Réponse au discours de réception de Charles de Costa de Beauregard

Le 26 février 1897

Édouard HERVÉ

Réponse de M. Édouard Hervé
au discours de M. Costa de Beauregard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 février 1897

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Vous avez tracé de celui à qui vous succédez un si vivant portrait que je ne me risquerai pas à le refaire après vous. Ceux qui aimaient M. Camille Doucet, c’est à-dire tous ceux qui le connaissaient, le reverront sans cesse sous les traits dont vous l’avez peint. Oui, c’était bien là sa physionomie un peu railleuse ; mais la raillerie n’était qu’à la surface ; derrière elle, l’indulgence se montrait bientôt. Le sourire pouvait inquiéter ; mais le regard rassurait. Vous l’avez compris, Monsieur, le trait dominant de ce caractère fut la bonté. L’obligeance de l’accueil n’avait rien d’étudié : c’était la nature même qui parlait. Il y a des bourrus bienfaisants. On chante leurs louanges. On leur sait gré du bien qu’ils font et même du mal qu’ils ne font pas. Je suis tout disposé à leur rendre justice ; mais je préfère ceux qui, pour être bienfaisants, ne se croient pas obligés d’être bourrus. M. Camille Doucet se plaisait à rendre des services ; il ne les faisait pas payer par la brusquerie de ses manières et les inégalités de son humeur.

Sa philosophie était celle de Philinte, non pas du Philinte de Fabre d’Églantine, qui n’est qu’une caricature poussée au noir, mais du vrai Philinte, qui ne tonne pas à chaque minute contre les vices et les sottises de son temps, mais qui n’a garde de s’en faire le complice ou le complaisant, qui épouse la sincère Éliante et qui avec elle recevra tous les honnêtes gens de la ville et de la cour. Cette philosophie, qui dirigeait sa vie, a inspiré ses écrits. Le théâtre, aussi bien que le roman, se modifie suivant les époques, les variations de la mode et du goût, le caractère des auteurs. La comédie cherche tour à tour à provoquer le rire, le sourire ou le ricanement. Celle de M. Camille Doucet, comme celle d’Andrieux et de Picard, a opté pour le sourire. Elle ne peint que des faiblesses sans conséquence et des travers sans gravité. Les héroïnes de ce théâtre subissent tout juste assez de tentations pour que leur vertu ait le mérite d’avoir connu la lutte et le souvenir d’avoir côtoyé le danger. Les jeunes gens n’ont que des entraînements passagers, auxquels un bon mariage mettra un terme prévu. Léon, dans le Fruit Défendu, nous apparaît tout d’abord comme un Don Juan bourgeois. Il a deux cousines mariées, l’une à la ville, l’autre à la campagne. Il les poursuit toutes deux de ses assiduités et, pour mener de front cette double entreprise, fait la navette entre Paris et Brunoy. Rassurons-nous : ce séducteur n’est qu’un roué innocent. Il tombe dans le premier piège qui lui est tendu. Son oncle Desroziers, qui a juré de le marier à une troisième cousine, attire son attention sur la jeune fille en lui interdisant de penser à elle et en lui disant qu’un obstacle éternel les sépare. Dès lors, il lui trouve des charmes qu’il n’avait pas soupçonnés. Il lui fallait un obstacle pour l’attirer, fût-ce un obstacle imaginaire, et il n’était tenté que par le fruit défendu.

Maurice Desbrisseaux, dans les Ennemis de la Maison, a une excuse lorsqu’il essaie de troubler un ménage. Mme Reynal a été presque sa fiancée. En partant pour un long voyage, il était persuadé qu’elle l’attendrait : elle ne l’a pas attendu. Il ne croit donc que revendiquer un bien dont on l’a frustré. Il n’aurait qu’à regarder dans la même maison pour trouver mieux que ce qu’il a perdu. La jeune belle-sœur de Mme Reynal, la douce Hélène, est toute disposée à consoler Maurice. Elle sera pour lui une compagne

Qui, n’exigeant pas plus qu’on ne peut lui donner,
Voudra ne rien savoir, ou bien tout pardonner.

M. Camille Doucet n’a plus écrit pour le théâtre depuis qu’il a été nommé académicien et secrétaire perpétuel. La vie littéraire semblait terminée pour lui. Elle ne faisait que commencer ou plutôt elle allait recommencer sous une autre forme et avec un attrait nouveau. Entre sa nature et les fonctions qui venaient de lui être dévolues existait ce que les philosophes appellent, je crois, une harmonie préétablie. Il n’est guère de plaisir plus rare que celui d’occuper en ce monde la place pour laquelle on se sent précisément fait. M. Doucet a connu cette satisfaction : il en a joui longtemps. Il nous a montré un des exemplaires de l’homme complètement heureux et ne s’en cachant pas. Il disait à un de ses amis : « Si jamais vous apprenez que je suis mort, soyez sûr que je n’aurai pas été consulté. » La Providence l’a entendu : elle lui a épargné la tristesse de faire ses adieux à tout ce qu’il aimait.

Son salon, comme vous l’avez si bien dit, était celui de l’Académie. On y voyait, à côté du plus charmant des vieillards, une famille où la grâce se perpétuait jusqu’à la troisième génération. Le maître de la maison y pratiquait l’art, où déjà il avait excellé à la direction des théâtres, de plaire à tous en général et à chacun en particulier. Ce n’est pas qu’il n’eût ses préférences discrètes et ses intimes affinités. Dans sa bienveillance universelle il mettait des degrés. Il faisait une place spéciale à quelques-uns de ses contemporains ou même de ses aînés, doyens de nos Académies, témoins d’une autre époque, survivants de cette vaillante pléiade d’artistes et de lettrés qui avaient vingt ans aux environs de 1830 : celui-ci, que nous espérons garder longtemps encore et qui souhaitait hier la bienvenue en notre nom à deux souverains amis de la France ; celui-là, que nous avons le regret de ne plus compter parmi nous, mais qui présidait, il y a moins de deux ans, le centenaire de, l’Institut. Parmi les œuvres littéraires, M. Camille Doucet, comme la plupart d’entre nous, préférait celles qui avaient charmé sa jeunesse : il aurait aimé à les revoir chaque soir au théâtre ou à les relire chaque matin. Toutefois, il n’avait aucun esprit d’intolérance ou d’exclusion. Il n’était pas de ceux qui disent :

Nul, n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

Il n’avait pas la prétention de trouver dans ses confrères de l’Académie, trente-neuf personnages exactement semblables à lui, reproduisant fidèlement ses idées, ses sentiments, la nature de son talent. Il aurait pu prendre plutôt pour devise ce vers, qui n’est pas de lui, mais qu’on ne s’étonnerait pas de trouver dans une de ses comédies :

Chacun, pris dans son air, est agréable en soi.

Il comprenait l’Académie comme une collection dans laquelle les genres les plus divers seraient représentés par des échantillons bien choisis. Il ambitionnait pour elle ce que Mme de Sévigné aurait appelé « le dessus de tous les paniers » sans en excepter le dessus du panier naturaliste et même le dessus du panier parlementaire. Il n’était jamais plus satisfait que le jour où il voyait élire un grand poète en même temps qu’un habile orateur, ou un, romancier en même temps qu’un historien.

Avec de pareilles dispositions, il était merveilleusement propre à rendre compte chaque année de nos concours littéraires. Aucun parti pris de secte ou d’école ne l’empêchait, en effet, de distribuer à chacun la justice qui lui est due. Les deux volumes qui contiennent ses discours académiques ne sont pas la partie la moins précieuse de ses œuvres et n’en seront pas la moins durable. Les historiens à venir de notre littérature contemporaine ne pourront se passer de les consulter. Presque tous les débuts littéraires viennent se faire reconnaître et sanctionner ici. M. Camille Doucet en a été l’annaliste exact, judicieux et courtois. C’est ainsi qu’à propos de votre premier livre il a eu l’occasion de faire, par anticipation, l’éloge de son successeur.

On est heureux, Monsieur, lorsque, comme vous, on n’a qu’à ouvrir ses archives domestiques pour y trouver des sujets dignes d’occuper l’historien et d’intéresser le lecteur. C’est un privilège qu’il n’a pas été possible de retirer à certaines familles et que la vôtre vous a légué. De génération en génération les Costa ont servi les princes de la maison de Savoie et ont mêlé leur vie à celle de leurs souverains. En écrivant simplement la biographie de vos ancêtres, vous auriez pu raconter l’histoire du Piémont pendant plus d’un siècle. Vous avez préféré n’en retracer que quelques épisodes, et il faut vous louer de la manière dont vous les avez choisis. Elle fait honneur à la délicatesse de votre goût : elle en fait plus encore à l’élévation de vos sentiments. Personne ne ressemble moins que vous à un courtisan du succès. Dans les annales de la Savoie vous ne recherchez pas les favoris de la fortune, mais les victimes des événements. Vous leur consacrez coup sur coup trois beaux livres : Un homme d’autrefois, la Jeunesse du roi Charles-Albert, les dernières années du règne de Charles-Albert. Puis vous sortez du domaine où vous vous étiez cantonné jusque-là et vous faites une excursion dans l’histoire intérieure de notre France. Cette fois encore vous venez tout droit à un vaincu : ce noble et courageux, ce séduisant et mélancolique Henry de Virieu. Vous écrivez le Roman d’un royaliste sous la Révolution.

Dans cette galerie de héros malheureux, la figure qui se présente la première à nos yeux reste la plus attachante : c’est celle de votre bisaïeul Henry Costa de Beauregard. Vous l’avez appelé d’un nom qui lui est resté : Un homme d’autrefois. Sa vie avait commencé comme un rêve souriant ; elle s’est achevée comme un douloureux cauchemar. À quatorze ans il vient en France, sous la conduite d’un gentilhomme dauphinois, le chevalier de Murinais, frère de sa mère et dont il épousa une nièce quelques années plus tard. Son nom, ses relations de famille lui donnent ses entrées chez la duchesse de Choiseul ; son talent naturel pour la peinture le fait regarder avec intérêt, à titre d’objet rare, par Greuze, Vanloo, Vien et Boucher, par Diderot et Mme Geoffrin. Il ne manquait pas de raconter par le menu ses aventures, dans une correspondance régulière, que votre famille a précieusement conservée. Rien de plus curieux que les impressions et les étonnements de ce jeune Anacharsis savoyard, en voyage de découvertes à la cour de Louis XV. Un certain M. de Presle, à qui on venait de le présenter, lui offre une carte pour l’Opéra. Il n’avait nulle envie d’en profiter, mais son oncle lui dit que pareille invitation ne peut se refuser. À l’heure dite il s’y rend. Trois dames et deux messieurs, qu’il n’avait jamais vus, se trouvaient avec lui. Laissons-le raconter lui-même la suite de son aventure. « Voilà qu’au milieu du spectacle M. de Presle eut un étourdissement et sortit, de sorte qu’à la fin du spectacle il m’a fallu donner la main à une de ces inconnues pour la mener à son carrosse ; elle m’a fait passer par une autre porte que celle par laquelle j’étais entré et où un des laquais de mon oncle m’attendait. Quand j’ai été dans la rue, la dame m’a dit que j’allais souper chez elle et m’a enlevé. La voiture roula fort loin et je ne savais trop ce que cela deviendrait. Quand nous avons été arrivés, j’ai donné de nouveau la main à Madame pour la conduire dans son appartement... Enfin M. de Presle est venu, ce qui m’a fort tranquillisé. On a soupé, et j’ai prestement prié M. de Presle de me donner son carrosse. Je ne sais pas plus que vous ni où ni avec qui j’ai soupé. »

Un voyage en Italie permit à Henry de Costa de réaliser un de ses rêves. Il vit les chefs-d’œuvre des maîtres. Il pensa qu’il ne pourrait jamais les égaler, ni même en approcher. Il renonça pour toujours à la peinture et prit du service dans l’armée piémontaise. Sa vive et facile intelligence trouva là l’occasion de s’employer. Attaché à ce qu’on appelait la légion des campements, il fut chargé de dresser des cartes et des plans, dont l’exécution élégante en même temps que correcte fit honneur au jeune officier. Il servait avec distinction depuis dix-huit ans, lorsque l’aîné de ses fils, Eugène, le supplia de le laisser entrer dans la même carrière. Cet enfant, qui tenait de son père les qualités les plus aimables du cœur en même temps que les dons d’un esprit précoce, passa brillamment les examens exigés et conquit, à quatorze ans, son brevet de sous-lieutenant.

À ce moment commençaient en France des événements qui allaient changer la face de l’Europe et bouleverser la paisible existence des Costa. Les États généraux se réunissaient à Versailles et la vieille société française allait disparaître dans un naufrage retentissant. On sait avec quelle ardeur une partie de la jeune noblesse se jeta dans le mouvement de 1789. Vous vous moquez spirituellement de cet enthousiasme un peu irréfléchi. Si vous aviez vécu dans ce temps, vous auriez peut-être partagé l’entraînement général. Votre bisaïeul, qui devait si cruellement souffrir de la Révolution, n’en désapprouvait pas les débuts. Son ami, Joseph de Maistre, moins indulgent, y voyait surtout, comme Bossuet dans la Révolution d’Angleterre, une leçon : « Vous savez, écrivait-il à Henry de Costa, que je ne suis pas ami des factions populaires. Cependant je prends un grand intérêt à ce sermon terrible que la Providence prêche aux rois. » Henry de Virieu, comme les Lafayette et les Noailles, avait salué avec joie l’aurore de la Révolution. Il était tout à la fois dévoué à la Monarchie et passionné pour la liberté ; assez fervent catholique pour ne pas vouloir épouser une protestante, qu’il aimait, si elle ne s’était convertie, et franc-maçon au point d’avoir toute la confiance d’un des chefs de la secte, le fameux Weishaupt.

Une tradition, conservée dans la famille de Virieu et recueillie par vous dans le Roman d’un Royaliste sous la Révolution, veut que le héros de votre livre, à un congrès maçonnique auquel il assistait, en 1782, sous la présidence de Weishaupt, se soit senti frappé d’épouvante par les projets formés dans cette réunion contre la Monarchie et la maison de Bourbon. À son retour, dit-on, sans révéler des secrets qui lui étaient confiés sous la foi du serment, il ne put s’empêcher de demander à l’un des ministres de Louis XVI s’il savait ce qui se passait dans les loges maçonniques et si les mesures étaient prises pour prévenir le danger. La légende ne serait pas complète si l’on ne disait tout de suite que l’avertissement fut dédaigné. Tout le monde vivait alors dans l’illusion. C’était l’époque où une princesse de la maison de Savoie, veuve d’un prince français, se faisait initier à la franc-maçonnerie et où une reine lui écrivait ce billet, que je trouve cité dans votre livre : « J’ai lu avec grand intérêt ce qui s’est fait dans les loges franc-maçonniques que vous avez présidées au commencement de l’année et dont vous m’avez tant amusée. Je vois qu’on n’y fait pas que de jolies chansons et qu’on y fait aussi du bien. Vos loges ont été sur nos brisées en délivrant des prisonniers et en mariant des filles. Cela ne nous empêchera pas de doter les nôtres. » La princesse s’appelait Mme de Lamballe. La reine était Marie-Antoinette. Peu après, un des chefs de la franc-maçonnerie, le fondateur des loges du rite égyptien à Lyon, Cagliostro, se faisait l’organisateur de cette colossale intrigue du Collier, qui porta un coup terrible au prestige de la Monarchie dans la personne de la reine, à celui de l’Église dans la personne du cardinal de Rohan.

La franc-maçonnerie cependant était encore loin d’avoir atteint le degré de puissance où elle, devait s’élever. Si vraiment le baron de Breteuil reçut à cette époque un avertissement donné par Henry de Virieu, il est bien excusable de n’en avoir pas tenu compte, car Virieu lui-même paraît l’avoir oublié. La connaissance qu’il pouvait avoir des complots maçonniques ne l’empêcha pas, en effet, de s’associer dans sa province, le Dauphiné, aux événements qui amenèrent la convocation des États généraux. S’il n’assista pas à l’assemblée de Vizille, c’est parce qu’il était, à ce moment, à Versailles, délégué par les meneurs du mouvement pour faire valoir leurs griefs auprès du roi Louis XVI et des ministres. L’année suivante, il était élu député aux États généraux à côté de Barnave et de Mounier. Dans la nuit du 4 août, quand la noblesse, dans un élan d’abnégation, sacrifiait ses privilèges, même les plus inoffensifs, Virieu fit une motion, dont la forme est bien de ce temps : « Comme Catulle, je viens offrir mon moineau sur l’autel de la patrie. Je propose la suppression des colombiers. » — Il est plus d’une Lesbie prête à accepter l’offrande, crie une voix. Les colombiers, on ne l’ignore pas, étaient alors fort impopulaires : on les accusait de manger trop de grain. De ce jour Virieu fut célèbre. Le surnom de moineau lui resta. Dans la journée du 6 octobre, des femmes de la bande dirigée par Maillard le cherchaient pour le mener pendre, en criant : « Nous voulons le petit moineau ». C’était la récompense de son sacrifice. Il avait, il est vrai, refusé de suivre les chefs de la Révolution lorsque ceux-ci s’étaient attaqués à Dieu et au roi.

Bientôt on le trouve mêlé aux dernières tentatives faites pour sauver la Monarchie. On le trouve enfin dans cette insurrection de Lyon qui mit un moment en péril le despotisme de la Convention, contre lequel s’étaient unis trop tard les royalistes et les Girondins. Là devait être le terme de cette vie aventureuse. Dans la sortie désespérée qui termina la résistance, Henry de Virieu, à la tête d’une colonne qui essaya de forcer les lignes des assiégeants, se jeta au plus fort de la mêlée et disparut. Sa famille fut quelque temps dans le doute sur son sort. Après avoir passé par de cruelles alternatives de découragement et d’espérance, Mme de Virieu, réfugiée à Lausanne, reçut d’un brave homme, qui avait sauvé son fils, le jeune Aymon, et qui était drapier à Grenoble, un paquet, avec ces simples mots : De la part de M. Rubichon. Elle l’ouvrit et vit une pièce de cette étoffe noire qu’on appelle du drap de veuve. Elle comprit, s’agenouilla, fit mettre à genoux ses enfants et pria Dieu.

La répression de l’insurrection lyonnaise, suivie bientôt de la reprise de Toulon, livrait tout le sud-est de la France à la Convention et permettait aux armées républicaines de prendre l’offensive contre le Piémont. Dès 1792, Montesquiou avait occupé la Savoie qui, travaillée par les comités révolutionnaires, s’était soulevée à l’approche de l’envahisseur. Après ce premier effort, l’invasion française, pendant plusieurs années, ne fit pas de progrès. La guerre traînait en longueur. Tout se bornait à des escarmouches sur les pentes des Alpes. Dans une de ces rencontres, Eugène, le fils aîné du marquis, fut atteint d’une balle au pied. Après des souffrances supportées avec une touchante résignation, l’héroïque enfant succomba. Ce deuil assombrit pour jamais la vie du marquis Henry et de sa noble femme ; il inspira au grand Joseph de Maistre un de ses premiers écrits, le Discours à la marquise de Costa sur la mort de son fils.

En 1796, la guerre changea de face par l’entrée en scène d’un personnage qui était destiné à faire quelque bruit dans le monde. Le marquis Henry pressentit l’importance de l’événement, qu’il signalait en ces termes : « On annonce l’arrivée d’un nouveau général en chef. On le nomme Bonaparte. Corse d’origine comme Salicetti, il était officier d’artillerie sous l’ancien régime, par conséquent gentilhomme, mais peu connu dans l’armée, où il n’a été employé que comme artilleur à la prise de Toulon. On ne le croit pas jacobin : il est homme d’éducation et de bonne compagnie. Il passe pour être plein de génie et de grandes vues ; son entourage se compose d’anciens officiers d’artillerie. Que fera-t-il ? Je n’en sais rien encore. »

On le sut bientôt. Débordés par une marche rapide, défaits à Mondovi, séparés de leurs alliés les Autrichiens, qui se faisaient battre eux-mêmes à Dego, les Piémontais n’avaient plus qu’à traiter. Le marquis Henry de Costa eut la douleur d’être délégué avec le comte de la Tour pour demander un armistice au vainqueur. Les deux commissaires piémontais arrivèrent à dix heures et demie du soir à Cherasco, dans le palais du comte de Salmatoria, où était établi le quartier général de l’armée française. Après avoir attendu environ une demi-heure le général en chef qui reposait dans une pièce voisine, ils virent entrer un jeune homme de vingt-sept ans, au maintien grave et froid, en uniforme et botté, mais sans sabre, sans écharpe et sans chapeau. Il écouta tranquillement et avec une politesse un peu ironique les objections qui lui furent faites ; il y répondit brièvement, puis tirant sa montre : « Messieurs, dit-il, je vous préviens que l’attaque générale est ordonnée pour deux heures du matin et que si je n’ai pas la certitude que Coni sera remis entre mes mains avant la fin du jour, cette attaque ne sera pas différée un moment. Il pourra m’arriver, ajouta-t-il, de perdre des batailles, mais on ne me verra pas perdre des minutes par confiance ou par paresse. » Henry de Costa, que le Mémorial de Sainte-Hélène, en rendant justice à ses mérites, appelle le colonel de la Coste, venait de voir s’ouvrir le plus étonnant chapitre de l’histoire des temps modernes. Dix ans plus tard, l’Italie tout entière, sauf les îles, n’était plus, sous des noms divers, qu’une dépendance du vaste empire fondé par l’ancien officier d’artillerie.

Qui l’aurait cru, qu’en effaçant de la carte du continent les petits États italiens, on préparait indirectement l’avenir de la maison de Savoie, forcée alors de chercher un refuge en Sardaigne ? Il y a trois ou quatre grands hommes, d’une espèce particulière, au contact desquels le monde s’est renouvelé. Pour ceux mêmes qui ont combattu contre Napoléon, son épée a été comme la baguette du magicien. Là où il a passé, des nations se sont éveillées. En réunissant pour un moment toute la Péninsule sous sa main et en faisant revivre ce nom de royaume d’Italie, qui n’avait paru au moyen âge que pour s’éclipser bientôt, il a donné une étiquette et un but à des instincts confus et à de vagues aspirations.

Lorsque, en 1814, les rois de Sardaigne furent réinstallés à Turin par les victoires de la coalition, ils trouvèrent déposée dans l’esprit des populations la semence qui devait faire germer sur le sol italien les idées d’indépendance et d’unité. Pour la branche aînée de la maison de Savoie, ces idées se confondaient avec les opinions libérales et révolutionnaires que ces princes avaient en horreur. Quand elles firent explosion pour la première fois en 1821, l’honnête et faible Victor-Emmanuel Ier n’essaya pas de tenir tête à l’orage et abdiqua. Son frère, Charles-Félix, plus énergique, réprima l’insurrection. Il aurait voulu compléter la répression en déshéritant le chef de la branche cadette, éventuellement appelé à lui succéder et devenu, peut-être malgré lui, l’espoir des libéraux, Charles-Albert de Savoie, prince de Carignan. Il n’osa pas. Le prince de Carignan fut seulement exilé.

Dans le premier des deux ouvrages que vous avez consacrés à ce personnage, vous racontez sa jeunesse et vous dépeignez son caractère d’après ses propres écrits, qui sont nombreux, en les complétant par les lettres et les souvenirs de votre grand-oncle Sylvain de Costa, un des fidèles serviteurs du prince, attaché à sa personne comme écuyer. Vous nous présentez le futur roi Charles-Albert comme une sorte d’Hamlet (le mot est de vous) comme une énigme vivante, mélange de rêverie qui paralysait souvent ses résolutions et d’ardeur concentrée qui le poussait aux grandes entreprises et aux actions d’éclat. La comparaison n’est pas seulement ingénieuse : elle est juste, à condition de ne pas vouloir la pousser trop loin. Charles-Albert était un Hamlet, sans doute, mais un Hamlet italien. Sa rêverie n’était pas invariablement sombre, comme celle du légendaire prince de Danemark. Beaucoup d’Ophélies se sont trouvées sur son chemin : il ne les envoyait pas au couvent. Souffrez que je vous emprunte le piquant récit d’une de ses aventures de jeunesse, datant de l’époque où il avait encouru la disgrâce de Charles-Félix à la suite des événements de 1821 et vivait à Florence en exil :

« Certain soir que le prince était aux pieds d’une jolie femme, son mari, consul d’une grande puissance, rentrait indûment. Aussitôt grand bruit de portes qui se ferment. Mais le mari devine qui s’échappe en suivant jusqu’au Poggio Imperiale la grande ombre fuyante. Le lendemain, c’est un va-et-vient bien naturel entre le palais et le consulat, et quel n’est pas l’effarement du mari de se trouver tout à coup en présence du moins séduisant des séducteurs ! C’était Sylvain, Sylvain qui avait le plus innocemment du monde passé cette nuit fatale et qui se réveillait en garde. Avec une fatuité qu’excuse son dévouement, il s’offre à payer en telle monnaie qu’on voudra. L’affaire fut heureusement étouffée ; Sylvain économisa peut-être un beau coup d’épée ; mais il l’aurait reçu avec la même désinvolture narquoise et touchante qui lui faisait écrire à son frère : « Juge de la stupeur de ce mari consul quand il s’est trouvé inopinément en présence de mon gros ventre et de ma jolie figure. Tout cela n’a pas paru flatter son amour-propre autant que l’était le mien d’avoir pu passer pour galant. »

Pour racheter sans doute ses faiblesses, qu’il déplorait, mais dont il ne parvenait pas à s’affranchir, le prince de Carignan se soumettait aux pratiques d’une rigoureuse dévotion. Il épuisait sa santé par des abstinences et des jeûnes dignes d’un solitaire de la Thébaïde et que Paphnuce n’aurait pas désavoués dans son désert, au temps où il méditait de convertir Thaïs. Le bon Sylvain, qui n’avait à expier que les péchés de son prince et qui, en entrant dans l’ordre de Malte, n’avait pas fait vœu de mourir de faim, trouvait ce régime un peu dur. Il racontait un jour : « On nous a montré la table sur laquelle Guichardin a écrit l’histoire de l’Italie avec une telle ardeur qu’il passait là vingt-quatre heures entières sans dormir et sans manger. Mon prince en fera bientôt tout autant, si l’on n’y pourvoit. »

La vie publique de Charles-Albert, comme sa vie privée, fut un tissu de contradictions. La cause italienne l’attirait ; mais il n’osait se prononcer. Les mécontents de la Péninsule se tournaient instinctivement vers lui, mais se décourageaient en présence de son attitude impénétrable et de son extérieur glacial. Il était capable, à l’occasion, d’être un héros : il l’a prouvé depuis à Buffalora et à Novare ; mais il était inhabile à le faire croire. Il n’aurait pas su créer autour de lui une de ces légendes qui sont faites pour moitié du génie de la politique ou de la guerre et pour l’autre moitié du génie de la mise en scène. Il n’avait ni la belle humeur qui arbore le panache d’Arques et d’Ivry, ni l’orgueilleuse simplicité qui s’enveloppe dans la redingote d’Austerlitz et d’Iéna. La flamme qui le brûlait intérieurement ne se communiquait pas au dehors : il n’était pas contagieux. Un homme qui devait être plus tard le ministre de son fils Victor-Emmanuel II, le marquis Maxime d’Azeglio, s’entretenait souvent avec lui. Chaque fois qu’il sortait, il se répétait à lui-même : Maxime, défie-toi ; Massimo, non ti fidar.

Un jour cependant le sphinx livra son secret. Maxime fut rassuré, s’il ne fut pas enthousiasmé. On était en 1845. Charles-Albert régnait en Piémont depuis quatorze ans. L’Italie était agitée de sourds frémissements. Le marquis venait de la parcourir, calmant les impatients et réconfortant les découragés. Il demandait au roi si Sa Majesté l’approuvait ou le blâmait. Un silence se fit et Charles-Albert lui dit : « Faites savoir à vos amis que l’heure n’est pas encore venue d’agir ; mais, lorsqu’elle sonnera, ma vie, la vie de mes fils, mes trésors, mon armée, tout sera sacrifié à l’Italie. » Et comme d’Azeglio, stupéfait, semblait n’avoir pas entendu, le roi répéta les mêmes paroles ; puis, se levant, il lui mit les deux mains sur les épaules et, sans changer de visage, sans se départir de son calme imperturbable, il l’embrassa.

Trois ans plus tard commençaient les événements que tout le monde connaît : la Péninsule se soulevant au premier souffle de cette année 1848, qui allait remuer toute l’Europe : l’indépendance italienne mettant d’accord, pour quelques instants bien courts, un pape, un roi, un conspirateur, Pie IX, Charles-Albert et Mazzini ; les Milanais, après une bataille de cinq jours, chassant ceux qu’ils appelaient alors les Allemands, c’est-à-dire les Autrichiens, et offrant au descendant des ducs de Savoie la vieille couronne de fer des rois Lombards ; le prince de Schwarzenberg revivifiant la dynastie de Lorraine-Habsbourg par une double abdication ; la cause autrichienne sauvée par un jeune empereur et par un vieil homme de guerre, Radetzki brisant à Novare la résistance de l’armée piémontaise ; Charles-Albert traversant les lignes ennemies sous un nom d’emprunt et allant mourir en exil pour conserver à sa famille et à son peuple les chances de l’avenir.

Il ne faut jamais désespérer d’une cause vaincue, tant qu’il lui reste des soldats fidèles, une dynastie pour la représenter et des hommes d’État. Dix ans ne s’étaient pas écoulés depuis le désastre de Novare, que le comte de Cavour saisissait l’occasion du Congrès de Paris pour plaider devant ce tribunal européen le dossier du Piémont et les griefs de l’Italie. Hamlet n’était plus à Turin ; Hamlet régnait en France. Il rêvait l’établissement de la concorde entre les États par une meilleure délimitation de leurs frontières, quelque chose comme le grand dessein prêté à Henri IV par l’imagination de Sully. On sait quel a été le réveil. L’unité italienne, préparée par nos armes, s’est créée contre notre politique et surtout contre nos intérêts. Elle a enfanté l’unité allemande, et la fille a fait faire à la mère toutes ses volontés. Une entreprise inspirée par le désir avoué et légitime d’exclure les Allemands de la Péninsule aboutissait à rétablir, sous une forme plus redoutable, le Saint Empire romain germanique et à placer entre les mains de son chef le pouvoir de donner un même mot d’ordre politique et une même direction militaire à toutes les forces de l’Europe centrale, depuis le Niémen jusqu’à la Moselle et depuis la mer du Nord jusqu’au cap Spartivento.

L’unité italienne a eu du moins une conséquence dont nous ne pouvons que nous féliciter. Elle a fait de la Savoie une terre française et de vous, Monsieur, un de nos compatriotes. Les mariages forcés ne réussissent pas mieux entre peuples qu’entre particuliers. Celui que votre pays a contracté avec la France n’est pas entaché de ce vice originel. Favorisé par une vieille parenté de race, il a été consommé par l’accord des sentiments. À l’époque lointaine où la Gaule était habitée par vingt peuplades indépendantes et parfois ennemies, une même tribu, née d’un même sang, portant un même nom, occupait les hautes vallées de la Savoie et du Dauphiné. Les deux moitiés du peuple des Allobroges ont vécu longtemps d’une vie commune ; puis la politique les avait séparées. La politique les a réunies.

Presque toutes les grandes dynasties catholiques de l’Europe sont nées sur notre vieux sol gaulois ; non seulement la plus ancienne et la plus illustre, celle qui s’est associée à notre histoire nationale au point de pouvoir être appelée la maison de France, mais celles qui, transplantées au dehors et s’étant fait une nouvelle patrie, de nouveaux intérêts et de nouvelles affections, se rappellent encore à notre souvenir par les noms, agréables à des oreilles françaises, de Lorraine et de Savoie. Il n’est pas jusqu’à l’Amérique où les descendants de notre Henri de Bourgogne, devenus d’abord maison royale de Portugal et ensuite maison impériale du Brésil, n’aient représenté nos idées civilisatrices et apporté à la race noire la justice et la liberté.

Quand les ducs de Savoie, transformés en rois de Sardaigne, tournèrent de plus en plus leurs ambitions vers l’Italie, leur pays d’origine sentit qu’il allait être délaissé par eux. Il n’avait pas appelé la séparation. Il la vit venir et l’accepta. Votre père la prévoyait à la veille de la guerre de 1859. Il l’annonçait du haut de la tribune en répondant au comte de Cavour. Le marquis Léon Costa de Beauregard, qui avait combattu à côté du roi Charles-Albert sur le champ de bataille de Novare, ne reniait rien de son passé. Personnellement, il conservait à ses princes le souvenir de sa fidélité persévérante et attristée. Quand on a fait don de soi-même, on ne se reprend pas à la veille de la mort. Il refusa de siéger dans le Sénat français, où l’Empire s’honorait de l’appeler : « Je désire, écrivait-il au ministre d’alors, que mon rôle public soit terminé. Je ne peux ni ne dois prendre place au Sénat, et n’ai plus d’autre ambition que de finir tranquillement mes jours au milieu de ma famille et de mes études. Mais je désire que mes enfants servent la France avec honneur et dévouement. » Les paroles de cet homme de bien sont devenues la règle de conduite dont se sont inspirés, non seulement ses enfants, mais tous ses concitoyens.

Aussi, lorsque, au mois de février 1871, vous êtes arrivé à l’Assemblée nationale de Bordeaux, appuyé sur une béquille, mal guéri encore d’une blessure reçue en conduisant au feu les mobiles de votre pays, dans cette tentative suprême faite par l’armée de l’Est pour débloquer Belfort, on a compris que le traité réunissant la Savoie à la France venait d’être définitivement ratifié. Vous l’aviez contresigné de votre sang sur le champ de bataille de Béthoncourt.

Vingt-six ans déjà passés, et dans ce quart de siècle que de changements accomplis ! que d’événements inattendus se sont pressés devant nous ! Combien d’autres, que nos adversaires eux-mêmes prévoyaient, se sont dérobés à notre espoir ! Combien d’hommes de cœur sont tombés sur la route de la vie, sans avoir vu se lever l’aube des légitimes revendications ! Vous survivez, Monsieur, à beaucoup de vos compagnons de lutte. La destinée vous réservait un but digne de vous, mais auquel vous ne songiez pas alors. Il semblait, ce jour-là, que vous alliez, comme vos ancêtres, parcourir toute votre carrière dans la politique ou dans les camps. Les événements en ont décidé autrement. Vous avez changé de route et ce n’est pas l’Académie qui doit le regretter. Vous vous êtes engagé dans l’armée des lettres. Vous y avez gagné tous vos grades par vingt ans de travaux et de succès.

Entre la France et la Savoie l’union littéraire avait précédé l’union politique. Notre langue fut toujours la vôtre. Vos écrivains étaient des écrivains français, quand ils n’avaient pas la même patrie que nous. Ce n’est pas le cas de Mgr Dupanloup, puisque nos contemporains l’ont vu siéger à l’Académie française. Quoique né en Savoie, l’éloquent et intrépide évêque d’Orléans n’en était pas moins Français et même passionnément Français. Mais Joseph de Maistre a combattu de toute son énergie la politique de notre pays. Nul ne s’étonne pourtant lorsque nous revendiquons sa gloire littéraire comme une part de notre patrimoine national. De Joseph et de son frère Xavier de Maistre, si l’on remonte jusqu’aux premières années du XVIIe siècle, on y trouve, parmi vos compatriotes, un des maîtres de la prose française en sa jeunesse et en sa fraîcheur, un moraliste chrétien que Bossuet admirait, que Fénelon a rappelé par l’heureuse union de la douceur du prêtre avec l’élégance du gentilhomme, l’aimable évêque de Genève, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu.

Votre premier ouvrage, Un homme d’autrefois, était tout plein du souvenir de Joseph de Maistre. Votre dernière œuvre, Prédestinée, pourrait être placée sous le patronage de saint François de Sales. Je ne rechercherai pas quelle était l’âme à la fois tendre et pure qui vous a inspiré des pages si émouvantes sur les agitations, les douleurs et les joies de l’amour divin. Le souvenir de cette jeune sainte est trop récent, son image trop présente au milieu d’une famille qu’elle a charmée par sa vie, édifiée par sa mort. Vous ne l’avez désignée que par ce nom de Prédestinée. Saint-François de Sales a eu recours à un procédé analogue pour éviter de nommer la pieuse inconnue de son Introduction à la vie dévote : « J’adresse, disait-il, mes paroles à Philothée, parce que, voulant réduire à l’utilité commune de plusieurs âmes ce que j’avais premièrement écrit pour une seule, je l’appelle d’un nom commun à toutes celles qui veulent être dévotes, car, ajoutait-il ingénument, Philothée veut dire amatrice on amoureuse de Dieu. »

Je suis obligé d’avouer que saint François de Sales n’était pas de l’Académie française. Il y avait pour cela deux raisons, dont la première me dispense de citer l’autre. Notre Compagnie n’existait pas encore. Il siégeait, vous le savez, dans une académie, qu’il avait fondée lui-même, avec son ami Antoine Favre, président du Sénat de Chambéry et l’un des grands jurisconsultes du temps, réalisant ainsi l’alliance des lettres, de la magistrature et du clergé. L’Académie florimontane d’Annecy (c’est le nom que lui avaient donné ses deux fondateurs) n’a eu qu’une courte existence, mais elle n’a pu servir de modèle à l’Académie française. Ses séances étaient hebdomadaires comme le sont aujourd’hui les nôtres ; elle y choisissait les ouvrages littéraires les plus distingués pour leur distribuer des prix. Nous vous donnerons cette même occupation, et ce n’est pas une sinécure, soyez-en en assuré. Nous ne pouvons malheureusement pas vous faire retrouver ici le paysage qui servait de cadre à l’Académie de saint François de Sales et du président Favre ; les prairies et les forêts de la Haute-Savoie, le beau lac d’Annecy aux eaux profondes et le profil des Alpes sur le ciel bleu.

Un des fils d’Antoine Favre se rattache d’une manière plus directe aux origines de notre Compagnie. Claude Favre de Vaugelas n’était pas né Français, mais il l’était devenu ; il put donc occuper, dès la fondation de cette Académie, un des quarante fauteuils établis par le cardinal de Richelieu. Personne ne connaissait les finesses de la langue française mieux que ce Savoyard. À ce titre, il fut placé à la tête de ceux qui s’occupèrent, les premiers, de notre Dictionnaire, non pas de ce fameux Dictionnaire historique, dont il n’a pas été question avant le XVIIIe siècle, qui ne peut pas être fait par nous et qui n’a d’autre avantage que de fournir un texte à d’amusantes plaisanteries sur l’Académie, mais du vrai Dictionnaire, du seul auquel avait songé notre glorieux fondateur : le Dictionnaire de l’usage, dont les huit éditions, images changeantes d’une société sans cesse en mouvement, reflètent les sentiments, les formes de langage et les tours de phrase affectionnés par chaque génération.

Nous ne sommes pas les despotes de l’usage : à peine en sommes-nous les juges. Nous en sommes surtout les greffiers. Notre rôle se borne à enregistrer, parmi les témoignages, écrits ou parlés, du langage de nos contemporains, ceux qui se présentent à nous revêtus d’une réelle autorité. Votre compatriote nous a donné ce précepte et cet exemple. Rien chez lui du pédantisme d’un Vadius ou d’un Trissottin. Vaugelas était ce qu’on appelle aujourd’hui un homme du monde. Ancien gentilhomme du duc d’Orléans, il apportait, dans les discussions souvent épineuses que soulevait le Dictionnaire, la plus exquise courtoisie, n’exprimant son sentiment qu’avec réserve et semblant s’excuser d’avoir trop souvent raison. Quant à l’usage, voici comment Vaugelas le concevait : « Il faut, disait-il, que la Cour et les bons auteurs y concourent, et ce n’est que de cette conformité qui se trouve entre les deux que l’usage s’établit. »

Il n’y a plus de Cour. Il y a toujours de bons auteurs. Lorsque l’Académie les trouve dans le monde où vous vivez, elle est heureuse de reconnaître que la tradition du bon langage n’a pas été délaissée par la bonne compagnie. Vous aiderez à maintenir ici cette tradition. C’est peut-être une tâche bien modeste pour un homme qui a siégé dans une assemblée souveraine chargée de réorganiser la France au lendemain de ses malheurs. Ne la dédaignez pas toutefois. En conservant à notre langue ses titres de noblesse, l’élévation sans emphase, la simplicité sans platitude et surtout cette clarté, qui n’est autre chose que la probité du langage, vous servirez encore notre pays ; vous contribuerez à propager dans le monde son influence et à faire rayonner son génie. L’établissement d’une langue universelle est un projet chimérique. Chaque peuple met de plus en plus son propre idiome au premier rang et ne laisse, chez lui, que la seconde place à occuper. Il suffit de l’avoir partout. Nous l’avons eue pendant plus de deux siècles. Il n’existait pas plus qu’aujourd’hui une langue universelle ; mais il y avait, à côté des idiomes nationaux, une langue internationale, adoptée librement, comme une sorte de patrie intellectuelle, par l’élite de l’humanité.