Réponse au discours de réception de Melchior de Vogüé

Le 12 juin 1902

José-Maria de HEREDIA

RÉPONSE

DE

M. José-Maria de HEREDIA
Membre de l’Académie

AU DISCOURS

DE

M. Le marquis de VOGÜÉ

Prononcé dans la séance du 12 juin 1902

 

Monsieur,

Vous n’êtes pas un étranger pour nous. Avant d’entrer à l’Académie Française, vous étiez de l’Institut de France, et nous n’avons fait, en vous accueillant, que serrer les liens de fraternité qui nous unissaient. Nous n’ignorions pas votre haut mérite. Votre nom nous était familier. Porté par l’un de nos plus chers confrères, il est, dans notre Compagnie, depuis de longues années, aussi glorieux qu’aimé. Les portes se sont donc ouvertes toutes grandes devant vous et vous fûtes parmi nous, Monsieur, tout naturellement le bienvenu.

C’est du Vivarais, la plus petite mais non la moindre des provinces de France, que votre famille tire son origine, son estoc, comme on eût dit jadis en usant d’un mot qui signifie tout à la fois souche et arme de guerre et qui semble avoir été fait pour caractériser la vieille noblesse issue de la terre et qualifiée par l’épée. Vos aïeux les plus reculés vivaient en leur château de Rochecolombe dont l’aîné portait le nom. Si l’on en juge par ses ruines, cette vaste maison forte plantée sur une roche à pic, à la croisée des chemins, au centre d’un cirque de montagnes âpres, semble avoir été plutôt une aire de faucons qu’un nid de ramiers. Plus bas, Vogüé dressait ses tours au bord de l’Ardèche, surveillant la route fluviale et gardant les péages. Ces seigneurs aimaient Dieu, le Roi, leur terre et la guerre. En l’an 1084, Bertrand de Vogüé fonde le monastère de Saint-Martin de la Villedieu. Raymond de Vogüé était à la troisième croisade, si j’en crois un acte daté de 1191, au camp chrétien, sous les murs de Ptolémaïs assiégée, par lequel le bon chevalier emprunte à quelque Juif ou Lombard quatre-vingt-cinq marcs d’argent. Je passe, au cours des siècles, plus d’un Raymond, des Georges, des Pierre, des Geoffroy, des Audebert. De tous ces barons, chevaliers ou damoiseaux, les aînés guerroyaient, épousaient des héritières et vivaient noblement en accroissant leur domaine et leur lignée. Grands Baillis d’épée du haut et bas Vivarais, chevaliers de l’Ordre, ils siégeaient aux États de la noblesse de Languedoc. Les cadets étaient évêques ou chanoines de Viviers et de Trois-Châteaux ou entraient dans l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, tandis que les filles non mariées devenaient religieuses ou abbesses de Saint-Bernard d’Alais et de Saint-Benoît d’Aubenas.

Au commencement du XVIIe siècle, Melchior, premier du nom, rebâtit Vogüé, s’y fixa définitivement et eut neuf enfants. Il fut gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, maréchal de ses camps et armées, gouverneur de Bagnols et capitaine-lieutenant de la compagnie de gens d’armes de Monseigneur de Montmorency. Bien que son ami des plus intimes, en sujet aussi avisé que fidèle, il refusa de suivre le Maréchal à l’aventure de Castelnaudary qui se devait achever si tragiquement sur l’échafaud de Toulouse. Malgré tant de soucis et d’emplois, il trouva néanmoins le loisir de composer un Trésor des maisons de Vogüé et de Rochecolombe. Ce Melchior eut deux frères, Gaspard et Balthazar, tous deux chevaliers de Malte, que j’imagine volontiers, par les belles nuits de la Méditerranée, à la proue de quelque galère de la Religion, donnant la chasse au Turc et cherchant au ciel l’étoile des Rois Mages.

Son petit-fils Cérice-François a laissé des mémoires. C’est à la fois un livre de raison et le recueil des souvenirs de sa vie. Avec la plus aimable bonhomie, il entremêle au récit de ses campagnes sur le Rhin et de ses aventures dans les Cévennes où il servit contre les Camisards, sous le premier maréchal de Broglie, le minutieux détail de l’administration de sa fortune et de l’accroissement de son bien, ses regrets d’avoir quitté l’armée et la cour pour obéir à la volonté paternelle, son mariage, l’histoire de sa famille et de ses alliances. Il conclut par ces mots qui peuvent paraître singuliers sous la plume d’un gentilhomme de son temps et qui témoignent de la qualité rare de son esprit : « Je fais peu de cas de la noblesse, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la vertu, dont j’aimerais bien mieux laisser des exemples à mes enfants, que de vains titres qui ne serviraient qu’à les déshonorer s’ils n’y répondaient par leurs sentiments et par toutes leurs actions. »

C’est à son fils aîné que Cérice dédie ces maximes d’honneur. Charles-Francois-Elzéar n’y dérogea point. Il a réalisé, dans sa brillante carrière de soldat, les rêves de son père. Entré à seize ans dans les mousquetaires de la garde, la guerre prit sa vie. Il vécut aux armées, gagnant ses grades sur les champs de bataille d’Italie, sur le Rhin, en Alsace, en Allemagne, avec d’Estrées, Soubise et le second maréchal de Broglie. Lieutenant général, cordon bleu, grand d’Espagne, chargé de gloire et d’honneurs. Il mourut le 15 septembre 1782, au moment d’être fait maréchal de France.

Cérice-François-Melchior, son fils, soldat comme tous les siens, parvint au grade de maréchal de camp. Mêlé au grand mouvement qui précéda la Révolution, il fut nommé député de la noblesse aux États Généraux de 1789. En 1793, le château de Vogüé, les quatre grandes baronnies, tous les biens du bas Vivarais devenu le département de l’Ardèche, furent vendus. Votre père a racheté l’antique manoir familial en ruines. Il en a fait une école. Sous les marronniers trois fois centenaires plantés par le premier Melchior, des enfants jouent. Leurs cris de joie ont remplacé votre cri de guerre ; et les cornettes blanches des humbles filles qui les gardent brillent seules dans l’ombre qu’animaient autrefois le tumulte des cavalcades empanachées et l’éclair des armes.

Ce n’est certes pas, Monsieur, pour flatter des sentiments vains qui vous sont étrangers et par un manque de goût qui serait inexcusable, que je me suis plu à tracer ce rapide dessin de vos origines. Dans notre Compagnie, l’homme, quel qu’il soit, n’est estimé qu’à sa valeur personnelle. Mais en étudiant, pour vous comprendre mieux et vous mieux expliquer la vie de ceux dont vous êtes sorti, j’ai été frappé de la force et de la persistance d’un type de race constamment reproduit à travers les âges et continué jusqu’à nos jours. Vos pères ont vécu dans leur province, sur leurs terres qu’ils aimaient à cultiver, n’en sortant que pour prendre part aux événements politiques ou militaires qui intéressaient la patrie. Dès l’adolescence, ambitieux de gloire, bons ménagers de leur bien dans l’âge mûr, toujours soucieux d’honneur. Ils avaient le goût des expéditions lointaines de la guerre et des lettres et se sont montrés, dès les temps les plus reculés, singulièrement enclins aux idées libérales. L’histoire d’une famille telle que la vôtre, minutieusement étudiée suivant le cours des siècles, serait comme un microcosme de l’histoire de France. Vos armoiries elles-mêmes sont essentiellement françaises, on pourrait dire nationales, car vous portez sur champ d’azur, couleur de l’ancienne France, le coq d’or gaulois.

Si j’ai été assez heureux. Monsieur, pour ne pas offenser, en vous parlant des vôtres dans le passé, cette mâle pudeur des âmes hautes qui répugne à la louange publique, je suis sûr que je vous blesserais, à la place sensible, au cœur, si je négligeais de mentionner ici celui à qui vous devez le plus, qui vous est le plus proche, le plus cher.

Léonce-Louis-Melchior de Vogüé, votre père, naquit en 1805. Sa vie si claire est telle qu’un de ces miroirs anciens qui, tout en reflétant des visages et des objets nouveaux, semblent garder, dans leur profondeur mystérieuse, l’ombre de la vie antérieure des êtres disparus et des choses qui s’y sont mirés. L’âme héréditaire des vieux seigneurs de Vivarais persiste en l’homme du XIXe siècle. Dans un milieu tout autre, il vit comme vécut Melchior ou Cérice. Au sortir des Pages, en 1823, il part pour l’armée de Catalogne et en revient à dix-neuf ans, avec la croix d’honneur. En 1826, il accompagne le maréchal Marmont en Russie, au couronnement de l’Empereur Nicolas Ier. Durant les dernières années de la Restauration, sans négliger son service, il commence de s’intéresser à la politique. Homme à la fois traditionnel et nouveau, tout en demeurant fidèle à ses croyances, il acceptait la Révolution et, sans renier le passé, ne voulait plus songer qu’à l’avenir. De jeunes hommes animés du même esprit, Montalembert, Cazalès, Carné, Dupanloup, Lacordaire, l’entouraient. C’est avec eux qu’il fonda le Correspondant. Il avait épousé la dernière descendante de Machault d’Arnouville, ce remarquable ministre de Louis XV, qui dota la France de l’amortissement et voulait l’égalité devant l’impôt. Comme tous les fils à leurs mères, vous devez à cette femme accomplie une bonne part de ce que vous avez de meilleur. Vous n’aviez pas encore un an, Monsieur, lorsque votre père partit pour l’expédition d’Alger. La brigade du général Damrémont, dont il était officier d’ordonnance, y eut une part brillante. Après la prise d’Alger, Léonce de Vogüé rentre en France. En débarquant à Marseille, il apprend les événements de Juillet et la chute des Bourbons. Son régiment était licencié, sa vie militaire finie.

Il se retira dans ses terres du Berry. Il n’y demeura pas oisif. L’industrie du fer, antique richesse de la province, tenta son esprit actif. Il a fondé cette usine de Matières d’où sont sortis tant de plaques tournantes, de ponts de fer, tels que ceux de Bordeaux et de Grenelle, les Halles centrales de Paris, l’église de Saint-Augustin, la gare de Vienne. Logements d’ouvriers, caisses de secours, caisses d’épargne, tout ce qu’il est possible de faire pour l’amélioration du sort des travailleurs, il le fit. La Révolution de 1848 le surprit en pleine activité. Il sacrifia tout pour éviter à ses ouvriers le chômage et la misère. Sa popularité était grande. Nommé député, il siégea à la Constituante et à la Législative, protesta contre le coup d’État, fût poursuivi, acquitté et rentra en Berry. Il y reprit sa vie de grand industriel et de grand propriétaire, présidant les concours, les comices, les sociétés agricoles du Cher, dont il était conseiller général. Il fut l’un des fondateurs de la Société des Agriculteurs de France. En 1871, il rentra une dernière fois dans la vie publique et fut élu à l’Assemblée nationale.

Léonce de Vogüé mourut en 1877, son dernier vœu fut celui-ci : « Ce que je voudrais qu’il restât après moi de ma mémoire, c’est que l’on dise, en parlant de moi : Il a fait travailler les ouvriers. »

Tel fut votre père, Monsieur. Il vous aimait tendrement et semble avoir reporté sur votre tête tous ses rêves, tous ses espoirs. J’en ai pour témoins ces quelques lignes que je trouve, écrites de sa main et signées de son nom, sur le feuillet de garde d’un volume des œuvres de Racine dont il vous fit présent le 22 avril 1842 : « Hier, j’étais à l’Académie ; j’assistais à la réception d’Alexis de Tocqueville, mon camarade d’enfance et de versions latines. Je faisais un retour un peu attristé sur moi-même en voyant mes contemporains si loin devant moi et ma distance si irrévocablement perdue. Mais en parcourant la salle, je remarquai le père d’Alexis, dont les cheveux blancs se glorifiaient des succès de son fils et je songeais que rien ne me défendait encore d’espérer cette place à laquelle il était honorablement assis.

Aujourd’hui, j’allais voir Melchior au Quartier Latin et l’on m’a salué par la bonne nouvelle d’une place de 2e en vers latins. Ce n’est pas encore l’Académie, mais ce n’est pas mal et je suis content. »

Cette prédiction vraiment singulière a été réalisée en partie du vivant de celui qui l’a faite. Votre père vous a vu ambassadeur et membre de l’Institut. Que n’a-t-il la joie d’assister aujourd’hui au glorieux achèvement de son rêve ! Certes, il serait bien vieux ; mais ces exemples de belle longévité ne sont pas inconnus parmi nous. Nous en comptons d’illustres. Je n’en citerai qu’un, celui de notre cher doyen, — il ne me pardonnerait pas, si je le qualifiais de vénérable, — qui, entré à l’Académie au milieu du siècle dernier, nous étonne chaque jour par sa miraculeuse jeunesse, et marche allégrement à la fête de son prochain centenaire.

Je reviens à vous, Monsieur, et j’entreprends ou plutôt je reprends le récit de votre vie.

Donc, en l’année 1842, à l’âge de douze ans, vous étiez en quatrième au collège Henri IV. Votre place de second en vers latins me garantit l’excellence de vos études. Vous avez fait de bonnes humanités ; cela suffit. En 1848, vous entriez à peine dans le monde. Vous aviez de belles ambitions, le désir de tout connaître. La curiosité du passé vous inquiétait plus que le souci de l’avenir. La Jeunesse s’en remet volontiers à la Fortune. Celle-ci ne vous fut pas contraire. À la fin de 1849, M. de Tocqueville, cet ami dont vous occupez aujourd’hui le fauteuil, vous prend avec lui aux Affaires étrangères. Peu après, vous partez pour la Russie en qualité d’attaché d’ambassade. Les lettres sur l’Orfèvrerie Russe, que vous envoyez aux Annales de Didron, sont datées de Saint-Pétersbourg. C’est votre début en archéologie. Les dessins qui illustrent le texte sont signés de votre nom. Et désormais, il en sera toujours ainsi. Nul n’ignore que votre science d’archéologue est servie par un remarquable talent de peintre et d’écrivain.

Le coup d’État, qui exilait votre père en Berry, vous fit rentrer en France, et quitter la carrière diplomatique, dont vous deviez, vingt ans après, franchir d’un coup tous les degrés. À Paris, vous employez vos loisirs forcés à suivre, en auditeur libre, les cours de cette incomparable École des Chartes, nourrice des historiens, des savants et des lettrés, dont l’enseignement a laissé des marques ineffaçables et une gratitude profonde dans l’esprit et dans le cœur de ses anciens élèves. Mais cette curiosité de voir et de savoir qui persiste en vous comme un instinct et qui, pour vous aussi bien que pour nous, est le charme de votre vie, vous reprend. Vous visitez l’Allemagne. L’Allemagne est trop proche. Vous cherchez plus loin votre voie. Vous l’avez trouvée. En 1853, vous partez pour l’Orient. C’est la terre des origines mystérieuses et divines où, partout, l’art se mêle à l’histoire. Vous vous y promettez d’aventureuses explorations. Vous allez, en croisé de la science, au pays des Croisades, vers cette autre terre latine, où les Francs ont fait les gestes de Dieu.

Vous parcourez la Grèce, la Turquie, l’Égypte et la Syrie. Il me serait, doux de m’attarder avec vous aux longues chevauchées sous les citronniers et les bananiers des rives du Lycus, de fouler le sable marin semé de coquillages de pourpre et, passant à gué le beau fleuve Adonis, de reconnaître aux stèles, aux blocs de granit épars dans les lauriers-roses, la splendeur de l’antique Byblos, qui vit mourir et renaître avec les fleurs l’amant adoré de la Déesse Syrienne. C’est à travers les ruines et les souvenirs païens que vous entrez en Terre Sainte. De Constantin à Justinien, la Palestine avait été couverte d’édifices religieux. Détruits par les Perses et les Arabes, ils furent reconstruits, après la première croisade, par les rois chrétiens de Judée. C’est avec l’ardeur d’un néophyte que vous étudiez et dessinez Jérusalem, son temple, ses basiliques, son hôpital, les églises, les chapelles, les moindres oratoires, tous les lieux sanctifiés autour de la ville sainte, en Galilée, à Samarie, jusqu’à la mer, vers Tyr et Césarée. Vous avez vu Nazareth, le Thabor et le Golgotha et vous avez fait resurgir par la science, de la terre du Saint Sépulcre et de la Résurrection, la magnificence de ces monuments de la Foi guerrière qu’avait ruinés ou profanés l’Islam victorieux.

Le goût de l’archéologie vous était venu devant les ruines de Baalbek et de Palmyre. Dès votre retour, vous vous refaites écolier, vous suivez les cours du Collège de France, vous étudiez les langues orientales. Vous publiez Les Églises de la Terre Sainte, et l’Académie des Inscriptions vous décerne la médaille des Antiquités nationales. Vous étiez heureux. Vous aviez toutes les joies de la famille et du travail. Le malheur vous frappe. Pour fuir votre foyer désert, vous retournez en Orient.

Vous explorez l’île de Chypre et la Syrie Centrale ; vous y découvrez des inscriptions, des monuments nouveaux. Mais le souvenir de Jérusalem vous hante. Après avoir couru le Haouran et mis le pied dans le Grand Désert, vous revenez chercher dans la cité sainte le repos du corps et l’apaisement de l’âme.

Vous vouliez compléter vos premières recherches, étudier les ruines du temple et en tenter la restitution. Vous avez exécuté ce projet grandiose.

Je n’essaierai pas, Monsieur, d’après le Livre des Rois et le vôtre, de décrire ce temple de Jérusalem bâti sur le mont Moriah par le fils de David, pillé sous Roboam, détruit par Nabuchodonosor, rebâti après la captivité par Zorobabel, saccagé par Antiochos et par Crassus, réédifié plus magnifiquement par Hérode le Grand, et définitivement ruiné et brûlé par Titus. Que reste-t-il du temple de Salomon ? Des citernes, des excavations souterraines et peut-être ce mur de blocs énormes, mur des Lamentations et des Pleurs, où les fils d’Israël, aux premières heures du sabbat, viennent appuyer le front et les paumes, s’agenouiller se prosterner, pleurer et gémir avec le prophète et le psalmiste, sur la gloire évanouie de Juda.

La Syrie centrale, d’où vous veniez, est une région étrange. Après l’invasion musulmane, elle fut abandonnée, oubliée. Des villes entières, avec leurs églises, leurs maisons, leurs tombeaux, y sont demeurées désertes, presque intactes, et témoignent de son ancienne prospérité. Vous avez fait une étude détaillée de ces monuments qui établissent la transition entre l’art romain et l’art byzantin et élucident la question des origines de l’art occidental. C’est dans les solitudes de Syrie qu’il faut chercher plus d’un prototype des formes de l’architecture française du moyen âge. Cette constatation ne diminue en rien l’originalité de notre art national. Il a su fondre en une harmonieuse unité tous ces éléments divers. Il a conquis l’Orient à la suite des Croisades. Les Croisés ont couvert le sol de leurs royaumes instables d’édifices solides, d’églises, de moutiers, de châteaux, qui, restés debout, grâce à l’immobilité orientale, attestent l’antique et merveilleuse force d’expansion de notre race.

Votre œuvre, Monsieur, je ne saurais mieux la qualifier, est véritablement monumentale : Les Églises de la Terre Sainte, le Temple de Jérusalem, la Syrie centrale, les Inscriptions sémitiques, sans compter les -Mélanges, des pages lumineuses sur les Croisades et l’Islamisme, les mémoires, les notes, les études sur les alphabets comparés, les intailles, les monnaies ! Vous avez fixé les règles de la paléographie phénicienne et araméenne, éclairci plus d’un point d’histoire par les inscriptions et la numismatique, établi le caractère de l’art phénicien, révélé l’art chypriote, expliqué le rôle religieux et commercial des Hébreux et des Araméens en Syrie et jeté une lumière nouvelle sur les Palmyréniens et les Nabatéens, ces deux peuples que le commerce de l’Orient fit si prospères et qui ont disparu en laissant deux merveilles : les ruines de Thadmor et celles de Pétra.

Lorsque, en 1868, vous fûtes élu membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vous étiez depuis longtemps considéré comme l’un des maîtres de l’archéologie orientale.

L’archéologie, c’est vous, Monsieur, qui l’avez ainsi définie, est la confirmation de l’histoire par les monuments. Cette définition, si juste il y a trente ans, n’est-elle pas aujourd’hui insuffisante ? Démontrer la véracité du vieil Hérodote et, par les fouilles de Delphes et d’Olympie, l’exactitude du plus ancien des guides, Pausanias, c’est quelque chose. L’archéologie a fait plus. Elle a renouvelé l’histoire de l’Orient. Elle nous révèle une Égypte toujours plus lointaine ; elle a ressuscité des empires ignorés de Chaldée et d’Assyrie. Elle a fait plus encore. Elle a dépassé l’histoire, ou plutôt, elle y fait rentrer la poésie et la mythologie elle-même. L’histoire devient chaque jour plus proche de la fable, presque fabuleuse. Les guerriers d’Homère sont plus vivants, plus certains pour nous que ceux de la Table Ronde. L’Iliade et l’Odyssée sont des récits moins imaginaires que les chansons de Geste. Les tombeaux mycéniens laissent apparaître, plaqués et masqués d’or, les cadavres des fils ou des ancêtres d’Atrée. Las de juger les morts, Minos est remonté des Enfers. Nous pouvons suivre son ombre à travers les cours, les portiques, les salles, les celliers et l’enchevêtrement des gynécées, des couloirs et des passages secrets de son palais de la Hache, qui n’est autre que ce Labyrinthe bâti par Dédale, où s’aventura le Héros que guidait le fil de l’amoureuse Ariadne. Enfin, les cavernes de l’Ida restituent les boucliers sacrés que faisaient résonner les Kurètes pour couvrir les vagissements de Zeus naissant. Partout, de la terre, sortent les dieux, les hommes et les bêtes qu’elle avait ensevelis. Les formes les plus éphémères, les plus frêles de la vie passée émerveillent nos yeux. L’hypogée où reposait la momie du plus illustre des Pharaons, de Rhamsès le Grand, s’entr’ouvre pour la première fois. Dans la salle funéraire, le sarcophage royal se dresse, intact, encore jonché, enguirlandé de fleurs. Sous le sable incorruptible s’étaient conservés la délicatesse des corolles et l’éclat de leurs couleurs. Au contact si léger de l’air, elles se réduisent en poudre, et, du cœur d’une rose, tombe une abeille qui, plus de trois mille ans avant, enivrée de parfums et de miel, s’était endormie dans les pétales.

Votre dernier voyage en Orient date de 1869. Pour la troisième fois vous aviez revu Jérusalem, après avoir assisté à l’inauguration du canal de Suez. Jamais la France n’avait paru plus grande. Brusquement, la guerre vous arrache à la science, et vous impose des devoirs nouveaux. Vous avez su les remplir.

Vous étiez vice-président de la Croix-Rouge. Sitôt la guerre déclarée, vous partez pour Strasbourg. Vous vouliez suivre l’armée pour être plus près des blessés auxquels vous alliez porter secours. Dès nos premiers revers, il vous faut aller chercher le corps de votre frère Robert, tué à Reichshoffen, aux côtés du maréchal de Mac-Mahon dont il était l’aide de camp. Un autre, de votre nom, presque un enfant, s’engage dans le régiment où son frère était officier ; blessé et pris à Beaumont, il s’échappe, rejoint sa troupe, fait le coup de fusil à Sedan, et rapporte du champ de bataille son frère frappé à mort. Cet autre est ici, il siège parmi nous et ne porte sur son habit qu’une seule décoration, la médaille militaire. Un autre encore se fit bravement tuer au combat de Patay. Suivant une habitude huit fois séculaire, les Vogüé avaient versé leur sang pour la France.

La guerre finie, le traité de Francfort signé, M. Thiers, soucieux de relever à l’étranger, par le choix de hautes personnalités, notre prestige, hélas ! si diminué, vous nomma ambassadeur à Constantinople.

Les ambassadeurs, dit Philippe de Commines, sont d’honorables espions. Ce mot cynique est digne du conseiller et du commensal de Louis XI. Le rôle du véritable ambassadeur est tout autre. Sa mission lui prête un caractère sacré. Il représente non seulement la société qui lui confie ses pouvoirs, mais le principe même de toute société, la paix. Lorsque la brutalité des hommes s’est assouvie dans le sang, l’Ambassadeur paraît. Il dit les mots prudents et sages qui calment les cœurs irrités et savent adoucir l’orgueil du victorieux ou l’amertume du vaincu. Il cherche, il trouve ces paroles mesurées, ces compromis, ces réticences heureuses, grâce auxquels les dissentiments des intérêts consentent à se retarder ou à se réserver. À ces heures suprêmes, il est le mandataire de toutes les espérances. Même en temps de paix, son activité, sa vigilance, son inquiétude doivent être continuelles. Vivant au milieu d’étrangers, il lui faut les étudier, les deviner, et s’efforcer même à les aimer et à s’en faire aimer, afin de les mieux comprendre et de pouvoir plus sûrement déjouer l’intrigue et les calculs ennemis. Bref, il est l’Accrédité, c’est-à-dire, de part et d’autre, l’arbitre préalable dont la parole pèse tout ce que peut peser la parole humaine.

Si la fonction d’ambassadeur est si noble en des temps ordinaires, combien plus haute vous dut-elle paraître, lorsque M. Thiers vous ayant fait chercher aux ambulances de la Société de secours aux blessés vous envoya à Constantinople et vous remit une part des intérêts de la France, de la Grande Blessée.

Représentant d’une nation vaincue, tandis que Paris incendié fumait encore, vous arriviez chez un peuple qui ne compte qu’avec la force. Vous avez su nous y faire respecter. Vos quatre ans de séjour à Constantinople furent remplis par un labeur acharné. Vos dépêches sont demeurées célèbres. Les travaux archéologiques étaient votre seul relâche. Vous avez recherché vainement les bras de la Vénus de Milo. Un de vos anciens attachés m’a conté que rentrant à l’aube, un matin de 1er janvier au palais de Péra, il vous surprit dans votre cabinet fort absorbé par le déchiffrement de l’estampage d’une inscription chypriote. C’était votre façon de fêter la nouvelle année. Après Constantinople vous fûtes pendant cinq ans ambassadeur à Vienne. Je ne m’étendrai pas davantage sur votre carrière diplomatique. En traçant plus haut le portrait de l’Ambassadeur idéal, j’ai dit de vous, Monsieur, tout ce que j’avais à dire.

La démission du Maréchal-Président entraîna la vôtre. Je ne sais si nous devons nous plaindre ou nous féliciter de votre retraite. Elle fit perdre à la diplomatie française, un agent difficile à remplacer, mais nous y avons gagné ces beaux ouvrages d’histoire qui vous ont particulièrement désigné à notre choix. Par votre livre si modestement intitulé Villars d’après sa correspondance, par la publication de ses mémoires et de ceux de son père précédés d’une introduction qui est un modèle de style historique, aussi concis que brillant, vous avez dressé au maréchal de Villars un véritable monument, le payant comme il aimait à être payé, avec munificence, de la grandesse espagnole que vous tenez de lui.

L’auteur des Mémoires de la Cour d’Espagne qu’a si bien pillés Mme d’Aulnoy, Pierre de Villars, était « un petit gentilhomme du Lyonnais aussi peu pourvu de biens que de parchemins » qui s’en vint, lors de la Fronde, chercher fortune à la Cour. Il s’y rendit fameux et redoutable par sa beauté, sa bravoure et son adresse aux armes. On le mentionne fréquemment dans les mémoires et les lettres du temps sous le nom d’Orondate. Orondate est l’un des héros de la Cassandre de La Calprenède qui faisait alors fureur. C’est un jeune prince Scythe « que sa haute taille, son port noble et fier, sa beauté singulière, le jeu souple de tous ses membres, distinguaient des guerriers de son âge ». Je n’oserais vous dire, ici, l’aventure fort librement contée par Saint-Simon qui mérita à Pierre de Villars ce galant surnom. Vous avez tracé un portrait charmant, de ce charmant gentilhomme plus noble de figure que de naissance, au visage riant dont les yeux éclairaient les traits délicats et fiers, à la bouche fraîche que laissait à découvert une moustache finement tempérée au rasoir. La qualité de son cœur et de son esprit ne fut pas inférieure à ces grâces naturelles qui le servirent si avantageusement dans une Cour où les femmes pouvaient tout sur un prince aussi superbement voluptueux qu’était Louis XIV jeune. Pierre de Villars sut préparer la fortune de son fils. Lieutenant général et Ambassadeur, il mourut pauvre, estimé de tous, même de Saint-Simon qui haïssait si furieusement le Maréchal.

Saint-Simon, par un curieux hasard, vous a tous traités, Villars, Broglie et Vogüé, avec un mépris égal d’homme de Cour. Ce petit duc hargneux et tracassier qui fut un si grand écrivain, aurait été fort empêché de faire des preuves telles que les vôtres, lui dont le père, gentilhomme saintongeois d’assez mince étoffe, dut sa faveur, pour n’en dire que ce que l’on peut dire, à sa façon de présenter lestement au Roi, de la tête à la queue, le cheval de relais et de sonner à pleine gorge dans le cor de chasse royal sans y laisser de salive. Ces mérites rares valurent au fils du simple page ce duché-pairie qui fut la gloire et l’orgueilleux souci de sa vie.

Il a fait de Louis-Hector de Villars, de ce nouveau duc, de ce collègue détesté, d’après le vif, ou, pour mieux dire, au vif, un portrait écorché de main de maître. Il a dit ses larcins de gloire, sa vanité de bateleur, son avidité de harpie et que le nom qu’un infatigable bonheur lui assurait pour les temps à venir, avait de quoi dégoûter de l’histoire. Jamais sa plume ne fut plus virulente, si ce n’est lorsqu’il la trempa dans l’encre empoisonnée dont il a à jamais noirci la figure du président de Harlay.

De son pinceau large et noble, Hyacinthe Rigaud, le Van Dyck français, a peint le Maréchal. Sous l’ample perruque bouclée, le visage fier et souriant respire le contentement de soi-même ; l’œil assuré regarde vers Friedlingen, Hochstœdt ou Denain ; la main tient fermement le bâton fleurdelisé d’or et, sur les armes noires, sont magnifiquement disposés les plis du somptueux manteau de velours bleu de roi qui est, pour la France, ce qu’était à Rome la pourpre.

Vous nous avez montré le vrai Villars, l’homme. À Munich, à Vienne, aux armées, à Versailles, tour à tour ambassadeur, soldat et courtisan. Sa correspondance avec les ministres, Chamillart ou Torcy avec Mme de Maintenon qui, en souvenir du père, aimait et morigénait le fils, avec le Roi qui disait de lui: « S’il a bien fait ses affaires, il a encore mieux fait les miennes », nous le montre tel qu’il fut, brave, spirituel, avide, indiscret, d’une jactance ingénieuse, aussi prudent qu’outrecuidant. Mais qu’il ait affaire à ce décevant Max-Emmanuel, Électeur de Bavière, qui ne savait jamais la veille s’il serait le lendemain Autrichien ou Français, ou qu’il soit aux prises avec le grand prince Eugène de Savoie qui se divertissait de ses défauts en s’inquiétant de ses qualités, partout, malgré tout, par-dessus tout, vaincu à Malplaquet, vainqueur à Denain, toujours Villars fut heureux, et non pas seulement de son vivant, puisqu’il eut la suprême fortune de vous avoir pour historien.

Le mâle récit que vous avez écrit de ces célèbres journées de Malplaquet et de Denain, complète, avec le Rocroy de M. le duc d’Aumale et le Fontenoy de M. de Broglie une mémorable trilogie militaire.

J’aurais dû faire remarquer plus tôt, Monsieur, une façon qui vous est personnelle d’écrire l’histoire. Avec vos habitudes d’épigraphiste, vous commentez les monuments écrits, lettres, notes, dépêches ou rapports, ainsi que vous feriez de monuments figurés. Cette manière qui vous est propre et qui, si je ne me trompe, est toute nouvelle, prête à votre narration, outre une extrême clarté, un tour original, un air de réalité, quelque chose de la précision du témoignage direct.

Je ne saurais trop louer la belle introduction dont vous avez fait précéder les Lettres du duc de Bourgogne et du duc de Beauvillier. Vous y avez peint de grandes figures du grand siècle, ce bon duc, précepteur incomparable, et son élève si cher, ce prince accompli qui avait su, grâce à ses conseils et à ceux de Fénelon, dompter sa nature indomptée et l’assouplir jusqu’à l’excès même de la perfection ; vous nous avez dit, déçus par la mort, l’amour de tout un peuple et l’espoir d’un règne qui peut-être eût modifié les destinées de la France.

Cette œuvre historique, si considérable qu’elle suffirait à occuper une vie entière, n’est dans la vôtre qu’une agréable diversion, l’heureux repos d’une activité infatigable. La Société de l’Histoire de France et le Correspondant dont vous fûtes, avec le duc de Broglie, un collaborateur assidu, ne vous font pas délaisser l’Académie des Inscriptions et la Revue archéologique.

En 1892, vous remplacez l’illustre Renan au Corpus des Inscriptions sémitiques. Entre temps, vous êtes toujours vice-président de la Croix-Rouge, vous faites partie de tous les Comités d’œuvres de bienfaisance, vous siégez au Conseil général, dans tous les comices et, avec la haute élégance, la bonne grâce et la courtoisie qui vous caractérisent, unies à une compétence rare, vous présidez le plus grand cercle artistique de Paris. Parmi tant de titres, j’en passe assurément et non des moindres. Mais il en est deux que je ne saurais oublier et par lesquels je veux terminer cette nomenclature qui, si je me laissais aller, finirait par prendre l’allure d’un dénombrement homérique. À la Société d’agriculture du Cher vous occupez le fauteuil de votre père et vous présidez la Société des Agriculteurs de France dont il fut un des fondateurs.

Vous êtes aujourd’hui, Monsieur, le grand conseiller de l’Agriculture. Vous en avez la tradition, l’amour et la science. Vous m’excuserez de ne pas vous suivre sur un terrain qui m’est si peu familier. Je le confesse non sans honte, à la terre labourée et fertile, je préfère la terre inculte. La friche me plait ; la jachère me charme. Une lande sauvage, grise et rose à l’infini, un coin de hallier où, du milieu des ronces et des roches, s’élancent quelques fûts blancs de bouleaux échevelés, me touchent plus vivement que la plantureuse beauté d’un champ de betteraves. Vous avez cet avantage qu’aimant la nature en artiste, vous savez l’apprécier en agronome. « C’est au contact de la terre, dites-vous, que l’homme, pareil au géant de la fable, reprend ses forces. » — « La Terre est la mère commune et nourrice du genre humain. Rien de plus grand ne se peut présenter aux hommes que ce qui les achemine à.la conservation de la vie. » C’est par ces mots que s’ouvre le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs de votre vieux compatriote Vivarois, Olivier de Serres. Vous avez mieux dit : « Pour l’agriculteur, la patrie se confond avec la terre qu’il féconde par son travail, avec le champ qui nourrit sa famille ; il y est attaché par tous les liens qui l’unissent à la terre, par toutes les racines qui le fixent au sol. »

Je veux clore sur ces belles paroles ce discours de votre vie. Elle reflète votre esprit. Haute, multiple, utile et brillante, elle m’apparaît comme l’épanouissement de votre race. Je n’en sais pas de mieux remplie. Elle est si pleine qu’elle semble contenir toutes les vies dont elle est la suite naturelle et que vécurent avant vous ceux qui, d’âge en âge, vous ont transmis leur âme avec leur sang.

Celui dont vous prenez ici la place et que, malgré vos mérites, vous ne sauriez nous faire oublier, fut votre ami. Vous avez été le témoin fidèle de sa vie. Personne n’était mieux qualifié que vous pour en discourir. Dans votre magistrale harangue, vous avez tout dit. Après vous, on ne peut que glaner.

Nul ne fut à la fois plus célèbre et plus méconnu que M. le duc de Broglie. Illustré par la guerre, l’église, la diplomatie, la politique et les lettres, son nom qui se prononce autrement qu’il ne s’écrit, est peut-être une des causes obscures et infimes du peu de popularité de ceux qui l’ont si noblement porté. Quelques sots lui ont même reproché de n’être pas Français. La France, par ce qu’elle a de plus douloureux et de plus cher, leur en donne le démenti. Dans Strasbourg germanisé, il ne reste plus qu’un seul nom français, celui de la belle promenade que le Maréchal gouverneur d’Alsace y fit établir en 1740 et qui se nomme encore le Broglie.

Soigneusement élevé comme une plante précieuse dans la serre chaude du doctrinarisme, M. de Broglie en fut la fleur la plus rare. Sa personnalité se dégagea peu à peu de ces influences premières. Il en avait néanmoins retenu, dans son esprit et ses façons, plus apparente que réelle, quelque sécheresse. Sa timidité et sa distraction héréditaire, jointes à un excessif respect de soi-même, lui ont valu une réputation de hauteur qu’il ne méritait guère. Il n’est pas un candidat faisant ses visites qui ait franchi, sans une vague appréhension, le seuil de ce haut doctrinaire aristocratique. L’accueil de M. de Broglie était d’une politesse extrême, d’une grâce réservée. Le visage encadré par des cheveux d’argent fins et bouclés avait dû charmant ; il était demeuré frais, délicat, distingué, avec des yeux d’un bleu clair, vifs et pénétrants. Au cours de la conversation, M. de Broglie disait d’une voix embarrassée, sourde et sèche des choses obligeantes et justes. Lorsqu’il reconduisait le visiteur, la main que, sur le seuil de sa porte, il lui tendait quelquefois, était hâtive, inquiète et timide, et on la sentait peu coutumière de ce geste banal que nous prodiguons si facilement.

M. de Broglie a, de tout temps, été fort assidu à l’Académie. Nous l’y avons connu toujours courtois, serviable et gracieux. Avant l’ouverture de la séance, il se tenait d’ordinaire à la cheminée, sous le portrait de Richelieu et, là, s’entretenait avec ses confrères. Son esprit armé et orné s’exerçait volontiers en ces causeries brèves. Malgré l’habit moderne, étriqué et sombre, il gardait belle apparence même auprès de l’effigie altière et fastueuse du grand cardinal, du Duc rouge. Dans nos discussions où il s’intéressait comme à un délassement de ses travaux historiques, il faisait montre des connaissances les plus variées, de l’intelligence la plus large, du goût le plus sûr. Son petit livre sur Malherbe, le seul de ses écrits qui soit purement littéraire est, à mon sens, un vrai chef-d’œuvre où des idées hardies et neuves sont traduites dans une forme d’une perfection et d’une sobriété classiques. Je ne me permettrai pas d’ajouter la moindre touche au portrait que vous avez tracé du politique et de l’historien. Quel que soit le jugement que chacun, suivant ses passions ou ses intérêts, puisse porter sur l’homme public, on doit reconnaître que M. de Broglie fut un de ces citoyens qui, par leur haute valeur intellectuelle et morale, honorent leur pays.

Nous l’avons vu finir de vivre. Nous avons assisté à ce long drame muet. Jusqu’à ses derniers jours, il a rempli ses devoirs académiques et continué son œuvre d’historien. Il semblait qu’il se plût à s’occuper des autres afin de parvenir, par un suprême raffinement de courage, à se désintéresser plus complètement de soi-même. Il est mort avec la certitude d’un croyant et la sérénité d’un sage.

Pardonnez-moi, Monsieur, si je termine ce discours de bienvenue sur des paroles graves — la vue de la mort n’a rien qui puisse étonner ceux qui ont su faire un noble emploi de leur vie — et si je ne puis m’empêcher de saluer une dernière fois, de cette place où il a siégé et parlé, ce grand seigneur de lettres qui fut l’honneur de notre Compagnie, et que nous avons vu, jusqu’à la fin, stoïquement ponctuel et poli, plus brave, s’il se peut, que les vaillants maréchaux de son nom qui combattirent à Senef, à Denain, à Lawfeld et à Sondershausen, ou que ces beaux gentilshommes de la maison du Roi, dont il nous a dit l’héroïsme, qui marchèrent si élégamment à la mort, sous la fusillade anglaise, à Fontenoy !