Réponse au discours de réception de Paul Valéry

Le 23 juin 1927

Gabriel HANOTAUX

Réception de Paul Valéry

 

Monsieur,

Vous êtes un auteur difficile. Le nombre est grand des personnes qui, vous ayant peu lu, ont décidé que vous ne pouviez l’être et se sont ainsi privées négligemment d’une des jouissances intellectuelles les plus fortes et les plus exquises de notre temps. Tel est le sentiment de l’Académie qui, en vous nommant, a surtout considéré, dans votre œuvre, cette recherche ardente de la forme, cette volonté de l’expression, qui vient d’une décision entière de l’esprit, cette résolution d’aller, par une telle recherche, jusqu’à l’extrême profondeur de la pensée, cette haute conscience et ce dur labeur qui, ne s’en tenant pas aux sujets faciles, s’épuisent à découvrir dans les sols les plus secrets de l’esprit humain, le métal le plus pur et le plus fin, et à le façonner, et à le sertir en un ornement précieux destiné à se transmettre comme un bijou de famille dans l’héritage des générations. Cet effort, cette difficulté vaincue, c’est le sacrifice à Vénus. Une vie entière s’y consume. Et c’est ce que l’Académie a honoré en vous appelant à siéger parmi ses membres : elle a mis au rang qui est le sien, un générateur vigoureux, quoique un peu altier, d’une nouvelle beauté.

Ce que fut votre vie, je le demanderai à votre œuvre car, vous vous êtes beaucoup creusé et médité vous-même : venu en un âge littéraire où la lassitude produisait l’énervement vous avez, comme d’autres parmi vos contemporains, tenté l’aventure d’une réforme absolue ; fuyant les sentiers battus, vous visâtes, comme eux, droit au sommet. « Jamais depuis la Renaissance, dites-vous, en parlant de ceux qui se consacrèrent avec vous au même labeur, un si grand goût du savoir, un si grand nombre d’expériences, une volonté si désintéressée d’élever le niveau des œuvres ne s’était observé, et le reproche que l’on nous a fait de nous écarter du public, l’accusation d’hermétisme, de préciosité, etc., sont les signes naïfs et irrécusables des sentiments que nous avions de la noblesse et de l’altitude de l’art. »

Mais la consécration de telles et si audacieuses entreprises n’est pas l’œuvre d’un jour : il faut que les générations s’élèvent pour qu’elles s’approchent des nouveaux sanctuaires ; il faut qu’elles se convainquent par une lente éducation qu’il ne s’agit pas de vaines idoles. C’est à Anatole France, à l’illustre confrère dont vous venez de célébrer la mémoire, que j’emprunterai la formule qui complète l’idée et ferme le cycle : « J’ai toujours pensé, dit-il, que personne ne produit des chefs-d’œuvre... Mais, que les plus heureux d’entre les mortels produisent parfois des ouvrages qui peuvent devenir des chefs-d’œuvre avec l’aide du temps. » Et n’avez-vous pas dit, vous-même : « Écrire, c’est prévoir » ?

Le mystère de la collaboration des foules à la création littéraire ou artistique qui leur est offerte est dans ces deux phrases rapprochées. Dispensateurs des secrets du génie, Anatole France et son successeur s’appuient l’un l’autre comme les deux pentes d’un toit dont l’arête les réunit dans cette journée qui leur est consacrée.

 

Monsieur, vous êtes né à Sète : votre père, originaire de Bastia et qui appartenait à cette famille de navigateurs dont la compagnie est si connue dans les échelles méditerranéennes, était, dans cette ville, fonctionnaire des douanes. Votre grand-père maternel, qui appartenait à une illustre famille génoise, s’enrôla, à l’âge de quinze ans, dans les armées de l’Empereur, fut blessé à Ligny et acheva ses jours en qualité de consul à Sète. Et c’est ainsi que les deux familles et les deux races s’unirent.

Votre enfance est un éblouissement devant la mer. Une mer, la Méditerranée, une île, la Corse ! Fermant les yeux, je ne puis m’imaginer, pour vous, un autre horoscope que celui qui s’accomplit tout le long de votre destinée ; et je vois, à la pointe d’un cap blanc tombant à pic sur les eaux, l’un de ces hommes de la mer, nerveux et tanné par le soleil, grattant, durant de longues heures, la corde sonore et lançant à l’infini l’appel strident de la connaissance, du caprice et du rêve. Puisqu’il faut vous citer souvent, c’est à vous que j’arracherai l’aveu : « Homme toujours debout sur le cap Pensée à s’écarquiller les yeux sur les limites des choses et de la vie ! »

Votre sang est plein d’antiquité et vos obscurités pleines de lumières, comme un de ces crépuscules que contemple la Corse, la face tournée vers l’Occident, où le ciel, infini, gonflé de ces lourds nuages roses qui prolongent si longtemps le jour, a appelé, de tous temps, l’ambition des navigateurs et les ailes éployées des blanches caravelles.

« Enfant, m’avez-vous conté, j’ai vécu par l’imagination. J’avais horreur des jeux violents. Très impressionnable, j’ai beaucoup souffert de cette sensibilité »... Vous lisiez beaucoup. Les nerfs de l’enfant commençaient à ployer sous le fardeau prématuré d’une vie déjà grave.

Et ce fut le collège ! Pauvre oiseau du rivage mis en cage, vous vous repliâtes sur votre rêve perdu et vous commençâtes à creuser en vous et à l’infini. Vous méditiez déjà que vous pensiez à peine.

Ce premier collège permettait du moins, à vos yeux, la fuite vers les espaces : « À mi-côte de la montagne Saint-Clair, sur laquelle la ville est bâtie, écrivez-vous, il domine le port ; les cours de récréation s’étageaient en terrasses : d’où la mer, les entrées et sorties des navires... » « Les choses de la mer, j’insiste avec vous, le spectacle d’un port, les bateaux sous les fenêtres furent la nourriture de mes yeux dans les premiers temps, — après lesquels ils ne voient que par effort. »

Sur la pente de la colline s’étend le « Cimetière marin ». C’est là que les vôtres reposent.

En ce premier collège, vos jours s’écoulèrent, inintéressés jusqu’en 1884, où vous dûtes quitter Sète pour Montpellier. Là, ce n’était même plus le collège familial ; c’était le lycée ; il vous a laissé le souvenir d’un trou noir : « Les cours du lycée sont des puits. »

Si je vous en crois, vous fûtes un élève fort médiocre. Votre pensée retournait vers l’horizon absent. Vous aviez un désir passionné d’être marin et vous en avez conservé cette connaissance, cette amitié des choses de la mer, cette saveur, cette odeur d’embrun que respirent vos vers. N’étiez-vous pas un Valéry ? Que vous importait le programme des classes, — « l’enseignement le plus plat avec, pour découverte, au bout, le bachot » ?

Votre père se refusait à votre vocation : vous cherchâtes la haute mer et vos découvertes ailleurs. « Je me fis peu à peu une vie intérieure de ma façon ; je lus beaucoup de Hugo, de Gautier. On commence par le pittoresque. »

C’était 1886. Victor Hugo venait de mourir. Le Parnasse était à son apogée. Une génération nouvelle se reprenait à la vie et à l’espérance. Cependant, votre jeunesse ardente restait pleine de mélancolie et ces jours, qui étaient des jours de résurrection, vous paraissaient ternes. Vous n’aviez pas vécu qu’il vous ennuyait de vivre.

En manière de consolation, vous vous plongeâtes dans l’architecture : « En seconde, écrivez-vous, je m’éprends de l’architecture au point de lire Viollet-le-Duc. Je conçois le dessein de faire le résumé du grand dictionnaire que j’entreprends avec copie de gravures et que j’abandonne avant d’en avoir fini avec la lettre A. » Et c’est, d’un coup net et comme une grenade éclate, votre destinée qui s’ouvre : l’architecture, le temple au bout du promontoire, le rythme de pierres fixant et cristallisant le rythme indéterminé de la mer.

Vous avez passé, enfin, cet examen, but et obstacle, et vous sortez du lycée. Vous ne saviez ce que vous vouliez faire : la vie d’étudiant, — d’étudiant en droit, — s’offrit à vous. Vous l’acceptâtes sans joie. Or, Barthole et Cujas vous devinrent d’un commerce inespérément agréable : « Tout se passait, racontez-vous, en conversations, promenades, quelques cours, après lesquels on allait disserter dans les beaux jardins de Montpellier, ou au café. » C’était, en un mot, la déambulation péripatétique, celle qui, dans ces villes paisibles, groupe en de longs bavardages, les hommes que hante la nostalgie du lointain. Mais votre « orme du mail », c’était l’arbre du midi, ce platane flagellé des vents, « haute profusion de feuilles », qui bientôt sollicitait vos vers. Et puis rentré au logis, dans l’ombre des chambres closes, encore des lectures, des lectures infinies, — mais autres.

« En septembre 1889, je lis À Rebours d’Huysmans qui me produit une impression énorme. C’était un manuel de l’art, de la littérature la plus « avancée » de cette époque. Les noms de Verlaine, de Mallarmé, de Villiers y figurent avec citations. Le mal littéraire faisait en moi des progrès étonnants en quelques semaines. »

Votre adolescence s’achève. Vous vous êtes essayé, dans le secret, à vos premiers vers. Le hasard vous rapproche de Pierre Louys, qui fondait alors une petite revue, la Conque. Il vous demande des vers et vous lui envoyez Narcisse parle... Aussitôt, un premier succès se dessine. Vous êtes loué dans le Journal des Débats ; André Gide vous envoie les poésies de Mallarmé. Vous découvrez Rimbaud. Dès lors, vous vous proposâtes, comme un but reculant toujours et toujours plus ardemment poursuivi, ce que vous avez appelé « les bornes de l’art d’exprimer ».

« Les deux poètes me désespèrent, écrivez-vous, l’un par la perfection, l’autre par l’intensité. » Au vrai, que trouviez-vous en eux ? Ce qui était en vous. Poète, vous marchiez de pair avec ces poètes. Narcisse avait parlé.

Vous êtes en pleine jeunesse, en pleine force. Vous prodiguez votre énergie intellectuelle. Les sciences, qui vous avaient rebuté dans l’enseignement de l’école, vous touchent d’un rayon soudain ; vous goûtez à tout ; et un goût se superpose aux autres, c’est la musique. Beethoven, Wagner s’emparent de vous. Nouvel élargissement ! La mer, l’antiquité, l’architecture, les nombres, la musique, l’attention, la méditation, voilà les sept cordes de la lyre. Tout vibre à la fois. Selon la classification de votre compatriote Auguste Comte, vous entrez dans l’âge poétique.

 

La poésie ! Oserai-je toucher un tel sujet, lutter avec l’ange... Il le faut ! Pardonnez-moi !

Vous ne l’avez pas oublié, Monsieur, nous nous sommes rencontrés chez un poète, chez José-Maria de Heredia. On m’a dit, depuis, que celui qui fut mon parrain ici, avait eu l’idée de demander à son ami, le ministre des Affaires étrangères, de vous attacher à son cabinet. Il n’a pas donné suite à ce projet. A-t-il bien fait, a-t-il mal fait ?... Vous seriez ambassadeur en quelque Amérique ; mais votre fauteuil vous attendrait... Le poète a vu juste. Il a eu la clairvoyance supérieure des poètes.

J’étais, alors, tout au Parnasse ; j’étais de ceux qui recueillaient, sur les lèvres des hommes, les sonnets qui ne furent réunis que plus tard dans le volume des Trophées. Je goûtais les vers de Verlaine... J’en étais là quand la lecture hasardeuse de quelques-uns de vos vers me convertit, comme par une illumination soudaine, à la poésie difficile. Je vins vers vous de moi-même, d’un mouvement spontané, sans préparation, — je ne dis pas sans effort. Je fus pris, que sais-je ? par l’harmonie, par le rythme, par le chant, par le je ne sais quoi de racinien qui amollissait toute velléité de résistance ; et puis, par l’énigme, par une sorte de grandeur obscure qui m’envoûtait. J’aimai cette musique pénétrante et je m’abandonnai à ce sortilège.

Dans la Connaissance de la Déesse vous exprimez, mieux que ne le pourraient faire vos premiers admirateurs, ce qui les attirait vers vous. Vous définissez le retour vers un art rationnel et classique qui, tout à coup, orienta, dans une direction nouvelle, le magnifique cycle poétique français du XIXe siècle finissant : « Je veux dire, écrivez-vous, notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art, vers une beauté toujours plus consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous sujets et des attraits sentimentaux vulgaires comme des grossiers effets de l’éloquence... La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles... »

Pierre Louys vous avait conduit chez Mallarmé. Il m’est impossible de faire un pas de plus sans me heurter au symbolisme. Le symbolisme a obtenu deux fois les suffrages académiques, puisque le grand poète qui a été pour vous un fidèle camarade de lettres vous a précédé parmi nous. Le symbolisme est sans définition. Vous avez dit, vous-même : « Il ne contient que ce qu’on veut. » Constatant un fait plutôt que présentant une explication, vous dites encore : « Ce qui fut baptisé symbolisme se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de reprendre à la musique leur bien... » Et je me demande si c’est encore cela ou si les symbolistes ne s’en tenaient pas, tout bonnement, à réclamer le privilège qui avait été accordé à la musique, quelque vingt années plus tôt, de rénover l’art, de le transformer, de rompre avec un passé épuisé en offrant, à la joie humaine, de nouvelles et plus complexes sonorités. La révolution musicale vous apportait, en plus, l’exemple d’un vocabulaire à la fois plus riche et plus strict. Vous entendiez être des trouveurs de trésors par la plongée dans l’expression et non pas seulement des harpistes de sentiment et des émailleurs impeccables. On a parlé de poésie pure. La poésie pure, qui coule de source, qui est une prière, un cri, est-ce bien la poésie absolue qui est la vôtre et que vous avez définie, vous-même, « une étrange mathématique réalisée » ?

Je ne m’attarderai pas au débat et, devant ce public si sensible et si averti, j’essaierai d’aborder le problème de front et textes en mains, comme disent nos confrères philologues : car il s’agit d’un problème de haute philologie : quelle proportion de clarté supporte la poésie hermétique : j’en veux juger d’après celui de vos poèmes qu’on a baptisé, non sans raison, « le plus obscur de la littérature française », la Jeune Parque.

La Jeune Parque, c’est, à mes yeux, le vague songe d’un poète et d’un philosophe qui sent se poser en lui le problème de la mort et de la vie, et qui, à la manière antique, interroge la déesse. La déesse est une Parque : mordue par le désir, elle veut vivre l’énigme que le destin lui propose : elle vient sur la terre. Quel choix fera son immortalité ? Sera-ce la vie ? Sera-ce la mort ? Elle s’éveille en la nuit sombre ; le ciel est plein d’étoiles. Elle contemple, elle soupire, elle interroge, elle s’interroge. Tout lui est spectacle, émerveillement, séduction. Acceptera-t-elle la vie ? Donnera-t-elle la vie ? Son corps nouveau est fait pour l’amour.

Devant la splendeur du monde, elle s’étonne :

Tout puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel,
Vous qui, dans les mortels, plongez jusques aux larmes,
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille ?

Le jour se lève, la lumière se répand et après un examen circulaire et poignant, son ignorance s’éclaire. Elle voit. Elle sait. Elle refuse et se refuse :

...Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !
Chaque baiser présage une neuve agonie...
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs,
Des mânes impuissants les millions amers...
Non ! souffles ! Non ! regards, tendresses ! ... mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non ! Vous ne tiendrez pas de moi la vie ! Allez,
Spectres ! Soupirs, la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres !
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous l’esprit sinistre et clair...
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !

 

Elle a fui. Mais en rêve, je ne sais quel retour et quelle volupté endormie la rappellent encore. Parque, elle reprend son fuseau agile ; mort et vie alternent sur la roue, fleurissent et se remplacent dans la lumière, dans la nuit.

Je n’entreprends pas d’expliquer tout, je n’entreprends pas de comprendre tout. Mais, pourquoi me refuser à la douceur du rythme, au bercement d’une harmonie où toute la musique de la langue chante ; comment me dérober à l’incantation mystérieuse qui me tient en ses charmes ? Le précieux n’est pas interdit aux inspirations vigoureuses : il ne manquait pas à Corneille. La satiété du joli, du facile, le dégoût du poncif calqué et recalqué, un certain besoin de raffinement et de secret, une pudeur de l’art sont au principe de toute réforme.

 

Ce sentiment du rare et de l’achevé qui étonne d’abord la foule, mais qui remplit d’allégresse une élite, anime une autre partie de votre œuvre, celle qui est consacrée à la science et à la philosophie : les vers et la prose sont votre double et éclatante armure ; votre patience volontaire et obstinée entend avoir raison du siècle par l’étincellement imprévu d’une double obscurité. Vous trouvez, dans l’Eureka d’Edgar Poe, un excitant scientifique, une rigueur, une précision dans l’indéterminé qui vous subjuguent. Vous êtes en pleine crise intellectuelle. Une crise morale l’a produite. Vous écrivez sur vos notes : « Voyage en Italie. Désespérance. Nuits extralucides. » Et enfin, le cahier confidentiel atteste une décision césarienne : « Je fais mon 18 brumaire ! »

Je comprends que votre vie s’est repliée sur elle-même et sur une sorte de parti pris désespéré quand la grandeur de la tâche et sa difficulté vous apparurent. En 1892, vous vous installez définitivement à Paris. Pendant de longues années, silence et méditation. Vous tendez l’arc des mathématiques pour exercer vos forces, pour faire vos muscles. C’est en vain que vous prenez goût à la vie et au monde : rien n’amollit le dur métal de vos résolutions. Vous fréquentez chez Heredia. Schowb vous apprend l’érudition ; vous suivez les concerts Lamoureux. Et c’est toujours ce silence obstiné. Tout tourbillonne en vous et autour de vous, tout vous oppresse, l’art, la pensée, la science, le monde, la politique même. Plusieurs voyages en Angleterre. Votre vision s’élargit.

Nulle exigence, d’ailleurs, nulle ambition. Une modestie charmante conjure avec vos tourments. Pour suivre le conseil de Huysmans et dans l’espoir d’une vie unie sans tracas ni fracas, vous entrez dans les bureaux du ministère de la Guerre. Vous vous pliez à la loi commune ; vous fondez un ménage. L’art vous entoure par le choix que vous faites. Avec le soutien et le devoir d’une famille, vous participez aux joies et aux soucis de l’existence. La lassitude de la besogne machinale vous vient ; vous quittez le ministère ; et les circonstances vous mettent à un admirable poste d’observation, au secrétariat de la direction de l’Agence Havas. De là, les yeux mi-clos, vous écoutez le murmure universel. La Nouvelle vibre pour vous d’abord. C’est toute l’humanité qui vient en houle, déferler à vos pieds. Nous voilà loin de la science et de la philosophie... Pas du tout. Nous y sommes, précisément.

« De 1900 à 1913, écrivez-vous, je poursuivais des études bien abstraites où je voudrais bien revenir. Je dois à ces recherches, tout éloignées d’un dessein de publication, une certaine manière de penser... Études sur l’attention, sur le rêve et la veille, sur le temps, le nombre, le langage. » Cette recherche de la pierre philosophale qui vous passionne est trop difficile pour moi et je dois m’en tenir à ce qu’il m’est loisible d’aborder ici : La Préface d’Eureka, La Soirée chez M. Teste, L’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci sont les jalons de cette enquête conduite par une vaste inquiétude et qui, après un énorme circuit, en revient à son point de départ, —, une négation. Vous avez cherché et vous n’avez pas trouvé !... Voulez-vous toute ma pensée, Monsieur : dans cette première moitié de votre vie, vous n’avez livré et satisfait que la moitié de vous-même. Vous vous êtes dépensé, vous avez creusé jusqu’aux couches profondes, vous avez jeté de puissantes fondations, vous avez posé quelques pierres d’attente. Et c’est tout ! Il couve en vous quelque chose que nous attendons.

Comment ne songerais-je pas à cette étude sur Descartes dont vous m’avez entretenu si souvent ? Comme lui, vous avez fait table rase ; il faut achever maintenant, et faire comme lui encore : construire. La logique, de votre carrière, le nombre de vos admirateurs, ce public, multiplié de jour en jour, qui, de partout, a les yeux tournés vers vous, réclament cela de vous. Que dis-je ? Écoutez-vous vous-même ! Le morceau qui, marquant les ultimes étapes de votre pensée, va le plus loin dans le domaine de la connaissance, l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, qu’est-ce autre chose qu’un appel au « Constructeur » ?

Vous abordez, à propos de Léonard, le problème de l’homme universel : mais, de votre propre consentement, l’homme universel ne s’achève et ne se couronne que par l’action, la création.

Au-dessus du troupeau des vivants et mourants parait, à la fortune des siècles, un de ces êtres extraordinaires dont le trop plein d’amour de la puissance divine fait largesse à l’humanité. Les anciens le nommaient héros, demi-Dieu ; l’Église catholique, saint ; les temps modernes, surhomme. Séduit par l’énigme de cette apparition, vous avez considéré Léonard. Par lui, vous vous êtes trouvé conduit, peu à peu, au-dessus de la sphère des raisonnements, des calculs, des énigmes. Par lui, vous avez touché du doigt, si je puis dire, le positif de la réalisation et la vanité de l’abstraction. Car, le génie qui vous attirait, s’il a des divinations prodigieuses, est, avant tout, un artiste, artifex : il y a quelque chose de plus grand et de plus mystérieux que l’écriture renversée où il cachait les secrets de ses découvertes, c’est le sourire de la Joconde.

Léonard vous a poussé ainsi jusqu’aux bords où les navigations de l’esprit prennent pied sur terrain ferme : il a mis votre esprit en gestation de l’acte : « Celui, dites-vous, qui n’a jamais saisi, même en rêve, le dessein d’une entreprise..., qui n’a pas connu l’enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison de la conception... celui qui n’a pas regardé, dans la blancheur de son papier, une image troublée par le possible, celui-là qui n’a pas vu dans l’air limpide, une bâtisse qui n’y est pas..., celui-là ne connaît pas, — quel que soit d’ailleurs son savoir, — la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle du fait conscient de construire. » « Me voici, dit le Constructeur : je suis l’Acte. »

Léonard vous convie, Monsieur, comme vous a convié Descartes. L’un et l’autre, ils vous somment d’exécuter et de vous exécuter. Pourquoi tarder ?

Mais, voilà qu’un génie irrité se met, une fois encore, en travers : le doute vous reprend. Moment tragique ! Vous luttez contre vous-même. Vous vous blessez de vos propres armes. Vous jetez derrière vous les pierres que vous avez ramassées en marchant... Et il en naît un homme. C’est M. Teste.

M. Teste restera comme le fantôme, produit d’un rêve acharné et de la désespérance de vos nuits, qui a reçu la confidence de vos exils, la plainte de vos ennuis, le choc de vos vocations barrées, la plainte de vos aspirations refoulées. Étrange personnage d’une force et d’une originalité singulières, d’une insociabilité intellectuelle voulue et tendue, d’un pessimisme atroce, que le regard jeté sur le monde exaspère et tourne à la colère, Alceste fatidique qui a traîné sa guenille jusqu’à l’entier épuisement et qui, après avoir tué la marionnette, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas la sèche raison, en arrive, à force de raisonnement, à une sorte de déraison supérieure et méprisante. Page admirable et détestable, la plus décourageante et décevante des pages, si elle ne portait, au revers, une autre page autrement douce et accessible où votre cœur panse la plaie qu’a faite votre esprit : c’est la Lettre de Madame Émilie Teste, — Animus et Anima, a dit celui de nos confrères qui a reçu la confession d’Émilie. Oui, si Anima veut dire l’âme et le cœur, l’esprit et la froide raison restant de l’autre côté.

Teste est dur à lire, Monsieur, et cette touchante Émilie, elle-même, n’est pas des plus faciles. Mais comment se fait-il qu’il soit impossible de vous quitter tout à fait quand une fois on vous a approché ? Votre bonne volonté et votre bonne foi ne peuvent être mises en doute, pas plus que la puissance de votre séduction. Ne vaut-il pas mieux, tout compte fait, vous en croire et vous accepter, vous comprendre — à tout risque — puisqu’on trouve en vous une déclaration si sincère et si forte en faveur de la lumière et de la clarté : « Mais, moi, dites-vous, je suis désespéré d’affliger ces amateurs de lumière. Rien ne m’attire plus que la clarté. (Qui n’admirerait ce ferme propos ?) Les ténèbres que l’on me prête, continuez-vous, sont vaines et transparentes auprès de celles que je trouve un peu partout. Heureux les autres qui conviennent avec eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement. Ils écrivent, ils parlent sans trembler... Je suis fait véritablement, mon ami, d’un malheureux esprit qui n’est jamais bien sur d’avoir compris ce qu’il a compris sans s’en apercevoir... »

Allons ! Vous avez cause gagnée. Vous êtes clair, Monsieur, j’y consens. J’essaierai donc de démêler votre pensée en vous suivant pas à pas. M. Teste a reçu d’Émilie la réponse du cœur, Léonard vous a imposé l’objectif de la construction et le devoir impérieux de la création. Mais, soudain, l’étude d’Euréka vous porte plus haut encore : « L’Univers, dites-vous, est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité. » Magnifique vue sur le don fait au poète et qui triomphe du raisonnement lui-même !...

Laissez-moi, Monsieur, achever, en m’élevant avec vous, sur une espérance et une parole de foi : « Un instinct, dites-vous, qui tient peut-être à notre structure verticale, peut-être le sentiment que nos destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés et que toute vie terrestre dépend,... tourne inévitablement les hommes vers le zénith du lieu, vers le haut. Exhausser, exaucer sont le même mot. »

Va pour « le phénomène très éloigné », si un autre mot vous effraye, et relevons comme vous le faites, vous-même, le sentiment de Kant « joignant l’inspiration qu’il a d’une morale universelle à la sensation que lui causait le spectacle du ciel étoilé ». Et nous voilà tout près du but !

Achevez, Monsieur, poussez ! Ne laissez pas votre Descartes interrompu ! Ne vous satisfaites pas de la « table rase », pas plus qu’il ne s’en est contenté lui-même ! Acceptez, dans votre esprit, comme vous l’avez fait dans votre âme et dans votre cœur, le « mystère de la grandeur du ciel étoilé », et nous serons, vous et nous, dans les deux sens du mot, exhaussés.

 

Vous êtes arrivé au plein de votre carrière, si souvent traversée. La guerre vous prend à l’âge où les territoriaux gardent les voies et la convocation vous retient à peine. En 1917, la Jeune Parque paraît ; tirée à 600 exemplaires, l’édition est épuisée en trois mois. Charmes s’élabore. Le volume est publié en 1921 ; vous êtes sacré poète, le poète de la génération qui reçoit, des mains de la victoire, la tâche de l’après-guerre. Un groupe d’admirateurs et d’amis se forme autour de vous et vous aide à supporter, parmi les peines de l’existence, le pire de tous les maux, la souffrance de ceux qu’on aime. Car cette gloire à son aurore ne va pas sans de longues ombres.

Mais, il y a aussi, dans l’acclamation sourde qui gagnait de proche en proche comme un murmure confidentiel, je ne sais quel adoucissement. Des mains se tendaient ; les salons s’ouvraient ; une élite vous recherchait. Les capitales de l’esprit se répétaient votre nom. Votre sagesse, votre douceur, votre aménité, la finesse socratique que vous tenez des belles races qui s’unissent en vous, développaient peu à peu les conquêtes de l’amitié. L’oiseau de Minerve se met à voler dans le grand jour. M. Teste découvre l’humain dans l’humanité.

C’est alors que le grand passé dont vous êtes le fils monte de votre sang à vos lèvres. Vous laissez l’âge philosophique et vous entrez dans l’âge historique. À partir de ce moment, toutes vos œuvres sont belles, Monsieur, et, grâces en soient rendues à l’Histoire, elles sont claires.

L’Histoire ! Pourtant, vous êtes dur pour elle. Honorant de votre adhésion rapide un paradoxe né dans des pays un peu jeunes ou que vous ont suggéré, peut-être, des novateurs un peu vieux, vous écrivez : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré »... Je n’entreprends pas de défendre l’Histoire dans une enceinte où elle occupe une telle place. L’Histoire est la mémoire des générations. C’est l’Histoire qui distingue la société des hommes de la société des bêtes. C’est l’Histoire qui a construit la Civilisation. On ne peut concevoir l’Intelligence sans la Mémoire ni la continuité sociale sans l’Histoire.

Vous-même, Monsieur, qui parlez si rudement de l’Histoire, vous êtes tout Histoire. Votre Méditerranée, votre architecture, votre Socrate, votre Platon, votre Descartes, votre La Fontaine, votre Racine sont Histoire. L’âge où, d’après vous-même, vous voudriez vivre, où le choisissez-vous ? Dans l’Histoire. J’évoque contre vous, vous-même et cette admirable page d’histoire qui prouve que vous ne respirez qu’Histoire : « Que si les Parques eussent donné à quelque homme libre, de choisir entre tous les siècles connus celui de ses préférences, pour y faire son temps de vie, je m’assure que cet heureux homme eût nominé le temps même de Montesquieu. Je ne suis pas sans faiblesse, je ferais comme lui. L’Europe était alors le meilleur des mondes possibles ; l’autorité, les facilités s’y composaient ! la vérité gardait quelque mesure ; la matière et l’énergie ne gouvernaient pas encore directement ; elles ne régnaient pas encore. La science était déjà belle et les arts très délicats ; il restait de la religion. Il y avait du caprice et suffisamment de rigueur. Les Tartufes, les stupides Orgon, les sinistres « Messieurs », les Alceste absurdes étaient heureusement enterrés ! les Émile, les ignobles Rolla étaient encore à naître. On avait des manières même dans la rue. Les marchands savaient former une phrase. Jusqu’aux traitants, aux filles, aux espions et aux mouches qui s’exprimaient comme personne aujourd’hui. Le fisc exigeait avec grâce. » Ah ! Monsieur, que l’Histoire, sous votre plume alternative, exerce de séduction ; et que c’est bien la douceur de vivre caressée par la douceur de lire !

Plus votre œuvre se développe, plus elle devient historique : c’est ce grand morceau sur la « Méthode allemande » que vous avez écrit avant la guerre ; c’est ce morceau sur le « passé de la France » qui va paraître et dont j’ai eu la rare primeur ; c’est l’Adonis de La Fontaine où l’âge classique est honoré par un nouveau classique ; c’est votre Léonard, tout plein de l’esprit de la Renaissance. Il m’amuse de trouver en vous un confrère, un grand, confrère, un illustre transfuge de la philosophie à l’Histoire.

Et c’est l’Histoire enfin qui me prend par la main et me conduit vers Eupalinos. Eupalinos est le chant de votre nature, de votre sang, de votre race. Cet entretien de demi-dieux résonne de tout ce qui s’est amassé en vous ; les nombres, les rythmes, le mouvement, le monument. Socrate parle et il considère, sub specie aeternitatis, ces petites danseuses aux mollets durs qui pivotent sur l’orteil : « Qui sait quelles lois augustes rêvent, ici, qu’elles ont pris de clairs visages et qu’elles s’accordent dans le dessein de manifester aux mortels comment le réel, l’irréel et l’intelligible se peuvent fondre et combiner selon la puissance des muses ? »

On touche là votre philosophie du doigt et elle vibre, sous l’ongle, comme un marbre. L’homme est un créateur et en lui se capte et par lui s’achève le travail des « phénomènes éloignés ». Ceux-ci ont confié à l’intellect de l’homme, le secret du nombre, la puissance de la pensée, le droit à l’achèvement, la capacité de prolonger le signe qui a donné le branle à l’Univers. La nature n’a créé ni la géométrie, ni la moulure, ni l’harmonie, ni le temple : elle en cache, au fond de son magma confus, les éléments indistincts. Mais l’homme vient et, agissant par délégation, il arrache tant de beautés nouvelles, tant de découvertes inouïes au silence et à l’avarice des choses ; elles n’existent que par lui, ne s’accumulent et ne se développent que par lui : elles lui appartiennent en propre.

Ce poème de la création humaine, et de la construction humaine, du rythme humain en harmonie avec celui des astres, est bien vôtre. Par la familiarité d’un homme d’aujourd’hui avec ces hommes d’hier, Socrate et Platon, il rattache tout le développement intellectuel européen à une seule et même lignée et vous en êtes l’héritier naturel : poète, philosophe, docte de toute doctrine, vous apparaissez ce que vous êtes vraiment et en bon Méditerranéen, un humaniste. Humaniste, mot magnifique, et qui met les lettres en service, — au service de l’Humanité.

Anatole France était, lui aussi, et avant tout, un humaniste ; ainsi, la séance où il m’est donné de vous recevoir s’affirme dans sa forte unité.

Essayant de ramasser dans ma pensée les traits qui vous caractérisent, vous et votre illustre prédécesseur, je ne me demande pas si vous êtes, l’un ou l’autre, un poète, un romancier, un philosophe, un historien. Vous êtes, l’un comme l’autre, chacun selon son temps et sa naissance, des quêteurs de forme, des trouveurs de verbe. Votre affaire, c’est la langue ; votre œuvre c’est d’accroître les puissances de l’esprit humain en lui apportant l’achevé de l’expression. Vous, Monsieur, vous n’êtes satisfait que quand vous avez martelé l’idée jusqu’à en faire un acier bruni et veiné d’or ; Anatole France n’était satisfait que s’il l’avait coulée en un pur cristal. Vous êtes né sur les bords de la mer : Anatole France est né sur les rives de la Seine. Vous avez vu le jour devant l’horizon infini et vous avez été bercé au chant des sirènes : Anatole France a ouvert les yeux devant le ciel dentelé de la plus chantante des capitales : « J’ai été nourri sur les quais où les vieux livres se mêlent au paysage. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J’admirais ingénument le miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte des bateaux en reflétant le ciel et, la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses... »

Malgré tout, on n’a jamais entendu dire qu’Anatole France ait eu envie de se faire marin. Sa nonchalance urbaine s’acoquina à ces boîtes des bouquinistes qui n’embarquent jamais quoiqu’elles paraissent disposées pour les longs voyages. Fils de libraire, il resta fidèle aux quais, aux boîtes et aux livres.

Par un vent léger, la poussière se lève et s’enroule en de souples tourbillons ; les premières feuilles du printemps s’ouvrent et étincellent : main oisive d’un passant caresse la tranche d’un livre fané ; sur le trottoir, des trottins trottinent ; des académiciens passent ; un vieux cocher mène un vieux fiacre : tel était « le bord de l’eau » au temps où commençait à y « respirer le jour », le jeune Thibault, fils d’un libraire qui avait été garde du corps du roi Charles X ; telles étaient, « sous les peupliers d’or », les belles rives que nous avons encore connues et aimées, et qui, vers le milieu du siècle dix-neuf, souriaient au fils de leur site et de leur esprit. L’enfant essayait ses premiers pas dans cet angle de terre que limitent le jardin légué par Marguerite de Valois aux bonnes dames de Paris, l’hôtel où Racine aima la Champmeslé, et celui où Voltaire est revenu mourir.

Quand le temps le permettait, l’enfant descendait, tenu à la main par la vieille Mélanie : si l’on tournait à gauche, l’on donnait le bonjour à Madame Petit, la marchande de lunettes, qui siégeait en plein air, (à moins que ce ne fût Monsieur Hanche, car il y a les deux versions) ; si l’on tournait à droite, on s’arrêtait devant les gravures de Madame Letord qui étalait le long d’une palissade de bois. Ces images remplissaient l’enfant de surprise et d’admiration, spécialement les Adieux de Fontainebleau, la Création d’Ève, la Montagne qui présente l’aspect d’une tête d’homme, la Mort de Virginie.

Depuis ces jours de la Vie en fleurs jusqu’aux jours récents où le « petit Pierre », devenu Anatole France et maréchal des Lettres, repassait sur le même quai pour se rendre aux séances de l’Académie et risquait sa vie au saut de la rue Bonaparte, le pas encore leste, la barbe de neige, ayant-sur sa figure toujours obligeante, ce sourire indéfinissable, le sourire de Paris, blésant cependant de la voix comme il biaisait du corps, l’homme, le grand homme que boutiquiers et passants se désignaient du coude et du regard, avait vu bien des choses.

Guidé par une grande affection, il était entré dans un monde ; il avait vu Florence et Venise, la Grèce et les Cyclades ; même, tenté par les beaux voyages, il avait touché terre en Amérique ; finalement, il avait établi ses pénates au bois de Boulogne et trouvé un asile souriant sur les bords de la Loire. Mais, le cycle achevé, il s’était retrouvé le même ; ayant changé de rivière, il n’avait pas changé d’âme. Le Paris de sa naissance était en lui à jamais. On le retrouvait, comme ci-devant, ami des livres, des boîtes et des horizons restreints.

Dans son œuvre immense, tous les aspects des choses s’étaient reflétés ; mais, pour son plaisir, il venait se chauffer les pieds au bon feu flambant de la rôtisserie de la Reine Pédauque et prêtait une oreille complaisante aux propos philosophiques et vains de Jérôme Coignard. L’auteur de Thaïs, l’historien de Jeanne d’Arc, le vigoureux satirique des Dieux ont soif, le navigateur de l’Ile des Pingouins, faisait de M. Bergeret le héros de l’Histoire contemporaine. Humoriste et humaniste, il restait du troupeau d’Érasme et de Rabelais, et ne séparait pas le génie latin du quartier latin.

De conséquence, à chaque détour de sa vie et de son œuvre, la contradiction le guettait. Et cela ne le gênait pas davantage. L’esprit de l’homme n’est-il pas le lieu géométrique de toutes les contradictions ? Montaigne n’a-t-il pas dit : « Que sais-je ? » Pangloss est stupide avec son « Tout est pour le mieux »... Don Quichotte et Sancho sont complémentaires. La contradiction est le nerf du dialogue ? Ariel s’oppose à Caliban. Et puis, tout cela est littérature : « Il n’y a guère d’esprit étendu qui ne renferme de nombreuses contradictions », disait-il avec une sorte de lassitude : et on eût cru entendre parler Renan.

Cependant, au-dessus de cette œuvre aux cent aspects divers qui est la sienne, quelque chose luit, éclaire, affirmant le modelé et le relief d’une vivante unité : c’est la langue. Ne cherchons pas ; ne compliquons pas : Anatole France, c’est l’écrivain ; c’est l’écrivain français, l’écrivain de Paris. La lumière, la grâce, l’allégresse, l’entrain, la verve, cette allure, ce dégagé et cette maîtrise de soi, ce je ne sais quoi qui amuse, qui caresse et qui, soudain, réveille, fouette le sang, fait tourner les têtes et les girouettes, c’est le vent de Paris. De toute la France, j’allais dire de tout l’Univers, il vient souffler en ce carrefour et c’est là qu’il s’allège, se purifie, s’apaise, pour la joie de l’esprit et le sourire des Dieux.

Comment cette raison, ce bon sens, cette largeur dans l’idée, cette profondeur dans l’observation, cette intensité dans le regard ingénu, cette pénétration par jeu jusqu’à la connaissance des origines et des causes, comment cette mesure enfin, qui est la condition même de l’excellent dans les œuvres humaines, comment tout cela vient-il s’achever en belle humeur, en plaisir sans amertume, en douceur d’être et de se communiquer, principes de la sociabilité et de l’urbanité françaises ? Comment la mélancolie elle-même, se résout-elle si gentiment en une acceptation résignée ? Comment la rose est-elle sans épines et l’esprit sans dard ? Cet heureux tour des choses vient de la langue et de ceux qui l’ont faite à longs essais séculaires ; c’est le propre du dialecte, gonflé d’histoire, qui se parle de Notre-Dame aux piliers des Halles en passant par le Pont-Neuf.

Anatole France, Parisien comme Molière, comme Regnard, et comme son voisin, le fils du notaire Arouet, est, à son tour, le bon ouvrier de cette conquête pacifique que Paris accomplit de jour en jour et qui a répandu par toute la planète le « dit de Jean de Paris ».

Son ingéniosité créatrice, sa pénétrante acuité, la pureté et la netteté de son style, sa fantaisie même, ses caprices, ses virevoltes, ses audaces, tout cela tempéré, contenu, par une admirable surveillance de soi, ajoute à la somme du beau qui rayonne sous le soleil et transpose jusqu’en nos temps sombres le mythe éclatant de la Vénus créatrice : la fleur des choses épanouie aux yeux des mortels, c’est la vénusté.

Quand Anatole France parut, la langue allait s’alourdissant dans la traînée oratoire du romantisme ou se matérialisant dans la vulgarité naturaliste. Il fut envoyé pour maintenir ses qualités essentielles, la fluidité et la clarté.

Champion de ces vertus, il ne montre nulle indulgence, je dois le reconnaître, pour l’école littéraire dont vous venez de vous réclamer, Monsieur, le symbolisme. Il écrivait : « MM. José Maria de Heredia et Catulle Mendès ont beau me traduire à l’envi les sonnets de la nouvelle école, je n’y entends absolument rien. » Et encore : « Plus je vis, plus je sens qu’il n’y a de beau que ce qui est facile. »

De ce verdict, vous en avez appelé, Monsieur ; vous vous êtes énergiquement et loyalement rattaché à ceux qu’Anatole France condamnait et il se trouve que vous remplacez, ici, ce juge sévère de vos maîtres... Faut-il dire que l’Académie française, en vous nommant, s’est montrée, comme l’esprit humain, un abîme de contradictions ?...

 

Lorsque le Cardinal de Richelieu fonda l’Académie française, la mesure qu’il prenait était dans le cadre de ses desseins politiques. La langue française, moyen d’unité et moyen d’expansion, n’était pas fixée : un verbiage déréglé obstruait la poésie, le théâtre, les lettres et la pensée elle-même. La raison hésitait à se servir de cet instrument imparfait et peu s’en fallut que Descartes n’écrivît toute son œuvre en latin. La grossièreté du langage populaire était en rupture avec la gravité de la science et de l’histoire. Et c’est pourquoi le maître de l’unité française destina nos prédécesseurs à l’intendance de la langue, à l’établissement d’une norme, — la stabilité du langage étant, à son jugement, un des fondements de la stabilité de l’État.

Au temps même de cette création, un mouvement spontané de l’opinion s’affirmait dans le même sens, tant il est vrai qu’il s’agissait d’un intérêt national ; et, dans les salons des Précieuses, une élite se donnait pour mission de débroussailler et de dessouiller la langue. Des femmes, dont Molière allait railler, bientôt, les prétentions et le ridicule, furent, pourtant, les utiles auxiliaires d’une haute pensée et, quand leur autorité acceptée eut distingué « ce qui se dit » de « ce qui ne se dit pas », le langage apparut net et sain ; elles en avaient expulsé à jamais le vulgaire et le bas. Quand, enfin, le grand siècle en eut, avec son bon sens impeccable, banni le prétentieux et l’outré, la langue française, tout en restant celle du peuple, devint la langue des « honnêtes gens ». Du même coup, la France et la pensée française furent unies et achevées. Et les peuples étrangers eux-mêmes en acceptèrent le joug léger.

Par intervalles, d’autres heures reviennent dans notre histoire où ces larges et vigoureuses corrections et révisions sont nécessaires. Retrouver dans les ressources même de la langue, une langue renouvelée, à la fois plus souple et plus compréhensive, c’est une tâche qui s’impose aux hommes que passionnent les choses de l’esprit. Souffrant d’une décadence, aspirant à une restauration, ils cherchent ; parfois ils trouvent. N’étant pas toujours compris de leur temps, ils en appellent à l’avenir ; ils ont foi en ce verdict inconnu qui sera pour eux l’arrêt suprême. Mais, selon la parole d’Anatole France, « personne ne peut préjuger l’avis de la postérité ; elle sera ce qu’elle pourra, elle aimera ce qu’elle voudra ». C’est, cependant, sur cette révision générale de l’éternel procès littéraire, qu’ont compté autour de vous, tant d’esprits adonnés au culte du beau, fût-ce en la plus étroite chapelle, et ils en recueilleront l’honneur.

Quant à l’Académie française, selon la règle que lui a dictée son fondateur, elle a, de tous temps, apprécié, parfois couronné et accueilli ces belles ambitions et ces nobles entreprises. Tout ce qui tend à soutenir l’effort commun, tout ce qui contribue à l’achèvement de l’œuvre qu’elle poursuit elle-même avec une lenteur réfléchie, tout ce qui élève, ennoblit, purifie la langue, tout cela l’intéresse et l’attire et, si l’usage s’y soumet, elle l’admet.

N’est-ce pas l’esprit de son institution ? L’esprit de votre Descartes qui rompait avec l’École pour chercher, dans les sciences, les nouvelles procédures de la raison ? N’est-ce pas l’esprit de notre âge classique qui aiguisait le style étincelant et nu de Voltaire tandis que Saint-Simon maniait encore la lourde massue hérissée de pointes arrachée à la panoplie féodale ? N’est-ce pas l’esprit de la France en un mot, jamais immobile, jamais isolé, jamais fermé ?

C’est lui qui, confié à la langue, souffle du carrefour de Paris, sur tout l’Univers. Partout, il pénètre les âmes qu’il a une fois touchées. Il survivait au cœur des provinces séparées, maintenant réunies ; il vit sur ces terres lointaines d’où s’envolait vers Paris « l’oiseau blanc ». Le voilà qui fait de nouvelles et immenses emprises sur d’autres terres lointaines. Langue et esprit, partout unis, et, partout, une fois semés, s’enracinant et reverdissant.

C’est bien cet achèvement et élargissement de l’unité et des conquêtes françaises que le grand politique avait dans ses vues quand il créait l’Académie des Quarante. Mais, pour que des tels succès se confirment et se développent, il faut à la langue, sœur de l’esprit, non seulement la pureté et la fixité, il lui faut aussi, une vie, une richesse, une souplesse, une ampleur capables de répondre à l’exigence des temps nouveaux. Et c’est ainsi que le passé et l’avenir se rencontrent et se balancent parmi nous sans qu’il y ait contradiction : le passé offre de son expérience à l’avenir qui ouvre les horizons indéfinis.

À l’heure où nous sommes, l’humanité, à l’étroit sur cette planète Terre, devenue soudain si petite, l’humanité est comme en suspens. On ne sait quoi de grand ou d’extraordinaire se prépare et va naître. Le monde est aux écoutes et se tait dans une attente anxieuse. C’est vers ces lendemains, disputés entre le crépuscule et l’aurore, que nous nous tournons, Monsieur, en saluant, en vous, le poète des musiques inentendues, l’écrivain impeccable et secret, le philosophe aux clartés profondes.