Discours de réception d'Edmond Jurien de La Gravière

Le 24 janvier 1889

Edmond JURIEN de LA GRAVIÈRE

Réception de M. Jurien de la Gravière

 

M. Jurien de la Gravière, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le baron de Viel-Castel, y est venu prendre séance le jeudi 24 janvier 1889, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En m’ouvrant les rangs de votre illustre Compagnie, vous m’avez conféré un honneur que je considère à bon droit comme la plus haute récompense à laquelle il m’ait jamais été permis d’aspirer. Fier de vos suffrages, je devrais peut-être me contenter de les avoir obtenus les félicitations de mes trop bienveillants confrères de l’Académie des Sciences ont failli me donner un instant l’illusion de les avoir mérités.

Quels titres m’ont donc valu cette distinction que tant d’écrivains de premier ordre ambitionnent ? M. de Viel-Castel occupait la place laissée vacante, il y a dix-sept ans, par M. le général de Ségur : vous en seriez-vous par hasard souvenus ? Je n’aurai pas la présomption de le croire. Si, dans votre pensée, le fauteuil de M. de Ségur devait revenir un jour à l’armée, il ne fallait pas donner pour héritier à M. de Montalembert le vainqueur de la Smala. M. de Ségur n’était pas, en effet, de ces hommes à qui notre génération pût aisément fournir un successeur. Il avait vécu dans un temps où tout — hommes et choses — prenait, comme les plantes que le ciel des Tropiques voit grandir, des proportions gigantesques. Les rayons d’Austerlitz caressèrent sa jeunesse. Est-ce notre faute si le soleil est devenu plus pâle ? Ayons du moins l’esprit de notre fortune. Ne pouvant être grands, soyons simples. L’emphase n’est permise qu’à ceux qui reviennent du royaume de Porus ou d’Égypte.

Je n’ose revendiquer qu’un trait qui me soit commun avec l’illustre prédécesseur de M. de Viel-Castel. « Quand l’injuste arrêt des dieux eut renversé l’empire de Priam, quand le sol fut jonché des ruines fumantes de Troie » le général de Ségur chercha dans l’étude l’unique consolation à laquelle consentît à s’ouvrir son âme : il écrivit l’Histoire de la Grande Armée. Après la catastrophe dont nos cœurs saignent encore, je me suis efforcé d’imiter ce salutaire exemple j’ai porté mes dieux Lares aux Archives de la marine.

Depuis cette époque, dix-huit ans se sont écoulés. Je me garderai bien d’appeler ces jours consacrés au travail des jours sacrifiés et perdus : ne leur dois-je pas l’inappréciable avantage d’être devenu votre confrère ? Vous m’avez accueilli, gracieusement accueilli, tout entier, je l’espère, avec mes souvenirs respectueux et fidèles. J’ai doublement sujet de vous remercier.

Je n’insisterai pas. La politique doit s’arrêter au seuil de cette enceinte. Si j’avais eu l’imprudente pensée de l’y faire pénétrer, j’aurais voulu du moins qu’elle se présentât devant vous tête haute ; je n’aurais jamais essayé de l’introduire sous votre sereine coupole par la porte basse de l’allusion.

La marine, je puis le dire hardiment, m’a vu avec plaisir solliciter vos suffrages. Je ne suis pourtant pas, comme on l’a dit à tort, le premier marin qui ait fait partie de l’Académie française. Avant moi, en 1715, Victor-Marie d’Estrées, duc, pair, maréchal, vice-amiral de France, chevalier des Ordres du Roi, grand d’Espagne, est venu s’asseoir dans le huitième fauteuil où l’avait précédé son oncle, le cardinal César d’Estrées. Il ne faut pas confondre l’élu de l’Académie avec le vice-amiral qui combattit Ruyter dans la Manche et qui reprit Tabago sur les Hollandais. Victor-Marie d’Estrées, pour se distinguer de son père, Jean d’Estrées, prit, en 1703, le titre de duc de Cœuvres. Le 24 août 1704, il était aux côtés du comte de Toulouse dans cette grande bataille livrée, à la hauteur de Velez-Malaga, par cinquante vaisseaux français à cinquante-cinq vaisseaux anglais et hollandais. L’action, sanglante, acharnée le premier jour, se termina le lendemain par une retraite réciproque. L’avantage cependant nous appartenait. Ce fut encore une victoire manquée. Combien de ces victoires à demi gagnées avons-nous laissé, par défaut de jugement ou par défaut de persistance, échapper de nos mains, sans compter la journée du 13 prairial ! Mais je ne suis pas venu ici pour faire la leçon à nos grands ancêtres maritimes : j’y suis venu pour honorer par un sincère et légitime hommage la mémoire du galant homme, de l’habile diplomate, du lettré délicat, à qui je succède.

J’ai eu l’honneur d’approcher, dans les dernières années de son existence, M. le baron Louis de Viel-Castel. Ces courtes relations n’auraient pas suffi pour me le faire bien connaître. M. de Viel-Castel, heureusement, a laissé derrière lui des notes manuscrites, des notes volumineuses, qui ne me semblent pas destinées à voir jamais le jour, dont la communication me permettra du moins de vous présenter, au lieu d’un portrait de fantaisie, un portrait que j’ai tout lieu de croire ressemblant : dans l’esquisse inédite où M. de Viel-Castel s’est peint lui-même, la fermeté un peu sèche du contour est bien loin, en effet, d’accuser — ce qu’on peut toujours craindre en pareil cas — une complaisance exagérée du peintre pour son modèle. La droiture de l’âme a fait ici la sincérité du pinceau.

Chez M. de Viel-Castel il y a deux hommes : le diplomate et l’écrivain. Occupons-nous d’abord du littérateur. A l’Académie, c’est justice. Les œuvres littéraires de M. de Viel-Castel comprennent vingt-six volumes. L’Histoire de la Restauration, à elle seule, en remplit vingt. « On ne fait pas de chefs-d’œuvre en vingt volumes », déclarait, il y a quelque temps, la voix d’un maître. Je n’y contredis point. Oubliez seulement, je vous prie, de combien d’in-dix-huit le candidat heureux qui vous apporte aujourd’hui l’expression de sa reconnaissance encombra, au mois de décembre 1887, votre bureau. M. de Viel-Castel nous a d’ailleurs fait voir qu’on peut, en vingt volumes, produire une œuvre des plus instructives et des plus intéressantes. Les amis du gouvernement parlementaire, — il en existe encore, — les partisans du gouvernement de la nation par elle-même, ne se contenteront pas de parcourir rapidement cet important travail, fruit de longues études, résumé de quinze années d’observations personnelles ; ils en méditeront page à page les leçons. Nul document ne saurait mieux leur apprendre qu’on ne nourrit pas longtemps le vieux Saturne avec des cailloux.

M. de Viel-Castel n’est pas seulement pénétré de son sujet ; confesseur — je n’ajouterai point, et martyr — de la foi qu’il a professée toute sa vie, il met à la répandre un zèle que l’indifférence d’une foule inconstante ne réussit pas à rebuter, une ferveur qu’aucun accident ne déconcerte. Je m’étonne vraiment qu’il n’ait pas eu l’idée d’intituler son livre « Comment la France manqua une belle occasion d’être libre. »

L’amour de la liberté est le trait dominant de l’ouvrage,— de la liberté, du moins, telle que la conçoit notre auteur. M. de Viel-Castel ne veut adorer la déesse que sous les traits « d’une matrone grave et modeste » Les cavales « indomptables et rebelles, sans mors d’acier et sans frein d’or », ne sont pas la monture que préfère l’aimable et sage écrivain. Le mot exagération, sans qu’il s’en aperçoive, revient, à chaque instant, sous sa plume. En politique, en littérature, en religion, le défaut de mesure lui est odieux. Philosophe chrétien, M. de Viel-Castel appartient avant tout à l’école du bon goût. A ce titre, Messieurs, vous ne pouviez guère refuser de l’admettre dans votre Compagnie.

C’est au fond une heureuse époque que celle où l’apparition d’une pièce de théâtre, d’une ode, d’une chanson, devenait un événement. Casimir Delavigne, « cet homme, me disait en 1833 un docte octogénaire, qui a pu ressusciter la tragédie classique et qui ne l’a pas voulu » ; Béranger, ce rhapsode dont la chaumière redit encore les chants : voilà mes deux grands souvenirs de collège. M. de Viel-Castel, dans ses concessions à la nouvelle école, ne me paraît pas avoir été beaucoup au delà. D’autres poètes vont venir ; de plus vigoureux génies gonfleront de leur sève puissante toute une littérature qui fera éclater le vieux moule. Ce n’est plus à cueillir des fleurs pour en orner la guirlande de Julie que songent les poètes ; encore quelques années et le salon de Julie d’Angennes sera devenu désert. Nous ne rencontrerons désormais que des révoltés rejetant d’un geste audacieux et superbe les entraves de soie ou serrant sur leur sein les chaînes brisées de Spartacus.

Les poètes et les hommes d’État se sont-ils jamais compris ? Le roi-chevalier lui-même ne trouvait, le 7 août 1829, qu’un sourire pour répondre au jeune prophète en qui couvait déjà l’auteur des Rayons et des Ombres.

« Charles Dix, souriant, répondit « O poète »

Victor Hugo n’était pas bien loin pourtant d’être d’accord, en ces graves circonstances, avec M. de Viel-Castel.

Le chef-d’œuvre de M. de Viel-Castel, à mon sens, ce sont les deux volumes qu’il consacra, en 1846, aux deux grands ministres de l’Angleterre, lord Chatham et son fils. Il est impossible de mieux faire toucher du doigt à quel point l’intervention du génie est parfois nécessaire.

Un seul jour, dans la lutte suprême qui fixa ses destinées, l’Angleterre se sentit sérieusement en péril. Les flottes de Portsmouth, de Plymouth, de Sheerness, venaient d’arborer l’étendard de la révolte. Quand l’indiscipline se met dans les armées, c’est le dernier coup pour les peuples : ils ne s’en relèvent pas. Le sentiment de la légalité, sentiment qui gît au fond du cœur de tout Anglais, triompha de la crise. La paix se fit entre le Parlement britannique et les matelots de Georges III. Par malheur, elle se fit à nos dépens.

Le dernier ouvrage de M. de Viel-Castel, celui qui ne prit sa forme définitive qu’en 1882, l’Essai sur le théâtre espagnol, n’est pas, comme on pourrait le croire, le produit d’une verve expirante, la lueur suprême de la lampe qui s’éteint. M. de Viel-Castel en jeta les bases lorsqu’il n’était encore que simple attaché d’ambassade à Madrid. La Revue des Deux Mondes en avait eu, de 1840 à 1846, les prémices. Corneille et Shakespeare y auraient puisé des inspirations.

El seňor don Luis, — c’est ainsi qu’au temps de l’ambassade de M. de Talarue ses jeunes collègues se plaisaient à nommer M. de Viel-Castel, — a eu deux patries : l’Espagne et la France. Le spirituel transfuge n’excuserait probablement pas chez un poète français ce qu’il ne peut toujours se défendre d’admirer chez un poète espagnol. Il se laisse involontairement et presque à son insu séduire par « ce style tout étincelant de comparaisons et d’images », par « ces tableaux de la vie sociale la plus élevée et la plus exquise » Lope de Vega, Montalvan, Guilen de Castro, Tirso de Molina, Calderon, Alarcon, Moreto, Rojas, ont successivement part à son enthousiasme, car chose à noter cet esprit, si sobre, si correct, si modéré dans tous ses jugements, devient enthousiaste dès qu’il a franchi les Pyrénées. Le scepticisme de lord Byron n’a pas mieux résisté à la toute-puissante influence.

L’Espagne, à coup sûr, est un beau pays, une terre enivrante mais les plus beaux pays ne sont-ils pas toujours ceux que nous avons visités aux jours de notre jeunesse ? Dans Lope de Vega, c’est surtout sa jeunesse que M. de Viel-Castel sent revivre. « Lope de Vega, écrit-il, excelle à retracer les agitations de l’âme, les émotions du cœur, les regrets de l’amour trompé. À la manière dont il peint les femmes, on sent qu’elles devaient être pour lui l’objet d’un véritable culte. Le charme dont il a su entourer ces ravissantes créations semble se répandre jusque sur la personne du poète et on est entraîné à aimer l’auteur de tant de fictions touchantes. »

Ce n’est pas là, il me semble, le style de l’Histoire de la Restauration, ni celui de l’Histoire des deux Pitt. Je pourrais, il est vrai, fort bien m’y tromper ; je serai toujours un pauvre critique. Les amis de M. de Viel-Castel auraient le droit de se plaindre de voir son remarquable talent d’écrivain si incomplètement apprécié.

Serai-je mieux en mesure de vous faire comprendre les services rendus par le diplomate ?

La diplomatie française a eu, comme notre armée, ses grands jours. Elle est restée, même aux époques les plus désastreuses de notre histoire une des gloires de la France. Il a toujours fallu un très rare assemblage de qualités morales pour constituer un bon diplomate. Brantôme n’y eût voulu que des militaires ; nos rois préféraient, non sans raison peut-être, les évêques. En tout cas, une bonne diplomatie, c’est ce que les gouvernements nouveaux ont le plus de peine à se procurer. « Tant qu’on n’a qu’à prescrire, disait l’empereur captif à Sainte-Hélène, le premier venu suffit. Tout est bon. Peut-être même l’aide de camp est-il préférable. Dès qu’on en est réduit à négocier, c’est autre chose. L’aristocratie européenne est une espèce de maçonnerie. Un Otto, un Andréossi entreront-ils dans les salons de Vienne, aussitôt les épanchements cessent. Ce sont des intrus, des profanes qui ont pénétré dans le temple. Les mystères sont interrompus. »

Aux yeux de M. de Viel-Castel, le prince de Talleyrand a été le roi des diplomates. « Dépourvu, écrit-il, des facultés oratoires nécessaires à un ministre sous le gouvernement parlementaire, pour la politique extérieure, M. de Talleyrand n’avait pas de rivaux. Le souvenir de ses triomphes au congrès de Vienne était présent à toutes les mémoires. Là, représentant la France vaincue, la France déchue de l’immense puissance qu’elle possédait naguère et en butte aux rancunes de l’Europe presque entière, il avait su, par son habileté à profiter des dissentiments des cabinets coalisés contre nous quelques mois auparavant, par sa fière attitude, par son admirable présence d’esprit, prendre en quelque sorte d’assaut la première place. »

De grands hommes, de très grands hommes d’État, auraient été, suivant M. de Viel-Castel, souverainement déplacés dans la diplomatie. Il leur eût manqué cette souplesse d’allures, cette négligence affectée, sous lesquelles il convient souvent de cacher les graves préoccupations et les profonds desseins. C’est à peine si, malgré son admiration passionnée pour ces beaux caractères, pour ces esprits réellement supérieurs, M. de Viel-Castel consent à leur reconnaître les qualités qu’exige, à son avis, l’épineux exercice du gouvernement parlementaire. Il leur reproche « de ne se détendre jamais » il se permet de leur souhaiter, en soupirant tout bas, « l’art d’entretenir de choses indifférentes, avec une apparence d’abandon, les représentants d’une politique adverse, l’habileté d’introduire dans la conversation ce qu’on appelle un peu dédaigneusement les commérages, le don d’égayer ainsi l’entretien, de rendre les relations plus faciles et de diminuer les aspérités des conflits politiques »

Qui donc vous a donné, monsieur de Viel-Castel, ces perfides leçons ? « Dans une visite que je fis à Vienne au prince de Metternich, en compagnie du duc de Laval, je fus fort étonné, nous raconte notre regretté confrère, de recevoir du prince une leçon de bilboquet. Il passa plus d’une heure à nous montrer des tours de cartes, à déployer sous nos yeux des caricatures venant de Paris, à repasser avec nous des souvenirs de théâtre. De telles frivolités, je dirai plus, de telles niaiseries, répondaient peu à l’idée que je me faisais de ce grand homme d’État. » Elles répondaient du moins aux conseils que nous recevions tout à l’heure. N’est-ce pas vous qui nous exposiez la nécessité de savoir, à l’occasion, « se jouer de l’interlocuteur avide de pénétrer le fond de notre pensée » ?

Voltaire, avant M. de Viel-Castel, avait dit :

On sait lancer, rendre, essuyer
Des traits d’aimable raillerie ;
Le savoir, de peur d’ennuyer,
Se déguise en plaisanterie.

L’aimable légèreté, — la légèreté française, — a, sans doute, son mérite. Une mâle fierté, l’honnête et respectable énergie d’une conviction profonde, n’en sont pas non plus dépourvues. On peut avoir infiniment d’esprit et trouver aisément dans l’arène diplomatique ou parlementaire son maître. N’est-ce pas quelque secrète rancune qui aura dicté les vers que l’auteur de la Henriade s’est plu à mettre dans la bouche du vieux Brutus ? L’ambassadeur d’un roi, dit Brutus,

m’est toujours redoutable.
Ce n’est qu’un ennemi sous un titre honorable,
Qui vient, rempli d’orgueil ou de dextérité,
Insulter ou trahir avec impunité.

Ce terrible envoyé des rois, si redouté des âmes droites et naïves, est-ce avec des lazzis que vous en aurez raison ! M. de Viel-Castel a montré, dans sa longue carrière, tout à la fois de l’esprit — du plus fin — et le sérieux qui convient aux grandes fonctions publiques.

Il vint au monde à Paris le 14 octobre de l’année 1800. Sa mère, une des plus belles personnes de son temps, était fille de la marquise de Lasteyrie, sœur de Mirabeau. Son père, chef d’une très ancienne famille du Quercy, d’une famille dont l’origine peut, sans trop grand effort, remonter aux Croisades, fut successivement page du roi Louis XVI, capitaine de cavalerie avant la Révolution, frère de cinq émigrés, émigré lui-même, et, en 1810, chambellan de l’impératrice — non pas de l’impératrice qu’entouraient, en ce moment, les pompes des Tuileries, mais de celle qu’une séparation cruelle exilait au château de la Malmaison.

Joséphine avait alors quarante-six ans : l’almanach impérial ne lui en donnait que quarante-deux. En se séparant de la mère de la reine Hortense et d’Eugène Beauharnais, l’Empereur avait voulu adoucir, autant qu’il était en lui, le coup qu’il se croyait condamné à frapper. Les hommages et le luxe suivirent Joséphine dans sa retraite. On savait qu’on ne déplaisait pas au souverain en se montrant prévenant, respectueux, pour la femme douce et bonne qui fut dans des temps plus modestes sa compagne. Les ministres, les grands personnages, les courtisans affluaient à la Malmaison. L’Empereur y venait quelquefois lui-même. Il ne pouvait plus malheureusement y venir qu’en cachette. Dans les notes qu’il m’a été permis de consulter, notes dont la connaissance était formellement réservée par l’auteur à un très petit cercle d’amis, rien ne m’a plus frappé que l’accent de sincérité qui donne à ces documents une valeur à part. Ce n’est plus une déposition, c’est une confession politique.

« Depuis longtemps, écrit M. de Viel-Castel, la pensée de Napoléon remplissait mon imagination : je l’identifiais avec la patrie. Après la campagne de Russie, mon admiration changea de caractère ; elle devint de l’affection pour Napoléon malheureux. La joie que je voyais éclater chez les mécontents m’irritait profondément. D’ignobles sarcasmes sur « nos lauriers flétris et nos grenadiers gelés » une chanson dans laquelle on raillait ce personnage « qui s’appelait le grand en partant et qui était rentré petit dans Paris », me causaient l’exaspération la plus vive. Je prenais en haine ceux qui se riaient ainsi des malheurs de la France. »

Il est une journée qui ne s’est jamais effacée du souvenir de M. de Viel-Castel. Le 11 février 1814, le temps était aussi beau que les circonstances étaient lugubres. On savait que dix jours auparavant, l’Empereur avait éprouvé près de Brienne un échec sérieux, que Troyes venait d’ouvrir ses portes à l’ennemi, que des coureurs autrichiens se montraient vers Fontainebleau, que les Prussiens s’avançaient le long de la Marne. On ignorait ce qu’était devenu l’Empereur. Tous les moyens de résistance semblaient épuisés. Dans ce palais impérial de la Malmaison, les personnes qui avaient le plus d’intérêt au maintien du gouvernement s’entretenaient de sa destruction comme d’un événement probable, au moins possible, et paraissaient en prendre leur parti. « Tout à coup — c’est ici M. de Viel-Castel qui parle — un huissier vient appeler mon père, chambellan de service ce jour-là. Mon père se rend auprès de l’impératrice. Quelques minutes après sa sortie, la porte du salon où nous étions réunis s’entr’ouvre « Bonne nouvelle ! nous crie rapidement mon père. L’Empereur vient de gagner une grande bataille. » Ce que j’éprouvai en ce moment, aucune parole ne le pourrait décrire. A l’abattement, au découragement profond où j’étais plongé, succédèrent sans intermédiaire les torrents d’une joie fougueuse. Avec l’inexpérience de mon âge, je croyais voir la Fortune se ralliant de nouveau à nos drapeaux, les Alliés rejetés au delà du Rhin, la France dictant la paix à l’Europe. »

La joie, hélas ! fut de courte durée. Le combat de Champaubert n’était pas, comme on l’avait cru à la Malmaison, une grande victoire : c’était simplement un merveilleux fait d’armes. Pendant une semaine entière, dans une suite de combats presque journaliers, Napoléon battit successivement les Russes, les Prussiens, les Autrichiens, les Wurtembergeois. Tous fuyaient.

Cependant les victoires mêmes de Napoléon finirent par épuiser ses forces. Bientôt on apprit à la Malmaison l’entrée des Alliés dans Paris, la déchéance de l’Empereur, les mesures qui préparaient la Restauration des Bourbons. Les partis prodiguaient à l’Empereur et à tous les siens les plus grossières injures : Joséphine seule était épargnée. On l’avait toujours rencontrée si bienveillante et si généreuse ! Plusieurs des princes étrangers, l’empereur Alexandre entre autres, vinrent la voir. Alexandre fut charmant pour elle. Il lui promit de protéger ses enfants. Joséphine était alors très souffrante de la gorge. Elle dissimula son mal et fit avec l’empereur Alexandre une longue promenade dans le parc. Cet effort devait lui coûter la vie. Le mal s’aggrava deux jours après la visite de l’empereur de Russie, Joséphine n’existait plus.

Qu’elles sont promptes les défaites !

En 1814, vingt et un ans après la mort de Louis XVI, neuf ans après la proclamation de l’Empire, les Bourbons, revenus de l’exil, régnaient de nouveau en France ; Napoléon s’essayait au gouvernement de l’île d’Elbe, et le père de M. de Viel-Castel, nommé chevalier de Saint-Louis, exerçait le commandement de la garde nationale à Versailles.

L’épuisement résultant de vingt années de guerre, la vive satisfaction que causait le rétablissement de la paix, semblaient offrir au gouvernement royal de grandes facilités pour s’affermir. M. de Viel-Castel nous le montre cependant dès le début en présence de ce qu’il appelle, avec juste raison, deux obstacles formidables : la réduction forcée des cadres de l’armée et la question des biens nationaux. Impuissant à contenir les prétentions plus ou moins bien fondées de ses anciens compagnons d’exil, le Roi, nous assure M. de Viel-Castel, songeait à chercher des alliés parmi les libéraux, quand éclata le coup de tonnerre du débarquement de Napoléon au golfe Juan.

« Ma conscience, nous avoue le fils de l’ancien chambellan de Joséphine, était inquiète. J’imaginai pour la calmer une transaction assez plaisante. Je faisais tous les soirs, avant de m’endormir, une prière pour que la tentative de l’Empereur échouât. Après avoir ainsi apporté à la défense de la cause royale le seul appui qui dépendît de moi, je me croyais en droit de me réjouir si mes désirs secrets venaient à être accomplis. »

Un abîme, au dire de M. de Viel-Castel, sépare la Restauration de 1815 de la Restauration de 1814 : « Mon gouvernement avait fait des fautes, déclarait Louis XVIII dans une proclamation restée célèbre : l’expérience ne sera pas perdue pour moi. » Le gouvernement parlementaire, dont la France n’avait eu jusqu’alors que le simulacre, sortit de cette situation.

Le gouvernement parlementaire ! M. de Viel-Castel ne l’aime pas, ne le chérit pas seulement : au besoin, il l’aurait inventé. Je ne veux pas, je le répète encore, m’aventurer sur le terrain de la politique. Vous connaîtriez mal cependant M. de Viel-Castel, si je m’abstenais complètement de vous dire quels étaient ses sentiments à cet endroit. Épris de son devoir, d’une probité austère, profondément dévoué à la grandeur de son pays, M. de Viel-Castel s’est montré amoureux jusqu’au bout des institutions qu’un « libéralisme discret » — l’expression lui appartient — acclamait, depuis l’année 1816, sous ce nom séduisant : la Monarchie selon la Charte. La gauche a des torts ; les doctrinaires n’en sont pas exempts tout le mal, aux yeux du jeune diplomate, n’en viendra pas moins des ultras. Étonnez-vous donc qu’avec de telles doctrines, ses amis de la rue du Bac l’appellent quelquefois « Monsieur le Jacobin. » On est toujours le Jacobin de quelqu’un.

Malgré sa naissance, ou peut-être à cause de sa naissance même qui le rattachait à la noblesse si longtemps sacrifiée de province, M. de Viel-Castel n’a jamais eu le regret du passé « Je frémis, écrit-il en 1881, six ans avant sa mort, quand je pense à ce qu’aurait été mon existence sous cet ancien régime, tant regretté de mes pareils. Cadet de famille, après avoir servi quelques années correctement et honorablement, mais sans éclat, parce que mes goûts et mes facultés, pas plus que ma position, ne m’auraient donné la possibilité de sortir des rangs et de me distinguer, je me serais à trente ans — à trente-cinq au plus tard — retiré dans le Périgord ou dans le Quercy. Sans fortune, je n’aurais pas, suivant toute apparence, trouvé à me marier. J’aurais donc végété dans le château de mon frère aîné. Peu enclin aux plaisirs de la chasse et aux autres distractions de la vie campagnarde, je serais mort d’ennui. »

Quelle différence avec la vie qu’il lui fut donné de mener sous les divers régimes qui se sont succédé dans le cours de ce siècle « J’ai pu, nous dit-il, mettre la main, bien que dans des situations secondaires, à quelques-unes des plus grandes affaires de l’Europe. J’ai pu me rendre compte des ressorts de la politique. J’ai connu intimement plusieurs des personnages les plus considérables de mon temps ; j’ai été admis et traité avec bienveillance dans les cercles les plus élevés et les plus intelligents de la société. »

Il ne manquait qu’une satisfaction à l’heureuse existence de M. de Viel-Castel vous la lui avez procurée. « Les travaux que j’ai accomplis, ajoute-t-il en terminant cette revue rétrospective, m’ont ouvert les portes de l’Académie, où je me repose doucement. » La gracieuse et modeste bonhomie de notre spirituel confrère lui fait oublier que vous ne l’avez pas toujours vu dans cette posture bouddhique. Ce n’est pas à l’école du Nihrvana qu’on apprend à composer les charmants discours qui, à diverses reprises, ont réjoui ces voûtes.

Les tirades libérales de M. de Viel-Castel n’avaient pas réussi à lui aliéner les précieux patronages qu’il tenait de ses alliances de famille. À l’âge de vingt et un ans, il est nommé attaché d’ambassade à Madrid. « On m’allouait, dit-il, quatre mille francs d’appointements. Dans ce temps-là tous les secrétaires d’ambassade — j’en avais les fonctions, si je n’en possédais pas encore le titre — étaient logés et nourris par leurs chefs. Avec mes habitudes et mes goûts, je devais me trouver fort à l’aise, eu égard surtout à la valeur de l’argent comparée à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce moment de ma vie est certainement un de ceux où j’ai éprouvé les sensations les plus vives et les plus agréables. »

Le séjour prolongé de M. de Viel-Castel en Espagne — il y passa sept ans consécutifs — ne nuisit pas au culte que le jeune gentilhomme du Quercy avait voué par instinct à la liberté. Il le confirma, au contraire. Le spectacle qu’offrait alors la Péninsule paraît avoir exercé la même influence sur le généralissime de l’armée française, sur le restaurateur de l’autorité royale, prisonnière encore des factieux.

Témoin des maux que le despotisme avait infligés à l’Espagne, témoin des folies, des excès de ses partisans, le duc d’Angoulême, dans ses conférences avec les chefs des royalistes, particulièrement avec le duc de l’Infantado, président du conseil de régence, s’efforçait de faire sentir à un parti enivré du retour de fortune qu’il devait à nos armes, la nécessité d’un gouvernement représentatif. Pour ces hommes qui ne voyaient pas grande différence entre un tel gouvernement et celui que nous étions venus renverser, ce langage était inexplicable. L’ambassade de France ne se montrait guère plus satisfaite de l’attitude de M. le duc d’Angoulême. Il n’y avait peut-être, à cette époque, en Espagne, que M. de Viel-Castel qui fût content.

Le peuple, par ses adresses, ne cessait de demander à la régence le rétablissement de l’Inquisition et de réclamer à grands cris des supplices. La régence éludait de son mieux l’intervention du prince toujours occupé à lui disputer quelque victime. Ce fut alors que parut le fameux décret d’Andujar. Le duc d’Angoulême prescrivait d’élargir sans délai tous les individus arrêtés pour cause d’opinion ; il défendait de procéder à l’avenir à aucune arrestation sans le consentement des commandants militaires français ; il autorisait ces mêmes commandants à emprisonner les fonctionnaires espagnols qui ne tiendraient point compte de l’ordonnance promulguée.

Pour le coup, M. de Viel-Castel trouva que le petit-fils d’Henri IV dépassait la mesure. Même en fait de clémence et d’élan magnanime, il ne pouvait se défendre de priser fort la modération. La réaction pourtant, si mécontente qu’elle fût, se soumit. On touchait d’ailleurs au dénouement. Toute la résistance des constitutionnels s’était concentrée dans Cadix. La forte position du Trocadéro couvrait cette ville elle fut enlevée par un brillant coup de main. Quelques jours plus tard, le fort de Santi-Pietri succombait à son tour. Réduite aux abois, la révolution dut se rendre à merci.

Le duc d’Angoulême profita de l’occasion pour renouveler ses instances : dans une lettre grave et solennelle qu’il écrivit à Ferdinand VII, il essaya de lui faire comprendre que, pour pacifier le pays, une amnistie et de larges réformes étaient indispensables. Peu confiant dans les dispositions du souverain espagnol, impatient d’échapper au spectacle des désastreuses mesures dont il prévoyait l’adoption, le vainqueur du Trocadéro se hâta de rentrer à Paris.

Un accueil enthousiaste et bien mérité l’y attendait. L’opposition, déçue dans toutes ses prévisions, semblait anéantie. La Chambre allait être renouvelée, non plus par fraction seulement, mais dans son intégrité. Sur 430 nominations, la gauche, dans toutes ses nuances, de Royer-Collard à Dupont de l’Eure, n’en obtint que dix-sept. Manuel, dont l’exclusion arbitraire et violente avait excité naguère tant d’indignation, Manuel, abandonné par ses amis politiques, ne trouva pas un collège pour lui rouvrir les portes de la Chambre.

La royauté n’était-elle pas définitivement affermie ? Personne, à cette époque, ne le mettait en doute. Six ans plus tard, en pleine prospérité, après deux nouvelles victoires, après la Grèce affranchie et l’Afrique domptée, la monarchie capétienne prenait pour la troisième fois le chemin de l’exil. À qui la faute ? Demandez-le à M. de Viel-Castel nul ne s’est préparé avec plus de soin à vous répondre.

En l’année 1829, M. de Viel-Castel revenait de Vienne. La révolution de Juillet le trouva sous-directeur au ministère des affaires étrangères. Son libéralisme et son royalisme s’y livraient depuis quelque temps de rudes combats. Que pouvait-il bien, cette fois, demander à Dieu dans sa prière du soir ? « Le Moniteur du 26 juillet, écrit-il, publia les funestes ordonnances. J’appris au ministère cette terrible nouvelle. Je fus consterné. Je ne croyais pas à une résistance, au moins immédiate et matérielle. Je voyais donc toutes nos libertés détruites, toutes les conquêtes de la Révolution — ou pour mieux dire de la Restauration — perdues. J’étais dans une telle agitation que je ne pouvais tenir en place, m’occuper de rien. Je me demandais si je resterais au service du gouvernement nouveau qui s’annonçait. »

Le 26 juillet, il ne se passa rien de grave. Les libéraux, les révolutionnaires — M. de Viel-Castel prend toujours soin de ne pas les confondre — se préparaient à la lutte le gouvernement s’endormait dans une sécurité aveugle. Le lendemain 27, la physionomie de Paris n’était plus la même les journaux de la gauche venaient de sonner le tocsin de l’insurrection. Le 28, la ville avait déjà pris un aspect singulièrement alarmant. « Je sortais de la rue du Bac, nous raconte M. de Viel-Castel, et je remontais lentement les quais, quand j’aperçus un immense drapeau aux trois couleurs flottant sur les tours de Notre-Dame. À la vue de cet étendard qui me rappelait mon enfance et les gloires militaires de l’Empire, je ressentis une très vive émotion. Je n’étais pourtant plus bonapartiste, — à beaucoup près, — mais il me semblait assister à la revanche de nos désastres de 1814 et de 1815. » Toute la révolution de Juillet, croyez-le bien, est là.

La Monarchie vaincue se retirait fièrement elle se retirait, pénétrée de son droit, étonnée de sa défaite, emportant pour s’en consoler trois trophées. Pas un échec extérieur qu’on pût mettre à sa charge. Le contraste est frappant — il est moins frappant encore que triste — entre les services rendus et la récompense acquise. D’un côté, la liberté fondée, les finances rétablies, les lettres remises en honneur, la victoire ramenée sous nos drapeaux ; de l’autre, le spectacle d’un édifice sans cesse battu en brèche, d’un pouvoir trop confiant qui s’achemine, sans distinguer une seule fois le précipice, d’oscillation en oscillation, à sa perte.

Monarchique et libéral, M. de Viel-Castel était né pour servir le gouvernement de Juillet. Il l’a servi utilement, fidèlement, avec un plaisir et un dévouement croissants, jusqu’à la dernière heure. Quand ce gouvernement est tombé, il n’en a plus voulu servir d’autre. Il était cependant encore dans la force de l’âge. On ne le proscrivait point ; on lui ouvrait, au contraire, les bras. S’il eût consenti à être ambassadeur, il n’aurait eu que l’embarras du choix. Ses hommes n’étaient plus là ; ses institutions n’y étaient pas davantage. Il s’opiniâtra dans son détachement absolu des affaires publiques.

« C’est bien peu de chose qu’une opinion, nous disait récemment, dans ce style loyal et charmant dont il a le secret, un de nos plus éminents confrères ; c’est bien peu de chose sans doute qu’une opinion ; c’est une grande chose que la fidélité. » Quand le respect et l’affection s’en mêlent, la fidélité — j’en ai fait l’épreuve — est facile.

La Providence se chargea de récompenser M. de Viel-Castel. Elle ménageait à ses vieux jours les joies d’une noble et douce intimité.

« Jusqu’au moment où j’ai été admis, nous dit-il, dans le cercle de cette admirable famille, je n’avais vécu, grâce à Dieu, que dans la compagnie des honnêtes gens ; mais j’avouerai franchement que, si j’aimais, si je comprenais la vertu et l’honnêteté morale, je n’en saisissais pas tous les côtés délicats et exquis. Le spectacle qui me fut alors donné fut pour moi une utile leçon, sinon pour m’élever à cette hauteur, au moins pour en approcher. »

Voilà, en vérité, des lignes qui n’ont pu être écrites que par un brave homme. Et la famille, l’admirable famille, que va-t-elle dire de mon indiscrétion ? La famille ! J’ai foi dans sa modestie distraite elle m’entend peut-être... elle ne comprendra pas.

En désertant la politique, M. de Viel-Castel se donna tout entier, sans réserve, à l’histoire. Nous n’avons pas à le regretter ; lui non plus. Il est telle occasion, sans doute, où M. de Viel-Castel eût pu, avec sa grande expérience, apporter de bons conseils. Les bons conseils, mon Dieu, ne manquent jamais. Ce qui manque plus souvent, c’est l’ascendant moral exercé par le conseiller. La nature circonspecte, mesurée de M. de Viel-Castel n’était point de taille à détourner le cours des événements.

Il vaut mieux, suivant moi, que M. de Viel-Castel, à partir de 1851, ait travaillé pour l’Académie. Ici il-a laissé une mémoire toujours chère, il a goûté ces joies si douces aux esprits cultivés, ces joies que je me promets et dont je suis impatient de jouir : je veux dire la société de tant d’hommes qui charmeront encore le monde longtemps après que j’aurai disparu. Le ciel a donc départi à M. de Viel-Castel une vieillesse heureuse. Cette faveur si rare fut accordée à un homme qui en était digne.