M. Henry Meilhac, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Labiche, y est venu prendre séance le jeudi 4 avril 1889, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Les vieux usages ont du bon, et l’on trouve quelquefois un plaisir bien vif à s’y conformer ; ici, par exemple, lorsque vous faites à un écrivain l’honneur de l’admettre parmi vous, l’usage veut qu’au début de son discours, cet écrivain place d’abord quelques mots de remerciement adressé à l’Académie. Personne, Messieurs, ne se sera, je pense, acquitté de ce devoir avec plus de reconnaissance et de sincérité que moi. Non seulement vous m’avez, en me choisissant, accordé la plus haute récompense que puisse désirer un homme de lettres, mais vous avez trouvé moyen en me faisant succéder à Eugène Labiche, de rendre cette récompense plus précieuse encore et plus particulière. Il semble que vous ayez voulu garantir mon nom de 1’oubli, en l’écrivant au-dessous de cet autre nom que l’on peut, à bon droit, regarder comme impérissable.
Il y a un mois environ, celui qui se trouvait à la place où je suis maintenant, vous parlait en termes émus de l’absence forcée d’un de vos confrères. Plus heureux que ¹non prédécesseur, j’aurai eu, moi, le jour où je remerciais l’Académie, cette joie de pouvoir la remercier tout entière.
Eugène Labiche est né à Paris le 6 mai 1815. Il était de famille bourgeoise. On rencontre en France deux sortes de bourgeois. L’un qui est l’éternel honneur de la race gauloise, grand, élancé, robuste, le visage ouvert, regardant les gens bien en face, d’un air passablement railleur ; un peu rebelle à l’enthousiasme, c’est là son principal défaut, fort disposé à nier le rêve, parce qu’il a l’habitude de bien dormir, ennemi de toute exagération, n’aimant rien au monde autant que le sens commun, et trouvant, sans effort, pour défendre ce qu’il aime, des mots simples et francs qui font éclater le rire sur les lèvres de tous ceux qui les entendent, de ces mots qui forçaient la vieille Laforet à se tenir les côtes et à demander grâce. Rien, dans cette gaîté, qui sente l’apprêt et le travail ; il rit parce que les choses qu’il voit sont drôles, parce qu’il a assez d’esprit pour en apercevoir et en marquer la drôlerie, parce que cela l’amuse de rire, parce qu’il est bien portant, parce qu’il est heureux.
À côté de ce bourgeois superbe, il y en a un autre qui semble avoir été créé tout spécialement pour l’amusement du premier. Il est naïf, celui-là, naïf, fat et crédule, il est poltron aussi et fanfaron et tatillon, quelquefois étriqué, quelquefois épanoui, toujours ridicule, souvent grotesque, et naturellement amoureux de la niaiserie comme son grand confrère l’est du bon sens.
De ces deux bourgeois, l’un, celui qui rit, se nomme Eugène Labiche, l’autre, celui qui fait rire, s’appellera, par la volonté du premier, Célimare ou Perrichon ; ils devaient, un jour, se trouver l’un en face de l’autre, et ce qu’il advint de cette rencontre, c’est tout justement, Messieurs, ce que je vais avoir à vous dire.
Ils ne se rencontrèrent pas tout de suite. Avant d’arriver au théâtre du Palais-Royal, Labiche devait faire un détour. En 1834, il avait dix-neuf ans ; sa mère, qu’il avait perdue depuis quelques années, lui avait laissé une certaine fortune : il venait de finir ses études, son père lui conseilla de voyager, d’aller voir l’Italie.
Il partit ; un de ses camarades l’accompagnait. Ce camarade devait signer, plus tard, avec lui, une des plus jolies pièces en un acte qui aient jamais été faites, la Grammaire. Le voyage dura longtemps, et l’enthousiasme de Labiche dura aussi longtemps que le voyage : chaque soir, quelles qu’eussent été les fatigues de la journée, il s’asseyait et écrivait, prenant des notes sur ce qu’il avait vu, sur ce qu’il avait admiré. Son compagnon le regardait, souriait, et s’endormait en se disant : « Nous verrons combien de temps tiendra cette belle ardeur ; parions que demain il ne recommencera pas. » Et le lendemain, Labiche recommençait. Il recommença tous les jours, et nous rencontrons ici, pour la première fois, une preuve de cette méthode, de cette rectitude d’esprit qui devait tant contribuer à faire de Labiche un homme heureux, parfaitement heureux. Il n’aimait pas qu’on lui manquât de parole, mais, pour rien au monde, il n’aurait manqué, lui, à la parole qu’il avait donnée aux autres, ou qu’il s’était donnée à lui-même. Il s’était promis d’écrire chaque soir ; et chaque soir, fatigué ou non, il écrivait.
Un jour, ceci encore est un souvenir de jeunesse, un ami entre chez lui et le trouve entouré de livres de droit « Que fais-tu là ? » demande l’ami. – « Je fais mon droit », répond Labiche ; et il explique à son ami stupéfait qu’il a fixé l’emploi de toutes les heures de sa journée. Une seule restait inoccupée ; il compte l’employer à faire son droit Et il le fit comme il l’avait dit : il y mit le temps, par exemple Cela ne surprendra personne Sept ans plus tard, il était licencié : il se l’était promis, comme il s’était promis de ne pas s’endormir, avant d’avoir écrit ses notes de voyage.
J’aurais voulu vous en parler, de ces notes, mais elles ont disparu ; heureusement, Labiche est retourné en Italie, il y est retourné en 1840, et, dans une des lettres qu’il écrivait au compagnon de son premier voyage, nous retrouvons la trace de ses impressions d’autrefois.
J’étonnerai peut-être beaucoup ceux qui l’ont connu, en leur apprenant que, dans sa jeunesse, Labiche a été amateur de peinture, amateur enthousiaste. Cela est vrai, cependant. Il est à Florence, il vient de parcourir le palais Pitti, il rappelle à son futur collaborateur la visite qu’ils ont faite ensemble à la fameuse Tribune « C’est aussi beau que par le passé, dit-il, la Vénus n’a pas vieilli, Raphaël est toujours Raphaël. Je retrouve ces tableaux comme de vieux amis ; je les reconnais tous, je leur souris, je me rappelle mes anciennes émotions, et je suis heureux. » Dans la lettre suivante, il parle d’André del Sarte, du Titien, du Corrège et autres magiciens qui le transportent « S’il habitait l’Italie, il deviendrait certainement fou de peinture. » Plus tard, nous le retrouvons en Hollande, admirant les Flamands comme il a admiré les Italiens, les préférant peut-être : « Ce genre de tableaux convient parfaitement à ma nature. Tu sais combien je suis amoureux des détails, je frétille de plaisir devant tous ces menus chefs-d’œuvre. » La phrase n’est-elle pas jolie, dite par Labiche en face de Téniers ?
C’était en 1841 qu’il parcourait la Hollande ; il nous faut, maintenant, retourner un peu en arrière et revenir à l’année 1834. Quand ils eurent vu Florence, Rome et Naples, Labiche et son camarade s’en allèrent visiter la Sicile, puis ils rentrèrent en France.
Chacun sait que le cardinal de Richelieu avait à Rueil une habitation magnifique, c’est là qu’il signa les statuts de l’Académie française ; chacun sait aussi que cette habitation magnifique a été détruite pendant la Révolution : il n’en reste rien, à présent, si ce n’est le nom donné à un chemin qui, autrefois, devait conduire à la grille d’honneur et que l’on appelle maintenant: rue du Château. Il y a, dans cette rue, une maison qui, en 1834, appartenait au père de Labiche. Aujourd’hui, elle appartient à son fils. Le grand bonheur de Labiche père était de recevoir chez lui les amis de son garçon, de son brave et joyeux garçon. Il se donnait là de grands dîners qui duraient longtemps. Les convives étaient jeunes, ils mangeaient bien et buvaient ferme, c’était la mode alors ; et les rires, les cris, les propos gaillards, partant de tous les côtés, se croisaient par dessus la table
Labiche une fois revenu, ces dîners reprirent de plus belle, on déboucha les meilleures bouteilles, et le jeune voyageur raconta ses voyages.
Au nombre des amis qu’il retrouva dans la maison paternelle, il y en avait qui écrivaient dans des journaux de théâtre. L’idée leur vint d’enrôler Labiche, ils n’y eurent pas grand’peine, et voilà comment nous le retrouvons, en 1835, chargé de la critique dramatique dans la Revue des Théâtres, journal des auteurs, des artistes et des gens du monde.
La vérité nous oblige à déclarer que, comme critique, Labiche n’était pas tendre ; il ne faut pas lui en vouloir, il était encore à cet âge où l’on est généralement sans pitié ; on ne connaît pas les difficultés de la vie, quand on est jeune, et l’on ne sait pas, non plus, comme il est peu aisé, au théâtre, d’amener naturellement les entrées et les sorties. Hâtons-nous d’ajouter que, plus heureux que le vieillard de La Rochefoucauld qui se console en donnant de bons conseils, de ne plus pouvoir donner de mauvais exemples, Labiche, le jour où il cessa de donner des conseils, mauvais ou bons, s’en consola, en donnant dans son art des exemples excellents.
À force d’aller voir des pièces et d’en rendre compte, l’idée devait, un jour ou l’autre, lui venir d’en faire une lui-même : cette idée lui vint en 1838. Il écrivit un vaudeville avec deux de ses amis. Dans bien des années, quand il sera devenu célèbre, quelqu’un lui demandera comment il s’y est pris pour faire représenter cette première pièce, et voici ce qu’il répondra : « Nous déposâmes en palpitant notre manuscrit chez le concierge du Palais-Royal ; le directeur lut la pièce, la trouva passable, et nous fûmes joués au mois de juillet suivant. Je suis vraiment honteux de la simplicité de mon début, j’aurais voulu pouvoir vous faire assister à une lutte pleine d’angoisses et de péripéties, mais je n’ai eu qu’à frapper à la porte pour entrer; ce n’est pas ma faute. »
J’ai déjà eu et j’aurai encore occasion de le dire : Labiche était un homme heureux.
Une des principales qualités de l’auteur dramatique est, quand il lui arrive de trouver une situation, de la présenter sous toutes ses faces et d’en tirer tout ce qu’elle peut donner. C’est à quoi ne manquent pas ceux qui connaissent leur métier ; ceux qui le connaissent moins ont beau trouver la situation, ils n’en tirent rien du tout, ou, du moins, si peu de chose que ce n’est pas la peine d’en parler.
Il en est des occasions d’être heureux, tout comme il en est des situations dramatiques ; il y a des gens qui savent en tirer parti, il y en a d’autres qui ne savent pas : Labiche savait.
Des personnes sages n’ont pas craint d’affirmer que nous avons, tous, à côté de nous, un petit génie chargé de nous crier gare, quand nous faisons fausse route, et de nous remettre dans le droit chemin ; malheureusement nous ne l’écoutons pas aussi souvent qu’il faudrait. Labiche, comme les autres avait son petit génie, tout prêt à crier gare dès que cela serait nécessaire Aussi quand notre auteur s’avisa de faire paraître un roman : la Clef des champs, et d’en annoncer une demi-douzaine d’autres, le petit génie n’hésita pas, il fit bravement faire faillite à l’éditeur de la Clef des champs. Le moyen était sans doute un peu violent, mais que voulez-vous ? À tout prix, il fallait avertir Labiche qu’en écrivant des romans il n’était pas dans la bonne voie, et que c’était au théâtre qu’il devait réussir.
La pièce présentée et reçue au théâtre du Palais-Royal s’appelait : « Monsieur de Coyllin, ou l’Homme infiniment poli. » Il n’était pas question de Célimare dans cette pièce, mais il y était question de Monsieur de Lauzun ! Était-ce l’air qu’on respirait à Rueil, et tous les souvenirs de Versailles, de Marly, de Louveciennes ? Était-ce tout bonnement l’influence du vaudeville à poudre qui triomphait alors sur presque toutes les scènes de genre, toujours est-il que les premiers héros de Labiche portèrent volontiers le justaucorps Louis XV ou le pourpoint Louis XIV. Évidemment, l’auteur de Monsieur de Coyllin se rapprochait du but, puisqu’il écrivait pour le théâtre, mais il ne brûlait pas, ainsi que disent les enfants ; le petit génie alors lui donna un second avertissement.
Labiche attendait, pour jouer le rôle de Monsieur de Coyllin, un acteur qui arrivait de Rouen et qui, s’il fallait en croire le directeur, était un modèle de véritable distinction L’acteur arriva : il n’était pas absolument distingué, mais il était fort drôle. C’était celui qui devait, plus tard, sous le nom de Nonancourt, être le plus gros éclat de rire de cette bouffonnerie énorme qui s’appelle : le Chapeau de paille d’Italie. Labiche fut surpris, peut-être ne fut-il pas content, mais un débutant ne pouvait guère réclamer, il laissa jouer son vaudeville par l’acteur qui arrivait de Rouen. Le vaudeville et l’acteur eurent un succès honorable, et Labiche, mis en goût, écrivit sa seconde pièce : l’Avocat Loubet. Ce n’était pas un vaudeville, cette fois, c’était un drame ; l’action se passait au commencement du XVIIe siècle. C’était l’histoire d’une marquise qui tue sa rivale. Le petit génie eut un mouvement d’impatience, et crut devoir donner à Labiche un troisième avertissement, plus significatif encore que les deux premiers.
L’anecdote a été raconte bien souvent, il m’est cependant impossible de ne pas la raconter à mon tour. L’Avocat Loubet fut présenté au théâtre du Panthéon. Il y avait un directeur au théâtre du Panthéon, comme il y en a un dans tous les théâtres ; il y avait aussi un comité de lecture, ce qui est plus rare, un comité de lecture composé de quatre ou cinq personnes. Le directeur était chapelier, quand il ne s’amusait pas à être directeur; les quatre ou cinq membres du comité de lecture étaient également chapeliers ; le directeur avait choisi parmi les siens. Ce fut devant ce comité, présidé par ce directeur, que Labiche fut invité à lire sa pièce ; il entra, salua, mit son chapeau sur la table, s’assit, toussa et commença la lecture. Vers le milieu du premier acte, son voisin, un des membres du comité, prit négligemment le chapeau du lecteur, regarda la coiffe, fit la grimace et passa le chapeau à un autre chapelier ; même regard dans la coiffe et même grimace. De main en main, le chapeau fit ainsi le tour de la table ; il finit son tour, au moment même où Labiche achevait son acte. On lui déclara qu’il était inutile d’aller plus loin et que sa pièce était refusée. Labiche n’insista pas : il avait compris. Le directeur, ainsi que les membres du comité, étaient des chapeliers de la rive gauche. Labiche achetait ses chapeaux sur la rive droite : je vous ai dit qu’il avait de la fortune. Plus tard, ce chapelier tomba, le théâtre du Panthéon eut un autre directeur. L’Avocat Loubet fut reçu et joué avec assez de succès ; il ne réussit pas seulement à Paris, il réussit en province. Labiche suivit sa pièce, ce fut sa première tournée il regardait son nom sur les affiches, il écoutait les applaudissements, plus ou moins nourris, de tous ces publics divers, et ce fut, sans doute, le bruit de ces applaudissements intermittents qui, pendant quelques années encore, l’empêcha d’entendre la voix qui lui disait : « Laisse donc les gens qui ont vécu autrefois, regarde ceux qui vivent autour de toi, laisse là les marquises, occupe-toi des chapeliers ! »
Labiche fit encore représenter quatre ou cinq pièces, puis il déclara qu’il n’écrirait plus rien pour le théâtre ; le jeune auteur avait ses raisons ; il y avait eu des pourparlers, des personnes graves s’étaient rencontrées. – « La demande nous honore, et nous convenons qu’il nous serait agréable, très agréable d’y donner suite, mais il faudrait, d’abord, que votre ami renonçât à écrire et à faire représenter ces petites drôleries – Est-ce nécessaire ? – Absolument nécessaire. – Eh bien ! c’est convenu, il renonce. – Tout de bon ? – Tout de bon. – Vous vous y engagez ? – Nous nous y engageons » Et Labiche se maria.
C’est ici que se place un troisième voyage en Italie ; il revint enchanté de s’être marié, plus heureux que jamais ; il est probable, cependant, qu’il ne regarda pas, sans quelque mélancolie, les affiches du Palais-Royal ; malgré tout, il eût tenu la parole qu’il avait donnée, ou que l’on avait donnée pour lui, mais les personnes graves avaient de l’esprit, sa femme aussi en avait Un beau jour, elle prit-la plume qui, depuis plus d’une année, restait là, inutile. Elle la tendit à son mari, en lui disant : « Va te battre ! » Et Labiche retourna à la bataille ; il devait combattre pendant trente-cinq ans, toujours vainqueur ou presque toujours.
De 1843 à 1851, Labiche fut un auteur comme les autres. Peut-être réussissait-il un peu plus souvent que les autres, voilà tout. Mais la note personnelle ne se faisait pas entendre, il n’était pas lui encore. Le 21 juin 1851, il écrivait à son ami : « Je suis obligé le retarder mon départ jusqu’à mercredi matin, je lis au Palais-Royal une pièce en cinq actes » Cette pièce, c’était le Chapeau de paille d’Italie La première représentation fut donnée le 14 août 1851. Un an plus tard, presque jour pour jour, Labiche faisait représenter le Misanthrope et l’Auvergnat. Ce fut un triomphe ; il suffit, pour s’en convaincre, de regarder la brochure ; on lit, sur la première page de l’édition originale : le Misanthrope et l’Auvergnat, comédie en un acte, représentée avec le plus grand succès sur le théâtre du Palais-Royal. C’est, je crois, la seule fois que la brochure se soit permis de donner son avis. Cet avis d’ailleurs a été ratifié par la postérité.
Après le Chapeau de paille d’Italie, après le Misanthrope et l’Auvergnat, Labiche n’a plus à chercher sa voie, il l’a trouvée ; dans la première pièce, le rire éclatant, irrésistible, la fantaisie débordante s’arrêtant net au point où elle va tomber dans l’extravagance, mais ne s’arrêtant que là dans la seconde pièce, quelque chose de mieux, le petit grain de vérité et de sagesse, sans lequel il n’y a pas d’œuvre qui mérite de durer. Labiche, dès ce moment, est là, devant nous, armé de toutes ses armes, nous l’avons tout entier. Ces deux bourgeois dont je vous parlais, le bourgeois qui rit et le bourgeois qui fait rire, se sont enfin rencontrés et ne se quitteront plus.
Labiche le dit lui-même : « Parmi tous les types qui s’offraient à moi, j’ai choisi le bourgeois ; avec lui, rien d’excessif ses vices ne sont que des travers, ses vertus ne vont jamais jusqu’à l’héroïsme ; ni attendrissement, ni colère véritable. Ajoutons à cela que le sujet est inépuisable, d’une variété qui, sans cesse, le transforme et le renouvelle... » Vienne maintenant un comédien qui soit l’homme rêvé par l’auteur, qui ait l’encolure, la prestance et la physionomie du personnage, avec le talent qu’il faut pour bien mettre en lumière les rôles divers, quoique pareils, qui lui seront confiés, le théâtre pourra compter sur une suite longue et non interrompue de succès.
Le comédien de Labiche a été Geoffroy ; le hasard, une représentation donnée à Rueil par une troupe ambulante dans laquelle jouait Geoffroy, les avait fait se lier, dès leur première jeunesse ; ils devaient, plus tard, se retrouver au Gymnase, où Geoffroy créa Perrichon, puis au Palais-Royal, où il créa Célimare. On me pardonnera d’associer ainsi, dans un commun éloge, le nom du comédien à celui de l’auteur dramatique ; il m’a semblé que, loin de m’en vouloir, Labiche me remercierait, au contraire, de ne pas avoir oublié l’artiste incomparable qui eut l’honneur d’interpréter ses comédies les plus acclamées, et que, pendant quarante ans, il appela son ami.
On aurait pu dire de Labiche ce que Monsieur Benoiton disait de lui-même, qu’il donnait à ses contemporains l’exemple de la fortune ; il faut ajouter qu’il leur donnait aussi l’exemple du travail, et du succès obtenu par le travail. Labiche travaillait énormément : ceux de ses collaborateurs qui lui ont survécu se souviennent encore de la peine qu’il prenait avec eux, pour arriver à ce que les scénarios, les canevas des pièces qu’ils faisaient ensemble, fussent parfaits ; le scénario fini, par exemple, ses collaborateurs n’avaient plus à se donner de mal, attendu que c’était Labiche qui écrivait ; et Labiche lui-même n’avait pas à s’en donner beaucoup. Jamais auteur dramatique n’a écrit plus facilement, il écrivait comme il parlait, et cela seul explique sa prodigieuse fécondité. L’esprit de ses personnages était son esprit ; leur gaîté, sa gaîté ; leur indulgence, aussi, était son indulgence, et Labiche est assurément le plus indulgent des moralistes. Ne lui demandez pas de haines vigoureuses, les situations les plus graves de la vie ne lui apparaissent que par leur côté grotesque. Il nous force à rire de ce qui, de temps à autre, devrait nous indigner, nous fâcher tout au moins. « Que voulez-vous ? Je vois gai, » disait-il, et c’était vrai, il voyait gai ; son fouet claquait et ne cinglait pas ; j’entends que Labiche ne voulait pas qu’il cinglât.
On a raconté que, pendant son premier voyage en Italie, il eut à Naples une aventure. Il avait à toucher une traite de cinq cents francs, il alla chez le banquier. Celui-ci le reçut à merveille, examina la traite, remit à Labiche un petit rouleau d’or soigneusement enveloppé, et, avec de grands gestes de politesse, le reconduisit jusque sur le carré. Après avoir descendu quelques marches, Labiche s’avisa de compter son argent. Il remonta brusquement. – « Il manque cinquante francs, dit-il. – » « Vous vous en êtes aperçu ? » répondit le banquier avec un bon sourire Un autre se serait fâché, Labiche se contenta de prendre les cinquante francs qui manquaient, et peut-être, plus tard, remercia-t-il son voleur de lui avoir, pour la première fois, révélé le charme d’un dialogue rapide avec des phrases nettes, et disant bien ce qu’elles veulent dire.
Cette inaltérable gaîté de Labiche avait pour lui un avantage ; elle le consolait quand, par hasard, ses pièces ne réussissaient pas : la chose ne lui arriva pas souvent, mais enfin elle lui arriva. Le jour d’une de ses premières représentations, un ami de province, qui jamais n’avait assisté à une solennité de ce genre, lui demande un billet. Labiche le lui donne. Le soir arrive, et la comédie de Labiche tombe à plat. Le lendemain, un peu penaud, il s’en va chez son ami, cherchant ses phrases : « Croyez bien que si j’avais pu prévoir. – Ne vous excusez pas, répond l’ami, jamais je ne me suis autant amusé : je n’avais jamais vu tomber de pièce » Et Labiche de rire et de commencer tout aussitôt une autre pièce : celle-là ne tomba pas.
Labiche a été le Daumier du théâtre, un Daumier supérieur. Il lui est arrivé de pousser jusqu’à la caricature quelques-uns de ses portraits, mais cette exagération voulue ne l’a pas empêché de voir juste et de peindre les hommes tels qu’ils sont. C’est par là qu’il a mérité de prendre rang parmi ceux qui, à l’époque même où il obtint ses premiers succès. s’emparèrent de la scène et lancèrent en avant l’art dramatique, en le guidant exclusivement vers l’étude de la vérité. Les chefs de ce mouvement sont tous des vôtres, Messieurs, et je pourrais les nommer. Quant à nous, venus un peu plus tard, nous devons nous borner à suivre les traces de nos prédécesseurs et de nos maîtres, et à essayer, sans y parvenir, de faire aussi bien qu’eux.
Dire les défauts et les vices du bourgeois, c’est, à tout prendre, dire les défauts et les vices de l’homme, en ajoutant une petite déformation qui les rend purement comiques. Il est clair, par exemple, que si notre auteur s’en prend à l’ignorance, il ne nous montrera pas l’incendiaire qui brûle les bibliothèques publiques et qui, pour toute excuse, répond qu’il ne sait pas lire. Non, I’ignorant de Labiche sait lire d’abord, il sait écrire aussi, pas toujours très correctement. Caboussat, dans la Grammaire, l’avoue avec ingénuité. Il a appris à écrire en vingt-six leçons, puis il s’est lancé dans le commerce des bois de chauffage ; il y a gagné de l’argent, beaucoup d’argent ; avec la fortune, l’ambition est venue Il songe à tout ce qu’il est en passe de devenir Maire d’Arpajon d’abord, puis conseiller général, puis député et après ? le portefeuillepourquoi pas? Tout d’un coup, il s’arrête :
– Mais non, dit-il avec mélancolie, cela ne se peut pas j’ai beau être riche, j’ai beau être considéré, une chose s’oppose à mes projets : la grammaire française ! Caboussat ne sait pas l’orthographe, il y a les participes surtout tantôt ils s’accordent, tantôt ils ne s’accordent pas quels déplorables caractères !
Perrichon n’est guère plus ferré sur l’orthographe que Caboussat ; il a une façon à lui d’écrire mer avec un e à la fin, quand il s’agit de la mer de glace. Caboussat, dans le Voyage de Monsieur Perrichon, s’appelle Perrichon. Perrichon, dans la Grammaire, s’appelait Caboussat. Le nom change, mais c’est toujours le même personnage.
Le Voyage de Monsieur Perrichon est peut-être la pièce la plus populaire de Labiche. L’idée, tout le monde la connaît : « les hommes ne s’attachent point à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu’ils nous rendent. » Autrement dit, les hommes sont vaniteux et ingrats, ingrats surtout. On sait qu’au moment où il allait rouler dans un précipice, Perrichon a été sauvé par Armand Desroches. La comédie est en quatre actes ; l’ingratitude de Perrichon remplit les trois derniers. Timide d’abord, et comme rougissant d’elle-même : « Armand, donnez-moi votre main, je ne sais pas faire de phrases, moi ; mais tant qu’il battra, vous aurez une place dans le cœur de Perrichon » Cette ingratitude, après cela, devient ironique, puis insolente, puis brutale, elle en arrive, au dernier acte, jusqu’à l’outrage déclaré : « De quoi vous mêlez-vous à la fin ? Est-ce que vous ne perdrez pas l’habitude de vous fourrer à chaque instant dans ma vie », et comme le malheureux Armand balbutie, essaie de se défendre, Perrichon redouble, il s’emporte, il perd toute mesure « Je n’aime pas les gens qui s’imposent, c’est de l’indiscrétion, vous m’envahissez Assez de services, Monsieur, assez de services ! » Et il s’en va, faisant claquer la porte. Avais-je tort, Messieurs, et n’y a-t-il pas là, en quelques répliques, un manuel complet du parfait ingrat !
À la fin du mois de septembre, en 1883, un critique d’une rare valeur revenait d’Allemagne. Il avait vu représenter, là-bas, le second Faust, joué par des comédiens excellents : « Dieux et Déesses, pensait-il pendant la représentation, Dieux et Déesses, que je voudrais donc voir la Cagnotte ! » Une fois à Paris, il courut au théâtre du Palais-Royal, il ne vit pas la Cagnotte, mais il vit l’Affaire de la rue de « C’était le remède qu’il me fallait », écrivait-il dans son feuilleton. « Le réveil de Mistingue et de Lenglumé a été le mien, il m’a secoué de ma nuit du Walpurgis, de mon cauchemar métaphysique du second Faust ! ils ont la vie et le mouvement, Mistingue et Lenglumé ! tout ce qui tombe de leurs lèvres présente une rare puissance comique de réalité objective, la nature humaine est là toute pure ; sans manquer de respect à Gœthe, j’avais le plus grand besoin de revoir Mistingue et Lenglumé. » Moi non plus, je ne voudrais pas manquer de respect à l’auteur du second Faust. Si j’ai cité ces quelques lignes, ce n’est certes pas pour effleurer la gloire de Gœthe, c’est tout simplement pour dire du bien de Labiche.
Je devrais, à présent, vous parler de Célimare, de l’immortel Célimare, et de Marjavel, et de Colladan mais, pour faire défiler devant vous les chefs-d’œuvre de Labiche, il faudrait une journée, au moins, même en choisissant Je ne crois pas, Messieurs, avoir le droit d’exiger de vous une aussi longue attention Ces chefs-d’œuvre d’ailleurs, soit par le théâtre, soit par le livre, je pense que vous les connaissez aussi bien que je puis les connaître ; vous n’avez pas besoin de moi pour admirer de nouveau chez l’auteur, cette légèreté, cette clarté, toutes ces qualités si vraiment et si exclusivement françaises, vous n’avez pas besoin de moi pour vous souvenir de tant de scènes excellentes, de tant de mots, tantôt profonds, tantôt gais jusqu’à la folie, dont la plupart sont devenus proverbes, comme les mots de Molière.
Labiche a écrit près de deux cents pièces, il a écrit des drames, des comédies, des vaudevilles, il a même écrit des opéras comiques On ne peut, cependant. pas dire qu’il ait été mélomane ; il ne l’était pas, il ne 1’avait jamais été. Dans une des lettres que j’ai citées tout à l’heure, il raconte qu’à l’orchestre de San-Carlo, il se défendait, en bâillant de toutes ses forces, contre un voisin enragé qui essayait, à grands coups de coude, de lui faire comprendre les beautés de je ne sais quelle partition. Cela se passait pendant son premier voyage, en 1834. « Ce n’est pas ma faute, dira-t-il plus tard, j’ai le tympan convexe au lieu de l’avoir concave. Voilà pourquoi je n’aime pas la musique ! »
La dernière comédie de Labiche s’appelait la Clé ; elle fut donnée le 5 janvier 1877, et elle réussit. Labiche fut enchanté de ce succès, il était décidé à ne plus rien écrire, cette pièce une fois jouée, et il tenait à bien finir, « à laisser le public sur la bonne bouche. Le théâtre du Palais-Royal me regrettera », disait-il. Et, en effet, le Palais-Royal le regretta, mais pas autant peut-être qu’il eût fallu ; tout en l’applaudissant, tout en croyant lui rendre justice et le mettre à sa vraie place, ni le public, ni les gens de théâtre ne se doutaient de ce que c’était que Labiche, et Labiche lui-même le savait moins que personne.
Tout le monde allait bientôt le savoir, grâce à un confrère illustre, dont la constante amitié fut pour lui un juste sujet d’orgueil. Comment la chose se fit-elle ? Ce confrère l’a raconté, lui-même, dans la préface qu’il a écrite, en tête des œuvres de son ami. Il était chez Labiche, dans la propriété que celui-ci avait en Sologne. Un jour, un de ses fermiers mariant sa fille, le propriétaire du domaine proposa à son hôte de venir à la noce. Tout le monde n’aime pas les déjeuners qui durent quatre ou cinq heures ; l’ami de Labiche préféra garder la maison, et passa la journée, tout seul, dans la bibliothèque ; il ne s’y ennuya pas : il y avait là tout le Théâtre de Labiche.
J’imagine que, lorsqu’il commença de lire la première pièce, cet ami, tout ami qu’il fût, ne s’attendait pas au plaisir qu’il allait éprouver. Il devait croire, comme tout le monde, que la moitié du succès obtenu par ces jolis vaudevilles était due au jeu des artistes ; les artistes ne prétendaient pas le contraire, bien entendu, et la modestie de Labiche autorisait cette opinion : « Il ne faut pas se monter la tête, disait-il, tout dépend de l’acteur », Donc l’ami de Labiche lut la première pièce puis il en lut une seconde, puis une troisième, et puis, et puis Et quand Labiche rentra, j’imagine que son ami dut le regarder autrement qu’il ne l’avait regardé au départ. L’affection n’avait pas grandi, elle ne pouvait pas grandir, mais l’admiration était venue. « Qu’est-ce que vous me disiez donc ? lui cria-t-il qu’est-ce que vous me disiez donc, que vous n’étiez qu’un amuseur ? Vous êtes un maître, et l’un des plus grands qui aient jamais existé !
– Sortez, Monsieur, » dit Labiche.
Mais l’ami ne sortit pas, et quoi qu’il en eût, il fallut bien que Labiche se laissât persuader qu’il était, en effet, un maître. La chose n’alla pas toute seule, au moins ; il se débattit, résista, mais l’ami était tenace, il était éloquent, et le résultat de cette bataille fut que l’auteur de Célimare et de Perrichon consentit à laisser publier son Théâtre.
On commença de le publier en 1878, on acheva en 1879. Dire que ce fut une révélation ne serait pas assez dire, ce fut une explosion ! « Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière », a dit Sainte-Beuve. Quand les dix volumes du Théâtre de Labiche eurent paru, l’on put dire hardiment : « Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Labiche. »
Ces dix volumes, tout le monde les dévora, et, pour le coup, l’on sut ce que c’était que Labiche. Le front de l’auteur comique avait enfin brisé le masque un peu étroit du vaudevilliste. Au travers de ces plaisanteries à outrance, on vit ce qu’il y avait d’observation juste et de vérité profonde. L’acclamation fut spontanée, universelle, et les directeurs de théâtre ne furent pas les derniers à prendre leur part de l’enthousiasme général ; ils pouvaient, maintenant, défier la fortune ; le jour où elle ferait mine de les traiter mal, ils n’auraient qu’à puiser, au hasard, dans cet inépuisable répertoire, et la fortune redeviendrait clémente. Toutes les pièces de Labiche que l’on jouait paraissaient nouvelles. Elles ne l’étaient pas, cependant : c’étaient les mêmes. Mais on les écoutait mieux, on les entendait mieux : le premier directeur qui devina ce mouvement reprit le Voyage de Monsieur Perrichon et gagna des sommes énormes ; certainement Perrichon, le jour où il fut joué pour la première fois, avait été applaudi, applaudi à tout rompre, mais enfin, au bout de quelque temps, il avait fallu soutenir le succès, ajouter sur l’affiche une autre pièce. Cela n’était plus nécessaire. Perrichon fut joué tout seul, et joué devant des salles combles.
Faut-il donc toujours louer, quand on parle de Labiche, et ne trouverons-nous pas, ne fût-ce que pour assaisonner la louange, quelques critiques à lui adresser ? Il y en a une, au moins, qui tout d’abord vient à l’esprit, Labiche n’a pas écrit de rôles de femmes, il y a là une lacune. Peut-on vraiment se flatter d’avoir peint les ridicules des hommes, quand on n’a pas dit un mot de ceux qui leur viennent par les femmes ! Arnolphe est un bourgeois comme Perrichon, mais Arnolphe connaît certaines souffrances que Perrichon ignore profondément. Il n’y a pas d’Agnès dans l’œuvre de Labiche, il n’y a pas de Célimène non plus, et, pour dire le vrai, il n’y a pas de femmes, partant il n’y a pas d’amour. L’éminent écrivain qui, le jour où Labiche prononça son discours de réception, eut l’honneur de lui répondre, lui disait : Il y a quelque chose qui empêche que votre théâtre ne soit immoral, c’est qu’il n’est pas sentimental. Quant à cela, non, il ne l’est pas ; les femmes devront en prendre leur parti ; Labiche les a négligées, absolument négligées ; il y a, je crois, peu d’auteurs qui aient commis cette irrévérence. Toutes ces délicieuses choses que ses confrères, petits ou grands, ne se lassent pas et ne se lasseront jamais de montrer sur la scène, toutes ces mines et tous ces sourires, ces demi-aveux, ces aveux complets, ces chutes que l’art parvient à rendre plus méritoires que les plus belles résistances, ces repentirs plus grands que la vertu, ces inquiétudes, ces angoisses en face de l’éternel problème, l’énigme toujours proposée et jamais résolue, ce cri désespéré de l’homme vers la femme : « Dis-moi ce que tu veux », et cette réponse éperdue de la femme : « Je n’en sais rien ! » toutes ces délicieuses choses, Labiche ne les connut pas, ou ne voulut pas les connaître, et c’est vraiment merveille qu’en se privant de tels avantages, ce bourgeois, si obstinément bourgeois, ait pu remporter de si nombreuses et de si belles victoires.
Après la publication du théâtre complet, les amis de Labiche obtinrent de lui qu’il se présenterait à 1’Académie française. S’était-il jamais dit qu’il y pourrait entrer ? En se promenant autour de sa propriété de Rueil, en poussant du pied les pierres du château dévasté, lui arriva-t-il de songer à cette autre maison du grand cardinal, à cette autre maison, qui est encore debout, et assez solide, à ce qu’il semble ? S’il y avait songé, c’était aux jours de sa jeunesse, et le chemin qu’il comptait suivre, pour y arriver, n’était pas du tout celui qui, plus tard, lui fut indiqué par les applaudissements du public. En 1835, il avait vingt ans alors, il était allé voir une représentation de Chatterton, et voici ce qu’il écrivait, en sortant de cette représentation :
« Je viens de voir Chatterton, je suis encore tout palpitant, mon cœur saigne comme broyé dans un étau. » – N’oublions pas, Messieurs, que nous sommes au beau temps du romantisme. – « J’ai la fièvre, je ne croyais pas que l’on pût vous remuer ainsi avec des paroles. Au lever du rideau, le poète vous prend, vous étreint, vous enlace et vous retourne à sa guise jusqu’au dénouement qui est horrible, et puis il vous jette dehors, anéanti, accablé, haletant. Je vais me mettre au lit, mon sommeil sera un sublime cauchemar. Le drame de Vigny m’emplit, il circule dans mes veines, c’est mon sang. Bonsoir, je radote : je vais fermer ma lettre, car, si je la relisais, j’aurais honte demain d’avoir été fou, ce soir. »
Cette folie se calma, sans doute ; mais, pendant longtemps, Labiche, en dépit de ses succès, eut des aspirations incessantes vers un genre de littérature plus élevé que le sien. C’est lui qui parle, au moins : sa correspondance, à chaque instant, me fournit des preuves de ce que j’avance. « Je trouve mon état bien misérable, et je suis incapable d’en faire un autre. » Et, plus tard, dans une autre lettre : « Je voudrais entreprendre une comédie, mais j’ai la conscience certaine et triste de ma faiblesse, je ne suis pas taillé assez grandement. »
C’est ainsi que Labiche parlait de lui-même, et ce n’est pas assurément la première fois qu’un écrivain se sera trompé sur son propre compte ; mais, d’ordinaire, quand on se trompe, c’est plutôt dans l’autre sens. « L’Académie ? disait-il, n’était-ce pas un bien grand honneur pour de simples badinages ? Ah ! s’il avait pu faire ce qu’il avait rêvé » Il fallut que ses amis se missent en colère. Ne voyait-il pas que cette renommée, que cette gloire, qu’il avait désespéré d’atteindre, s’était, pendant qu’il désespérait, bien tranquillement installée chez lui ! Confiant dans le dévouement de ses amis, plus encore que dans son mérite, Labiche se présenta. Ce fut une joie, dans le public, quand on sut qu’il se présentait ; ce fut une joie bien plus grande encore, quand on sut que vous l’aviez admis Il fut reçu le 26 février 1880, et, le 25 novembre, il prononça devant vous, Messieurs, un discours que l’on n’a pas oublié.
Un vers d’Œdipe Roi, un vers célèbre, dit que l’on ne saurait, avant qu’un homme soit mort, affirmer que cet homme a été heureux. N’en déplaise à Sophocle et aux innombrables générations qui ont accepté cette parole comme une vérité, je pense que c’est une grosse erreur. Le bonheur est chose assez rare et assez précieuse pour que nous ne fassions pas tant les difficiles et que nous ne consentions à l’accepter qu’en bloc. Les morceaux en sont bons, surtout quand ils sont de dimensions raisonnables ; Labiche, avant de mourir, a connu la souffrance : cela ne nous empêchera pas de déclarer, une fois encore, qu’il a été un homme heureux. Dans les deux ou trois années qui suivirent sa réception, il sembla que ce bonheur était arrivé à son complet épanouissement. Jamais la bonne humeur de Labiche n’avait été plus communicative Jamais il n’avait laissé échapper, avec plus de prodigalité, ces mots charmants qui, à peine dits par lui, couraient la ville, répétés par tous ceux qui venaient de les entendre. On a fait dix volumes avec l’esprit qu’il a dépensé au théâtre ; combien en aurait-on fait avec l’esprit qu’il dépensait dans sa conversation de tous les jours ?
Le succès qu’il avait eu, le jour de sa réception, il le retrouva dans vos séances, Messieurs, il le retrouva dans les commissions dont il fit partie ; il était le plus laborieux, le plus consciencieux des commissaires. Non seulement il lisait, depuis la première page jusqu’à la dernière, les livres dont il avait à rendre compte, mais il apportait, sur chacun des livres qu’il avait lus, un rapport écrit, plein de critique sérieuse et indulgente ; avec l’âge, l’indulgence était venue. Çà et là, dans ces rapports, des fusées d’esprit qui mettaient tout le monde en joie. J’en prends à témoin tous ceux qui l’ont entendu, ils pourraient dire que, dans les causeries, dans les discussions, celui d’entre eux qui avait le plus gaîment raison n’était pas celui qui avait raison le moins souvent.
Le bonheur de Labiche avait cela de particulier qu’il rendait heureux tous ceux qui 1’entouraient; la chose assurément n’est pas rare, mais enfin elle est peut-être moins fréquente que l’on ne pourrait croire. Nul n’a été plus aimé par les siens et ne les a plus aimés, il le leur prouvait. Un père, disait-il, doit toujours obéir à son fils, et il ajoutait entre parenthèses : (sujet de pièce) Nul n’a été plus aimé par ses amis. Dans Célimare le bien-aimé, Célimare présente l’un à l’autre Bocardon et Vernouillet : « Monsieur Vernouillet, mon meilleur ami Monsieur Bocardon, mon meilleur ami. » Ce que dit Célimare, Labiche aurait pu le dire sérieusement de ses amis à lui : ils étaient tous ses meilleurs amis et il était, lui, leur meilleur ami à tous. Cela ne veut pas dire qu’il aimait tout le monde ; au nombre des gens qu’il connaissait, quelques-uns, sans doute, avaient le don de lui déplaire ; ceux-là, il excellait à ne pas les souffrir, mais je crois qu’il excellait encore plus à aimer ceux qu’il aimait.
Deux mois après avoir eu l’honneur d’être admis parmi vous, il prononçait, au banquet annuel du lycée Condorcet, un autre discours, dont on se souvient presque autant que de celui qu’il prononça sous cette coupole ; il avait, ce jour-là, près de lui, en qualité d’assesseur, un de ses confrères de l’Académie qui, après avoir combattu pour lui, pendant la bataille, avait tenu, le jour de la victoire, à être son parrain. Il se passa, entre l’orateur et son assesseur, quelque chose de charmant : le premier voulait absolument dire du second tout le bien qu’il pensait ; I’assesseur étant présent, c’était fort difficile ; Labiche s’en tira le mieux du monde ; il supposa tout bonnement, par une figure de rhétorique assez hardie, que l’assesseur n’était plus là, qu’il venait de s’en aller Il parla alors, et dit ce qu’il voulait dire. Cet ami dévoué de Labiche, j’ai l’honneur de l’avoir près de moi. Moi aussi, je dirais volontiers de lui tout ce que je pense, mais pour rien au monde, je ne voudrais supposer qu’il est sorti Je tiens trop à ce que tout le monde puisse voir qu’il est là, à ce que tout le monde sache qu’après avoir été le parrain de Labiche, il a bien voulu être le mien. Je serais vraiment aussi ingrat que Perrichon lui-même, si, plus tard, je ne me souvenais pas, avec quelque émotion et quelque fierté, des deux parrains que j’aurai eus à l’Académie.
À la fin du discours prononcé à Condorcet, Labiche leva son verre et but à la gaîté des honnêtes gens, résumant ainsi tout son théâtre, et toute sa vie.
Nous voici arrivés aux dernières années, et désormais il ne sera plus question du bonheur de Labiche. La maladie qui devait l’emporter dura quatre ans ; de ce maître du rire, de ce grand paysan qui, dans son domaine de Sologne, arpentait les routes, le bâton ferré à la main, elle fut un homme débile, mais elle ne parvint pas à l’abattre ni à faire de lui un homme triste ; le bonheur s’en alla, les forces disparurent, mais, au milieu des plus vives souffrances, la fermeté d’âme resta, la fermeté d’âme, et la gaîté. Écoutons-le parler de la petite voiture traînée par un âne, dont il était réduit à se servir quand il avait envie de respirer le grand air « La petite voiture va bien, disait-il, mais c’est l’âne qui ne va pas ; impossible de le mettre au trot. Quand je me promène avec ma femme, nous avons I’air d’un ménage de fermiers qui va vendre son beurre au marché sans se presser. » En novembre 1887, trois mois avant la fin, il écrivait à un de ses amis, poète quelque peu fantaisiste ; dans sa lettre, il demandait des vers « Ne m’en envoie qu’un, si tu veux, mais que la rime en soit riche. » Le mal s’aggravait cependant. « Il est venu un curé qui me guette », disait le malade en souriant. Ce prêtre ne dut pas être mécontent de son paroissien : Labiche estimait que le rôle d’un incrédule, converti par la peur à ses derniers moments, est le plus triste rôle que puisse jouer un honnête homme. Aussi, jamais ne s’était il montré incrédule, il ne l’était pas d’ailleurs : « Dieu, c’est mon homme, » avait-il déclaré un jour, et cette profession de foi, quoique faite dans la langue de Labiche, voulait dire bien des choses.
Tant qu’il put venir à vos séances, il y vint. Dans les derniers temps seulement, comme cela le fatiguait de monter, et qu’il lui fallait quelques minutes pour reprendre haleine, il arrivait avant l’heure fixée ; il gravissait les marches, soutenu par son domestique, et s’installait le premier dans la salle. À mesure que ses confrères y entraient à leur tour, ils allaient à lui pour lui serrer la main, on l’entourait, on le félicitait de sa bonne mine; il n’était pas dupe du compliment, mais il souriait : il était reconnaissant de l’intention.
Ses visites à l’Académie devinrent de plus en plus rares, puis elles durent cesser. Il aimait alors qu’après la séance on vînt le mettre au courant des petites complications et agitations, électorales ou autres : il avait ses candidats, et, de loin, s’intéressait à leur succès. Il aimait aussi que l’on vînt lui raconter les mots drôles que l’on avait entendus et les anecdotes amusantes. Un de ses plus chers amis lui en avait, un jour, apporté une bonne provision, et tous les deux : avaient passé une demi-heure à rire, comme au bon temps ; quand cet ami se leva pour s’en aller, Labiche, lui aussi, se leva péniblement – et sérieux, ne riant plus, il embrassa longuement celui qu’il craignait de ne plus revoir mais il avait d’abord regardé si personne n’était là, si personne ne pouvait se douter qu’il avait, pendant un instant, pensé à cette chose à laquelle il ne voulait pas que les autres eussent l’occasion de penser. Une autre fois, c’était dans la dernière semaine, ce poète, de qui je parlais tout à l’heure, était près de lui ; Labiche lui avouait qu’il n’y avait plus d’illusions à se faire, qu’il était perdu En ce moment, Mme Labiche entra ; le malade, aussitôt, retrouva son sourire « Ce diable d’homme, murmura-t-il, ce diable d’homme qui ne cesse de me dire des bêtises et de me faire des calembours » Et cette fois encore, Mme Labiche sortit de la chambre, sans se douter que le terme était si proche ; Labiche put le croire, du moins.
Je ne sais quel grand seigneur, voulant donner à un de ses gens un moyen sûr de reconnaître Molière, dans une assemblée où l’auteur de l’Étourdi se trouvait avec d’autres personnes, lui disait : « Molière est celui qui ressemble le plus à un homme. » Si ce grand seigneur était venu au monde, un peu plus tard, et si, au lieu de parler de Molière, il avait parlé de Labiche, il aurait pu donner un signalement pareil. Labiche, lui aussi, ressemblait à un homme, et il y avait pour cela une excellente raison : c’était un homme, en effet ; il l’avait prouvé pendant la guerre, dans des circonstances assez graves dont je n’ai point parlé, tenant absolument à ne point évoquer certains souvenirs et à n’étudier dans mon modèle que le côté littéraire. Il le prouva encore, depuis le premier jour de sa maladie jusqu’au dernier, qui fut le jour de sa mort.
Le 22 janvier 1888, Dieu eut pitié de ses souffrances. Labiche mourut entre sa femme et son fils. Une consolation suprême lui était réservée : il put, avant l’heure fatale, pressentir pour ce fils qu’il aimait tant, un bonheur qui avait été la dernière pensée de sa vie Il mourut – heureux encore – et personne, en quittant ce monde, n’emporta plus de tendres regrets que cet honnête homme de génie. Ce mot n’est pas de moi, Messieurs, mais vous me pardonnerez de ne pas en avoir cherché un meilleur.