Réponse de M. Jules Lemaitre
au discours de M. Marcellin Berthelot
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 2 mai 1901
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Je serais assez embarrassé de mon rôle, si la majesté de la Compagnie au nom de laquelle je vous souhaite la bienvenue ne me devait rendre un peu d’honnête assurance. Ignorant, j’ai à louer deux des plus illustres savants du siècle : votre prédécesseur et vous-même, Monsieur. Cela veut dire que je dois parler de deux hommes dont je suis incapable de concevoir pleinement et nettement les travaux. Mais, du moins, j’en connais l’utilité supérieure, j’en devine la beauté, et je puis me faire quelque idée du tour d’intelligence de ceux qui les ont accomplis. Cela suffira, j’espère, et c’est aussi tout ce qu’on attend de moi.
Au reste, en ce qui regarde M. Joseph Bertrand, vous avez heureusement simplifié ma tâche. Vous avez parlé de l’homme en ami, en contemporain à la fois affectueux et clairvoyant, et vous avez défini et jugé son œuvre scientifique comme seul le pouvait faire un de ses pairs. Après vous avoir entendu, nous sommes encore plus assurés que Joseph Bertrand, dans un ordre de spéculations accessible à très peu de cerveaux, fut un maître et un créateur.
Voilà, nous les profanes, tout ce que nous savons ici. Nous savons qu’il y a une science des nombres, dont nous avons été à peine capables de balbutier l’abécédaire ; que quelques privilégiés seulement y peuvent faire des découvertes qui les ravissent, qui les font vivre dans une espèce de rêve dont le délice nous est inconnu, et d’où, cependant, sortent quelquefois des inventions pratiques qui transforment l’industrie humaine et profitent à l’humanité tout entière. Il y a, dans la gloire de ces hommes, un mystère qui nous la rend plus sacrée. On les voit un peu du même œil que les Égyptiens voyaient les prêtres d’Isis. Le monde entier, le peuple et les lettrés qui, là-dessus, sont aussi ignorants que le peuple, les vénèrent sans rien comprendre à ce qu’ils font. Nous les sentons bienfaisants et lointains.
Et nous les sentons heureux d’une autre façon que nous. L’imagination des nombres et de leurs relations, portée au degré où elle devient du génie, doit faire, aux rares mortels qui en sont doués, une vie intellectuelle notablement différente de la nôtre. On devine qu’ils sont des poètes à leur manière, qu’ils jouent avec les nombres comme les poètes de la parole écrite jouent avec les images concrètes. Le monde des nombres et des formes géométriques que les nombres traduisent est sans doute un infini aussi émouvant que l’univers des formes sensibles. Or celui-ci n’est point fermé aux mathématiciens ; mais l’accès de leur univers nous est interdit. N’avons-nous donc pas quelque raison de croire que, si la vie est le songe d’une ombre, leur songe est plus complet que le nôtre, et que l’enchantement en est double !
Ce qui me reste à faire, c’est de conter quelques anecdotes sur Joseph Bertrand. On sait qu’il avait été un enfant d’une extraordinaire précocité, une sorte d’« enfant prodige ». À quatre ans, une fluxion de poitrine le retint longtemps au lit. La mère donnait des leçons de lecture à son fils aîné près du lit du petit malade. Très attentif sans en rien dire, Joseph étudiait et repassait dans sa tête les assemblages de lettres et de syllabes. On lui avait donné un livre d’histoire naturelle, tout plein d’images. La mère fut bien surprise, et plus joyeuse encore, lorsqu’un jour, elle l’entendit lire couramment : la Brebis et le Chien-Loup. Joseph Bertrand se souvenait avec plaisir de ce trait de son enfance. « Je tiens, disait-il, à ce qu’on mette dans mon éloge que j’ai appris à lire tout seul. »
Je me conforme d’autant plus volontiers à son innocent désir que ce trait n’est pas un accident, mais qu’il est caractéristique de l’habituelle démarche de son esprit. Il continua de tout apprendre librement et par lui-même. Son enfance et son éducation ressemblent singulièrement à celles de Blaise Pascal. Ses aptitudes mathématiques se révélèrent dès son plus jeune âge. Son père les développait sans jamais lui imposer de travail régulier. Il lui donnait, en guise d’amusettes, de petits problèmes de mathématiques ou de géométrie. Déjà tout travail, chez l’écolier, se faisait de tête, à la promenade, en jouant, en se roulant par terre, ce qui était sa posture favorite. Il combinait, sous son front enfantin, les rapports des nombres et des surfaces en esquissant des culbutes.
Ses parents demeuraient chez son oncle Duhamel, qui avait fondé et qui dirigeait, rue de Vaugirard, une école préparatoire à l’École Polytechnique. L’enfant errait en toute liberté parla vaste maison, entrant dans toutes les classes selon sa fantaisie et recueillant ce qu’il pouvait de la parole des professeurs.
Vous ignorez, avez-vous dit, ce qu’il y a de vrai dans la tradition qui veut que Joseph Bertrand ait passé, à onze ans, les examens de l’École Polytechnique. Je puis éclairer ce menu point d’histoire. On lit dans une note qu’il avait lui-même rédigée pour Pasteur, chargé de le recevoir à l’Académie française : « En 1833, mon oncle m’envoya au collège Saint-Louis, suivre la classe de M. Delisle… La même année, il demanda pour moi l’autorisation de suivre les cours de l’École Polytechnique. Le directeur des études, Dulong, exigea que je subisse un examen, M. Lefébure de Fourcy, après m’avoir interrogé pendant une heure, déclara qu’il m’aurait classé deuxième de sa liste. C’était au mois d’août 1833. J’avais alors onze ans et cinq mois. »
Cette précocité, dont Bertrand fut un éclatant exemple, on sait qu’elle se rencontre quelquefois dans la mathématique et dans la musique ; jamais, du moins au même degré, dans la littérature et dans l’art. C’est sans doute que l’imagination des rapports des nombres et de leurs fonctions peut se passer de toute expérience de la vie, de toute observation de la réalité, de toute connaissance des hommes, de toute philosophie, et que tel n’est point le cas de l’imagination littéraire ou plastique. Seules, les inventions mathématiques sont de pures constructions dans l’idéal, dans le possible ; elles sont identiques dans les cerveaux pensants et calculants de toutes les planètes, si toutes les planètes sont habitées. Ne tenant à rien de proprement terrestre, elles sont, pour ainsi dire, innocentes ; et c’est pourquoi le génie des mathématiques peut résider sous un front d’enfant. Mais des enfants comme Blaise Pascal et Joseph Bertrand n’en sont pas moins extraordinaires et vénérables par la puissance et la rareté du don qui leur fut infus avec la vie.
Votre prédécesseur, Monsieur, semble avoir porté partout cette indépendance d’un esprit qui fut au-dessus des leçons, qui s’était formé presque sans elles. Nous en pouvons juger : car, heureusement pour nous, il ne se confina point dans la science où il excellait. Il était, comme vous- même, de la lignée de ces savants de France qui furent aussi de grands ou de remarquables écrivains. Il communiquait avec nous, il nous appartenait par ses études sur Pascal, sur d’Alembert, et par ses notices et discours académiques. Il n’avait aucun respect préventif, et il ne lui déplaisait même pas, lorsque telle était sa pensée, d’aller contre l’opinion commune. Son livre sur Pascal n’est peut-être pas un des mieux ordonnés mais c’est un des plus fins, des plus agréables, et, disons-le, des plus irrévérencieux qui soient. Il ne dissimule ni le fanatisme, d’ailleurs douloureux, de son héros, ni les faiblesses, dépourvues de sourire, de cette âme tragique. Et l’apologie qu’il fait des casuistes est exquise.
La critique de Joseph Bertrand est incisive, volontiers contredisante, extrêmement malicieuse, je n’ose dire taquine. Il y montre un esprit original et hardi, et qui se plaît aux saillies brusques plutôt qu’aux développements suivis et réguliers. On m’a assuré que c’était aussi sa marque dans ses travaux de mathématiques, que ce qui le distinguait, même là, c’était un génie curieux, alerte, soudain dans ses démarches, imprévu dans ses solutions, admirable par une subtilité intuitive et rapide.
Je me suis parfois demandé si, sous cette piquante humeur, qui lui était devenue coutumière, on n’aurait pas retrouvé, en creusant un peu, une plaie secrète : la douleur, stoïquement soufferte, mais, au fond, inconsolable, d’avoir perdu, dans le désastre de 1871, ses notes et ses manuscrits de quinze années, c’est-à-dire, — qui sait ? ce qui eût fait le meilleur de sa gloire scientifique. Le dommage était sans remède. Bertrand n’essaya même pas de le réparer. Quand il refit sa bibliothèque, il y mit plus de livres de littérature que de livres de science. Apparemment, sa cruelle aventure amena, chez lui, un détachement un peu amer, par où s’accrut encore sa liberté d’esprit.
L’homme était charmant, — oh ! sans nulle fadeur. Les traces d’un accident célèbre avaient achevé de lui faire un visage pittoresque, un visage de vieux savant de conte familier. Il était la joie de nos discussions par sa fantaisie brusque, et par ce qu’il y avait d’inattendu dans ses jugements, où la seule chose que nous puissions prévoir, c’était qu’il ne serait pas de notre avis. Inattendus aussi, les trésors de sa mémoire vaste et bigarrée. Sa conversation était pleine de surprises.
Dans sa vie familiale, inaugurée il y a cinquante-sept ans, sa bonhomie tendre et gaie répandait comme une cordiale poésie. C’était un père et un grand-père adorables. Tous ses amis citent des traits de sa bonté, de son désintéressement, de sa charité active et délicate. Quand il s’agira de son génie scientifique, il faudra bien que nous nous en remettions pieusement à ses confrères de l’Académie des sciences, à vous, Monsieur, tout le premier. Mais, quand nous parlerons du charme savoureux de son esprit et de la générosité de son cœur, nous n’aurons qu’à nous souvenir.
Vous lui succéderez dignement. Il est bon que les génies les plus divers collaborent au grand œuvre. Si une faculté redoutable d’analyse, jointe à une imagination capricieuse, semble la marque de Joseph Bertrand, le caractère de votre critique est d’être surtout ordonnatrice et constructive. Vous avez beaucoup édifié, avec un énorme labeur; une foi patiente et qui s’est rarement permis le sourire.
Je n’entrerai pas dans le détail de votre biographie. Elle est harmonieuse et simple. Fils d’un médecin de grand mérite et d’esprit sérieux, vous avez été engagé de bonne heure dans les voies de la recherche scientifique, et vous vous y êtes enfoncé d’un pas puissant et ininterrompu. Votre cursus honorum est un des plus beaux et des plus riches que l’on connaisse. Vous êtes professeur au Collège de France depuis quarante ans, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, membre de l’Académie de médecine, membre des principales Académies ou Sociétés scientifiques étrangères, sénateur inamovible, et j’en passe. Vous avez été deux fois ministre, et vous avez contribué plus que personne à la réorganisation de l’enseignement supérieur.
Mais l’essentiel, ce dont les ignorants même sont informés, ce que l’avenir retiendra, c’est que vous avez été le rénovateur de la chimie.
Il n’est pas un chapitre de cette science que vous n’ayez abordé dans les six cents mémoires que vous avez publiés au cours d’un demi-siècle. Mais on peut dire que vous vous êtes surtout attaché à deux conceptions générales par où vous l’avez radicalement transformée : c’est la synthèse organique et c’est la thermochimie.
Le fondateur de la chimie moderne, Lavoisier, avait remarqué un contraste essentiel entre les composés minéraux qui se rencontrent dans les corps bruts, et les composés organiques qui se rencontrent dans les corps vivants, plantes ou animaux. Tandis que les premiers résultent des combinaisons simples et assez peu nombreuses de plus de quatre-vingts éléments irréductibles, les seconds sont formés par les combinaisons complexes de quatre éléments, sans plus.
Qu’il s’agisse des os, du sang ou des muscles d’un animal, ou bien de l’écorce d’un arbre, de la sève d’une plante, du tissu d’une feuille, on retrouve toujours ces quatre éléments, à savoir : le carbone, qui, à l’état isolé, forme le combustible dont nous nous chauffons, et l’hydrogène, l’oxygène et l’azote, c’est-à-dire trois gaz sans couleur, sans odeur, sans saveur, et qui échappent pour ainsi dire à nos sens.
C’est uniquement de ces quatre éléments que sont faites les merveilles innombrables de la nature animée. Quelque étrange que cela paraisse, c’est de ces quatre éléments que sont formés tous les corps organiques, l’essence odorante qui gonfle les pétales d’une rosé, la pulpe savoureuse des fruits, la poussière colorée des ailes d’un papillon, ou, pour parler comme François Villon, ce corps féminin « qui tant est tendre, poly, souëf, si prétieulx ». Seule la secrète architecture de ces édifices d’atomes varie. Le poète soupire :
Il existe un bleu dont je meurs,
Parce qu’il est dans des prunelles.
Le chimiste répond carbone, hydrogène, oxygène, azote.
Il fallut à Lavoisier une singulière audace pour proposer un système qui heurtait si violemment les impressions, les images involontaires que nous recevons de tout l’ensemble des apparences sensibles, et qui, pour ainsi parler, perçait et dégonflait les prestiges de l’universelle illusion. Audace féconde ! Car c’est sur cette conception que repose toute la chimie moderne.
La méthode qu’il employa dans ses recherches fut toujours la même l’analyse. En décomposant les corps que lui offrait la nature, il les résolvait en leurs éléments. — Est-il possible de suivre une méthode inverse ? Peut-on, en partant de ces éléments, carbone, oxygène, hydrogène, azote, — reconstituer par synthèse ces édifices moléculaires si délicats, si mystérieusement complexes, qui sont les composés organiques ?
Lavoisier ne le crut pas, n’osa pas le croire. « La chimie, dit-il, marche vers son but et vers sa perfection en divisant, subdivisant et resubdivisant encore… La chimie est la science de l’analyse. »
Cette affirmation fut acceptée sans contrôle par ses successeurs immédiats. « Dans la nature vivante, écrivait Berzélius, le grand maître de la chimie dans le second quart du dix-neuvième siècle, les éléments paraissent obéir à des lois autres que dans la nature inorganique. Si l’on parvenait à trouver la cause de ces différences, on aurait la clef de la chimie organique; mais cette clef est tellement cachée, que nous n’avons aucun espoir de la découvrir, du moins quant à présent. »
Considérant la mobilité et l’instabilité des composés organiques, les chimistes pensaient que leur formation dépend de l’action de la « force vitale » en lutte perpétuelle avec les forces moléculaires. « Le chimiste fait tout l’opposé de la nature vivante, écrivait un chercheur pourtant original, Gerhardt il brûle, détruit, opère par analyse ; la force vitale seule opère par synthèse ; elle reconstruit l’édifice abattu par les forces chimiques. »
Mais vous êtes venu, Monsieur. Vous avez eu la tranquille hardiesse de ne pas croire vos aînés sur parole ; vous avez tenté ce qu’ils déclaraient chimérique ; vous avez dissipé au feu de vos cornues le vain fantôme mythologique de la force vitale ; vous avez su combiner les éléments des matières animales et végétales par le seul jeu des forces physiques déjà connues ; vous avez trouvé la clef que déclarait introuvable le bon Berzélius.
Le premier pas était le plus difficile. Comment combiner l’inerte carbone avec le plus léger des gaz, l’hydrogène ? Cette union directe si longtemps regardée comme impossible, vous l’avez réalisée en 1862, par le sortilège de l’arc électrique. L’acétylène, terme initial de l’innombrable série des carbures d’hydrogène, était constitué synthétiquement. Condensé sous l’influence de la chaleur, il fournit la benzine ; additionné d’hydrogène, il donna l’éthylène, dont l’union avec l’eau fournit l’alcool.
En prenant à leur tour, pour point de départ, ces premiers composés, vous avez obtenu, au moyen des mêmes méthodes, par des réactions de plus en plus faciles et de plus en plus variées, la multitude des composés organiques. « La synthèse, avez-vous écrit, étend ses conquêtes depuis les éléments jusqu’aux substances les plus compliquées, sans qu’on puisse assigner de limites à ses progrès. »
Vous avez reproduit successivement les acides des fruits, les parfums, les corps gras, les composés actifs de la pharmacie, les matières colorantes. L’industrie vous doit l’élaboration méthodique des couleurs d’aniline, dont l’éclat l’emporte sur celui des matières colorantes naturelles. Et la médecine vous doit la plupart des remèdes nouveaux, des remèdes à la mode. Vous pouviez, si vous l’aviez voulu, entasser légitimement des richesses démesurées. Mais, au cours de votre longue carrière scientifique, vous n’avez jamais pris un seul brevet. Vous avez toujours abandonné à la communauté le bénéfice de vos découvertes. L’homme de science, eût dit Renan, est un ebion. II fait de la vérité sa principale richesse. Cet ascète des temps modernes dédaigne de prélever sa dîme sur les largesses que son génie fait aux hommes. Même, il laisse aux habiles selon le monde les millions dont ils lui sont redevables, comme un présent de nul prix.
La seconde conception géniale à laquelle votre nom restera attaché, c’est la thermochimie.
Vous aviez renversé la distinction chimique établie entre les corps bruts et les corps vivants ; vous aviez démontré que les forces chimiques qui régissent la matière organique sont, réellement et sans réserve, les mêmes que celles qui régissent la matière minérale. Mais ces forces elles-mêmes, comment en mesurer l’action ? Comment calculer et prévoir les résultats de leurs conflits ? Pourquoi certains éléments s’unissent-ils ? Pourquoi certains autres demeurent-ils séparés ? Problème ardu, qui préoccupait déjà les anciens alchimistes et qui les amena à supposer l’existence d’affinités électives entre les corps. Mais ces affinités que Gœthe, dans un chapitre d’un de ses romans, assimile aux passions humaines, haine ou amour, demeuraient mystérieuses et inexplicables.
C’est vous, Monsieur, qui en avez donné pour la première fois une définition précise. Vous avez montré que l’on peut prendre pour mesure de l’affinité la quantité de chaleur développée dans la combinaison chimique, et que, dans toute réaction, le système de corps qui tend à se former est celui qui dégage le plus de chaleur.
Une des plus merveilleuses conséquences de cette découverte fut de transformer l’étude empirique des matières explosives en une science rigoureuse, fondée sur le calcul exact de leur énergie.
La poudre noire traditionnelle, peu à peu perfectionnée depuis le seizième siècle, était seule employée pour les fusils et les canons, quand, il y a trente ans, vous déclarâtes hardiment que la théorie permettait de fabriquer des matières explosives d’une force double : assertion qui fut alors contestée avec une extrême vivacité. Mais, depuis, les travaux poursuivis sous votre direction à la Commission des substances explosives, que vous présidez depuis 1873, ont complètement vérifié vos prévisions. Par vous, la fabrication des poudres sans fumée a renouvelé sous nos yeux l’artillerie et l’art même de la guerre.
Mais je n’ai pas, Monsieur, la prétention de vous apprendre ce que vous avez fait. J’ai voulu seulement le rappeler en quelques mots à vos nouveaux confrères.
Entre tous les hommes occupés de science, le chimiste est celui qui répond le mieux à l’idée que, dès les premiers âges, le peuple s’est faite du savant, de l’homme qui agit sur la nature et qui en connaît les secrets. Le savant, pour la foule, ce n’est pas le mathématicien, le naturaliste, l’historien, le philologue : c’est, essentiellement, l’alchimiste, le sorcier, le docteur Faust, celui qui sait les vertus des corps et leurs influences réciproques, qui sait même en faire de nouveaux, faire de l’or, faire de la vie, changer la figure des choses, créer après Dieu.
Vous n’avez pas pétri ni animé l’homunculus de Faust. Même, il faut bien l’avouer, vous n’avez pas encore fait un brin d’herbe. Mais vous pouvez reproduire la substance dont l’herbe est faite. Votre chimie rationnelle a égalé sur quelques points les miracles rêvés par la chimérique alchimie. Autant que cela est actuellement permis à la faiblesse humaine; vous avez su les secrets, et vous avez agi sur la nature.
Vous avez su les secrets. Vous avez connu l’unité de la matière ; vous avez pénétré jusqu’à l’atome irréductible. Vous avez vu que les différences des corps ne sont que les différences de position des molécules primitives ; que tout se ramène à la mécanique ; qu’à chaque instant de la durée, le total des forces est le même dans l’univers sous la diversité des manifestations, et que, par exemple, le mouvement n’est que de la chaleur transformée, et inversement.
Vous avez agi sur la nature. Vous avez refait par la synthèse ce que l’analyse avait défait, et vous avez vérifié par là l’exactitude de l’analyse elle-même. Non seulement vous avez reproduit les substances naturelles, mais vous en avez produit une inimité d’autres, qui, sans vous, n’auraient pas existé. Outre les quinze ou vingt corps gras fournis par la nature, vous pourrez, — quand vous en aurez le loisir, — en fabriquer quelque deux cents millions, que vous obtiendrez par des méthodes prévues, et dont vous aurez annoncé d’avance les principales propriétés. Vous avez pu dire, en toute vérité, que « le domaine où la synthèse chimique exerce sa puissance créatrice est en quelque sorte plus grand que celui de la nature actuellement réalisée ».
À votre tour, après Lavoisier, vous êtes le roi de la chimie. Vous êtes, par vos corps organiques artificiellement produits, le bienfaiteur de l’industrie nationale, et, par les explosifs dont vous l’avez armée, le bienfaiteur de la patrie, — de cette patrie que vous aimez et pour elle-même et pour l’amour de l’humanité, dont elle fut la grande servante. Avec Pasteur, vous aurez été peut-être l’homme du dix-neuvième siècle le plus utile aux hommes. Et, comme lui, vous avez fait une œuvre qui, si grande qu’elle soit déjà, n’est qu’un commencement ; vous avez fondé une méthode dont les applications peuvent être infinies. Ne disiez-vous pas, dans une heure souriante, que le problème des aliments (et par suite la question sociale) est un problème chimique ; qu’un jour viendra où on les fabriquera de toutes pièces avec le carbone emprunté à l’acide carbonique, avec l’hydrogène pris à l’eau, avec l’azote et l’oxygène tirés de l’atmosphère, et que, ce jour-là, chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ? — Si ce rêve d’une humanité heureuse et idyllisée par la science se réalise jamais, on pourra dire, Monsieur, que cet invraisemblable poème terrestre sera sorti du laboratoire où vous peinez allègrement depuis cinquante années, et où vous triturez dans vos cornues la joie et la délivrance du monde futur.
Le respect public vous environne. Au point où vous êtes parvenu, vous n’appartenez plus à telle fraction politique du pays, mais à la nation. Un grand apaisement doit se faire en vous, d’autant plus aisé que vous avez la joie de vous sentir revivre dans le groupe, si éclatant d’intelligence, de vos quatre fils, et qu’ainsi vous êtes assuré de plus d’une façon de durer dans un long avenir et de léguer à la mémoire des hommes quelque chose de vous.
Évidemment, Monsieur, vous êtes un de ceux auxquels songeait Ernest Renan lorsqu’il concevait la planète gouvernée quelque jour par une assemblée de savants qui auraient à la fois la raison et la force. La direction que vous imprimeriez à l’humanité n’aurait rien d’hésitant. Mais l’aristocratie que prévoyait Renan régnerait par la terreur. Je crois que, à ce point de son rêve, vous eussiez abandonné votre ami.
Vous avez beaucoup écrit sur les rapports de la philosophie et de la science. Votre rationalisme est sans tache. Vous êtes un des plus authentiques continuateurs des philosophes de l’Encyclopédie. Vous avez leur optimisme, leurs sentiments à l’égard des religions, leur confiance exclusive dans la raison, leur foi imperturbable au progrès de l’humanité.
Est-ce moi, Monsieur, qui vous reprocherai de penser ainsi ? Irai-je vous faire des objections ? À vous, jamais. Je n’en oserais faire qu’à certains de ceux que, sans le savoir, vous traînez à votre suite, qui n’ont peut-être pas les mêmes droits que vous de nous parler au nom de la science, et qui n’ont assurément ni votre haute probité d’esprit, ni votre désintéressement, ni votre tolérance. Mais à vous je dirai : — Il est excellent, il est indispensable qu’il y ait des hommes de votre type intellectuel et moral, des rationalistes non troublés et même un peu intransigeants. Les femmes et les enfants, charme du monde, le feraient peu avancer, non plus que les mystiques et les artistes eux-mêmes. Ce n’est pas le sentiment religieux qui a fait les grandes découvertes de la science et de l’industrie moderne. Bénie soit votre philosophie, si c’est elle qui vous a communiqué la force d’accomplir durant cinquante ans des travaux dont a profité toute la communauté humaine !
Au surplus, si l’univers a un but, il faut que ce soit, pour le moins, d’être connu de l’homme et de se réfléchir fidèlement en lui et il n’y a de connaissance proprement dite que par la raison appuyée sur l’observation scientifique. C’est ce qu’il m’est impossible de ne pas vous accorder, si fort que je sois impressionné par la somme de consolation et de vertu que tant de bonnes âmes doivent à la croyance au surnaturel. Or vous n’en demandez pas davantage. Autour de ce qui peut être dès maintenant objet de connaissance, vous nous laissez amplement de quoi rêver et nous émouvoir.
Votre positivisme est d’une scrupuleuse loyauté. Il respecte ce qu’on peut appeler les réalités morales. — Il les reconnaît irréductibles. Pour vous, « le sentiment du beau, celui du vrai, celui du bien, sont des faits révélés par l’étude de la nature humaine. » Vous écrivez dans votre lettre à Renan « Derrière le beau, le vrai, le bien, l’humanité a toujours senti, sans la connaître, qu’il existe une réalité souveraine dans laquelle réside l’idéal, c’est-à-dire Dieu, le centre de l’unité mystérieuse et inaccessible vers laquelle converge l’ordre universel. Le sentiment seul peut nous y conduire ; ses aspirations sont légitimes pourvu qu’il ne sorte pas de son domaine avec la prétention de se traduire par des énoncés dogmatiques et a priori dans la région des faits positifs. » Et encore « La notion du devoir, c’est-à-dire la règle de la vie pratique, est un fait primitif, en dehors et au-dessus de toute discussion… Il en est de même de la liberté, sans laquelle le devoir ne serait qu’un mot vide de sens. L’homme sent qu’il est libre c’est là un fait qu’aucun raisonnement ne saurait ébranler. » — Et vous ne nous défendez point de construire là-dessus des systèmes de métaphysique et, pour employer vos expressions, d’« assembler par des liens individuels », c’est-à-dire selon les besoins de notre cœur, « les traits généraux tirés de la connaissance de la vie humaine et du monde extérieur ». Bref, vous nous permettez d’imaginer l’inconnu à notre gré, pourvu que cette imagination ne contredise à aucun moment les acquisitions progressives de la science, et qu’elle tâche de s’y raccorder à mesure. Ah ! Monsieur, quelle marge vous nous laissez encore !
Vous êtes persuadé, il est vrai, que, « depuis que les croyances religieuses ne sont plus la base de l’ordre social et de la moralité humaine, la somme de vertu et de dévouement qui est dans le monde n’a pas diminué ; loin de là ». D’une façon générale, vous n’avez pas bonne opinion des religions, même comme instigatrices de vertus, et vous avez travaillé, pour votre part, à compléter la laïcisation de l’État et de la vie publique. « Mais dans cette entreprise, avez-vous dit, il faut éviter à tout prix la violence, qui est contraire à la justice et qui provoque la réaction ; il faut surtout éviter de froisser ces âmes délicates et pures, qui ont identifié leur être moral avec la vieille organisation théocratique, aussi bien que ces esprits honnêtes, prompts au vertige et hostiles aux brusques changements. » Voilà, Monsieur, des paroles à la fois vraiment politiques et vraiment humaines, et qu’il n’est peut-être pas hors de propos de rappeler aujourd’hui.
Enfin, monsieur, vous avez la fierté de la science : vous n’en avez pas l’ivresse. Parce que vous êtes parfaitement sincère et lucide, votre e optimisme lui-même a sa mélancolie. Sans doute vous avez écrit avec une intrépide confiance : « En s’attachant aux grandes périodes, on voit clairement que le rôle de l’erreur et de la méchanceté décroît, à proportion que l’on s’avance dans l’histoire du monde. Les sociétés deviennent plus policées, et j’oserai dire de plus en plus vertueuses. La somme du bien va toujours en augmentant, et la somme du mal en diminuant, à mesure que la somme de vérité augmente et que l’ignorance diminue dans l’humanité. C’est ainsi que la notion du progrès s’est dégagée comme un résultat a posteriori des études historiques. » Mais, à côté de cela, je sais des pages de vous qui sont, sans le vouloir peut-être, d’une infinie tristesse. Après avoir longtemps observé les sociétés animales, vous concluez, en ce qui regarde les fourmis, que le progrès de leur civilisation est parvenu, depuis de longs siècles déjà, à des limites au voisinage desquelles elle est condamnée à osciller désormais, tant que la race durera. Et vous vous demandez : « En est-il autrement des races humaines ? Sommes-nous autorisés à regarder leurs progrès comme indéfinis ? ou bien les races humaines sont-elles destinées à obéir à la même loi fatale ? Leur évolution parviendra-t-elle aussi à un état stationnaire, dont les limites seront déterminées par celle des connaissances que l’homme peut acquérir et combiner, en vertu des facultés intellectuelles qui résultent de son organisation ? Ces limites atteintes, les races humaines ne présenteront-elles pas le spectacle d’une civilisation à peu près uniforme, oscillant entre certains états alternatifs de trouble et d’équilibre, mais s’efforçant désormais de revenir toujours à une organisation type, réputée la plus convenable au bonheur et à la dignité de l’espèce humaine ? Une semblable opinion serait peut-être la plus conforme aux leçons de l’histoire. »
Vous citez l’Égypte, vous citez la Chine ; et vous ajoutez : « Ne sera-ce point aussi l’histoire des races européennes, lorsqu’elles auront couvert et dominé la surface du globe terrestre, mis en exploitation toutes ses ressources, embrassé tous les éléments de connaissances que son étendue comporte, épuisé les combinaisons fondamentales compatibles avec la puissance, limitée aussi, de l’intelligence individuelle de l’homme ? en un mot consommé toute la réserve d’énergie inhérente au globe terrestre et à l’espèce humaine ? »
Question mélancolique ! Ce dernier état, où parviendra, si elle peut, la laborieuse humanité européenne, cet idéal encore lointain, nous ne le verrons pas, et nos enfants et nos petits-enfants ne le verront pas non plus. Mais, si admirable qu’il soit, par cela seul qu’il est une limite il ne nous ravit point, car, invinciblement, nous désirons plus encore, autrement dit, nous désirons par de là les énergies et les possibilités de notre nature. Une humanité où les inventions scientifiques augmenteraient pour tous les commodités de la vie, où tout le monde aurait facilement à manger et de quoi se divertir un peu, où régnerait un à-peu-près de justice sociale, cela est déjà très beau, cela est peut-être irréalisable ; et malgré tout (est-ce que je me trompe ?) cela nous paraît encore médiocre, au regard des milliers de siècles de souffrance et d’effort qui l’auront si péniblement préparé, au regard surtout de notre puissance infinie de désir. Et, bien que nous soyons incapables de substituer un rêve plus plausible à celui-là, nous disons : « Est-ce là tout ce que la science promet ? est-ce tout ce qu’elle a à proposer ?... Et après ? » Et nous sommes tourmentés soit par la chimère d’une évasion dans les autres planètes, soit par la soif des vies futures que promettent les religions, soit par la vague songerie métaphysique d’une fusion de toutes les âmes dans une Conscience universelle et divine…
Vous répondrez : « Cultivons notre jardin, qui est toute la terre. Il est bien inutile d’interdire la rêverie aux hommes. Mais nous voulons savoir ce qui est erreur et ce qui est vérité. Nous n’atteindrons jamais la nature des choses, les origines et les fins, mais toute la vérité dont nous sommes capables n’est pas encore trouvée. Nous avons là, quoi qu’il arrive, de quoi occuper nos rapides jours. Le plus bel emploi de notre vie, c’est d’accroître la conformité de notre intelligence à la réalité. Et c’est aussi notre meilleur plaisir. Travaillons à connaître les lois universelles et immuables. »
Ainsi vous avez pensé toute votre vie. Ainsi vous pensiez déjà, à dix-huit ans, quand Ernest Renan, au sortir de Saint-Sulpice, vous rencontra dans la petite pension de la rue Saint- Jacques.
Il m’est doux, Monsieur, de songer que vous avez été, pendant un demi-siècle, le meilleur ami de l’homme qui m’a le plus enchanté et troublé, et qui a longtemps exercé sur moi une influence où il y eut du sortilège.
Votre amitié avec cet incomparable artiste fut originale ; elle fut profonde et tendre, sans être jamais familière. Vos esprits s’aimaient. Ce qu’il conservait encore de sérieux ecclésiastique s’accorda avec votre sérieux de jeune clerc de la science. Vous étiez plus jeune que lui de quatre ans mais vous marchiez déjà dans votre voie, et il cherchait la sienne. Votre précoce sérénité d’esprit dut être bonne à son inquiétude. Je crois que vous devez à ce charmant compagnon les rares sourires qui éclairent votre œuvre : mais peut-être aussi vous doit-il d’être resté, sous ses caprices aventureux, parmi ses fantaisies pyrrhoniennes ou ses rechutes dans le rêve, immuablement fidèle à deux ou trois principes essentiels de la critique scientifique ; peut-être vous doit-il, un peu, ce que j’appellerai l’épine dorsale, l’armature de sa pensée, changeante en apparence, ferme et suivie dans son fond.
Le souvenir de cette amitié de deux grands hommes traversera les âges et ajoutera une grâce à leur gloire commune. Nos descendants chercheront qui de vous deux a le plus donné à l’autre. Oserai-je indiquer ce que j’entrevois en lisant vos lettres et les siennes ? Dans le temps où d’assez longs voyages vous séparaient, si quelque circonstance imprévue venait entraver ou ralentir votre correspondance, je ne sais si je me trompe, mais il me paraît bien que celui de vous deux qui en souffrait, le plus, ce n’était pas lui, et que celui qui semblait oublier le plus facilement, ce n’était pas vous…
Et pourtant, de son propre aveu, vous êtes, en dehors de certaines personnes de sa famille, celui de ses contemporains qu’il a le plus aimé, et pour qui il a fait la plus notable infraction aux règles qu’il tenait de ses maîtres sulpiciens touchant les « amitiés particulières ». Il vous l’eût fait savoir, si la Fortune, meilleure pour vous — et pour nous aussi — avait voulu qu’il vous reçût à cette place. Je lui emprunterai du moins la fin de mon discours, sûr que vous m’en saurez gré et que vous y trouverez le genre d’éloge qui vous contentera le mieux et qui vous paraîtra le plus digne de vous : « Ceux qui vous connaissent, vous écrivait-il un jour, savent combien vous tenez peu à ce qui n’est pas la patrie et la vérité. »