Réception de Deny Cochin
Monsieur,
Vous êtes né sous une heureuse étoile. Tout, en vous, respire la joie de vivre : cette bonhomie, cette rondeur, cette simplicité savoureuse qui font le charme du discours que nous venons d’entendre, attestent la générosité, envers vous, de la nature et de la destinée. Une carrure athlétique qui fait craquer l’uniforme, une large barbe au milieu du visage, un teint vermeil fleurissant la palme verte, c’est l’allégresse, l’entrain, la santé.
Vous avez vanté, quelque part, comme le passe-temps que vous aimez par-dessus tous les autres, la chasse à courre, « ce plaisir entraînant et sain qui enchantait nos pères » ; et, puisque vous venez d’indiquer, comme la plus grande joie de votre vie, votre entrée parmi nous, vous me permettrez une légère rectification que je vous emprunte à vous-même : « Un vieil ami d’enfance, veneur passionné, m’a fait, dites-vous, à propos de je ne sais quel discours, le compliment qui, de ma vie, m’a été le plus sensible : « J’ai été content de toi, m’a-t-il dit, si content que je me suis « sonné un bien-allé à moi tout seul... » Après avoir entendu votre discours, les veneurs vos amis le sonneront, le bien-allé, à pleins poumons.
En vous accueillant, nous nous sommes ornés. Nous vous montrerons dans les cérémonies publiques, où l’on regarde les académiciens, pour prouver qu’ils ne sont pas, autant que l’on dit, cacochymes et valétudinaires. Aimant tous les sports, même les sports littéraires, vous réussissez dans tous. En vous nommant, l’Académie n’a pas oublié qu’elle ne se recrutait pas exclusivement parmi les hommes de lettres ; elle aime aussi les hommes d’éloquence et les hommes d’action. Tous les services rendus au pays relèvent de son suffrage. Non moins que vos ouvrages philosophiques, vos travaux scientifiques, votre conduite pendant la guerre, votre talent oratoire, votre rôle municipal et politique, tout a travaillé pour vous.
L’Académie a pensé comme l’excellent professeur Egger, au jour où, jeune candidat, ayant sur la poitrine la médaille militaire, vous passiez devant lui l’examen de la licence ès lettres. Le discours français était bon, mais le thème grec médiocre ; Egger vous dit : « Mon Dieu ! vous avez fait un bien mauvais thème ; mais, enfin, vous avez la médaille militaire, cela vous fera pardonner quelques solécismes. » Nous n’avions pas à vous examiner sur le grec et nous n’avions aucun solécisme à vous pardonner ; mais, tout de même, elle nous plaît, sur notre uniforme pacifique, votre médaille militaire.
Vous êtes né à Paris, rue Saint-Guillaume ; vous êtes, autant qu’on peut l’être, un Parisien : « Le clocher de mon village, disiez-vous, ce sont les tours de Notre-Dame. » Un Cochin, votre aïeul, était échevin de la ville sous saint Louis ; Charles Cochin fut membre de la municipalité sous François II, en 1560 ; les Cochin, fameux graveurs du XVIIIe siècle, sont, paraît-il, des vôtres, et c’est sans doute cet atavisme qui a fait, de vous, un de nos collectionneurs les plus originaux et les mieux avertis, et qui a donné, à votre frère, la sensibilité artistique et l’émotion poétique propres à l’historien de Fra Angelico et au commentateur de la Vita Nova.
Ai-je besoin de rappeler, qu’au cours de cette longue histoire, votre famille a obtenu un suffrage autrement précieux que le nôtre, celui des pauvres et des malheureux. Jean Denys Cochin, curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, mort en 1784, fut le fondateur de l’Hôpital Cochin. Dans la distribution de nos commissions, votre place est marquée d’avance : vous avez une compétence séculaire ; nous vous mettrons au « Montyon ».
Dès votre enfance, la gravité, la haute tenue morale, les traditions familiales, vous entourent. Soit à Paris, soit au château de La Roche, vous assistez aux conversations de famille où figuraient votre grand-père, Benoilst d’Azy, votre père Augustin Cochin, M. de Falloux qui a tracé de votre père un si éloquent portrait, Mgr Dupanloup, le Père Gratry, l’abbé Pereyve, Mme Anisson du Perron, le duc de Broglie, les Montalembert, les Ozanam, les Mérode, l’amiral Fourichon, Mme Swetchine. Tous les enfants n’ont pas de tels éducateurs !
La vie n’avait pour vous que des sourires, à l’âge où tant d’autres luttent et souffrent. Mais des circonstances terribles firent exploser en vous les vigueurs latentes. Vous veniez de terminer vos classes au lycée Louis-le-Grand. Là, par une autre faveur de la destinée, vous aviez eu, pour compagnons d’études, l’élite de votre génération, Vandal, dont vous nous avez parlé si éloquemment, Brunetière, Bourget, Auguste Gérard, Collignon, Saint-René Taillandier, Becquerel ; vous n’aviez plus qu’à passer le baccalauréat pour vous évader dans la vie, lorsqu’un jour, au château de La Roche, comme vous étiez derrière la grille qui longe la route, un nuage de poussière s’élève, des sonneries militaires retentissent : c’est le régiment qui passe. La guerre est déclarée ; les dragons partent pour la frontière. Ils vont au devoir, peut-être à la mort. Un trouble profond vous agite, l’enthousiasme vous saisit. Vous vous engagez et voilà comment se révèle, en vous, la première de vos vocations, voilà comment vous fûtes soldat.
Après quelques semaines d’instruction dans un régiment de lanciers, vous étiez attaché, en qualité de porte-fanion, à l’état-major du général Bourbaki. Vous fîtes campagne près du brillant et malheureux chef, de Beaune-la-Rolande à Villersexel. À Villersexel, vous eûtes la joie, l’illusion de la victoire. Mais, après Héricourt, Arcey, ce fut la retraite sur Besançon et votre jeunesse, enivrée d’action, reçut, alors, la plus cruelle des leçons, de ces leçons plus dures que celles qui avaient bercé votre enfance, de ces leçons qui pétrissent les âmes et ne s’oublient jamais. Vos yeux ont vu, sous les rigueurs d’un climat affreux, une armée française, — oubliée dans l’armistice qui mit fin aux hostilités, — se disloquer, fondre, disparaître dans l’impuissance et le malheur ; son chef désespéré cherche la mort qui le fuit. Le jeune porte-fanion assiste à ces choses ; il comprend que la vie est une chose rude : sa nature a pris conscience d’elle-même : elle a éprouvé la pitié pour les hommes dans l’amour de la patrie.
La guerre finie, de soldat vous devîntes diplomate, attaché au duc de Broglie, à l’ambassade de Londres ; mais, parmi vos aptitudes multiples, vous n’aviez nulle vocation pour la « carrière ». Votre exubérance robuste déteste les formes compassées et les lisières trop justes. Vous revîntes en France, en 1872. Tout en faisant vos études de droit, vous entriez dans le laboratoire de Frémy, puis dans celui de Schutzenberger, puis dans celui de Pasteur. Vous voilà chimiste ! Vous vous mariez à vingt-quatre ans, et vous voilà philosophe. J’essaye de suivre les rapides étapes de cette mobile carrière. On put croire que le génie de Pasteur allait vous fixer : cinq ans, vous vous penchez sur les cornues et vous apprenez le secret de la vie et de la mort.
J’ai dit que, déjà aussi, vous étiez philosophe : c’est à cette époque, en effet, que remonte l’élaboration des deux ouvrages qui sont vos titres littéraires devant nous et devant le public. En 1885, vous publiez l’Évolution et la Vie ; plus tard, en 1895, le Monde Extérieur.
Dans l’Évolution et la Vie, vous prenez à partie le positivisme de Comte, le monisme d’Haeckel et d’Herbert Spencer. Vous vous inscrivez en faux contre l’idée d’une seule évolution soumettant le monde minéral, le monde vivant, le monde intellectuel et moral à un développement enchaîné. Fidèle à la religion de vos pères, vous vous écriez : « Il est d’autres lumières ! » Parole d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur un exposé scientifique qui trouvait, dans l’application des découvertes de Pasteur, l’argument le plus pressant en faveur de votre conclusion métaphysique.
Cette conclusion n’était pas en désaccord, vous le saviez, avec la pensée du maître. Il m’est arrivé, plus d’une fois, — et c’est un des grands souvenirs de ma vie, — d’assister à des entretiens dont les deux seuls interlocuteurs étaient Pasteur et Taine. Parfois, la conversation se portait sur ces graves sujets. Taine, replié sur lui-même, ingénieux dans le doute, armé d’interrogations et d’objections, pesait ses paroles avec une précision méticuleuse, et, quelle que fût sa pensée, ne se découvrait pas. Il interrogeait. Sa méfiance métaphysique appliquait la méthode socratique, même à Pasteur. Celui-ci, dans l’ingénuité magnifique de sa croyance simple, se défendait mal, et, — je dis les choses comme je les ai vues, — le puissant raisonneur l’intimidait. Mais, à la fin, poussé dans ses derniers retranchements, il faisait tête et, en paroles hachées, irrésistibles, presque violentes, il proclamait le cœur plus vaste que l’esprit, la foi nécessaire à la science, le créateur nécessaire à la créature ; son génie, humble et fier à la fois, franchissait sans hésitation la limite qui arrête la recherche positive aux bords de l’illimité.
Les leçons de Pasteur sont le fond de votre livre, et j’ajouterai qu’elles en étaient alors la plus grande nouveauté. Ces hautes pensées faisaient de vous un écrivain et vous désignaient, dès lors, pour la place que vous deviez occuper parmi nous.
Je ne vous accompagnerai pas dans le sévère développement de votre deuxième ouvrage : le Monde Extérieur. Je pourrai l’appeler d’un mot, « la Métaphysique de la matière ». Sujets très hauts, inaccessibles aux simples mortels. Vous vous enfermez, là, dans un tête-à-tête avec l’atome, qui n’est pas un dialogue ordinaire : vous posez, à cet interlocuteur surprenant et surpris, des questions auxquelles il parait lui-même embarrassé pour répondre : « Dans l’intérieur des atomes, la substance est-elle la même ? Comment les atomes se distinguent-ils de l’éther vivant ? Faut-il croire à l’unité de la matière ?... » Vous intitulez une partie de votre livre : Problèmes. Ah ! oui, ce sont des problèmes !
Reid, philosophe illustre, parle avec irrévérence de la métaphysique : « Il en est, dit-il, de cette philosophie, comme de ces petits chevaux de bois sur lesquels on promène les enfants ; un homme peut, sans faire tort à sa réputation, chevaucher ainsi puérilement dans le secret de son cabinet et sans témoins ; mais, s’il se servait d’une pareille monture pour aller à l’Église ou à la Bourse ou à la Comédie, ses parents obtiendraient bientôt un décret pour l’enfermer. » Irai-je jusqu’au bout ? Reid ne craint pas de déclarer « qu’un homme, entêté de ces idées creuses, quelque sage et prudent qu’il soit à tout égard, ressemble parfaitement à ceux qui s’imaginent que leur nez est de verre ».
Je respecte trop les philosophes pour souscrire à un pareil jugement ; il est probable que Reid ne parlait d’eux si légèrement que parce qu’il en avait rencontré quelques-uns qui n’étaient pas de son opinion. Cela le faisait sortir de sa philosophie.
Vous sortîtes de la vôtre et la délaissâtes pour la politique.
En 1881, reprenant une vieille tradition de famille, vous entriez dans les fonctions municipales à Paris : vous étiez élu membre du Conseil par le quartier des Invalides. En 1885, vous étiez candidat aux élections législatives et, en 1893, vous étiez nommé député du VIIIe arrondissement. Depuis lors, vos électeurs, toujours fidèles, vous ont maintenu à la Chambre. Vous pourrez célébrer bientôt vos noces d’argent parlementaires.
J’ai dit le poids de traditions, d’exemples, de services qui vous portaient vers la vie politique. Cette vaste préparation, cette enquête universelle sur les hommes et sur les choses, nous voyons où elles tendaient, cette inquiétude, nous en saisissons la cause, cette vie qui semblait dispersée, nous en comprenons l’unité. Vous alliez, sans le savoir peut-être, vers un objet où pouvaient s’employer les dons que la nature et la race vous avaient prodigués, le gouvernement des hommes.
Qu’est-ce que l’ambition politique, si tel n’est pas son objet ? À quelles médiocres besognes s’attarderait-elle si elle ne se proposait le plus haut et le plus noble de tous les arts, l’art du commandement ? J’entends ; la direction des grandes affaires humaines paraît très rabaissée quand elle se met au niveau de centaines et de milliers de copartageants. Un conseiller municipal, un député, n’exerce qu’une partie bien réduite de ce pouvoir des dix mille dont Bismarck disait, avec tant de raison, qu’il est tout le gouvernement de la France. Oui, mais une fois arrivé sur ce plan, les voix ne se comptent plus, elles se pèsent. Vous sentiez bien que vous êtes de ceux qui pèsent à la fois et qui comptent.
Une action naturelle, une éloquence simple et d’autant plus pénétrante, une parfaite urbanité, à égale distance de la présomption et de la familiarité, une information vaste, nullement pédantesque, un abord facile et riant, la main ouverte, une volonté réfléchie et soutenue, la pensée close, une pénétration singulière en présence des problèmes les plus difficiles et des intrigues les plus embrouillées, une certaine sveltesse inattendue, une pointe de paradoxe, une envie de surprendre, des virevoltes, du caprice même, sur un fond permanent de loyauté et de générosité, c’est tout ce qu’il faut pour frapper les assemblées, les gagner, les séduire et s’imposer à elles.
En peu de temps, vous eûtes franchi les étapes : vous aviez conquis l’autorité. Quel usage deviez-vous en faire ?
Je vous ai connu en ces temps-là et je sais combien vous êtes un adversaire redoutable, surtout pour vos amis. Vous savez choisir les causes et les coups ; mais votre parole, comme la lance d’Achille, blesse et guérit. Le cœur est pour vous, même quand la raison hésite à vous suivre ; comment décliner votre critique puisqu’elle professe le bien ? On plaide avec vous, même quand on subit votre verdict ; car les causes que vous soutenez sont généreuses et justes. Si, comme vous le rappeliez tout à l’heure, vous avez entretenu, chez les moines arméniens de Venise, le respect du nom de la France, et si leur bouche pieuse recommandait dans leurs prières, avec votre nom et celui de Vandal, ceux de Jean Jaurès et d’Anatole France, grâces vous soient rendues, vous avez servi une des plus nobles traditions françaises et je ne pense pas que la piété indulgente des bons moines ait exclu, de ces mêmes prières, ceux qui travaillaient à la même cause, sans qu’il leur fût loisible d’en faire si éloquemment profession.
L’opposition a des avantages : or, par situation, par conviction, par tempérament, vous appartenez à l’opposition. Restez-y, le plus longtemps possible. Les gouvernements qui se succèdent perdraient trop en perdant l’adversaire courtois, ingénieux, utile que vous êtes. Un changement qui remplacerait un de nos confrères par un autre de nos confrères, altérerait, sans doute, le trait le plus marquant de votre caractère et de votre physionomie politiques. Vous êtes essentiellement de l’opposition dans une démocratie, parce que vous êtes, par définition, le contraire du démocrate : tranchons le mot, vous êtes un bourgeois — le grand bourgeois.
Les paroles qui résonnent encore à nos oreilles contiennent une véritable profession de foi : vous parlez de la liberté en ami fidèle, confiant et sincère. Mais cette liberté — dont vous reconnaissez, volontiers, que d’autres régimes ne nous ont pas fait largesse — qu’est-elle, selon vous ?
Dans cette forme de gouvernement idéale dont vous avez démonté devant nous le mécanisme, vous n’avez pas fait mention du moteur ; vous avez parlé beaucoup des gouvernants, non des gouvernés. Vous avez envisagé le régime qui convient aux peuples, non le peuple lui-même ; vous vous êtes préoccupé de l’utilisation individuelle des hommes plus que de leur cohésion sociale ; vous avez dit la valeur, non la discipline ; vous vous êtes montré plus préoccupé de ce qui délie que de ce qui oblige, de ce qui émancipe que de ce qui contraint.
Assurément, parmi l’élite où vous reçûtes les premières doctrines, dans ce cercle restreint d’hommes distingués où la génération de 1830 rencontrait sa fille imprévue, la génération de 1848, la conscience individuelle, épurée par une éducation sévère, suffisait à faire, en même temps que des hommes distingués, d’excellents citoyens. Si elle demandait la liberté, c’était une liberté mesurée. Tout au plus réclamait-elle un contrôle discret sur les actes du pouvoir, un certain affranchissement de l’esprit, les droits d’une critique raffinée où s’aiguisait l’épigramme, où se mouchetait l’allusion. Nommons le système par son nom c’est le libéralisme parlementaire.
Tout à l’heure, vous résumiez votre pensée, — cette pensée traditionnelle en vous, — par un mot emprunté à Cavour : « La plus mauvaise Chambre vaut mieux que la meilleure antichambre ». Il ne faudrait pourtant pas, entre les deux, s’arrêter au salon.
C’est dans la rue, c’est dans les noirs ateliers, c’est dans les champs durs et sur la glèbe que réside, maintenant, le problème du gouvernement des peuples ; et la Liberté, qui passe en tempête au-dessus des foules, est d’une autre puissance et d’une autre envergure que celle dont rêvait la quiétude du parlementarisme bourgeois.
Je pense aux milliers de bras qui travaillent, aux milliers de fronts qui suent, aux milliers de corps et d’âmes qui souffrent. Cette foule douloureuse ne s’amuse pas de nos amusements ; elle ne se divertit pas de nos plaisirs ; elle ne goûte pas nos raffinements ni cette quintessence des choses où nous nous délectons. Si, du dehors, cette foule, rompant les murs de cette enceinte, apparaissait ; si ces milliers de regards nous voyaient, si ces milliers d’oreilles nous entendaient, ils ne comprendraient pas le sens de nos gestes et de nos paroles ; et pourtant, c’est pour ces hommes au dénombrement immense, c’est pour eux et par eux que nous sommes réunis.
N’avons-nous pas senti, il y a quelques mois seulement, en présence d’un péril entrevu, le frisson de la grandeur populaire quand elle se dresse, met la main au timon et commande ?... Non, il n’y a plus de politique, ni d’art de l’action, ni d’art de la civilisation, aujourd’hui, sans cette force et sans cette puissance. Qui se sépare du peuple, qui ne sait pas le peuple, qui n’a pas l’âme du peuple, devient de moins en moins apte à le gouverner.
Certes la bourgeoisie, la haute bourgeoisie a de grandes et nobles vertus ; elle est sage, prudente, réfléchie, consciencieuse, raffinée, exquise. Elle a évolué, elle s’est assouplie. ; elle ne prétend plus posséder, à elle seule, la loi de la raison et le secret de la sagesse ; elle n’est plus « classe dirigeante », comme elle entendait l’être, il y a cinquante ans : parmi ses chefs actuels, s’il en est un qui représente cette facilité nouvelle, cette cordialité et cette simplicité, assurément, Monsieur, c’est vous.
Et cependant, il m’a paru qu’il manquait quelque chose à votre doctrine, à votre chaleureuse apologie de la Liberté. Quand vous l’évoquiez devant nous, vos paroles nous apportaient-elles ce vent du large qui règne sur les démocraties, qui les remue, qui les agite et qui fait alterner, en leurs remous formidables, le désordre qui les disperse et l’ordre qui les rassemble ?
L’œuvre de Vandal, pourtant, vous conduisait sur un rivage battu des flots de l’océan populaire. Ses livres, dont vous nous avez donné une brillante analyse, ne sont pas seulement des tableaux ; ils sondent et touchent le fond. Cette œuvre, si nombreuse et si forte, prouve, — en dépit du reproche fait à Vandal par l’éminent orateur qui le recevait ici, — que notre confrère n’avait pas déserté l’action ; car l’Histoire est une action.
Vandal voulut être historien, rien qu’historien ; sa vie fut aussi ramassée et concentrée que la vôtre est éparse, rayonnante et diverse.
Qui de nous n’a présente à l’esprit l’élégante silhouette de notre confrère disparu ? Sur un corps svelte et mince, une tête fine et pâle se penchait un peu, comme pour aller au-devant et interroger. À le voir, — alors même que l’âge et la maladie l’avaient touché, — on eût dit un grand adolescent toujours avide de questionner et d’apprendre, lui qui savait tant ! Un regard doux, un peu inquiet, une voix caressante, légèrement voilée, un geste sobre et contenu, une allure à la fois ferme et discrète, une autorité naturelle, tempérée par des manières parfaites et des prévenances délicates, ainsi s’alliait en lui le charme de l’homme du monde à la gravité de l’homme d’études. Sa bienveillance n’avait rien de banal ; elle paraissait toujours née d’un choix ; sa modestie était presque embarrassante, elle cachait vraiment trop le mérite d’un tel esprit et d’un tel cœur.
Dans la conversation, dans le jugement, Vandal était sincère et indulgent ; dans le travail, il était appliqué sans bruit, laborieux sans fracas. Qui eût dit que cet homme, inaperçu dans les bibliothèques, les connaissait à fond et qu’il creusait le dedans et le dessous des choses par des fouilles infinies dans les dépôts de manuscrits et de documents ? Il tenait son érudition en main et n’y voyait que la moindre partie de sa tâche. Il avait sans doute, lui aussi, une moisson de fiches : mais, s’il n’eût écrit des chefs-d’œuvre, le public n’en eût jamais rien su.
Dans sa vie comme dans ses livres, Vandal apparaît, d’abord, avec une mesure parfaite, comme l’ami et le serviteur de la vérité.
Et c’est pourquoi il était né historien. Vous répétiez, tout à l’heure, le mot de Fustel de Coulanges : « L’histoire ne sert à rien. » L’illustre auteur de la Cité antique, — dont le nom manque à notre gloire, — en jugeait ainsi dans le haut sentiment de réserve et de pudeur naturel à son âme scrupuleuse. Et il avait raison : l’histoire n’a pas de parti pris ; elle n’obéit à aucune idée préconçue ; elle fuit toute servitude et toute dépendance ; on ne l’enrôle pas dans une cohorte, on ne lui impose ni un système, ni une thèse, ni une conclusion ; elle apporte aux hommes l’évidence des faits, et cela lui suffit. L’histoire est pour l’histoire comme l’art pour l’art : « l’histoire ne sert à rien. »
Et c’est bien ainsi que le comprenait notre éminent confrère. Vous l’avez montré se détournant des diverses carrières, qui s’ouvraient si brillantes devant lui, pour se consacrer à l’étude. En prenant ce parti, certes il n’entendait nullement se renfermer dans une tour d’ivoire ; mais il pensait que cette conduite était la meilleure à suivre, en son temps, parce que l’histoire est, par son abnégation même, la plus haute école de sagesse et, en conséquence, de patriotisme.
Un autre de nos illustres et regrettés confrères, Albert Sorel, avait raisonné et conclu de même : à celui-ci, comme à celui-là, toutes les hautes ambitions étaient permises, les offres les plus séduisantes leur avaient été faites ; ils se détournèrent, sentant que leur devoir était ailleurs ; ils embrassèrent, par choix, une carrière digne de leurs rares aptitudes. Ceux qui s’étonnent de cette préférence ne connaissent pas la joie profonde du labeur pleinement désintéressé !
L’histoire n’est, en effet, que l’exercice d’une des plus hautes parmi les facultés humaines. L’histoire n’est pas une littérature, c’est une activité se prolongeant du passé à l’avenir. Si l’humanité n’écrivait pas l’histoire, tout son acquis se perdrait au fur et à mesure qu’il se gagne ; la civilisation disparaîtrait et mourrait à chaque disparition et à chaque mort individuelles. Les techniques, les arts, les sciences, les exemples, la morale, les religions, la justice elle-même périraient sans cesse si l’histoire ne les maintenait en les inscrivant sur ses tablettes ineffaçables.
L’Humanité a l’Histoire comme l’individu a la mémoire. L’une et l’autre trébucheraient dans la nuit fuyante de l’éphémère, si ces lumières leur manquaient. L’histoire est notre seule défense contre l’ennemi qui mord et corrode toute existence, le temps. Le regard de l’homme se retourne sans cesse vers elle ; car c’est l’attitude même de l’Intelligence, selon la remarque profonde de Bergson : « L’Intelligence, dont les yeux sont éternellement tournés en arrière... » A-t-on réfléchi à ce que serait l’homme, s’il n’avait pas l’histoire ?
Vandal, Sorel, Houssaye, ces confrères que nous avons perdus coup sur coup, et dont la disparition a dépouillé soudainement notre génération, représentaient éminemment l’âge d’angoisse où ils vécurent, précisément parce que, renonçant aux satisfactions tumultueuses de l’existence qui s’appelle active, et qui n’est si souvent qu’agitée, ils se consacrèrent à l’Histoire.
La France avait tant souffert ! Elle était vaincue, elle avait perdu deux provinces ; elle avait à refaire sa vie sociale, sa vie nationale, ses forces, à retrouver sa confiance en elle-même. Comment la rétablir, la revivifier, lui rendre la vigueur, l’élan, la foi ? Comment rouvrir, à son optimisme déconcerté, la porte d’or de l’avenir ?... Ces hommes distingués, ces fils dévoués, ces patriotes éprouvés pensèrent qu’ils ne pouvaient lui apporter un meilleur réconfort que l’histoire, — sa propre histoire. La France meurtrie se retremperait aux traditions et aux exemples que lui avait légués son passé.
Or, les trois hommes éminents dont je viens de rappeler les noms, — eux et d’autres qui sont parmi nous, —dans l’émotion de leur recherche inquiète et de leur investigation douloureuse, vers quel sujet se sont-ils portés ? Vers celui où se rencontrent toutes les grandeurs et toutes les servitudes de la France moderne : la Révolution française et l’épopée napoléonienne.
Napoléon ! Il paraît qu’il n’est plus permis de prononcer ce nom. Et pourtant ! comment parcourir les livres de Vandal sans le voir saillant à chaque page ? Comment suivre l’histoire de la Révolution sans se heurter à l’homme qui l’acheva et la répandit dans l’univers ?
En sommes-nous donc là que la vérité nous fasse peur ? Sommes-nous si défaillants que le seul reflet de la gloire nous fasse entrer en pâmoison ? Sacrifierons-nous, aux craintes de nos petits hommes, nos grands hommes ?... Après Jeanne d’Arc, Napoléon ?
Ne vaut-il pas mieux, cent fois, prendre le problème de front et l’aborder virilement ? Le silence et l’obscurité servent parfois la tyrannie, jamais la liberté. Que celle-ci apprenne à se mieux connaître : elle ne périt que pour s’être frappée elle-même. Au lieu de grandir, par la plus médiocre des terreurs, le fantôme du héros, essayons de comprendre pourquoi, à une certaine heure, il surgit, pourquoi ce sont les foules elles-mêmes qui l’acclament, comment il accomplit sa destinée et comment il succombe, presque toujours tragiquement, à l’heure précise où elle est achevée ?
L’avènement du Héros, tel est le sujet du livre qui termine et couronne l’œuvre de Vandal ; en le composant, Vandal a pris rang parmi les esprits maîtres. Le jour où je reçus de sa main l’exemplaire qu’il voulait bien m’offrir, j’eus la joie de saluer, en notre confrère, « le patron et le chef » parmi les historiens contemporains. C’est là, en effet, qu’il a donné sa mesure. Bien au-dessus des préjugés d’école et de parti, il a offert à la France un beau livre, un grand livre, dont le fond est plein et nourri, dont la forme est dense, serrée et pure comme un cristal. Livre digne du sujet !
L’histoire est mâle elle n’est appréciée pleinement que par des esprits virils son succès est tardif ; elle attend son heure pour obtenir une admiration qui se prolonge longtemps. Le livre de Vandal, goûté et admiré quand il parut, grandira en durant ; il a le caractère des œuvres impérissables, des œuvres que la postérité emporte dans son bagage et dont elle ne peut plus se séparer.
Quoi de plus important, en effet, pour l’humanité, que le manuel de l’avènement dut héros ?
Quand, par suite d’une extrême misère, ou d’une extrême prospérité, les peuples sont arrivés à une de ces heures où ils ne supportent plus l’autorité, quand le lien social s’est détendu, que le gouvernement ne gouverne plus, que les administrations n’administrent plus, quand il y a une disproportion trop grande entre les hommes et les lois, quand les partis — c’est-à-dire les particuliers — domestiquent la force publique pour l’atteler à leurs passions, quand le vainqueur d’un jour traque le vaincu et que, celui-ci n’attend que son heure pour se venger, quand l’anarchie résulte à la fois de l’oppression des lois et de la résistance aux lois, quand l’indiscipline est devenue la seule règle sociale, alors les consciences éprouvent la soif douloureuse de ce dont l’humanité ne peut se passer sans périr : l’ordre.
Tout à coup, la société prend en horreur cette licence extrême dont on avait cru l’enivrer. Si les institutions sous lesquelles elle vit n’y pourvoient pas, elle cherche, elle s’agite en quête de celui qui la guérira d’elle-même et qui lui interdira cette perfide douceur. Il ne faut pas mettre les peuples en tentation ; il ne faut pas leur laisser croire qu’ils ont besoin du grand homme ; sinon, l’heure est déjà sonnée : il paraît.
Le grand homme n’est pas le fils du hasard, il est le fils de la nécessité. Il naît quand il est urgent qu’il naisse. Il a les qualités et souvent les défauts qui le rendent à la fois indispensable et fatal. Sa vie est à la mesure de son temps ; son génie est une fonction. En d’autres circonstances, il fût resté dans l’ombre, inemployé, encombrant ou odieux. Mais à l’heure dite, tout le pousse et l’élève. En vain lutterions-nous contre l’impétueux ascendant du héros : ce sont nos faiblesses et nos petitesses qui font sa grandeur. N’essayez pas de corriger l’histoire ; corrigez-vous vous-même si vous craignez sa splendide et redoutable apparition ?
Car, s’il naît dans les douleurs, le grand homme avance sur des ruines. Carlyle dit : « Tout grand homme, tout homme ingénu est, de par sa nature, un fils de l’ordre... Mais, si nous sommes tous ennemis du désordre, il est tragique, pour chacun de nous, de nous mêler de bris d’images et de renversement ; pour le grand homme, infiniment plus homme que nous, sa carrière d’homme d’ordre n’en est qu’infiniment plus tragique... »
C’est parce que le livre d’Albert Vandal détermine les conditions de l’apparition du grand homme qu’il nous prend aux moelles. Vandal a tout vu, tout compris, tout dit avec une entière simplicité et impartialité. Comment eût-il fait autrement ? Quand un esprit droit choisit un tel sujet, il ne peut plus s’évader, le voudrait-il, de la sincérité. Sinon, il ne comprendrait pas, ni ne ferait comprendre : et ce serait son châtiment. Le livre de Vandal est un grand livre ; donc, cela est jugé, c’est un livre de bonne foi, un livre vrai.
Or, s’il ressort, de ce livre, une leçon, c’est que le grand homme que fut Bonaparte « n’est pas venu contre son siècle » — selon les expressions qu’il employait lui-même : au contraire, il le résume et il l’exprime.
Petit gentilhomme corse besogneux, placé, par sa naissance, à la limite des deux mondes que 1789 oppose, officier mécontent, nourri de Plutarque, grand lecteur de l’Émile, sectateur de Robespierre, d’une intelligence acérée et pénétrant tout, d’une activité inassouvissable et dévorant tout, d’une application toujours tendue, d’une technique parfaite où s’est versée toute une Encyclopédie, homme de volonté passionnée, décidé, comme la plupart de ses contemporains, à vivre dangereusement, capable, comme cet autre Italien, de faire un pacte avec la fortune pour savoir « jusqu’où elle pourrait porter un homme », raisonneur et dialecticien comme un Français, sérieux et grave comme un Romain, au fond, fataliste comme un Oriental, avec je ne sais quel obscur sentiment que s’accomplit en lui le miracle. Dans un entretien avec Fourcroy et Fontanes, à propos de l’éducation, il dit : « Pour former l’homme qu’il nous faut, je me mettrai avec Dieu », comme si, en vérité, Dieu avait besoin de lui !
Face étrange où l’on retrouve des traits dispersés sur tant d’autres visages contemporains : Voltaire et Jean-Jacques, Saint-Just et Hoche, Condorcet et Carnot. Il avait compris que, pour gouverner la France, il fallait être tout cela, parce que la France est tout cela à la fois : spirituelle et logique, risqueuse et appliquée, cruelle et généreuse, destructive et créatrice, pleine de vie et folle d’idéal dans son ardent désir de la gloire et dans sa passion de la propagande.
Je parlais du peuple tout à l’heure. Le héros sera toujours l’homme du peuple ; il fait la besogne du peuple, c’est-à-dire la besogne de tous ; il comprend le peuple et il est compris du peuple : car les facultés simples au maximum de tension, c’est la grandeur.
Le pays tout entier sent qu’il est perdu, qu’il se dissout. Il a besoin de discipline au dedans pour travailler en repos ; il a besoin de discipline contre le dehors parce qu’il se sent menacé dans son existence même. D’Italie, de Suisse, de Hollande, les armées d’invasion s’avancent. La France se sent vaincue parce que Barras est au pouvoir : pour vaincre, elle a besoin de sa propre estime. Les institutions républicaines lui eussent offert le moyen de salut, qu’elle les eût préférées ; — c’est encore Vandal qui est mon témoin : « Qu’on donne, à cette France, une République appropriée à ses besoins, respectueuse de celles de ses traditions restées vivantes et conforme à ses tendances nouvelles, à son instinct devenu foncièrement égalitaire, elle l’acclamera. »
La République des Directeurs n’était plus qu’une oligarchie corrompue; les institutions ne répondaient plus à leur objet : déterminer l’accession au pouvoir du plus capable ; des ambitions féroces, des passions mesquines, des rivalités et des haines de coterie décidaient des choix ; le népotisme apparentait les cupidités. La substance politique allait sans cesse se retrécissant et se durcissant. Personne n’était à sa place ; le sens de l’obéissance était offusqué par l’inaptitude essentielle de ceux qui prétendaient commander. Que voulez-vous ? La nécessité fait loi. Par une réaction fatale, le culte du Héros se substitue à ce que notre confrère M. Faguet a nommé, avec tant de pénétration et d’autorité, le « culte de l’incompétence ».
Que fit donc le Héros ? Il fit ce pourquoi il était né et appelé : il organisa. Il imposa, à la nation la plus insoumise qu’il y eût au monde, la discipline la plus absolue. Croyez-vous que ce soit sans la volonté, la complicité du pays ? Non, non, c’est avec le consentement de ces hommes, car ceux-ci voulaient agir encore, — qu’il galvanisa la Révolution expirante, en fit une armée et la jeta sur le monde.
Le voilà dans cette période de « bris d’images et de renversement » dont parle Carlyle ; le voilà pris dans le tourbillon de fatalité auquel Vandal a consacré son autre ouvrage : Napoléon et Alexandre Ier. Après avoir organisé la France, il organise l’Europe. Tilsitt devine la loi de l’équilibre européen qui, — comme vous venez de le rappeler, — devait s’appliquer pleinement quatre-vingts ans plus tard. L’Europe va peut-être se construire sur ces données ; l’Empereur des Latins sera, là encore, l’ouvrier providentiel. Mais non ! le génie du Midi et le génie du Nord, mal préparés, se heurtent. Quand le successeur de Charlemagne eut ramassé tous les peuples occidentaux pour les porter comme une vague soumise et immense jusqu’aux portes de l’Asie, la grandeur démesurée de l’entreprise démontra que son génie était épuisé et que sa destinée était accomplie. Le grand homme n’est qu’un homme, enfin !
Le Héros manquait à la nécessité d’ordre qui l’avait appelé. Il violait la règle qu’il avait inscrite, lui-même, en tête de son programme d’existence, quand il adressait à la France la première proclamation consulaire. « La modération est la base de la morale et la première vertu de l’homme ; sans elle, l’homme n’est qu’une bête féroce ; sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. » Avant failli à la loi de son avènement, il n’avait plus qu’à périr dans la plus dramatique et la plus étincelante agonie.
Ainsi, Monsieur, dans les deux ouvrages principaux de Vandal, la France, et tous les peuples avec elle, peuvent s’instruire, pour tous les temps, sur l’orbite du grand homme. Avant écrit ces deux livres, ayant donné une telle démonstration, ayant établi que le grand homme c’est l’exécuteur de l’Ordre, Vandal a-t-il déserté l’action ? Une carrière consacrée à un tel objet n’a-t-elle pas été, non seulement une carrière illustre, mais une carrière efficace ?
Monsieur, j’ai laissé la vôtre au moment où l’heureuse suite de vos vocations vous portait au Conseil municipal et à la Chambre des députés. Vous aussi, vous fûtes, comme votre camarade de classe, un homme utile, mais dans un ordre différent, puisque vous devîntes un homme politique.
La politique n’est pas de ces sujets sur lesquels il nous soit permis d’insister ici. L’histoire, qui est la fille de la politique, mais aussi son juge, a besoin de quelque éloignement pour grouper les masses et reconnaître les sommets.
Je voudrais, seulement, signaler aux historiens de l’avenir, comme un des témoignages les plus précieux et les plus éloquents de l’activité française au XIXe et au XXe siècle, le recueil de vos discours. Ils forment actuellement quatre volumes : Paris, quatre années au Conseil municipal, L’Esprit nouveau, Ententes et ruptures, Contre les Barbares. Comme vos aïeux, vous avez bien mérité de la Ville, en traitant des questions aussi importantes que « le contrat avec la Compagnie du gaz », « les falsifications et le laboratoire municipal », les « sous-produits du gaz », « la taxe du pain », « les eaux de Paris », « les fortifications de Paris », et j’ajoute, plus tard, comme député, en défendant, à diverses reprises, avec une rare compétence, la beauté de Paris.
Votre rôle parlementaire s’élargit ; il ne s’agit plus seulement de la ville, mais de la France. Vous vous consacrez aux questions de politique étrangère. L’attaché d’ambassade retourne, avec plus d’aisance et d’autorité, vers sa carrière interrompue. Vous parlez sur les affaires d’Arménie et de Grèce, sur les événements d’Orient, sur le Nil, sur Madagascar.
Je vous trouve encore plus vous-même, si j’ose dire, dans les deux recueils, L’Esprit nouveau, Ententes et ruptures. On pourrait les résumer d’un mot : ce sont des discours catholiques. Et s’il fallait les illustrer, il suffirait d’évoquer le geste que vous fîtes, quand le cardinal archevêque de Paris dut quitter son palais archiépiscopal, vous lui ouvrîtes toute grande la porte de votre demeure et il fut chez lui rue de Babylone.
Voilà bien le Cochin, fils des Cochin qui remontaient à saint Louis ; voilà le bon paroissien de Notre-Dame !
À cette heure-là, votre action politique réalise et achève votre pensée philosophique : rare tenue d’une existence publique ! Vous êtes un croyant, vous défendez la religion de vos pères : cela explique et soutient tout.
Nous savons l’estime particulière en laquelle vous tenait l’un des plus illustres pontifes qui aient occupé la chaire de saint Pierre ; nous savons aussi que les chemins qui mènent à Rome vous sont familiers ; vous n’oubliez pas d’y travailler, autant qu’il est en vous, à la concorde à défaut du Concordat. Qui de nous ne respecterait cette position prise si nettement, j’allais dire si impétueusement par vous ? L’ignorer ou la taire serait vous diminuer et nous diminuer. La France n’aura jamais à son service trop d’âmes sincères, trop de convictions fortes, surtout quand elles sont, comme la vôtre, tolérantes et humaines.
Si le sentiment du secours que de telles âmes apportent au pays doit exister quelque part, c’est ici.
Monsieur, vous avez inscrit en tête d’un de vos livres une parole empruntée à une polémique célèbre : L’Esprit nouveau. C’était en 1894, M. Carnot était Président de la République, M. Casimir-Perier était président du Conseil ; vous étiez dans l’opposition, et vous trouviez ces hommes modérés trop avancés. Vous interpelliez M. Spuller, ministre de l’Instruction publique, le ferme et loyal républicain, l’ami de Gambetta, à propos de je ne sais quel arrêté pris par le maire de Saint-Denis. Et c’est en vous répondant que M. Spuller fit la fameuse déclaration qui parut un programme et qui brisa sa carrière de ministre, non sans ajouter quelque chose à sa réputation d’honnête homme et de bon citoyen. L’injustice des partis trouve de ces compensations qui suffisent aux âmes fières.
Vous avez rappelé, en racontant l’incident, combien le tumulte fut grand, à la Chambre, quand tombèrent sur elle ces paroles « Je dis qu’il est temps (c’est la phrase incriminée), je dis qu’il est temps de lutter contre tous les fanatismes, quels qu’ils soient, contre tous les sectaires, à quelque secte qu’ils appartiennent. » Vous ajoutez : « Je n’ai jamais pu savoir si M. le curé de Saint-Denis aurait ou non la permission d’enterrer ses morts. »
Le ministère tomba, Spuller acheva sa vie dans la retraite. Quelque temps après, j’allai rendre visite à l’homme éminent — autre ami et collaborateur de Gambetta — qui fut doublement mon prédécesseur, M. Challemel-Lacour : car ce sont là mes maîtres. Le grand vieillard sentait sa fin prochaine. Il me dit : « Je vais mourir bientôt, Spuller me succédera à l’Académie. » La mort surprit les deux amis presque au même moment. Le vœu de Challemel-Lacour ne put se réaliser.
Si les choses se fussent passées ainsi, c’est peut-être Spuller qui vous recevrait aujourd’hui ; il accueillerait, avec sa bonhomie familière et sa candeur avisée, un des adversaires déclarés du régime que lui et ses amis ont fondé. Et peut-être eussiez-vous obtenu, ici, la réponse qu’il comptait faire à la question posée par vous, à la Chambre, il y a vingt ans.
Comme les querelles des hommes sont vaines ! Interpellateur et interpellé, vous vous fussiez trouvés d’accord, j’en suis sûr, pour professer le respect dû aux convictions, aux opinions et même aux erreurs sincères, — en un mot, la tolérance. Chez vous et chez lui, la croyance indulgente et la philosophie souriante eussent trouvé des formules identiques ; car elles auraient été puisées au fond permanent de l’équité et du bon sens. Les partis, les adversaires, se retrouvent ici apaisés, rapprochés, groupés dans l’amour des belles choses, des belles-lettres, le culte de l’idéal et de tout ce qui honore l’humanité. Notre action emprunte ainsi quelque chose à celle de l’histoire : elle plane au-dessus des misères du temps. Il nous sied d’être patients, puisqu’on nous dit immortels.
C’est ainsi que nous essayons de servir le pays selon la règle de modération qu’un autre grand homme, notre fondateur, le cardinal de Richelieu, nous a tracée.
Si nos paroles ont quelque portée, si elles passent les murs de cette enceinte, qu’elles affirment à ce peuple de France, si doux et si indulgent, quand il n’est pas égaré, le devoir de vivre en communion, en harmonie, en indulgence réciproque, tout en gardant la fidélité aux opinions et la constance dans les doctrines.
Nos séances solennelles elles-mêmes, dans leur rite respecté, ont ce caractère. Voyez ! la Coupole n’est-elle pas assez vaste pour abriter, sous son orbe séculaire, les amis et les admirateurs, — divers comme vos travaux, — accourus ici pour vous applaudir : l’élite de votre Paris, nos confrères de l’Institut, les savants, les artistes, les philosophes, les professeurs, les prêtres, les soldats, enfin le monde politique et le monde tout court.
Il n’y a qu’un instant, toutes les mains étaient tendues vers vous ; elles applaudissaient un bon Français, un vaillant soldat, un homme bienfaisant, un écrivain grave, un député utile, un orateur excellent : ce sont ces titres et ce sont ces sympathies qui se sont additionnés dans notre vote et qui ont fait de vous, le successeur distingué de notre illustre confrère, Albert Vandal.