Réponse de M. le comte d’Haussonville
au discours de M. le vicomte Henri de Bornier
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 mai 1893
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous avez eu, il y a dix-huit ans une rare bonne fortune. Vous avez réalisé dans l’âge mûr une pensée de jeunesse, et c’est, je crois, la définition la plus exacte qui ait été donnée du bonheur. Quel est, en effet, l’homme ayant appartenu à votre génération qui n’a rêvé, sur les bancs du collège, d’écrire une tragédie en cinq actes et en vers et de la faire jouer au Théâtre-Français ? Or c’est là précisément ce qui vous est advenu. Jouer n’est pas assez dire, car votre tragédie a été acclamée. Elle a eu cent quinze représentations consécutives et lors d’une reprise toute récente elle retrouvait son succès du premier jour. Elle a été traduite dans presque toutes les langues, en allemand, en polonais, en danois, en hollandais. Elle n’a pas fait seulement le tour de l’Europe, elle a pénétré dans le Nouveau Monde et elle est devenue une œuvre tellement internationale que le jour de l’ouverture de l’Exposition universelle, M. le Président de la République lui-même y a trouvé matière à une citation. Enfin le conseil municipal de votre ville natale a baptisé naguère de votre nom la rue où vous êtes venu au monde. Savez-vous bien, Monsieur, que tout cela ressemble fort à la gloire ? À cette gloire il manquait cependant une consécration. En portant sur vous ses suffrages, l’Académie a entendu vous la conférer, et je suis heureux qu’il m’incombe de souhaiter en son nom la bienvenue à l’auteur de la Fille de Roland.
Du reste, Monsieur, vous étiez fait pour l’Académie, et de bonne heure elle vous a discerné. Deux fois elle vous a attribué le prix de poésie, une fois le prix d’éloquence. C’était pour un éloge de Chateaubriand. En ce temps-là, il y a quelque trente ans, l’Académie demandait à ses lauréats des éloges. Aujourd’hui, elle leur demande surtout des études. Que voulez-vous ! Fût-on chargé, comme nous le sommes, de maintenir la tradition, il faut bien se plier un peu au goût du temps, qui n’est guère à l’éloge. Vous avez donc fait l’éloge de Chateaubriand. Il fallait pour cela un certain courage. C’était alors la mode de dénigrer l’homme, de rabaisser le talent, et l’heure n’était pas encore venue de saluer en lui, comme on sait le faire aujourd’hui, le grand ancêtre, le père de toute notre littérature moderne. Mais le courage ne vous a jamais fait défaut, et je vous soupçonne d’avoir conçu de bonne heure le dessein de remettre en honneur, sur notre scène, le drame historique en vers, auquel la comédie de mœurs en prose avait fait quelque tort. À cette noble tâche vous vous êtes préparé de bonne heure. Vous aviez en effet seize ans quand vous avez fait représenter votre première tragédie. Il est vrai que c’était sur le théâtre du petit séminaire de Saint-Pons où vous avez été élevé. À ce moment-là vous étiez déjà président d’une académie : auteur dramatique et académicien, double vocation dans laquelle le temps n’a fait que vous confirmer.
Cependant le drame en vers ne vous a point absorbé à ce degré que vous ayez dédaigné d’écrire en prose. Dans une aimable préface vous racontez vous-même qu’au temps de votre jeunesse, quand vous aviez une pièce en souffrance au Théâtre-Français ou à l’Odéon, vous écriviez des nouvelles pour tromper les ennuis de l’attente. Remercions donc les directeurs qui vous ont fait attendre car ces passe-temps ont eu pour vos lecteurs autant d’utilité que d’agrément. Ainsi vous avez entrepris d’apprendre aux femmes : Comment on devient belle. C’est le titre d’une de vos nouvelles. La recette est infaillible. On devient belle par l’amour et par la charité. Vous avez également enseigné aux hommes : Comment on devient beau. La chose leur est plus difficile ; ils y peuvent arriver cependant par l’étude et par le travail. Vous avez encore écrit : le Jeu des vertus et le Roman du phylloxéra. Mais celle de vos œuvres d’imagination pour laquelle vous m’avez confié vous même votre secrète complaisance, et qui a reçu du public l’accueil le plus flatteur, c’est la Lizardière. Le héros de la Lizardière est un jeune marquis qui vit fièrement dans le castel ruiné de ses pères, fidèle à leur vieille devise : Tout droit. Servir ou travailler serait également déroger à ses yeux. Trop pauvre pour vivre de ses revenus, il ne peut empêcher que son vieux donjon ne soit saisi, puis acheté par la fille d’un riche sénateur, d’un sénateur de l’Empire. Il part pour l’Amérique d’où il revient au bout de quelques années ayant amassé une petite fortune, et par un dénouement heureux autant qu’imprévu il épouse la fille du riche sénateur qui était secrètement éprise de lui. Il travaillera désormais car il a compris que, tout en demeurant fidèle aux traditions de sa famille, il convient cependant de se plier aux exigences de son temps et que, suivant le conseil à lui donné par une vieille cousine, il faut savoir être à la fois un aristocrate et un lutteur.
Mais j’ai hâte, Monsieur, d’en arriver à vos œuvres poétiques. C’est comme poète en effet que vous vivrez. À vingt ans vous avez débuté par un petit volume, plein de sensibilité et de grâce, qui témoigne surtout de vos sentiments pour votre père, pour votre mère, pour votre sœur, auxquels vous adressez des épîtres, ainsi que de votre admiration pour Lamartine et pour Hugo, les dieux de l’époque. Peut-être avez vous oublié vous-même ces Premières Feuilles qui n’ont point été réimprimées. Comme poète lyrique il faut vous juger d’après un recueil où vous avez rassemblé à côté d’un poème sur la France dans l’extrême Orient, qui vous a valu les suffrages de l’Académie, des poésies intimes dont le sujet est tiré de votre vie de famille ; ou bien au contraire des hymnes tout vibrants de fierté nationale et d’amour de la patrie. Il y faut louer un effort constant et soutenu vers l’idéal, l’art avec lequel vous savez couvrir d’un riche vêtement de nobles et incontestables pensées, mais surtout un certain tour d’imagination qui des humbles spectacles de la terre vous élève naturellement plus haut. Je citerai comme exemple de ce procédé (au meilleur sens du mot) une petite pièce intitulée : Paysage, à laquelle je trouve un charme pénétrant :
Le soir tombe : là-bas, sur les collines sombres,
Des saules et des pins jettent leurs grandes ombres.
Sous la lune qui monte on distingue à demi
Les toits et le clocher d’un village endormi.
Un passeur, détachant sa barque de la chaîne,
Lentement la conduit vers la rive prochaine,
Et, rêveur, je crois voir, levant plus haut mes yeux,
L’invisible passeur des âmes dans les cieux.
J’aime cette métaphore du passeur des âmes. Au premier abord elle peut sembler un peu obscure, mais l’inspiration générale de votre œuvre va nous servir à l’interpréter, car, dites-vous ailleurs :
... Depuis que le Christ est venu sur la terre,
L’homme a dû revêtir un autre caractère,
Un plus vaste horizon s’est ouvert à ses yeux
Et le plus humble a lu dans le secret des cieux.
Celui que vous appelez le passeur des âmes, c’est évidemment celui qui a enseigné aux humbles à lire dans les cieux et je pense comme vous que les nations ne trouveront jamais d’instituteur qui l’égale.
Ces vers que je viens de citer sont tirés de votre premier drame, Dante et Béatrix. Pareil sujet devait vous tenter, quoiqu’il fût assez malaisé de faire parler convenablement le Dante, en vers français. Il a si bien parlé lui-même en vers italiens. Vous avez su triompher de la difficulté. Vous nous l’avez montré nommé Prieur, nous dirions aujourd’hui Président de la République à Florence, s’efforçant de concilier les partis et de réaliser ce que dans notre jargon politique nous appelons : la conjonction des centres. Il y échoue, naturellement, et paye son échec de l’exil. Je ne vous querellerai pas sur ce dénouement ; mais ce que j’ai quelque peine à vous pardonner, c’est de lui avoir fait demander Béatrix en mariage. Je sais bien qu’il est refusé sinon par elle du moins par son père et qu’elle meurt précisément d’avoir dû promettre sa main à un autre. Mais n’était-ce point donner à cette idéale figure trop de réalité ? Que savons-nous de Béatrix. Heureusement fort peu de chose et jusqu’à présent elle a pu échapper au document ; scoliastes italiens et français ont eu beau s’y mettre, ils n’ont rien su découvrir que Dante ne nous eût déjà dit. Qu’elle demeure donc à nos yeux la créature céleste sur la trace de laquelle nous nous élevons peu à peu avec le poète des obscurités d’ici-bas vers les clartés d’en haut et, du seuil éclatant de ce Paradis où nous l’avons laissée, qu’elle ne descende pas pour s’exposer aux feux de la rampe.
Vous n’avez au reste, je le reconnais, encouru le reproche qu’à demi. Vous n’avez point essayé de faire représenter votre drame, qui est plutôt un poème dialogué, et c’est à l’antiquité que vous avez emprunté vos premiers personnages scéniques :
Et toi, triste famille à qui Dieu fasse paix,
Race Agamemnon qui ne finis jamais,
s’écriait, au commencement du siècle, Berchoux, l’auteur de la Gastronomie. Mais c’était un épicurien. À vous, Monsieur, poète austère, cette race n’a point fait peur, et vous avez traduit, en l’arrangeant, l’Agamemnon de Sénèque le Tragique. Pourquoi n’avez-vous pas aussi bien choisi l’Agamemnon d’Eschyle ? Vous en donnez une raison que j’ai quelque peine à comprendre. C’est, dites-vous, que l’Agamemnon d’Eschyle étant un chef-d’œuvre, tandis que celui de Sénèque est une tragédie de troisième ordre, on vous aurait justement blâmé de prendre avec Eschyle des libertés que vous avez pu prendre avec Sénèque. Vous avez eu tort, Monsieur, de douter ainsi de vous-même. Vous êtes homme de goût. Vous n’auriez point pris avec Eschyle des libertés malséantes et l’éclatant succès d’Œdipe-roi a montré depuis lors à quels effets puissants pouvait prêter une tragédie antique adaptée à la scène moderne et interprétée par un tragédien de génie. C’est la faute de Sénèque si la fortune de votre Agamemnon, bien accueilli cependant du public, n’a pas été aussi durable. Par compensation il avait eu celle d’être reçu, appris, joué en un mois comme un à-propos. Plus d’un parmi les auteurs dramatiques vos confrères a dû vous envier cette heureuse chance et vous deviez bientôt vous l’envier à vous-même. Qui pourrait croire aujourd’hui que la Fille de Roland a attendu onze ans son tour ? Onze ans ! Grand espace de la vie d’un auteur et même d’un peuple, surtout quand dans la vie de ce peuple se sont passés les événements les plus douloureux dont son histoire fasse mention. Mais que vais-je faire ? Je vais détruire une légende, car la Fille de Roland a déjà la sienne. La pensée de ce drame vous serait venue dès le lendemain de nos malheurs. Vous y auriez appliqué pendant plusieurs années votre âme de patriote que vous auriez fait passer tout entière en des vers brûlants. Au sortir du creuset de votre pensée vous l’auriez portée toute fumante au directeur du Théâtre-Français, qui depuis la guerre ne vivait que sur des reprises, attendant une œuvre. À cette lecture il tressaillait, l’œuvre était née et, quelques mois après, la France l’acclamait.
Pourquoi faut-il dire que la Fille de Roland a été terminée en 1863, reçue en 1864, jouée seulement en 1875 ? L’intervalle a dû vous paraître long, mais aujourd’hui sans doute vous ne le regrettez pas. Qui peut savoir en effet si votre Fille de Roland eût reçu le même accueil quelques années plus tôt ? Dans la préface que vous y avez ajoutée (vous avez, Monsieur, je tiens à le faire remarquer en passant, la préface modeste et charmante), vous dites que votre succès est dû surtout au public qui s’est fait votre collaborateur. Cela est vrai, mais ne vous croyez point tenu de ce fait à trop de modestie. C’est le propre des œuvres qui doivent durer que chaque génération les écoute avec des sentiments nouveaux, qu’elle y mêle une part d’elle-même et qu’elle y découvre des beautés ou des desseins qui avaient échappé à l’auteur. Croyez-vous par exemple que Shakespeare ou Molière aient compris Hamlet ou Alceste comme nous les comprenons aujourd’hui ? Peut-être bien n’ont-ils entendu faire d’Hamlet qu’un insensé et d’Alceste qu’un jaloux. Mais le personnage créé par leur génie inconscient a dépassé leur conception primitive. Hamlet, c’est pour nous l’esprit sans vigueur qui ne sait ni croire ni agir et dont le ressort trop faible plie sous le double poids du doute et de la responsabilité. Alceste, c’est l’honneur sans défaillance, l’amour sans faiblesse, qui tient tête à la vie et, plutôt que de lui céder, se réfugie dans la solitude d’une mélancolie hautaine. Shakespeare et Molière ont-ils entendu y mettre tout cela ? On en peut douter, mais nous l’y mettons à leur place. Chacun de nous leur prête quelque chose de ce qu’il à rêvé ou souffert et c’est ainsi que nous avons l’honneur de collaborer tantôt avec Shakespeare, tantôt avec Molière.
C’est ainsi également, Monsieur, et vous ne vous plaindrez assurément pas de la comparaison, que votre public a collaboré avec vous. Il faut déjà, le Ciel en soit loué, un certain effort de mémoire pour nous remettre dans l’état d’âme où nous étions pendant les premières années qui ont suivi la guerre. Les jours étaient tristes, les temps étaient lourds. Heureux les jeunes qui ne les ont pas connus. La France n’avait point encore repris confiance en elle-même. Après avoir douté de sa force, elle se prenait à douter de son génie, car depuis que le fracas des armes avait cessé, aucun de ces accents qui remuent l’âme n’était venu frapper ses oreilles. Tout à coup elle entend retentir sur notre première scène des vers vibrants comme une fanfare, comme les derniers échos du cor de Roland, vers pleins de consolations et de promesses et qui étaient doux à sa douleur, comme les caresses d’un fils à une mère blessée. Quoi d’étonnant si elle vous a su gré de ces caresses et si elle a cru que vous aviez voulu panser sa blessure. La France au reste a pu se tromper de date ; elle ne s’est point trompée de sentiment. Votre pièce est bien celle d’un patriote ardent. Vous n’avez point, il est vrai, puisé votre inspiration à la source de nos malheurs, mais à celle de notre histoire, et il n’y en a pas de plus féconde. Chez vous en effet le poète était, sans qu’on le sût, doublé d’un érudit. Depuis près de vingt ans vous viviez dans cette vieille bibliothèque de l’Arsenal en compagnie des souvenirs de Sully, et, ce qui vaut mieux encore, d’Henri IV. Les trésors dont vous aviez la garde n’étaient point demeurés pour vous lettre close. Maintes fois vous aviez feuilleté nos vieilles chroniques, nos vieux mémoires, ces chansons de gestes de la France où chaque génération a inscrit tour à tour ses victoires ou ses défaites. L’indomptable vitalité dont à travers les siècles notre race a fait preuve vous avait donné la confiance qu’il n’y avait point de fortune si adverse que son génie ne dût parvenir à en triompher. Aussi, comme vous avez su trouver de beaux vers pour exprimer cette confiance :
O France ! douce France ! ô ma France bénie.
Rien n’épuisera donc ta force et ton génie !
Terre du dévouement, de l’honneur, de la foi,
Il ne faut donc jamais désespérer de toi.
Oui, vous aviez raison, Monsieur, et dix-huit ans écoulés l’ont bien montré. C’est bien sur ce ton qu’il convient de parler de la France avec cet amour, avec ce respect, et cela malgré ses fautes, peut-être même à cause de ses fautes. Ces fautes, elle ne les a pas oubliées ; elle veut bien qu’on les lui rappelle ; mais quand on les remet sous ses yeux elle ne veut pas qu’on l’humilie ni qu’on la rabaisse. Elle a bien droit au Gloria victis. Elle l’a payé assez cher.
Les circonstances où votre Fille de Roland est venue au jour ne suffisent pas pour en expliquer l’éclatant succès. Une part en revient encore, et vous me reprocheriez de ne pas le rappeler, aux interprètes que vous avez eu la bonne fortune de rencontrer, à cette réunion d’artistes incomparables qui savent allier la tradition à la nouveauté, la conscience à l’éclat et dont on peut dire avec vérité que l’Europe nous les envie et non seulement l’Europe, mais encore l’Amérique, car elle nous les prend trop souvent. Circonstances et interprètes n’auraient cependant servi de rien, si votre drame n’avait ces qualités fortes qui font durer une œuvre et la préservent des atteintes du temps. Laissez-moi d’abord vous faire compliment d’y avoir observé avec exactitude la règle des trois unités, et ne voyez pas dans cet éloge quelqu’une de ces épigrammes discrètes que du directeur au récipiendaire souffrent nos usages. Ce serait une erreur. Vous ne sauriez croire combien au contraire le compliment est sincère dans ma bouche. J’ai toujours trouvé en effet (sans doute pour n’en avoir jamais éprouvé par moi-même la tyrannie) que ces vieilles règles avaient du bon et qu’à s’en dégager nos auteurs dramatiques n’avaient pas gagné autant peut-être qu’ils le croyaient. « Il n’y a ni règles ni modèles, » s’écriait fièrement en 1827 l’auteur de la préface de Cromwell. Soit, mais pour avoir ainsi secoué ses entraves, l’art du théâtre s’est-il élevé beaucoup plus haut qu’à l’époque où il était enchaîné, au temps de Polyeucte ou de Phèdre ? Que les pédants d’autrefois n’aient singulièrement exagéré la rigidité des principes qu’avait posés la Poétique des anciens, ce n’est pas douteux. Mais n’est-il pas également vrai que ces antiques préceptes de l’unité de temps, de lieu et d’action ne font que traduire sous une forme un peu scolastique une idée profondément juste : c’est qu’à la scène l’effet est d’autant plus puissant qu’il est plus condensé. Si l’attention du spectateur doit suivre une action pendant une trop longue période de temps, si elle est dispersée entre un trop grand nombre de lieux, si elle se partage entre des incidents trop multiples, elle se distrait, se lasse, s’affaiblit et les pédants finissent par avoir raison, ce qui est toujours d’un fâcheux encouragement. Aux gens de goût de s’inspirer de leurs préceptes tout en s’affranchissant de leurs formules et c’est ce que vous avez fait, Monsieur, supérieurement.
Vous avez respecté l’unité d’action, la plus importante de toutes. Vous savez quelle forme les railleurs d’autrefois donnaient à leurs critiques contre la simplicité des moyens de notre théâtre classique. Premier acte : épousera. Second acte n’épousera pas. Troisième acte : épousera. Quatrième acte : n’épousera pas. Cinquième acte : épouse ou n’épouse pas, suivant le dénouement. Votre pièce ne marche point d’une allure aussi compassée ; mais à travers des épisodes ingénieux qui entretiennent ou relèvent l’intérêt vous amenez vos spectateurs émus et incertains en face de cette haute question morale que le dernier acte doit résoudre. Le fils du traître peut-il épouser la fille de la victime ? Doit-il au contraire expier par le sacrifice de son amour la faute de son père ? Ici, d’après vos propres confidences, vous auriez été pris d’hésitation. Attendri par l’amour de Gérald vous auriez incliné d’abord à lui permettre d’épouser Berthe. Fi donc ! C’eût été là une fin bourgeoise et vous aviez élevé nos âmes trop haut pour nous y laisser consentir. Puis, vous armant de sévérité vous aviez songé à rompre leurs fiançailles et à les faire entrer tous deux au couvent. C’était déjà mieux, mais peut-être le couvent arrivait-il là un peu trop à propos. Enfin, un jour, l’inspiration vous est venue et vous avez trouvé le dénouement véritable. Gérald renonce de lui-même à son amour ; il dit adieu à Berthe devant toute la Cour et il s’éloigne à pas lents, tandis que Berthe en extase lui montre le ciel où ils se retrouveront...
... Barons, princes, inclinez-vous
Devant celui qui part : il est plus grand que nous,
dit Charlemagne, et la toile tombe. Gérald n’épouse pas.
Il est encore une autre unité moins importante, il est vrai, que vous avez observée avec scrupule. Aristote, traduit par Jules Lemaître dans une de ses chroniques, ce qui en rend la lecture singulièrement agréable, en donne ainsi la formule : « Les mœurs des personnages doivent être bonnes, convenables, semblables et égales. » Cette prescription ne laissait pas d’embarrasser un peu notre vieux Corneille et il se demandait comment il était possible d’en concilier le respect avec les crimes dont les personnages de la tragédie antique apparaissent si souvent chargés. Cette difficulté ne vous a point embarrassé. Les mœurs de vos personnages sont parfaitement bonnes, parfaitement convenables, parfaitement semblables et égales en ce sens qu’ils ne cessent de se mouvoir dans une sphère élevée où les plus beaux sentiments ne paraissent point leur coûter. Le traître Ganelon lui-même par l’humilité de son repentir parvient à nous attendrir et je ne sais s’il ne nous semble pas plus intéressant encore que Gérald le jeune premier ou Berthe l’ingénue. Mais il est une figure dont vous avez fait sortir les traits en relief avec une singulière puissance : c’est celle de Charlemagne. Ce n’était pas cependant chose facile de faire parler en termes dignes de lui l’homme qui sur le seuil du moyen âge a relevé de ses ruines l’édifice de l’Empire romain et dont la grande figure projette encore son ombre de nos jours. Vous y avez admirablement réussi et il semble que vos vers majestueux et sonores soient faits pour sortir naturellement d’une bouche impériale. Sans doute ceux qui se plaisent à appeler Charlemagne Karl le Grand ne manqueraient pas de vous dire qu’il a pu difficilement éprouver quelques-uns des sentiments que vous lui supposez ; qu’il était plus Germain que Franc, et que notre patrie pour laquelle vous lui prêtez tant d’amour n’était pour lui qu’une des provinces de son vaste empire. Mais ce seraient là chicanes d’érudit, dont vous auriez bien tort de vous troubler. Qu’importe au théâtre un certain degré d’exactitude historique quand la vraisemblance morale est respectée ? Le moine de Saint-Gall raconte dans sa chronique (ne me prenez pas pour un de ces érudits dont je parlais tout à l’heure, j’ai lu cela dans un manuel d’histoire) que Charlemagne, se trouvant un jour dans un des ports de la Méditerranée, versa des larmes en voyant les barques des Normands qui s’éloignaient après avoir pillé la ville et qu’il dit à ses fidèles : « Savez-vous pourquoi je pleure amèrement ? C’est parce que je suis tourmenté d’une vive douleur, quand je prévois tout ce que ces pirates causeront de maux à mes neveux et à leurs peuples. » Les pensées mélancoliques que vous lui prêtez sont donc véritablement celles qui ont assailli ses derniers jours. Mais ce ne sont ni les incursions des Normands, ni même les bravades des Sarrasins qui font couler les pleurs du Charlemagne que vous nous avez montré. C’est le sentiment de la caducité fatale de son œuvre, se mêlant à celui de sa responsabilité devant le Grand Juge. Vous avez trouvé des vers admirables pour traduire cette mélancolie et cette angoisse que vous lui prêtez :
Ce qui tourmente une âme au déclin de la vie,
Ce n’est plus ou l’orgueil, ou la crainte, ou l’envie.
C’est un désir ardent et plein d’anxiété
De se juger soi-même en toute vérité.
Aucun homme, aucun roi jusqu’au fond de son être
Ne descend tant qu’il vit : mourir c’est se connaître.
Sans doute il a fait de grandes choses. Il a travaillé, combattu, souffert, il a porté ses lois chez les peuples barbares ; il a refait pour le Christ le vieux monde romain, mais parmi ces actions passées n’a-t-il rien à regretter :
Ces peuples qu’il fallait en un seul assembler,
Ne les ai-je pas trop broyés pour les mêler ?
Un roi ne sait jamais cela que lorsqu’il tombe,
L’arbre de vérité ne croît que sur sa tombe.
Comment Dieu jugera-t-il son œuvre ? Quel nom donnera-t-il à Charlemagne ? Et d’ailleurs que durera cette œuvre elle-même ? Que durent les œuvres humaines ? Déjà le colosse édifié par lui menace ruine. Peut-être après sa mort le colosse deviendra-t-il un fantôme. Il le saura bientôt :
... Bientôt, en m’endormant
Du sommeil de la mort, m’enfuyant de la terre
Je verrai l’avenir sans voile et sans mystère.
Dans le livre des temps pour mon regard ouvert,
O France, je lirai ta gloire ou tes revers.
Et devant ce livre des temps qui est encore fermé à ses yeux, Charlemagne s’abîme dans l’anxiété et la tristesse. Vous avez écrit là, Monsieur, une scène grandiose, car elle est vraie d’une vérité symbolique. Cette anxiété sur la durée de leur entreprise, elle a dû, bien des fois depuis Charlemagne, agiter l’âme de tous ces grands broyeurs de peuples qui croient fonder à coup de sabre une œuvre durable, de ceux-là surtout qui ont conçu l’ambition de restaurer l’édifice fragile du Saint-Empire Romain, et se sont efforcés, pour emprunter une expression à notre nouveau confrère M. Lavisse, « de prolonger l’étrange carrière d’un mot et d’une idée, qui, commencée au promontoire d’Actium, s’achève à Waterloo ». Elle ne s’est même pas achevée à Waterloo, et nous voyons se continuer sous nos yeux la tentative d’un nouveau Saint-Empire auquel l’expérience a déjà montré qu’il ne suffit pas de broyer un peuple pour le mêler. Ces hautes questions d’histoire et de justice assiègent involontairement l’esprit lorsqu’on écoute votre Fille de Roland, et ce ne sera pas un médiocre honneur pour votre nom qu’ayant tout à la fois mis sur la scène une des plus grandes figures des temps passés et soulevé les considérations morales les plus graves, la pensée n’ait pas été un seul instant chez vous inférieure au sujet ni la forme à la pensée.
Il était bien naturel que l’éclatant succès de la Fille de Roland vous confirmât dans votre vocation théâtrale. La recherche de quelque nouveau triomphe devait vous tenter. Après les mœurs chrétiennes des Francs vous avez entrepris de peindre les mœurs barbares des Huns et le souvenir de certaine épigramme de Boileau ne vous à point arrêté. Vous avez eu raison, car après vos Noces d’Attila personne n’a dit : « Holà ! » On s’est plu à y retrouver vos qualités ordinaires d’élévation, de vigueur, de sonorité, et si le roi des Huns n’a point fait accourir une foule aussi nombreuse que le grand empereur d’Occident, c’est qu’en ce temps-là l’Odéon, où vous avez donné votre second drame, semblait plus loin que le Théâtre-Français. Pour ramener cette foule à vous, vous comptiez sur Mahomet, mais vous aviez compté sans le Turc, comme disaient nos pères, et mal vous en a pris. C’est une singulière histoire que cette interdiction de votre Mahomet. Vous-même n’en avez jamais bien su la cause. Le sujet pris en soi ne vous avait point paru dangereux. Sous l’ancien régime, Voltaire l’avait traité sans encombre. Il avait même demandé à Benoît XIV la permission de « consacrer au chef de la religion véritable, un écrit contre le fondateur d’une religion fausse et barbare » et le Sultan Mahmoud ne s’en était point tenu pour offensé. Après cet exemple, vous aviez le droit de ne pas vous croire coupable, pour avoir mis sur la scène un Mahomet aimant quelque peu les femmes et frisant le rôle d’un mari trompé. Tout cela n’est-il pas de l’histoire ? Mais vous n’aviez point songé que les citoyens d’une jeune République ne sauraient prendre autant de libertés que les sujets d’une vieille Monarchie. Notre diplomatie est intervenue. N’a-t-elle point pris quelque peu les devants et provoqué elle-même les susceptibilités dont elle s’est fait l’interprète ? C’est là un mystère que les Archives des affaires étrangères pourront seules éclaircir dans cinquante ans. D’ailleurs, aux termes d’une note officielle, une autre considération a ému le conseil des ministres qui s’est réuni tout exprès pour en délibérer. La France compte un certain nombre de sujets musulmans dont les croyances auraient pu être blessées s’ils avaient appris que leur prophète vénéré avait apparu sur les planches. Il a donc été décidé que la représentation de votre drame ne pouvait être tolérée, ni au Théâtre-Français, ni sur aucun autre. Vous n’êtes pas, Monsieur, le seul ni le dernier de nos confrères auquel cette mésaventure soit arrivée. Mais aussi bien, quelle singulière idée d’aller chercher si loin le prophète des musulmans, quand vous aviez sous la main le Dieu des chrétiens. Que ne le mettiez-vous tout simplement en scène ! Avec lui vous auriez pu en prendre à votre aise et la censure vous eût été sans doute plus indulgente. Pour avoir droit à sa protection, il faut être Mahomet ou Robespierre.
Depuis lors vous avez gardé le silence, au moins pour le grand public. Vous avez cependant en portefeuille un dernier drame déjà reçu au Théâtre-Français : le Fils de l’Arétin dont quelques-uns de vos amis ont eu connaissance. Si ce qu’ils racontent est exact, vous y montrez le fils corrompu par le père, et le père puni parla corruption du fils. Les dangers de la mauvaise éducation : tel serait donc le sujet que vous auriez entendu traiter. Puisque la pédagogie est à la mode au point qu’on a remis en honneur ce vieux mot qui autrefois se prenait plutôt en mauvaise part, pourquoi de pédagogie ne serait-il pas question au théâtre comme ailleurs ? Souhaitons donc pour nous comme pour vous que le Fils de l’Arétin n’attende pas trop longtemps son tour, car la pièce risquerait d’y perdre quelque chose de son à-propos. Or venir à son heure est beaucoup, qu’il s’agisse d’une pièce ou d’un homme. C’est la seule bonne fortune qui ait manqué au confrère si justement aimé de nous tous, dont vous venez de nous parler en termes si excellents. M. Marmier est venu un peu trop tôt. Il a voyagé à une époque où les Français ne se piquaient point d’apprendre la géographie ; il a étudié l’âme russe et l’âme scandinave à une époque où ces âmes obscures ne nous intéressaient point encore. Un des premiers il a eu cette idée, qu’il y avait dans le monde d’autres pays que la France. Quand il est né à la vie littéraire, les grandes places étaient déjà occupées au théâtre, dans le roman, dans la poésie. Il en a eu le sentiment, et il a demandé aux voyages et aux littératures étrangères des sensations et des inspirations nouvelles. Sa vie a été une vie d’explorations et de découvertes, mais il lui est arrivé ce qui arrive parfois aux navigateurs qui ne laissent pas toujours leurs noms aux rivages où ils ont abordé les premiers. C’est ainsi qu’il a découvert l’Islande et la steppe. Mais, depuis lors, l’Islande et ses brouillards, la steppe et ses horizons nous ont été décrits avec de si magiques pinceaux que, pour les générations nouvelles, il n’est demeuré ni le peintre de l’Islande ni celui de la steppe.
Il a découvert aussi le Canada, qui du moins lui appartient encore. Personne, en effet, n’est venu après lui décrire ce coin de terre autrefois française, où notre vieux parler, nos vieux usages, nos vieilles mœurs se conservent intacts ; où les hommes sont demeurés de hardis pionniers qui s’enfoncent dans les forêts la hache sur l’épaule, où les femmes sont humiliées quand elles n’ont pas atteint la douzaine d’enfants ; terre, on peut le dire, reconquise par les Français puisque des fils de notre sang y font dominer notre langue, nos lois, notre culte et y montrent chaque jour ce que peut notre race, jadis si aventureuse et si féconde, quand, en dépit des épreuves, elle est demeurée fidèle à ses traditions. Notre confrère s’était pris d’une véritable passion pour ce pays du souvenir. Il y est retourné plusieurs fois. Il en parlait sans cesse ; il a le premier tourné vers lui l’attention de la France. Les Canadiens ne l’ont pas oublié et lorsque M. Marmier est mort, leur pensée toujours fidèle a déposé sur sa tombe un emblème de reconnaissance.
M. Marmier n’a pas découvert seulement l’Islande, la steppe et le Canada. Il a encore découvert le roman russe. Il a eu l’intuition des richesses que contenait cette littérature du Nord encore ignorée et il s’est appliqué à nous la faire connaître. C’est à lui qu’on doit les premières traductions de Gogol et de Lermontof. Si depuis que nous goûtons le roman russe et que nous croyons le comprendre, nous en reportons surtout la reconnaissance à celui qui nous l’a expliqué, il serait injuste de ne pas rappeler qu’ici encore M. Marmier a été un précurseur, rôle parfois un peu ingrat jusqu’au jour où vient comme aujourd’hui la justice.
Mais il n’a pas été seulement un voyageur et un traducteur. Il a été aussi un romancier, un poète, un historien, un critique, un naturaliste même à ses heures. Il a promené ses dons à travers les sujets les plus divers, comme il promenait ses loisirs du Cap Nord au Canada, et du Canada au Caucase. À ces promenades nous devons une œuvre abondante et diverse, toujours agréable, toujours instructive, que pas une page ne gâte. Comme vous le dites, il n’y a point chez lui de Galeotto et les Fiancés du Spitzberg n’ont jamais corrompu personne.
Un jour est venu cependant à partir duquel le grand voyageur s’est reposé. C’est celui où il a été nommé à l’Académie. Il l’aimait trop pour s’absenter longtemps. Depuis ce jour il n’a plus mené que la vie d’un curieux. Ne le plaignons pas pour cela. La curiosité n’est-elle pas une des grandes consolatrices de l’homme et, quand l’ambition s’envole en ne laissant que mécomptes ou regrets, n’est-ce pas elle qui donne encore du prix et du charme à ce qui nous reste d’années ? Désormais ses voyages se borneront à la région qui s’étend du pont Royal au pont des Arts. Mais là encore il faisait des découvertes. Vous nous avez, Monsieur, raconté avec beaucoup de charme ces joies du bibliothécaire qui parmi les volumes confiés à sa garde découvre quelque exemplaire de prix. Mais elles sont, je crois, peu de chose auprès de celles du bibliophile qui, dans le casier d’un bouquiniste, met la main sur quelque livre rare et qui s’enfuit avec son trésor. Toutes les trouvailles que faisait M. Marmier n’étaient pas cependant de nature aussi agréable. Je me suis laissé raconter que d’un de ces casiers il exhuma un jour un de ses propres ouvrages avec une dédicace à un ami. Mais il n’en conçut point de mauvaise humeur, car jamais homme n’a poussé moins loin que lui l’amour-propre d’auteur, et si, comme vous nous l’assurez, il se faisait sur ce point quelques reproches, c’est qu’il avait trop de scrupules : « — M. Marmier lui demandait un jour un maladroit, est-ce que vous ne pourriez pas m’indiquer une histoire du Danemark ? — Mais j’en ai fait une, » répondit- il avec bonhomie, et quand plus tard le maladroit (j’en puis-parler, car c’était moi) vint lui demander sa voix pour l’Académie, il la lui promit avec bonne grâce malgré notre règlement.
C’est ainsi qu’il a vécu jusqu’à la fin, aimable et souriant, étranger aux querelles, aux rivalités, aux passions, détaché des choses sans y être devenu indifférent, de plus en plus tourné vers les pensées graves, aimant la vie parce qu’il la trouvait bonne encore, ne redoutant point la mort parce qu’elle lui semblait un passage. Dans son petit appartement de la place Saint-Thomas-d’Aquin, et plus tard de la rue de Babylone, entouré de ses chers livres, et de ses non moins chers souvenirs, le voyageur a fini en ermite. C’est une noble vie que la sienne, vouée tout entière aux délicates joies de l’esprit, et, savez-vous en l’étudiant quelle pensée m’est venue : c’est que dans les temps où nous vivons, ceux-là pourraient bien être non seulement les sages, mais les heureux qui, se dérobant aux mirages de l’action, et aux contradictions de la lutte, n’ont point voulu être autre chose que des amants éclairés du beau, des chercheurs obstinés du vrai et des serviteurs désintéressés de la pensée. De pareils hommes se font rares de nos jours, et leurs rangs semblent s’éclaircir. La France a perdu naguère un des meilleurs parmi les plus grands et, quand vous viendrez prendre siège à l’Académie, vous la trouverez encore en deuil de M. Taine. Mais à cette phalange on peut appartenir à des titres divers. Votre culte élevé de la poésie vous y assure, Monsieur, une place. Par son amour des lettres, votre prédécesseur a mérité également d’en faire partie, et vous me saurez gré, je l’espère, d’avoir associé dans un même sentiment son souvenir à votre bienvenue.