite, d’abréger tout ce qui n’est pas d’utilité pratique ou de jouissance immédiate, les mots perdent leur caractère, leur valeur, leurs arêtes, tels des pièces de monnaie dont l’usage a effacé les effigies et qui, frustes et anonymes, demeurent des objets d’échange, sans que nul puisse dire de quel pays elles sortent et quel souverain les a frappées. Avec une admirable patience, M. Paris examinait ces rondelles de métal, il en déterminait l’alliage, il en scrutait les tranches, il y évoquait, sur des signes invisibles à tout autre, l’apparition d’une image ; il comparait cette image à d’autres images que lui présentait à l’infini son inépuisable mémoire ; il trouvait et prouvait la parenté ; il disait de quel atelier sortait cette médaille, par quelles mains elle avait passé, quelles aventures elle avait subies et, alors que des mains malavisées allaient la rejeter à la fonte, il la montrait vénérable par son antiquité, précieuse par sa substance, admirable par sa frappe.
Le mot aussi possède une beauté qui lui appartient et que nul ne sut mieux comprendre que votre confrère : le mot a un charme et une musique, il nous séduit et nous émeut ; il nous ravit par ses assonances ; il nous emporte lorsque, savamment ramené, il sonne dans le discours et en scande les périodes ; il présente une physionomie qui est à lui ; il est laid ou beau, spirituel ou inepte, grandiose ou mesquin, rare ou vulgaire ; il enchante ou repousse, non par ce qu’il représente, mais par la combinaison des syllabes qui le forment ; il peut n’avoir aucun sens et n’en rester pas moins utile à la langue, nécessaire à l’éloquence, indispensable à la poésie.
Pourquoi ? C’est que le mot porte une âme ; c’est que les sons n’en ont point été assemblés par le hasard ; c’est que, par on ne sait quoi, si lointain et si proche, il tient à notre chair et qu’il est depuis des siècles le vêtement de notre pensée. Tel mot qu’ont prononcé les ancêtres et qui, devant nos yeux, n’évoque plus d’image, émeut pourtant en nous quelque chose de familier, comme la douceur inarticulée des chères voix pour jamais éteintes. Ce Verbe dont nous sentions confusément l’âme latente, M. Paris nous apprit à le mieux aimer, à goûter à l’entendre et à le prononcer un plaisir plus vif. Avec lui, nous avons erré dans les forêts celtiques et, pour boire le Verbe, nous nous sommes penchés aux sources perdues des combes silencieuses ; avec lui, nous l’avons exhumé des palais abolis et des amphithéâtres écroulés, vestiges de la grandeur romaine ; avec lui, nous l’avons reconquis des bandes nomades qui, sorties des Germanies incertaines, ont fait rouler leurs chariots sur notre sol, des pirates aventureux qui, des bruineuses Scandinavies, ont échoué leurs barques sur nos côtes ; grâce à lui, nous l’avons entendu pour la première fois, nous qui l’entendions d’enfance, et de lui nous est venu, avec un respect plus tendre, un sentiment moins confus de cette unité nationale dont il est l’expression, métal de Corinthe fondu dans la fournaise des invasions et des guerres civiles, lentement aggloméré dans le creuset des siècles, désormais intangible et impérissable.
Le Verbe puissant et joyeux, le Verbe d’amour et de colère, le Verbe qui demeure impénétrable à qui n’est pas du terroir, n’en est pas né natif, comme disent les bonnes gens ; le Verbe dont, comme de leur lait, les nourrices du pays de France allaitent les nouveau-nés ; le Verbe deux fois sacré, qui est la parole de nos pères vivante par nous, qui sera notre parole vivante par nos neveux ; le Verbe que, tel qu’un flambeau divin, nous avons reçu des générations passées pour le remettre aux générations futures, ce Verbe, il flotte au-dessus de nos têtes comme l’âme même de la Patrie ; c’est de lui que procède l’unité, c’est lui qui la procure et qui l’accomplit ; il est à ce point inséparable de la nation qu’elle ne saurait exister sans lui, qu’elle ne saurait sans lui conserver sa mentalité, son imagination, sa gaîté, son esprit, et que, le jour où il périrait, où un autre langage lui serait substitué, c’en serait fait des vertus essentielles de la race et des formes de son intelligence.
Messieurs, les années de joie ont été brèves pour M. Gaston Paris ; après une première et cruelle épreuve, il avait le droit de compter que la vie se rendrait plus clémente et que, durant de longs jours, entre la compagne qu’il s’était donnée et qui lui avait apporté le bonheur, et l’enfant adorée qu’il regardait, avec quelle tendresse, s’éveiller à la vie, il jouirait du respect dont l’entourait son école, de l’admiration que les savants du monde entier prodiguaient à ses travaux, de l’affection que lui portaient ses amis. Il eût mérité des destinées aussi prolongées que celles du père dont il avait été l’élève, l’émule, le successeur et qu’il a dépassé d’une si puissante envolée. Le deuil qu’a causé sa perte a été d’autant plus profond qu’il était prématuré et que le brisement d’un bonheur domestique dont ce grand esprit, absorbé par sa tâche scientifique, avait connu trop tard les charmes apaisants, ajoutait à la douleur qu’apportait sa mort, une pitié respectueuse pour celle qui méritait si bien d’être associée à sa fortune. Du moins son œuvre demeure et elle l’atteste. Dans le rapide passage de l’existence, il est donné à peu d’hommes de fonder quelque chose qui dure. Le nom de M. Gaston Paris est attaché pour jamais à une science qui se développera sans doute, qui s’ouvrira sans doute des voies nouvelles, qui s’accroîtra de faits et de découvertes, mais qui toujours, en France, reconnaîtra pour son initiateur l’homme éminent que vous vous étiez plu à recevoir dans votre Compagnie, qui y avait pris une si grande place et qui y laisse de si justes regrets.