Réception de M. Albert de Mun
M. le Comte Albert de Mun, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jules Simon, y est venu prendre séance le 10 mars 1898 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Il y a deux ans, presque jour pour jour, une foule d’ouvrières, appartenant aux métiers de l’aiguille, remplissait la salle des conférences de la rue de Grenelle : c’était l’assemblée d’une société, récemment formée, sur l’initiative d’un grand patron de la couture, pour assurer, par des secours opportuns, la protection des jeunes mères, pendant leur chômage forcé. M. Jules Simon présidait la séance : quand les rapports eurent été lus, il prit la parole au milieu du silence : assis, la tête un peu inclinée, le regard presque éteint, il commença d’une voix basse et d’abord mal affermie : puis, s’animant par degrés, sans se lever, mais redressé dans son fauteuil, avec un geste rare, un timbre sonore et doux, il se laissa bientôt gagner par les pensées familières à son cœur ; et ce fut, pendant une heure, comme une mélodie où les souvenirs de cette longue vie se pressaient dans une harmonieuse confusion.
Deux mois plus tard, M. Jules Simon n’était plus. Il semblait qu’il eût le pressentiment de sa fin prochaine, et que, devant cet auditoire composé de ses clientes, en face d’une de ces libres associations dont il avait si longtemps appelé la naissance, il voulût jeter, sur son œuvre, un long et dernier regard.
Assis près de votre illustre confrère, je l’écoutais, ravi, plein d’admiration pour cette vieillesse toujours prête au labeur. J’étais bien loin de songer alors qu’un jour viendrait où votre bienveillance, en me donnant l’honneur d’occuper une place toute remplie de sa renommée, m’imposerait le devoir de le louer devant vous.
Ce jour est venu, grâce à votre indulgence, et, me trouvant en face d’une si grande mémoire, pourvu d’un trop modeste bagage, parmi tant d’hommes chargés du glorieux fardeau de leurs œuvres, je me sens à la fois pénétré de reconnaissance et rempli de confusion.
Je voudrais, du moins, entre toutes les qualités qui me font défaut, avoir, pour la tâche offerte à ma parole, l’autorité des souvenirs personnels.
Mais j’ai mal connu M. Jules Simon : car on peut, sans se connaître, se croiser dans le champ clos des luttes politiques, où les situations qui dominent les esprits élèvent entre eux d’infranchissables barrières, et Montaigne dit bien « qu’il faut, pour juger à point d’un homme, le surprendre dans ses à-tous les jours ». C’est là que je voudrais l’aller chercher, dans les entretiens où vous jouissiez de sa familiarité, et mieux encore, à ce cinquième étage de la place de la Madeleine où, si longtemps, se sont enfermées la modestie de sa vie, l’activité de son travail et la fidélité de ses affections. Ses écrits, sans doute, en révélant son âme, laissent deviner ce qu’il fut pour ceux qu’il aima. Mais l’intimité du cœur s’enveloppe d’un voile qui demeure baissé, alors même qu’il s’entr’ouvre un moment, et c’est pourquoi les jugements de la postérité la plus proche sont trop souvent imparfaits ou trompeurs.
Cependant, M. Jules Simon est avant tout un homme public ; il l’est par ses doctrines et par ses œuvres, par ses écrits et par ses discours, par sa politique et par sa philosophie. Son histoire est celle même de notre temps.
Il entra dans la vie au milieu des derniers témoins du XVIIIe siècle et de la Révolution, à cette heure déjà lointaine où la philosophie, renaissant comme une découverte nouvelle, enivrait d’enthousiasme la jeunesse avide de penser, tandis que les luttes littéraires passionnaient les imaginations ardentes, et qu’au bruit croissant des revendications sociales, la démocratie grandissait dans la royauté bourgeoise. En ce moule qui reçut son adolescence, il forma ses idées, ses doctrines et ses aspirations ; et, pendant trente ans, il leur demeura fidèle, jusqu’à ce que, douloureusement atteint du spectacle de leur impuissance, spiritualiste dépassé par la logique de la foi, rationaliste débordé par celle de la négation, libéral renié par les jacobins, réformateur suspect aux révolutionnaires, il s’assît dans son rêve comme sur une ruine immortelle, portant sans fléchir sa couronne d’impopularité, cherchant au foyer des œuvres sociales le refuge de son activité dédaignée, et laissant aux hommes de son temps, pour testament de sa pensée, la triple affirmation de sa croyance en Dieu, de son amour de la patrie et de sa confiance en la liberté.
Mais avant de rencontrer le courant de 1830, qui 1’entraîna définitivement, sa vie s’était alimentée à d’autres sources jusqu’où il faut remonter pour essayer de le comprendre. Nul n’échappe entièrement aux impressions de son enfance ; celle de M. Jules Simon et le pays où elle s’écoula, dernier asile du passé, marquèrent son âme d’une empreinte ineffaçable.
Il naquit, le 28 décembre 1814, rue du Port, 27, à Lorient. Son père était Lorrain, du département de la Meurthe, et petit marchand de draps ; soldat sous la République, il avait quitté l’armée à l’époque du Consulat à vie : venu dans le même temps, à Lorient, il y épousa en secondes noces une Bretonne qui fut la mère, la « sainte mère » de votre confrère. Le père apportait l’esprit nouveau des marches de Lorraine : la mère gardait pieusement les traditions de la vieille Armorique. Ce double esprit devait, jusqu’à la fin, se combattre dans l’enfant.
Des revers matériels conduisirent bientôt la famille Simon à Saint-Jean-Brévelay ; au plein cœur de la chouannerie encore vivante ; ses souvenirs y sont de la veille : ses héros sont dans tous les villages ; leur chef est obéi sur un mot porté de bouche en bouche ; il s’appelle le « roi de Bignan », du nom de sa paroisse qui est à deux pas.
Jules Simon grandit là, en ce coin du monde si loin du reste de la France, l’esprit éveillé, l’âme tendre, l’intelligence ouverte et curieuse, l’imagination ravie par la mystérieuse poésie des campagnes bretonnes : près de la vieille maison avec ses marches de pierre et sa fenêtre en ogive, il aime à courir parmi les bruyères violettes et les genêts d’or d’où sortent les rochers gris, ou bien à contempler, derrière les grands sapins dressés à l’horizon, le crépuscule rouge étendu sur la lande, tandis qu’il écoute, grave et recueilli, la cloche du soir, comme celle du poète florentin « pleurant le jour qui se meurt ».
Son père est triste et renfermé : sa mère est toute sa vie. Il est pieux comme elle, et, déjà, cependant, il se trouble : un jour, à la fête de Noël, il presse de questions le bon recteur de la paroisse, et sa réponse le rassure : « Tu crois que Jésus est là et qu’il est ton Sauveur : tu crois qu’il faut aimer et respecter ton père et ta mère ; tu crois qu’il faut faire aux autres tout le bien possible, parce que c’est la loi de Dieu. Qu’as-tu besoin de te mettre autre chose dans l’esprit ? » Bientôt le doute déchirera cette âme et la jettera dans l’angoisse ; personne, alors, ne lui répondra plus par un acte de foi. La science du recteur de Saint-Jean n’était-elle pas la meilleure ?
Mais l’heure décisive et douloureuse est encore loin. L’enfant est, d’abord, envoyé au collège de Lorient, où son plus grand plaisir est d’aller manger les admirables tartelettes de ce fameux M. Colasse qu’il nous a fait aimer, comme son garçon Colas et sa jument Colette, en nous contant si joyeusement son voyage à Paris.
Et puis, la situation de sa famille est devenue sans doute plus critique : un moment, il est question de le mettre en apprentissage : M. Jules Simon a failli être lui-même « l’ouvrier de huit ans »! Il supplie, il demande un répit, il l’obtient : on fera encore un sacrifice et nous le retrouvons à Vannes, en pension chez les Lazaristes, d’où il suit les classes du collège communal-royal.
Ah ! ce collège de Vannes ! nous y avons tous passé, tant M. Jules Simon nous a promenés souvent dans ces salles basses, immenses et dallées, où l’on écrivait sur ses genoux sans tables ni pupitres, sous les yeux du régent grimpé par une échelle dans sa chaire en forme de tonneau, entre des murs nus et noirs soutenus au milieu par le fameux poteau, autour duquel, sur un signe du maître, les élèves allaient tout à coup, pour se réchauffer, danser, avec des cris perçants, une ronde frénétique. Nous en avons connu tous les maîtres, y compris ce professeur de physique, un peu improvisé, homme d’esprit cependant, sinon de science, qui jouait aux palets, en compagnie de ses élèves, avec les disques de la pile de Volta, et, quand, de la salle voisine, le professeur de rhétorique envoyait quelqu’un se plaindre du bruit, répondait fièrement du même ton que Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici pour étudier les lois de la nature et que nous lui laissons toute liberté de faire ce qu’il voudra des lois de la rhétorique. »
Et, cependant, en dépit des salles basses et du pauvre enseignement, du syllogisme en baroco et en baralipton, de la philosophie de Lyon et du reste, votre confrère n’en parle qu’avec attendrissement, de ce vieux collège où, avec le latin, « on apprenait l’amour de Dieu, de la patrie et du prochain ». Là, son âme religieuse s’est épanouie dans la foi et la ferveur : là, aussi, et c’est peut-être ce qui l’attache le plus aux souvenirs de son enfance, là, il a reçu les nobles leçons de la misère.
Sa famille ne pouvait plus rien pour lui : il n’avait plus le moyen de payer sa pension chez le Père Daudé : c’en était fait de ses études, de son travail, de son avenir ; le principal du collège eut pitié de lui et le recommanda à Mme Le Normand qui tenait la « psallette », c’est-à-dire la pension des enfants de chœur.
« J’avais là, dit-il, une chambrette sans feu, où mon lit, une chaise de paille et une petite table de bois blanc avaient bien de la peine à tenir Je ne payais que 25 francs par mois tout compris, et, comme on m’avait exempté de la rétribution scolaire, mon budget ne s’élevait pour l’année qu’à 250 francs. »
Mais il fallait les trouver, ces 250 francs ! Son professeur, M. Le Névé, lui procura des leçons, à 3 francs par mois, tous les jours ; il eut huit élèves en deux séries de quatre : il avait quinze ans ! « Je donnais, dit-il encore, ma première leçon le matin, de 6 heures et demi à 8 heures, et l’autre, le soir, de 6 à 7 heures. On me voyait passer dans les rues, en hiver, avec ma petite lanterne et une pauvre veste d’indienne, qui ne me protégeait pas contre le froid, le vent et la pluie. On m’a dit depuis que j’inspirais aux braves gens de la petite ville une sorte de respect. » Une sorte de respect ! c’est un vrai, un très grand respect qu’il faut dire : car je ne sais rien de plus touchant que le courage de cet enfant, gagnant, avec sa vie, le droit de travailler et d’apprendre.
Je me suis attardé à ces souvenirs et je n’en ai pas de regret ; ils furent pour votre confrère les plus chers compagnons de sa vieillesse ; ses derniers écrits en sont pleins. Depuis l’Affaire Nayl jusqu’aux Mémoires des Autres, dans son Petit Journal, dans la Revue de Famille et la Revue Contemporaine, dans cette multitude d’articles rapides, de causeries charmantes, de récits pleins de verve et d’émotion, jetés, sans compter, jusqu’à la fin, il y revient sans cesse, comme on retourne à des lieux aimés. C’est l’invincible nostalgie des cœurs bretons, peut-être aussi un secret besoin d’expliquer son âme. Un dernier trait l’achèvera de peindre, à son entrée dans la vie.
En 1832, il était à Rennes, maître d’études au collège, et se préparant à l’École normale. Écoutez ce qu’il écrivait, alors, à l’un de ses condisciples, surveillant au petit séminaire de Vannes :
« Je me promène le soir dans mon dortoir : dans chaque lit, un gros garçon, bel enfant le plus souvent, espiègle en diable, quoique marmot, la face brillante de santé, les mains toutes sales d’encre, dort et ronfle de tout son cœur, sans penser à autre chose qu’à sa toupie et à ses pensums, ou tout au plus à sa classe et à ses prix. Je me rappelle souvent la galerie du milieu du grenier Daudé. Là, nous n’étions pas tous deux chiens de cour : qui nous l’eût dit alors ? Pour toi, tu ne fais pas une quatrième étude, tu as affaire à des jeunes gens, tu les conduis par la raison, tu es un heureux chien. Nous, nous mordons du matin au soir. On fait du bruit : je regarde avec mes yeux noirs. Une petite tête jolie sort de sous la couverture : « Ce n’est pas moi, Monsieur, je vous assure. » J’avais plutôt envie de l’embrasser ou de rire que de me mettre en colère ; bast. atroce métier ! une heure d’arrêt à Rivault pour parler sans nécessité. Il faut en passer par là. On me reproche cependant de ne pas être assez sévère. Voilà la police des collèges royaux. »
M. Jules Simon est tout entier dans cette lettre : quand il écrira, quarante ans plus tard, la Réforme de l’Enseignement secondaire, les souvenirs du collège de Rennes paraîtront encore inspirer toute sa pédagogie.
En 1833, il fut admis à l’École normale. Le voilà donc, à vingt ans, jeté dans ce milieu nouveau, et du premier coup, saisi par l’enthousiasme de la philosophie. Il s’y livre avec passion, mais, parmi ces transports, un drame se joue, en lui-même, secret et profond.
Il a laissé, là-bas, au pays de Vannes, des amis dont rien ne peut le détacher, deux surtout qu’il aime d’une tendresse infinie. Il leur écrit, et ce sont des épanchements d’une déchirante tristesse. C’est à eux qu’il pensait, lorsqu’il disait des âmes pressées du besoin d’aimer : « Quand de telles âmes vivent isolées, il arrive que ces tendresses dont le cœur surabonde se tournent en aspirations vagues et bientôt en douleurs et en désespoirs. »
Sa vie est austère, il sort à peine, et pour voir sa sœur, religieuse chez les filles de la Charité, pour entendre Lacordaire au collège Stanislas, ou pour rêver sous les voûtes de Notre-Dame qu’il aime « comme Quasimodo »! La Bretagne le hante, et l’Océan, et les vieux clochers : il ne peut y retourner, il est trop pauvre, qu’on lui en parle, du moins ! Il est « seul, triste et mélancolique », et cette solitude et cette austérité, cette pauvreté de sa vie et ce regret du sol natal n’expliquent pas sa tristesse. Il est plein de Dieu et il doute, voilà son mal.
« Nous n’étions, dit-il, ni voltairiens, ni catholiques. Nous étions incertains ! Incertains avec le désir de croire ! Nous étions, après tout, les seuls malheureux, ou, si ce mot blesse les catholiques, je dirai que nous étions les plus malheureux ! »
Ah ! certes, et que le mot est loin d’être blessant ! certes ! les plus, les seuls malheureux ! Et quelle plus poignante histoire que celle de ces jeunes hommes, altérés de vérité, amenés, pour ainsi dire, jusqu’au bord de l’inconnu, par la contemplation de Dieu, de sa nature et de l’âme immortelle, et cherchant, dans le vide, où fixer leur croyance ! Ils vont à leurs maîtres, et Jouffroy se dérobe ne sachant « s’il s’agit d’une inquiétude surface ou d’une recherche passionnée » : ils vont à leur chef, et Cousin leur répond par des instructions hautaines et railleuses sur les relations qu’ils devront avoir avec l’Évêque, quand ils seront professeurs : et, ainsi heurtées, ne trouvant autour d’elles, qu’une doctrine indécise enveloppée par l’éloquence, ou voilée sous le despotisme intellectuel, ces âmes se replient, dans leur douleur, n’espérant plus que d’elles-mêmes la lumière et l’appui.
On dirait la lamentation d’Henri Heine : « Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de doute, et, d’un air morne, il dit aux flots : Oh ! expliquez-moi l’origine de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes Dites-moi ce que signifie l’homme, d’où il vient, où il va, qui habite là-haut au-dessus des étoiles dorées ? » C’est l’heure où, dans la chaire de Notre-Dame, le Père de Ravignan va laisser tomber ces paroles : « Et nous, Messieurs, nous croyons. »
M. Jules Simon était dans cette crise, quand, sorti de l’École normale en 1836, il fut nommé professeur de philosophie à Caen, d’où M. Cousin le tira bientôt pour l’appeler à Versailles. Là, il vécut dans son intimité, honoré de ses faveurs, introduit par lui dans la familiarité de M. Thiers et de M. Mignet, et comme imprégné de l’atmosphère intellectuelle et sociale qui rayonnait autour du maître. Ce fut la seconde et définitive formation de son esprit. Un an plus tard, M. Cousin le choisissait pour son suppléant à la Faculté des Lettres et, presque en même temps, le nommait maître de conférences à l’École normale. Il avait vingt-cinq ans.
La Sorbonne entendit alors, pour la première fois, cette parole souple et forte, qui, pendant dix ans, allait charmer la jeunesse, avant de soulever l’applaudissement des foules et des Assemblées. À l’âge où, pour tant d’hommes, la vie demeure encore obscure et inquiétante, M. Jules Simon franchissait, du premier pas, le seuil envié de la célébrité.
Comme pour payer tribut à la philosophie que le lui ouvrait, il voulut lui consacrer les premiers fruits de son travail, en écrivant l’histoire de l’École d’Alexandrie. Lorsqu’elle parut, en 1844, ses idées étaient faites et, quelle qu’eût été, sur son esprit, I’influence de M. Cousin, il ne l’avait pas subie tout entière.
Ce ne serait même pas assez dire, s’il en fallait juger par le livre que, plus tard, il a publié sur son ancien maître, et qui n’est guère, sous une apparente apologie, qu’une critique assez rude de son caractère. Il y raconte, en particulier, entre mille anecdotes piquantes, un incident qui eut, dit-on, dans leurs relations, un rôle décisif.
M. Jules Simon avait entrepris à Caen, puis à Versailles, une traduction du Timée, de Platon. M. Cousin la lui demanda : ce fut une grande joie. Tous les samedis, le jeune professeur venait coucher à la Sorbonne, apportant son travail de la semaine, aussitôt envoyé à l’imprimeur. Un jour, il arrive chez M. Cousin, à l’heure accoutumée : l’ouvrage venait d’être terminé. « Je le vois encore, dit-il ; il était sur son échelle, dans sa bibliothèque. Il se hâta de descendre pour me donner la main avec son affabilité ordinaire. – Comment vous portez-vous ? lui dis-je. – Assez mal, me dit-il. Je suis fatigué. On ne saura jamais combien cette traduction du Timée m’a fatigué. » Puis, se rappelant tout à coup à qui il parlait : « Mais si fait, ajouta-t-il avec le plus grand sang-froid, vous le savez aussi bien que moi. » Le trait est amer et dut, sans doute, pénétrer jusqu’au cœur. Mais M. Jules Simon avait l’âme trop haute pour garder, d’une blessure involontaire, un incurable ressentiment.
Son éloignement de M. Cousin tenait à des causes plus profondes. Quand il le connut, ce n’était pas le philosophe qui paraissait d’abord en lui, c’était l’homme d’État, le véritable chef de l’Université, tout occupé de gouverner les âmes et les intelligences, de commander à son « régiment » de professeurs, et de concilier l’indépendance de ses doctrines avec les obligations orthodoxes de sa position. Il était l’expression d’une époque et d’un régime. C’était le temps ; raconte M. Jules Simon lui-même, où, à la messe de l’École normale, un élève ayant, pour obéir à la consigne qui commandait d’avoir un livre, apporté un Lucrèce en guise de paroissien, le directeur, étonné de son application, le lui prenait des mains et, après l’avoir regardé gravement, le lui rendait, en lui disant tout bas : « Lisez plutôt l’édition de Bentley et Wakefield. »
On enveloppait d’une apparence religieuse une éducation qui ne l’était pas. Mais, sous ces dehors catholiques, on prétendait bien rester rationaliste, et l’embarras était grand, pour ces jeunes professeurs, formés dans le scepticisme, qu’on chargeait tout à coup d’enseigner la philosophie. Laquelle ? Celle de M. Cousin ? Comment la préciser ? Son spiritualisme officiel n’y suffisait pas ; n’avait-il pas écrit, en citant un passage nettement panthéiste de Shelling : ce système est le vrai ? Il voulait bien maintenir le concordat de la religion et de la philosophie, ces « deux sœurs immortelles », comme, après lui, les appelait M. Thiers, mais ce n’était qu’un accord extérieur : les contradictions du système éclataient aux yeux et troublaient les consciences. M. Jules Simon en était plus choqué qu’aucun autre ; il préférait à ces accommodements la lutte ouverte des idées.
Quand, prononçant devant vous l’éloge de M. de Rémusat, il mettait en scène la dispute d’Abélard contre Guillaume de Champeaux, on aurait cru, tant il s’animait à son propre récit, l’entendre lui-même glorifier l’autorité de la raison et revendiquer la liberté de la pensée.
C’est qu’il avait placé toute sa confiance dans l’une et dans l’autre. Il s’était approprié comme son bien la maxime de Descartes : « Je résolus de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment pour telle » et, de cet appel à la seule raison naturelle, il avait tiré toute sa philosophie, l’immortalité de l’âme et la vie future, la liberté humaine et la notion du devoir, l’existence d’un Dieu créateur et la connaissance de ses attributs. Il n’allait pas au delà : c’est un sujet de douloureux étonnement qu’un esprit si religieux refusât cependant d’accepter le secours de la révélation chrétienne, et n’aperçut pas qu’il est moralement impossible à l’homme d’y renoncer pour toujours ou de s’en passer longtemps, s’il ne veut rien perdre des conquêtes de sa raison.
M. Taine a écrit de Jouffroy qu’il dépensa toute sa force à établir le système qu’on construit, en sortant du christianisme, celui du Vicaire Savoyard, et il ajoute : « Sur vingt hommes qui pensent, il y en a dix-neuf qui, en quittant leur religion d’enfance, tombent dans cette philosophie : elle n’est qu’un christianisme tempéré et amoindri. » C’est à l’aide de ce débris, suivant la forte expression de Sainte-Beuve, que M. Jules Simon va désormais essayer de diriger, à travers les orages, les hommes de son temps. « Nous étions lassés, dit-il dans sa notice sur M. de Rémusat, d’être en Grèce comme chez nous et en France comme en visite. » La politique l’attirait, non qu’en la hauteur de son âme, il y vît une carrière qui mène aux honneurs, moins encore une profession qui mène à la richesse, mais parce qu’elle était le moyen, désormais le plus puissant, de gouverner les hommes par l’empire des idées. Pour cette grande ambition, ses opinions étaient toutes prêtes. Il avait celles de sa philosophie. Rationaliste, il reconnaissait, dans la Révolution, la mise en œuvre de sa doctrine : idéaliste, il aimait d’elle, surtout, ses rêves d’affranchissement et de liberté.
La Révolution française est, en ce siècle, le point de partage entre les hommes et la pierre de touche de leurs idées. Longtemps encore, elle conservera ce privilège redoutable, et ses conséquences politiques auront achevé de s’imposer aux volontés et aux mœurs, sans que son principe et son esprit aient cessé de diviser les âmes. C’est que, fille de la Réforme et de l’Encyclopédie, elle tut, par-dessus tout, une conception philosophique et sociale, l’une qui soustrait la société humaine à l’ordre surnaturel et ne donne à l’individu pour limite de son droit, que la loi sortie de sa propre volonté, l’autre qui, privant les citoyens de tous les liens naturels, rompus ou dénoués, ne laisse subsister, pour former la nation, que des isolés, impuissants dans leur liberté. Naturalisme et individualisme, tout le siècle a reposé sur cette double conception.
M. Jules Simon y retrouvait le principe de ses idées : mais il ne l’acceptait pas pleinement et sans contrôle. Son âme était trop religieuse pour s’abandonner à toutes les conséquences de la doctrine rationaliste. Son cœur était trop généreux pour qu’il se laissât aller à toutes les tentations de l’individualisme. Ainsi, comme tant d’autres, depuis cent ans, sa vie s’est dépensée dans ce rude labeur, de servir l’esprit de la Révolution et de combattre ses effets. C’est l’énigme de notre âge. Elle est posée depuis 1789.
M. Jules Simon fut un homme de ce temps-là : il en eut les illusions: il en connut aussi les déceptions. La grande promesse de liberté, trouvée dans son héritage, éveillait en son cœur des échos profonds. Il s’y attacha comme un soldat, à son drapeau, et livra pour elle tous les combats de sa vie publique. Tant de belles paroles, d’écrits magnifiques et d’actes courageux n’ont point suffi cependant, pour que cette revendication d’universelle liberté devînt une formule précise et propre au gouvernement des hommes. M. Jules Simon en a fait le douloureux aveu : « La liberté n’a eu qu’une heure. Depuis que nos pères l’ont proclamée pour la France et pour le monde, nous ne sommes plus occupés qu’à la restreindre. » Il le dit avec tristesse, mais il sait bien pourquoi : lui-même en a donné la raison, en une formule saisissante, dans son livre du Devoir : « La société n’est pas faite pour reposer sur un principe simple : la liberté ne lui suffit pas ; car la liberté, quand elle est seule, est un dissolvant. » La question se pose, aussitôt, de savoir si la liberté s’accorde, naturellement, avec une démocratie où l’extrême développement des droits individuels ne trouve pas son contrepoids dans la puissante organisation des forces sociales. L’expérience et la réflexion permettent, au moins, d’en douter.
M. Jules Simon aimait trop ardemment la liberté, pour hésiter entre les deux régimes où se peut incarner l’état démocratique, l’autorité d’un chef, et celle de la foule ; mais il l’aimait aussi trop sincèrement, pour ne pas voir en elle le bienfait principal d’un gouvernement républicain. Il fonda sur cette conviction toute sa foi politique.
La République qu’il rêvait était une demeure fermée à toute oppression, surtout à celle de la pensée, et largement ouverte à toutes les idées, à toutes les croyances, à toutes les opinions, où la jeunesse, éclairée par la science, grandirait dans la connaissance de Dieu et l’amour du devoir, où la morale, donnée pour règle à la vie publique comme à la vie privée, serait enseignée aux petits par l’exemple des grands, où le pouvoir, enfin, laissant à la raison le soin de gouverner les passions, n’aurait d’autre mission que de faire régner, entre les citoyens, la justice et la liberté. L’histoire dira ce qu’il advint d’un si beau rêve : il suffit à 1’honneur de celui qui l’a formé d’y être jusqu’au bout demeuré fidèle.
M. Jules Simon s’était déjà fait un nom dans la presse, et deux fois, en 1846 et 1847, il avait, sans succès, tenté, dans les Côtes-du-Nord, l’épreuve du suffrage restreint quand la révolution de 1848, emportant d’un seul coup le trône et le régime de 1830, fit paraître, à leur place, le peuple armé soudain de la souveraineté. M. Jules Simon était prêt pour cette rencontre attendue. Ce fut encore le département des Côtes-du-Nord qui l’appela, et celle fois il fut élu.
Dès le lendemain, le triomphe de la liberté allait faire de lui un soldat de l’autorité. Au milieu des généreuses espérances dont son âme était pleine, il vit l’insurrection populaire se dresser devant lui : elle le trouva, à la tribune et dans la rue, au poste de combat marqué par son courage. Le devoir social et politique ne lui faisait pas, d’ailleurs, oublier son titre de professeur. Il était, toujours, en effet, suppléant de M. Cousin et, quand après une année de travail parlementaire acharné, il échoua, cependant, aux élections de 1849, ce fut à la Sorbonne qu’il retourna, comme au terme d’une campagne, un marin à son port d’attache. C’est là que le trouva le Coup d’État du 2 décembre 1851.
Sept jours après, M. Victor Leclerc, doyen de la Faculté des Lettres, lui demanda de rouvrir son cours, le premier, depuis l’événement. Le 9 décembre, à 3 heures, il entra dans la grande salle de la Sorbonne. Elle était comble. C’était la veille du plébiscite. M. Jules Simon prit la parole : « Messieurs, dit-il, je suis ici professeur de morale. Je vous dois la leçon et l’exemple. Le droit vient d’être publiquement violé par celui qui avait la charge de le défendre, et la France doit dire, demain, dans ses comices, si elle approuve cette violation du droit ou si elle la condamne. N’y eût-il dans les urnes qu’un seul bulletin pour prononcer la condamnation, je le revendique d’avance : il sera de moi ! »
La salle éclata en applaudissements frénétiques. La leçon fut arrêtée et 1e professeur sortit au milieu d’une enthousiaste ovation. Quelle que soit l’opinion des hommes, il faut saluer, dans un acte si fier, la hauteur du courage et la force des convictions. Car rien n’est plus grand qu’un ferme caractère et plus noble qu’une âme indépendante.
Le cours de M. Jules Simon fut suspendu. Au lendemain de cette dernière et éclatante leçon, il regarda la vie qu’il s’était faite, par sa retraite volontaire. Elle s’offrit à lui, dure et attristée. Son activité restait sans emploi : par surcroît, il était pauvre. Mais le philosophe vivait en lui, et, dans ce modeste logis de la place de la Madeleine qu’il habitait déjà, la plus tendre affection lui faisait un foyer plein de consolation et de joie.
La sérénité de votre confrère ne se démentit pas un moment. Il sembla qu’il eût gravé sur son seuil, comme en son cœur, la maxime de Plotin : « Homme, de quoi te plains-tu ? de la lutte ? C’est la condition de la victoire. D’une injustice ? Qu’est cela pour un immortel ? » Si amère que paraisse l’épreuve, on serait presque tenté de la dire heureuse, puisqu’elle nous a valu ces beaux livres qui s’appellent le Devoir et la Religion naturelle.
Livres admirables pour ceux-là mêmes qui trouvent, dans leur fière obéissance à la foi chrétienne, mieux que dans l’apparente liberté des systèmes humains, l’affranchissement de leur esprit et la satisfaction de leur raison : livres de tous les temps, parce qu’ils enseignent le devoir et le sacrifice, opportuns à l’heure des enivrantes prospérités, où s’émoussaient, dans la jouissance, les caractères et les vertus, opportuns encore, quand les cœurs déshabitués des choses héroïques, se découragent de l’action, et consolent leur ennui dans le scepticisme railleur qui les distrait ou la vaine mélancolie qui les berce.
Et pourtant ces livres, d’une inspiration si haute et si pure, laissent dans l’âme une déception qu’il faut avouer. Les premiers chapitres du Devoir ont déroulé devant nous, dans une succession magnifique, les anneaux de la chaîne infrangible qui rattache l’homme à son Créateur et soutient sa liberté aux prises avec ses passions : parvenu là, en face du problème inéluctable de la destinée, sur ce sommet d’où l’œil découvre le mystère infini, notre esprit, conquis, n’attend plus qu’une conclusion précise, le dernier chaînon, faute duquel la chaîne tout entière va demeurer flottante ! L’immortalité de l’âme est démontrée, la loi morale est proclamée ! Quelle sera la sanction ? La philosophie rationaliste, si ferme en ses prémisses, hésite devant cette conclusion nécessaire : elle recule, elle se tait, et nous restons, indécis, dans le doute et l’obscurité. En vain nous offre-t-elle l’appui de la religion naturelle avec son Dieu, spectateur impassible de sa création, rempli, pour l’humanité, d’un amour impuissant et stérile, qu’elle nous défend d’invoquer pour la peine et pour le travail ! Car il faut davantage à la foule de ceux qui n’ont ni le savoir, ni le loisir de la philosophie, et à qui, depuis dix-huit siècles, le Juste crucifié apporte, dans l’épreuve, l’espérance et le courage. Cette foule, nous en sommes tous à quelque heure de notre vie : c’est à elle qu’il faut parler. Qu’allez-vous lui montrer, à la place de l’image divine, vous dont l’âme a connu tant d’angoisse, et comment voulez-vous qu’il prie, cet homme courbé sous le fardeau de sa misère ou de ses passions, ce malade épuisé par la souffrance, ce père brisé de douleur près du lit de son enfant, ce marin perdu dans la tempête sur vos côtes de Bretagne et qui lève ses mains jointes vers son clocher, debout, là-bas, sous l’orage ? Demandes téméraires, dites-vous ! Mais la vie en est pleine ! Ah ! prenez garde de faire taire, vous aussi, la « vieille chanson » : quand elle ne chantera plus dans les âmes, les ruines de la religion positive y auront pris tant de place qu’il n’en restera plus, même pour la religion naturelle.
De fait, c’est bien là qu’est le danger : l’esprit d’examen, dans son vain effort pour se soustraire à l’irrationnel, ne s’arrête pas aux frontières arbitraires où prétend l’enfermer la raison, et la masse, inhabile aux déductions métaphysiques, ne trouve, hors d’une religion positive, rien qui la défende des brutalités de la négation.
Ce siècle, en s’avançant dans les tempêtes, porté par le rationalisme comme sur une barque fragile, devait donc heurter l’inévitable écueil. Mais la violence du choc a réveillé les passagers surpris, et, déjà, soulevée par la force mystérieuse cachée dans ses flancs, la nef antique où flottent nos destins va, pour se délivrer du péril, tendre, en un effort instinctif, au souffle ranimé des croyances chrétiennes, ses voiles fatiguées.
C’est le grand fait de notre temps, chaque jour attesté dans les lettres et dans les arts, et comme la marque dernière des années où s’achèvent les centenaires illustres ; nulle part, elle n’apparaît avec plus d’éclat que dans la question de l’école et dans celle du travail, de toutes les plus profondes, parce que la vie de l’âme et celle du corps en dépendent.
M. Jules Simon avait un sentiment trop vif des besoins de son temps pour ne pas reconnaître qu’elles sont inséparables dans un État fondé sur le suffrage universel. Les souvenirs de 1848 ne 1’avaient point quitté : le peuple, en sa victoire éphémère, lui était apparu avec ses aspirations idéales et ses emportements redoutables ; il l’avait vu, dans une soudaine réaction contre la richesse souveraine, livrer au socialisme, à cause de ses promesses de justice, son cœur tourmenté de rêves et de passions. Quand les emportements furent vaincus, il comprit que les aspirations demeuraient invincibles et que le socialisme défait gardait, en l’âme populaire, un foyer qui ne s’éteindrait plus.
L’instruction parut à votre confrère le premier des besoins du peuple ; il vit en elle le droit de tous les citoyens, la garantie de leur liberté, la sauvegarde même de leur sagesse, et puisqu’elle était le droit, il voulut que tous en passent trouver les moyens, mis à leur portée par la société, sans que la négligence de la famille pût les en priver.
M. Jules Simon avait formulé ces idées à l’Assemblée de 1848 ; il les développa en 1864 dans un livre célèbre, l’École, qui expose tout le programme de l’instruction obligatoire ; il les porta à la tribune, dès qu’elle lui fut rendue, puis dans le gouvernement, aussitôt qu’il l’exerça ; livres, discours, propositions de loi et circulaires ministérielles, tous ses écrits sur l’enseignement primaire sont un commentaire de l’École. La législation moderne n’en est que l’application ; tout y est, l’obligation, la gratuité, la neutralité elle-même, bien que ce soit précisément sur ce point que le désaccord ait éclaté, ardent, passionné, entre M. Jules Simon et ses continuateurs. En aucun sujet l’échec de la doctrine rationaliste ne devait être et ne fut, en effet, plus cruel : car les fondateurs de l’instruction laïque n’ont point borné leur logique à la neutralité confessionnelle et ils ont traité la religion naturelle comme la religion positive.
Rien de plus suggestif que les deux préfaces placées par M. Jules Simon en tête de la dernière édition de l’École. La première est de 1881 ; c’est un bulletin de victoire daté du champ de bataille. La seconde est de 1886, cinq ans plus tard ; c’est un cri de douleur, de reproche et d’angoisse. Tout tient entre ces deux préfaces, les grands espoirs et les ambitions généreuses, les déceptions cruelles et les douloureuses protestations : elles forment en quelques pages un livre, tragique et profond, où s’écrit l’histoire de toute une génération. Les cinq années qui les séparent furent pour M. Jules Simon le temps des luttes suprêmes. Nous avons tous assisté à ses combats et à sa gloire. Il fut vaincu, et le poids de sa défaite a pesé sur notre temps ; mais sa parole est demeurée dans les âmes.
Dix ans ont passé, et voici qu’elle se réveille en échos imprévus. L’œuvre morale, née d’hier, ne semble déjà plus qu’une ruine portée sur des fondements chancelants : rien n’a remplacé le ciment divin et, du sein de la patrie inquiète de ses fils, une rumeur monte, toujours plus haute et plus pressante, qui demande pour eux un abri moins fragile.
Car l’heure vient où la démocratie, formée par l’école, va prendre, à son tour, possession du pouvoir et de formidables questions se dressent au devant d’elle, que, seule, peut l’aider à résoudre une loi supérieure aux passions des hommes.
M. Jules Simon les pressentait déjà, quand une rencontre avec M. Jean Dolfus l’introduisit dans le monde industriel. Il en vit, tout ensemble, les souffrances et la philanthropie, et, devant les magnifiques institutions créées par les patrons alsaciens, il aperçut, d’un coup, dans l’implacable loi de la concurrence, l’étendue du mal et l’insuffisance du remède. « Il y a, dit-il, dans notre organisation économique un vice terrible qui est le générateur de la misère, et qu’il faut vaincre à tout prix, si l’on ne veut pas périr, c’est la suppression de la vie de famille. »
L’Ouvrière, dont je cite ici la préface, est le commentaire de cette accablante accusation. Des enquêtes personnelles que M Jules Simon alla faire avec une admirable conscience, en France et à l’étranger, il composa, dans ces pages cruellement vécues, le plus écrasant réquisitoire qui se puisse lire contre un temps si fier de ses progrès et si dédaigneux de ses devanciers.
D’autres enquêtes avaient précédé celle de M. Jules Simon ; aucune ne fut plus décisive ; d’autres enquêtes l’ont suivie, qui ne l’ont pas affaiblie. Elles sont d’hier : dans l’industrie, si la souffrance matérielle s’est amoindrie, le mal moral est demeuré sans remède : dans les petits métiers, rien n’a changé, et le problème reste debout, poignant pour qui l’a, une fois, aperçu, de savoir comment l’ouvrière isolée, livrée à toutes les incertitudes de la vie, à toutes les tentations de la rue, peut échapper à la misère ou au déshonneur.
« Le voilà, écrivait, il y a un an, M. Charles Benoist, en terminant son enquête sur les ouvrières de l’aiguille, le voilà, le cercle de douleur ; voilà l’enfer dont on ne sait comment briser les portes ! » Et pourtant, il le faut. Ce n’est pas assez de saluer avec respect celles qui échappent, à force de courage et de vertu, au cercle fatal ; celles-là, ce sont les exceptions. Il faut les admirer, mais il faut sauver les autres. La société n’a pas le droit de se résigner à leur sort ; car ce sont les victimes des inexorables lois que donnent à l’homme le développement de sa richesse et la satisfaction de son luxe.
Lois naturelles, dit-on, que la loi humaine est impuissante à désarmer ! M. Jules Simon, cependant, ne consentait pas à les subir, si épris qu’il fût de la liberté et si confiant qu’il se montrât dans l’initiative privée. Trente ans après la publication de l’Ouvrière, donnant une nouvelle préface à son livre réédité, il y écrivait ces lignes si fortes : « Le sang de la France s’écoule et s’épuise. Nous sommes en présence d’une hécatombe de vies humaines. Je supplie les patriotes et les philanthropes d’y penser. Il ne faut pas confondre la liberté avec l’inhumanité. »
« Ne pas confondre la liberté avec l’inhumanité ! » Parole féconde qui contient en germe toute la réforme sociale ! Par elle, l’homme apparaîtra désormais, dans le travail, non plus comme un instrument mécanique dont la force s’achète ainsi qu’une marchandise, mais comme une créature divine dont les droits et la dignité sont supérieurs à tous les combats, et il faudra, par un effet inéluctable du principe ainsi proclamé, que la loi vienne, au nom de la justice, prévenir, dans les conventions réciproques, les abus de la liberté absolue.
M. Jules Simon, libéral convaincu, pressé par la réalité des faits et la générosité de son cœur, fut donc, en notre temps, l’un des fondateurs de la législation sociale. C’est elle dont il ira, au déclin de sa vie, plaider la cause devant l’Europe assemblée, fier de montrer à ceux qui l’avaient crue morte, la France, protectrice des faibles, toujours vivante et fidèle à son génie.
L’individualisme, atteint ainsi d’une première défaite par les conclusions de l’Ouvrière, en subit une seconde et plus décisive, que M. Jules Simon avait encore préparée, par un autre livre où s’achève l’exposé de ses idées sociales : le Travail. « Il ne s’agit pas, dit-il, de gémir sur les nouvelles aspirations des travailleurs : elles existent : on ne les supprimera pas : » et, comme il voit, autour de lui, l’entreprise capitaliste remplacer partout l’ancienne forme du patronat, comme, entre elle et ces travailleurs isolés qui réclament des droits sacrés, il n’aperçoit debout que l’État dont il redoute d’accroître la puissance, son esprit clairvoyant et sincère ne trouve qu’un refuge assuré, c’est l’association. Il montre en elle le moyen légitime d’agir sur le contrat du travail, par la grève et la coalition ; ce sera, bientôt, au Corps législatif, le thème et l’occasion d’un de ses plus fameux discours ; il énumère tous les fruits qu’elle peut porter, et, les pressant jusqu’au bout, il lui demande enfin de changer radicalement la condition de l’ouvrier, en remplaçant le salaire par le bénéfice !
Tout est dit : l’œuvre économique de 1791 est renversée : et qu’importent les restrictions libérales et les anathèmes contre les institutions du Moyen Âge ? Le régime de l’association est proclamé. Vingt ans plus tard, les mœurs le ramèneront dans la loi. Dès lors, rien ne l’arrêtera plus. Il se développera comme l’individualisme avant lui, en brisant toutes les résistances par la force de son principe, jusqu’à ce que, dans une nécessité d’ordre public, la corporation, qui est l’association organisée, sorte du conflit des intérêts coalisés, pour tirer de l’anarchie la société démocratique.
Ainsi, par une irrésistible évolution, les idées anciennes reparaissent avec des besoins nouveaux, et ce n’est pas la moindre surprise de notre temps que ce retour aux conceptions sociales du XIIIe siècle, ramenées sous d’autres formes, parmi les héritiers du XVIIIe, par l’excès même de ses doctrines individualistes.
Aucune révolution plus profonde ne s’est annoncée depuis cent ans : la question n’est plus de l’arrêter, mais de savoir quelles forces morales la conduiront : notre avenir en dépend. Pareille à la nuée, obscure et inquiétante, elle porte, en sa marche rapide et assurée, le secret des moissons prochaines, le déluge fécond qui rajeunit la terre ou l’orage stérile qui la laisse dévastée.
M. Jules Simon ne découvrait pas, sans doute, aux idées qu’il jetait dans ses livres, des conséquences sociales si contraires aux tendances de son esprit : d’autres et de plus prochaines visées absorbaient alors sa pensée. L’action politique l’avait ressaisi tout entier, le philosophe faisait place à l’homme de parti. Il demandait la liberté absolue d’association, comme celle de la presse, comme l’instruction obligatoire, comme la suppression de l’armée permanente, afin de faire disparaître ce qu’il appelait les « trois obstacles : l’isolement, l’ignorance et la baïonnette », qui s’opposaient au triomphe de la « politique radicale ».
C’est sous ce titre qu’il a réuni ses principaux discours, résumés dans une préface où il explique comment il est radical. Cela voulait dire qu’il était radicalement libéral, et, sous un gouvernement d’autorité, ce radicalisme de liberté, soutenu par une captivante éloquence, valait à M. Jules Simon une éclatante popularité non seulement parmi ceux qui souffraient de l’autorité, mais parmi ceux, aussi, qui croyaient en souffrir. Ainsi porté par une faveur grandissante, M. Jules Simon fut, en 1863, élu député de Paris au Corps législatif.
Ce n’était pas peu de chose que de paraître éloquent, dans une assemblée où les orateurs de l’opposition s’appelaient, pour ne nommer que des morts, Berryer, Thiers et Jules Favre. M. Jules Simon marqua, cependant, du premier coup, sa place entre ces maîtres de la parole. Il avait, dans la chaleur contenue de sa voix et dans ses éclats imprévus, dans la pureté de sa diction et la savante expression de son geste, une irrésistible séduction, dont s’enveloppaient, en une forme toujours noble et mesurée, des idées hautes et généreuses, appuyées d’une étude approfondie.
Ses écrits annonçaient ses discours : et dans l’ardeur des luttes politiques, le philosophe apparaissait encore, livrant sa parole au rêve d’une société idéale, où la raison souveraine resterait, en dépit du conflit des opinions, toujours maîtresse des passions humaines.
Les élections de 1869 ramenèrent M. Jules Simon au Corps législatif ; son influence était immense dans son parti ; il était populaire, il avait connu les faciles triomphes de l’opposition ; il allait apprendre ce qu’il en coûte de gouverner les hommes.
L’heure tragique est venue ! Ne m’ordonnez pas de m’y arrêter ; il faudrait juger et le soldat qui vit en moi, le cœur gonflé de souvenirs, ne pourrait le faire librement. Je ne veux avoir ici pour les hommes, ni regards, ni pensées : au-dessus, bien au-dessus d’eux, une image est dressée qui fascine mes yeux, spectre magnifique dont la taille, à chaque pas, se hausse dans le recul du temps ; c’est la France, découronnée de sa vieille armée, debout cependant, toute crispée en sa souffrance héroïque, et, sur les champs glacés de la Loire ou de l’Est, entre les murs implacables de Paris bombardé, raidissant ses membres brisés, pour sauver son honneur dans des combats sans espérance. Elle seule est grande ! Depuis un quart de siècle, nous vivons de cette illustre agonie, germe inépuisable d’espoirs invaincus.
Sur la voie douloureuse où elle se traînait, M. Jules Simon porta le fardeau de sa renommée et la solidarité de son parti. De l’Hôtel de Ville de Paris à la préfecture de Bordeaux, devant l’émeute impatiente des chefs qu’elle s’était donnés la veille, comme dans l’angoisse du débat suprême ouvert au chevet de la patrie mourante, il fut semblable à lui-même, courageux et fidèle à ce qu’il crut être son devoir.
Tel il fut encore quand parut, en cette douleur qui semblait comblée, l’ignominie dernière des déchirements impies. M. Jules Simon, ministre de l’Instruction publique après le 4 septembre, conserva ses fonctions, lorsque l’Assemblée nationale eut confié le pouvoir exécutif à M. Thiers, et, le 18 mars, dans le rayonnant crépuscule jeté comme une ironie du ciel sur cette funèbre journée, il suivit le flot lamentable qui, de Paris à Versailles, roulait, parmi des débris d’armée, l’épave d’un gouvernement. Lorsqu’il parvint au terme, glacé par la fatigue et par la nuit, M. Thiers, arrivé quelques heures plus tôt, le reçut avec le mot du César expirant : « Travaillons ! »
De ces jours désolés ne retenons que cette parole virile. Elle dit assez ce qui fut l’honneur de tous, en ces temps d’écrasantes responsabilités. Leur histoire est la nôtre, nous ne pourrions l’écrire qu’avec des passions.
M. Jules Simon a tenté de le faire en quatre volumes qui vont de la chute de l’Empire à celle de M. Thiers. Ce sont les dépositions d’un témoin, précieuses pour la postérité, insuffisantes cependant à son jugement définitif. Pour nous, qui ne saurions les lire qu’à travers d’autres souvenirs et d’autres émotions, ils nous apportent, à défaut d’une satisfaction historique, un grave enseignement.
Car le destin s’y montre, avec sa rigueur étrange, de ce philosophe épris d’une religieuse confiance en la raison souveraine, haïssant la guerre et la violence, espérant tout de la liberté, porté par la parole au sommet de la popularité, et, soudain, tenant, de cette popularité même, le funeste présent du pouvoir, à l’heure où, dans le bruit des batailles et l’emportement des colères, la raison reste sans voix, l’éloquence est sans vertu et la liberté sans pudeur. Cruelle surprise, que M. Jules Simon éprouva durement !
La paix lui réservait d’autres amertumes. Quand il voulut, à son abri, commencer enfin la tâche imposée par ses idées, il trouva devant lui la toute-puissante opposition des idées contraires. Les lois de neutralité scolaire, toutes prêtes en son esprit et, dès qu’il le put, soumises à l’Assemblée, heurtaient trop directement l’opinion de la majorité pour qu’elle pût les accueillir. La question profonde de l’éducation populaire suffisait à mettre aux prises des hommes éloignés par de si larges dissentiments ; mais d’autres et de plus flagrants désaccords les séparaient, qui précipitaient chaque jour une rupture, différée parle commun souci de la patrie envahie. M. Jules Simon quitta le pouvoir quelques jours avant M. Thiers : il le quitta, sans avoir gouverné, s’il est vrai que gouverner c’est appliquer ses idées.
Lorsque, plus tard, il y reparut, leur heure était passée. Entre ses adversaires, tout frémissants d’une grande espérance encore inconsolée, et ses amis pressés d’achever une victoire si longtemps incertaine, la concorde était impossible. M. Jules Simon tenta cependant cette vaine expérience. Suspect aux deux partis, il devait succomber dans leur choc inévitable.
Mais son âme ignorait les découragements amers. Dans un discours prononcé à la séance publique annuelle des cinq académies le 24 octobre 1871, la première après les grands désastres, il avait dit en finissant : « Soyons comme un voyageur tombé dans un précipice, qui ne perd pas de temps à gémir ou à se désespérer, mais commence sur-le-champ à remonter vers la lumière, ne comptant que sur la justesse de son esprit et la fermeté de son cœur ! » M. Jules Simon fut cet indomptable voyageur.
La revanche de ses opinions l’atteignit d’un coup plus douloureux que leur passagère défaite ; car, dans leur victoire, il vit avec stupeur la liberté des âmes enchaînée derrière elles et traînée comme une captive. La gloire l’attendait là. Elle est faite, avait-il dit, « de malédictions et de cris de triomphe ». Quand elle s’offrit à lui, ce fut enveloppée d’angoisse : le chemin qu’elle lui montrait était bordé de ses ennemis, et ses amis les plus chers, pressés autour de lui, le conjuraient de s’arrêter. Il ne vit ni ses ennemis, ni ses amis : les yeux fixés sur la conscience opprimée, il marcha droit à elle et, par la voie royale du devoir, que jadis avait tracée sa main, il entra, la tête haute, dans l’impopularité.
Rien ne manquait désormais à sa vie. Il n’avait plus, comme parle Lacordaire, qu’à « descendre, par une pente rapide, aux rivages de l’impuissance et de l’oubli », incapable cependant de s’y laisser porter dans une molle inaction.
La politique, qu’il avait tant aimée, ne lui semblait plus qu’un spectacle douloureux. Mais les lettres et la charité restaient des foyers toujours ouverts à son esprit et à son cœur. Votre Compagnie l’avait reçu le jour même où le Sénat lui offrait une tribune, qu’allait illustrer son impérissable amour de la liberté. Il donnait à vos travaux tout le temps que lui laissaient les œuvres philanthropiques où son activité se consolait des affaires publiques, en soulageant la souffrance et la pauvreté. Entre toutes, la préférée de son dévouement fut cette « Union française pour le sauvetage de l’enfance abandonnée » qu’un de vos poètes les plus aimés a chantée en des vers attendris :
Sur cette âme sans jour, sans feu, plus qu’orpheline,La tutrice au grand cœur, la Charité s’inclineEt sa flamme y rallume un céleste rayon.
À cette flamme, M. Jules Simon réchauffa, dix ans encore, sa vieillesse infatigable, jusqu’au moment où, plein de jours et de labeur, il vit venir à lui le grand mystère que son âme avait, si longtemps, interrogé et que, peut-être, I’aidèrent à regarder sans trouble les souvenirs de sa jeunesse accourus en foule à son appel.
Un âge entier descendait avec lui dans l’histoire, laissant à d’autres générations le fardeau de la société nouvelle dont il a souffert le rude enfantement. Et voici qu’à cette heure incertaine, entre les temps qui finissent et les temps qui commencent, se lève une étonnante vision, aube déjà naissante dans le soir où nous entrons.
Le Christ, répudié par ce siècle expirant, apparaît sur sa tombe, tel que le vit l’antiquité païenne, les mains tendues vers les déshérités, avec des promesses d’amour, de paix et de justice, et, sur le berceau du siècle nouveau, la voix retentit, oubliée de la foule, qui fit descendre vers elle le grand cri de l’éternelle pitié.
M. Jules Simon l’entendit passer dans le ciel assombri d’orages, tandis qu’il donnait au peuple les énergies dernières de son âme attristée ; et reconnaissant le divin murmure dont se berçait son enfance, il redit sans doute, en son cœur agité d’inquiétude et d’espoir, le chant des patriarches, attardés à l’aurore près du puits où la Samaritaine allait recevoir les paroles immortelles :
Je baise dans cet air, d’avance,La Voix qui le fera vibrer. (M. Edmond Rostand, La Samaritaine)