Réception de M. Halévy
M. Ludovic Halévy, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte d'Haussonville, y est venu prendre séance le jeudi 4 février 1886, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
On m’a souvent reproché d’être un homme heureux et je n’ai jamais fait difficulté de reconnaître que cette accusation était pleinement justifiée. Comment donc aurais-je la pensée de m’en défendre aujourd’hui, lorsque je viens prendre place au milieu de vous, et lorsqu’il m’est enfin donné, mon bonheur passant toute espérance, de pouvoir vous offrir le témoignage public de ma gratitude ?
Oui, Messieurs, grâce à ceux qui m’ont transmis le nom que je porte, j’ai trouvé tout facile dans cette carrière des lettres, si inclémente d’ordinaire et si rude. Aussi est-il de mon devoir d’évoquer tout d’abord le souvenir de ceux avec qui je tiens à partager le grand honneur que vous avez daigné me faire. Je veux parler de mon père, Léon Halévy, qui fut si souvent encouragé dans ses travaux par les récompenses de l’Académie française ; je veux parler de mon oncle, Fromental Halévy, qui, pendant bien des années, a porté la parole, ici même, au nom de l’Académie des Beaux-Arts. Sans eux, je n’aurais pas senti toujours autour de moi ce large courant de bienveillance et de sympathie ; sans eux je ne rencontrerais pas, en ce moment, parmi vous, tant de visages amis. Il m’est doux de penser que j’ai hérité, non seulement de leur nom, mais encore de leurs titres, et que vous avez eu l’indulgence de ne me demander pour mon compte personnel qu’un très modeste appoint. Et voilà comment il m’est arrivé d’obtenir ce que tous deux avaient mérité mieux que moi, et voilà pourquoi vous me permettrez, Messieurs, d’associer et de confondre dans ma reconnaissance et tout ce que je leur dois et tout ce que je vous dois.
Je sais tout ce qui me manque pour réparer la perte que vous avez faite de M. le comte d’Haussonville et pour vous parler de lui comme il conviendrait d’en parler. Moi qui n’ai jamais vécu que parmi les légères fictions du théâtre et du roman, je vais me trouver en présence des plus sérieuses réalités, des plus graves questions d’histoire et de politique. Je ne les aborderai, Messieurs, qu’avec une respectueuse prudence, et je vais tâcher de vous raconter le plus simplement possible la vie de M. d’Haussonville, cette très noble vie qui fut toute au devoir et toute à l’honneur.
M. le comte d’Haussonville était de ceux qui, dans les assemblées, dans la presse, dans les lettres, ont constamment soutenu les opinions à la fois libérales et modérées, de ceux que le flot des événements n’a jamais submergés, de ceux qui ont défendu tour à tour l’ordre contre l’esprit révolutionnaire et la liberté contre le pouvoir absolu. M. d’Haussonville pouvait sans embarras se retourner vers le passé et considérer son existence tout entière. Tel il était à vingt ans, tel il se retrouvait, un demi-siècle plus tard, avec la même jeunesse et la même chaleur de patriotisme, ayant toujours servi la même cause, toujours combattu pour elle, résolument, en pleine lumière, à visage découvert. Il avait, au plus haut degré, avec un complet détachement de toute ambition personnelle, le goût désintéressé de la chose publique. Alliant avec une parfaite bonne grâce les manières du gentilhomme à l’esprit libéral de notre temps, M. d’Haussonville était de l’ancienne France et de la nouvelle ; il avait les sentiments d’aujourd’hui dans un cœur d’autrefois. Une seule grande passion a dominé sa vie : l’amour de son pays et de ses libertés. Aussi avait-il su se faire, dans nos assemblées politiques, une place à part, en dehors et au-dessus des partis. Les hommes les plus divisés d’opinion et les plus habitués à se combattre étaient unis à son égard dans le même respect.
Avec la franchise la plus naturelle et la plus évidente, M. d’Haussonville allait toujours droit au fait et droit aux gens. Sa parole était libre, hardie, originale, pénétrante. Rien ne saurait rendre cette verve charmante, cette bonne humeur communicative, cette brillante et généreuse animation. Il avait dans le cœur la même grâce et la même ardeur que dans l’esprit. Il aimait les petits et les humbles, les pauvres et les souffrants. On a généralement quelque effroi des solliciteurs ; M. d’Haussonville, lui, allait au-devant d’eux : « Ne pourrais-je pas vous être utile ? » leur disait-il. Le dire ce n’est rien, mais c’est qu’il le faisait comme il le disait. Sa vie n’a été qu’une longue suite de services rendus avec la délicatesse la plus ingénieuse, car il mettait de l’esprit jusque dans sa façon d’avoir du cœur. Nul n’a mieux connu le plaisir de faire plus que son devoir, nul n’a mieux goûté le bonheur d’être bon.
Dans un chapitre de ses Souvenirs, M. le comte d’Haussonville nous a raconté comment il avait été mordu, tout jeune, par le démon de la politique et comment il n’était pas encore, au bout d’un demi-siècle, guéri de cette morsure. Son père, le comte de Cléron d’Haussonville, chef d’une des plus anciennes familles de Lorraine, faisait partie de la Chambre haute, car cela se passait, Messieurs, en 1827, c’est-à-dire au temps, au temps fabuleux des pairs de France et, qui plus est, des pairs héréditaires. Les fils aînés de ces grands personnages étaient eux-mêmes de petits personnages dans l’État. Ils pouvaient assister aux séances de la Chambre des députés dans la tribune réservée aux pairs de France. C’est là que le jeune vicomte d’Haussonville, — haletant de curiosité et d’émotion, — ce sont ses expressions mêmes, — allait entendre les discours de MM. Royer-Collard, Martignac, Casimir Périer, Benjamin Constant ; c’est là qu’il prenait ses premières grandes leçons d’éloquence. Il avait alors dix-huit ans ; il avait été élevé bourgeoisement au collège, en plein courant de l’opinion publique ; il y avait reçu cette éducation classique et républicaine qui nous a été donnée à tous, libéralement, dans notre jeunesse, sous la monarchie. M. d’Haussonville n’aurait pas été Français s’il n’avait pas pris goût à la politique, s’il n’avait pas été un peu de l’opposition et s’il n’avait pas admiré de toute son âme M. de Chateaubriand, le chef du parti royaliste libéral à la Chambre des pairs.
C’est ainsi que M. d’Haussonville faisait avec beaucoup d’ardeur et de passion son noviciat politique. Il ne lui suffisait pas de prendre le rang qui lui appartenait. Il considérait qu’il devait travailler à se rendre digne, par son mérite, de cette situation que sa seule naissance lui promettait. Son père était charmé de le voir en de telles dispositions. « Fort bien, lui disait-il, travaille, tu dois me succéder à la Chambre des pairs. Il faut t’y préparer. »
M. le comte d’Haussonville eut, pour se préparer, tout le temps nécessaire. Plus de quarante ans ! car, né sous le premier Empire, le fils du pair héréditaire de la Restauration devait être député de la monarchie de Juillet, avant d’aller occuper au Luxembourg, en 1874, comme sénateur inamovible de la République, un des fauteuils des anciens sénateurs non moins inamovibles du second Empire.
Ce fut une grande joie pour M. d’Haussonville d’apprendre, en 1828, qu’il allait être attaché à l’ambassade de M. de Chateaubriand à Rome. Ce séjour à Rome, Messieurs, est un des plus piquants chapitres des mémoires de M. d’Haussonville, mais il fut de très courte durée. M. de Chateaubriand donna sa démission en 1829. M. d’Haussonville revint à Paris et fit ses débuts dans le monde. Tous les soirs, le jeune diplomate en disponibilité rencontrait, dans les mêmes salons, les anciens soldats de l’armée de Condé et les anciens généraux de Napoléon, les anciennes dames d’honneur des princesses de France et d’autres anciennes dames d’honneur qui avaient porté, le jour du sacre, la traîne de l’impératrice Joséphine.
Ceux qui, comme M. d’Haussonville, ont vu presque le commencement et presque la fin de ce siècle, n’ont-ils pas assisté au plus étonnant des spectacles ? Y a-t-il jamais eu, dans l’histoire d’aucun peuple, plus rapide et plus tragique succession de véritables coups de théâtre ? Élevé parmi les témoins des dernières fêtes de la monarchie, des grandes journées de la Révolution et des guerres héroïques de l’Empire, M. d’Haussonville a vu se relever et s’écrouler devant lui, et la Monarchie, et la République, et l’Empire. Il avoue dans ses Souvenirs de jeunesse que ce qu’il regretta le plus, après la démission de M. de Chateaubriand, ce fut certain habit bleu de roi, agrémenté de merveilleux boutons de métal fleurdelisés. Et il raconte avec infiniment d’esprit que, n’ayant plus le droit de porter cet admirable habit bleu de roi, il eut, un soir, en 1829, à un bal des Tuileries, la hardiesse de ressusciter l’ancienne tenue de cour : habit de velours chamarré d’or et épinglé de pierreries, jabot et manchettes de dentelles, souliers à boucles de diamants et le traditionnel talon rouge... M. le comte d’Haussonville devait porter, un jour, un costume bien différent. Il avait plus de soixante ans, lorsque, après une nuit passée sur les remparts de Paris, en vareuse de garde national, il écrivait, le 9 janvier 1871, les lignes suivantes : « Les hommes de ma compagnie ne voulaient pas me laisser monter ma faction de nuit. Le chef de poste a fait ce qu’il a pu pour me substituer un de mes domestiques qui a été incorporé dans ma compagnie, et celui-ci voulait à toute force me prendre mon tour ; je m’y suis absolument refusé. Quand il y a des bombes à recevoir, on ne doit mettre personne à sa place. »
Voilà pourquoi je disais tout à l’heure que M. d’Haussonville était à la fois de l’ancienne France et de la nouvelle. Et j’avais tort de parler ainsi, j’aurais dû dire qu’il n’avait jamais connu qu’une seule France, la même dans tous les temps et sous tous les régimes, la même dans la gloire et dans l’adversité, la vieille patrie française en un mot, et qui lui était d’autant plus chère qu’elle était plus durement éprouvée. Il aimait la France telle qu’elle était, toujours et quand même. En ces temps troublés où les partis, tour à tour vaincus et triomphants, se succédaient si rapidement au pouvoir, M. d’Haussonville a été un des plus fermes et des plus éloquents représentants de cette tradition de l’unité nationale, qui, grâce à Dieu, parmi toutes nos divisions et tous nos déchirements, a été et restera, dans l’étroite communauté de nos grandeurs et de nos malheurs, le lien indestructible de toutes les âmes françaises.
Appartenant à cette jeunesse libérale qui acceptait franchement les résultats acquis de la Révolution, M. d’Haussonville était rallié d’avance à la cause de la monarchie constitutionnelle de 1830. Secrétaire d’ambassade à Madrid et à Turin, puis chargé d’affaires à Naples et à Bruxelles, puis député, il servit et soutint fidèlement ce gouvernement qui assurait à la France ces deux grands bienfaits : la paix et la liberté.
La vie politique avait alors, Messieurs, une extraordinaire animation. De merveilleux orateurs se rencontraient en d’éclatants combats d’éloquence, et il ne déplaisait aucunement à la France de pouvoir admirer ceux qui la gouvernaient. M. d’Haussonville vivait au cœur même de ces batailles parlementaires, car il s’était allié par son mariage à l’une des grandes maisons du parti libéral. Il avait épousé en 1837 la petite-fille de Mme de Staël, la fille du duc Victor de Broglie, le chef alors de cette famille qui, depuis plus de deux siècles, a mis au service de la France, dans les armes et dans la politique, tant de courage et tant d’éloquence. Je sais qu’on ne doit toucher qu’avec discrétion à certains souvenirs chers et sacrés entre tous ; mais cependant comment passer sans m’incliner respectueusement devant la femme vraiment supérieure qui avait pour les choses de l’esprit un goût si juste et si pénétrant, et comment ne pas dire qu’on retrouve en des œuvres délicates et touchantes les traces de cette ardente sensibilité qui ouvrait si largement à toutes les émotions hautes l’âme généreuse de Mme la comtesse d’Haussonville.
La révolution de 1848 emporta les légitimes espérances de M. d’Haussonville que son mérite désignait si naturellement pour les plus hauts emplois. Par bonheur il n’était pas de ceux qui perdent tout, en perdant les fonctions qui sont l’unique raison de leur importance, de ceux qui ne sont plus rien dès qu’ils ne sont plus qu’eux-mêmes. M. le comte d’Haussonville avait de très précieuses ressources d’esprit et de talent. Il se calomnie, Messieurs, dans certain passage de ses Souvenirs où il donne à entendre qu’il n’a jamais eu de penchant que pour la politique. Il a aussi et toujours aimé les lettres, et j’ai eu la bonne fortune de découvrir qu’il avait même commencé — c’était, il est vrai, aux environs de la vingtième année, — par faire des vers, de très aimables vers, légers, alertes et souriants.
Dans son discours de réception, M. d’Haussonville lisait, il y a seize ans, à cette même place, des vers de son prédécesseur M. Viennet, lequel avait été député, pair de France et poète. Eh bien ! M. d’Haussonville a été, lui aussi, député, sénateur et poète. Et je pourrais, Messieurs, vous lire certaines petites pièces de vers, écrites dans le goût du siècle dernier, et toutes pleines de grâce et d’élégance. Je dois reconnaître, cependant, que M. le comte d’Haussonville ne fut poète que par hasard et même par accident. J’ai retrouvé, en effet, à la date de 1833, sur de vieux feuillets jaunis par le temps, cette dédicace précédant de petits couplets très spirituellement rimés par le secrétaire d’ambassade en l’honneur de son ambassadrice : « Madame, j’ai l’habitude de faire de mauvais vers quand je suis souffrant, c’est mon dernier symptôme de maladie avant de rentrer dans mon bon sens et dans ma bonne santé. »
Il y a lieu de penser, Messieurs, que M. d’Haussonville se porta à merveille, à partir de 1833, car il ne fit plus de vers ; mais, quelques années après, chargé d’affaires à Naples, il envoyait à Paris, dans des circonstances difficiles, des dépêches qui furent tout aussitôt remarquées non seulement pour leur clairvoyance et leur solidité, mais aussi pour leur agrément, pour leur mouvement, pour leurs très rares qualités littéraires.
C’est ainsi que, par la pratique des grandes affaires, M. le comte d’Haussonville se préparait à écrire son premier ouvrage qui fut une Histoire de la politique extérieure du gouvernement français de 1830 à 1848. M. d’Haussonville considérait que les ministres de la monarchie de Juillet (et il les prenait tous dans leur ensemble) n’avaient jamais négligé, jamais compromis, jamais trahi les grands intérêts qui leur étaient confiés ; que, très sagement et très patriotiquement gouvernée pendant ces dix-huit années, la France avait pu goûter le plaisir de vivre, tout en restant un grand peuple aimé et respecté par l’Europe entière. Vous êtes, ce me semble, obligés, Messieurs, ne fût-ce que par esprit de corps, de penser avec M. d’Haussonville que la France se trouvait, en effet, alors en très bonnes mains, car elle était entre les mains de vos prédécesseurs. Le roi régnait et l’Académie française gouvernait. La présidence du conseil, les ministères des affaires étrangères et de l’instruction publique appartenaient comme de droit à votre Compagnie, qui avait ainsi la charge de parler à l’Europe, au nom de la France, et de former, pour l’avenir, les jeunes générations. De là, entre la littérature et la politique une très étroite alliance qui n’a pas été sans jeter quelque éclat sur cette période de notre histoire, à laquelle ne se rattachent que d’heureux et brillants souvenirs.
Si j’ai cru devoir insister, Messieurs, sur ces premières années de la carrière politique de M. le comte d’Haussonville, c’est qu’elles ont décidé de sa vie entière. Il est resté toujours persuadé que la France ne pouvait trouver de repos et de grandeur que dans la pratique régulière des institutions libres de la monarchie parlementaire. Comment, dès lors, pouvait-il accueillir l’acte du Deux-Décembre ? Il nous l’a dit lui-même, et nous a parlé d’un moment de stupeur passé hors de France. Ce moment de stupeur a été toute une longue et douloureuse année, pendant laquelle M. le comte d’Haussonville dut acheter, au prix d’un exil volontaire, le droit de pouvoir parler librement des affaires de son pays.
Pouvait-il échapper alors à un souvenir de sa jeunesse ? C’était en 1828, pendant son séjour en Italie... La reine Hortense était à Rome avec son fils Louis-Napoléon. Un jour le jeune prince et le jeune secrétaire de Chateaubriand se promenaient ensemble au Pincio ; à quelques pas, derrière eux, venaient la princesse et le père de M. d’Haussonville ; et l’ancienne reine de Hollande disait au pair de France de la Restauration : — Que vous êtes heureux ; votre fils a une carrière devant lui ! Ah ! si je pouvais seulement obtenir du roi Charles X un brevet de sous-lieutenant dans un régiment français !
Et le jour où le prince Louis avait enfin trouvé une carrière fut précisément le jour où M. d’Haussonville apprit à connaître, à son tour, les tristesses de l’exil. Il fit imprimer à Bruxelles une œuvre de très vive et très éloquente polémique, le Bulletin français, et s’efforça par tous les moyens possibles de le faire pénétrer en France ; poursuivi devant les tribunaux belges, M. d’Haussonville alla continuer en Angleterre cette publication ; mais il ne pouvait rester longtemps l’homme des agitations impuissantes et des regrets stériles. Le nouveau gouvernement s’établissait dans des conditions qui paraissaient lui promettre un long avenir, M. d’Haussonville rentra en France et se réfugia dans l’histoire qu’il appelait de la politique apaisée, de la politique à distance. Il demanda le sujet de son premier grand ouvrage à sa vieille province, à sa chère Lorraine qui fut toujours pour lui comme une petite patrie dans la grande.
C’est là, je crois, Messieurs, ce qui donne un caractère très particulier de vie et d’intérêt aux quatre volumes consacrés par M. d’Haussonville à l’histoire de la réunion de la Lorraine à la France. Ils sont écrits par un excellent Français du XIXe siècle, mais qui sent couler dans ses veines un peu de vieux sang lorrain. Certes, il admire la politique de Henri IV, cette politique à la fois audacieuse et sensée, qui, poursuivie par Richelieu et par Mazarin, devait faire la grandeur de la France et assurer sa suprématie continentale. Mais si M. d’Haussonville est un excellent Français, il est aussi un excellent Lorrain, et ne peut s’empêcher d’être de cœur avec les soldats de ces petites armées qui luttaient héroïquement contre les généraux de Louis XIII et de Louis XIV. Fort heureusement pour M. d’Haussonville qui hésite à prendre parti entre les vainqueurs et les vaincus, il n’y eut bientôt plus ni vainqueurs ni vaincus, il n’y eut plus que des Français.
Tout n’avait pas été fini, en effet, par la signature à Vienne, en 1738, des derniers protocoles du traité qui reconnaissait à la France la possession de la Lorraine occupée par ses armées. Il fallait encore savoir gagner et garder les cœurs. Toute vraie conquête est à ce prix. Aussi M. d’Haussonville terminait-il par ces paroles le récit des négociations et de la signature du traité de 1738 : « Grâce à Dieu, la politique n’est pas à ce point maîtresse du monde, qu’il lui soit donné de trancher sur-le-champ, comme par un coup de hache, la vie même des nations. Beaucoup de peuples ont survécu obstinément de pareils arrêts de mort et senti, après nombre d’années, leur cœur tressaillir au seul nom de la patrie rayée de la carte officielle de l’Europe. »
M. d’Haussonville n’avait pas encore achevé son œuvre. Ce n’était pas l’histoire de la conquête de la Lorraine par la France qu’il s’était proposé d’écrire, mais l’histoire de la réunion de la Lorraine à la France ; il avait encore à nous donner le curieux tableau de la petite royauté de Stanislas ; il avait à nous montrer les idées françaises faisant, plus rapidement et plus sûrement que les armes françaises, la conquête de la Lorraine. Pendant un siècle, résistant à la force, luttant contre les armées de Turenne et de Condé, les Lorrains étaient restés étroitement attachés aux princes de leur vieille dynastie. Et voici qu’on leur donne un roi dépossédé en quête de couronne vacante ; Stanislas organise à Nancy une petite cour française et une petite académie française ; Voltaire et la marquise Du Châtelet sont ses hôtes et ses amis ; son confesseur, le père Menou, est un Français ; le roi Stanislas est en coquetterie avec Montesquieu et en correspondance avec Rousseau ; Saint-Lambert et Tressais sont ses poètes ; il donne indifféremment asile dans son petit État aux philosophes et aux jésuites français persécutés en même temps et s’en allant en exil de compagnie. Voltaire appelle Stanislas le nouveau Trajan des Lorrains, déclare que son palais est un séjour enchanté, et c’est une Française, la marquise de Boufflers, qui, souveraine de ce séjour enchanté, règne sur le roi Stanislas. Et il arrive, en fin de compte, que ces philosophes, ces poètes, ces jésuites et ces marquises poursuivent et achèvent, à leur manière, l’œuvre de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV. Les vaincus bien avant la Révolution de 1789 ont senti les anciennes et secrètes affinités qui les unissaient à leurs vainqueurs ; le travail des idées accomplit son œuvre, rapproche les esprits, efface les frontières, confond les intérêts et les sentiments. Les Lorrains cèdent à la grâce, au charme, à l’éclat de l’esprit français qui était en train de conquérir le monde et qui n’avait, en somme, qu’à reconquérir la Lorraine. La patrie de Jeanne d’Arc avait-elle jamais pu cesser d’être française ?
L’histoire de l’Europe se mêle bien souvent à l’histoire de la Lorraine dans le récit très considérable de M. d’Haussonville et pourtant, malgré la complication et la multiplicité des événements, le sujet reste toujours un, l’action toujours claire, nette, rapide, et le style ressemble à l’action. Le grand mérite de M. d’Haussonville est d’être resté absolument lui-même quand il s’est mis à écrire. Montesquieu raconte qu’une femme — et il la connaissait bien, c’était la sienne — marchait à merveille, mais qu’elle boitait légèrement lorsqu’elle voulait marcher mieux. Jamais M. d’Haussonville, qui, dès le premier jour, avait très bien écrit n’a cherché à écrire mieux. Il s’est toujours contenté de parler une langue aimable, loyale et saine qui ne connaissait ni les subtilités, ni les raffinements, ni les bizarreries, ni les singularités de forme. Il recherchait la vérité familière, animée et vivante, la vérité sur les petites choses aussi bien que sur les grandes. Tout était chez lui naturel et facile : l’esprit et l’émotion... Et c’est de la plume la plus alerte et la plus légère qu’il a écrit le roman, le véritable roman qui s’est glissé dans ces quatre gros volumes d’histoire.
M. d’Haussonville, d’ailleurs, — et j’ai quelque plaisir à constater le fait, — ne s’est jamais défendu d’avoir pour le roman un goût très décidé. Dans une très jolie préface placée en tête de la traduction d’un aimable roman anglais, M. d’Haussonville a raconté que, lorsqu’il allait, en 1842 et en 1846, faire dans les hameaux de la Brie, ses visites de candidat à ses six cents électeurs, il avait toujours soin de mettre dans sa poche un volume de Walter Scott. Les romans lui étaient, contre la politique, du même secours que la poésie, autrefois, contre la maladie.
Eh bien ! Messieurs, on pourrait tirer de l’histoire de la Lorraine, sous ce titre : le Duc Charles IV, un ouvrage qui présenterait les deux conditions essentielles de tout bon roman historique, car il serait à la fois très amusant et très invraisemblable. J’allais oublier une troisième condition également essentielle : il n’est pas de bon roman, même historique, sans un peu d’amour, et il y en a eu beaucoup dans la vie du duc Charles. Il y en avait, d’ailleurs, dans l’histoire d’autrefois infiniment plus que dans l’histoire d’aujourd’hui. La femme y était toujours présente, et presque toujours souveraine, par l’ascendant du génie quand elle se nommait Élisabeth, Marie-Thérèse ou Catherine, par l’ascendant de cette autre grande force, la beauté, quand elle se nommait... l’énumération serait plus longue, considérablement plus longue... et je n’ose la tenter. L’histoire est, assurément, de nos jours, moins romanesque et moins brillante. Est-elle pour cela beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus sage ? Question bien délicate, et sur laquelle je ne saurais prononcer. Toujours est-il que le régime parlementaire et la liberté de la presse ont fait brusquement disparaître la femme de l’histoire ; elle ne gouverne plus, ou, du moins, il n’apparaît plus qu’elle gouverne ceux qui gouvernent le monde, et les conteurs de l’avenir auront, ce me semble, grand’peine à trouver des héros de roman parmi les rois, les princes et les présidents de république du XIXe siècle.
Le duc Charles IV était, lui, bel et bien un héros de roman. Ce n’est encore qu’un enfant et déjà il est aux pieds d’Anne d’Autriche ; à seize ans il épouse la princesse Nicolle, mais il l’épouse sans amour, bien qu’elle soit sa cousine ; en revanche, c’est par amour pour Mme de Chevreuse qu’il se brouille avec Richelieu et prend parti contre la France, et par amour encore que, sa première femme étant en parfaite santé, il donne à la Lorraine une seconde souveraine légitime : Mme de Cantecroix ; à la grande joie, d’ailleurs, de ses sujets qui, le jour de l’entrée à Nancy de la nouvelle duchesse, la saluent de ce cri : « Vive Monseigneur le duc de Lorraine et ses deux femmes ! » C’est ensuite, dans le cœur du duc Charles, un long défilé de grandes passions pour de très hautes princesses et de très humbles bourgeoises : Marie de Mancini, la fille d’un bourgmestre de Bruxelles, Mlle de Montpensier, Marianne Pajot, et bien d’autres, bien d’autres encore, jusqu’à ce que la dernière de ces éternelles passions ait eu pour dénouement, en 1655, un troisième mariage et une troisième entrée solennelle à Nancy. Charles IV a plus de soixante ans et la nouvelle duchesse, cette fois, n’a que quatorze ans, si bien que les habitants de Nancy, pendant le cours de ce règne de plus de quarante ans, voyaient, à chaque mariage et à chaque entrée solennelle, rajeunir leur souveraine à mesure que vieillissait leur souverain. M. d’Haussonville enlève du crayon le plus délicat le portrait de toutes ces belles personnes du temps passé ; il raconte avec une verve charmante ces très extraordinaires aventures d’amour mêlées à de non moins extraordinaires aventures de guerre, et voilà comment, Messieurs, savent se marier, en ces très spirituels et très éloquents récits, les sévérités de l’histoire et les grâces du roman.
Il était alors malaisé d’appeler et de retenir par des travaux historiques l’attention du public ; on avait affaire à de bien illustres et bien redoutables concurrents, de très grands politiques devant alors se résigner à n’être plus que de très grands historiens. M. le comte d’Haussonville réussit cependant, et du premier coup, à se faire une place parmi ses anciens et parmi ses maîtres. Mais le succès fut décisif et grandit, d’année en année, à l’apparition de chaque volume, lorsque M. d’Haussonville publia son second grand ouvrage historique : l’Église romaine et le premier Empire. Il a su faire tenir en deux lignes l’exposition de toute son œuvre : « J’ai voulu, dit-il, montrer Napoléon, le plus grand homme des temps modernes, aux prises avec la religion, la plus grande chose de tous les temps. » Et de cette vaste épopée qui se nomme l’histoire de Napoléon, M. d’Haussonville dégageait ce drame particulier : le Pape et l’Empereur, la lutte de Pie VII et de Napoléon, lutte d’autant plus émouvante qu’elle paraît plus inégale ; mais l’inégalité n’est qu’apparente dans ce duel de la puissance morale contre la puissance matérielle, car à celui qui avait conquis le monde, le vieillard désarmé, prisonnier à Savone, pouvait opposer cette grande force invisible et invincible, la conscience.
La publication de l’Histoire de l’Église romaine fut un véritable événement dans les dernières années du second Empire. M. d’Haussonville apportait une très grande quantité de documents nouveaux et mettait en lumière des faits absolument ignorés. C’était surtout sur les quatre années de captivité de Pie VII à Savone que les révélations éclataient, saisissantes, inattendues. L’Empereur, en 1805, avait expressément recommandé à tous ses agents de garder et d’imposer le silence le plus absolu sur l’enlèvement de Pie VII à Rome, sur son arrivée en France et sur sa translation à Savone. Il avait été obéi, et ce grand silence durait encore après un demi-siècle. « Je crois bien, disait M. d’Haussonville, dans son introduction, que M. Thiers a tout su, mais il ne lui a pas convenu de tout raconter. » Et M. d’Haussonville, lui, raconte tout, avec cette animation qui est la marque et le caractère de son talent. Certes, ce n’est pas là de l’histoire impassible et glaciale. M. d’Haussonville n’est pas de ceux qui, ayant l’indifférence pour patrie, considèrent les choses de ce monde comme un spectacle et affectent de les étudier sans pitié, sans colère, sans amour et sans haine. M. d’Haussonville est un écrivain ardent et passionné il prend parti, mais sans jamais cesser d’être dominé par le sentiment et le respect de toutes les grandeurs.
M. le comte d’Haussonville achevait à peine la publication de ce beau livre lorsqu’éclata la guerre de 1870. Ce fut la fin de ces loisirs si dignement remplis par de si considérables travaux. Je voudrais pouvoir passer rapidement sur des souvenirs à jamais déchirants pour les âmes françaises, mais je ne pourrais le faire sans manquer à mon devoir. Il m’a été permis, en effet, de lire une œuvre inédite, un Journal du siège de Paris, écrit par M. d’Haussonville, sans la moindre préoccupation littéraire, non pour le public, mais pour ses enfants, pour ses amis. Je vous ai déjà cité, Messieurs, quelques lignes de ce Journal et je voudrais vous en lire encore d’autres passages qui, mieux que toutes mes paroles, vous montreront quelles preuves M. d’Haussonville sut donner, en ces jours cruels, de son patriotisme et de sa vaillance.
Je vous ai dit qu’il mettait de l’esprit dans sa bonté il en mettait aussi dans son courage. Sa compagnie, le 9 janvier, était de service au bastion 72 ; M. d’Haussonville est mis en faction près d’une petite poudrière placée sur le chemin de ronde. Un obus éclate à cinquante mètres de là, et voici comment ce volontaire de soixante ans raconte l’aventure où il a couru le plus sérieux des dangers : « Les mouvements que je voyais faire aux personnes qui suivaient le chemin de ronde m’indiquaient de temps à autre qu’elles entendaient passer des obus au-dessus de leurs, têtes. Il paraît que le sifflement de ces projectiles est étrange et quelque peu sinistre. À ce bruit, chacun baisse instinctivement la tête, se couche par terre ou se jette de droite et de gauche. Ayant l’avantage de ne rien entendre, j’ai aussi celui de rester en pareil cas ferme comme un roc. Cette intrépidité peu méritoire me fait honneur aux yeux des gens qui ne connaissent pas mon infirmité. »
Cette intrépidité très méritoire lui faisait grand honneur aux yeux de tous, car il n’est rien qui se reconnaisse plus vite et plus sûrement que le vrai courage. On suit M. d’Haussonville, jour par jour, heure par heure, dans ces pages si vivantes et si émues. Il visite les forts et les ambulances, il va quêter à domicile pour les pauvres, et comme il est fier d’avoir, en une seule journée, recueilli plus de trois mille francs ! Dès que Paris est agité, il court chercher la foule dans les quartiers populaires et se mêle aux groupes les plus exaltés. Sa moustache grise, ses favoris blancs, sa rosette d’officier de la Légion d’honneur le font prendre pour quelque général retiré du service. On l’entoure. Il parle et force l’attention par l’ardeur et l’énergie de son langage. Le fond de ses discours est le même invariablement : il faut oublier toutes les anciennes querelles, ne penser qu’à la défense, la prolonger à tout prix, manger le moins possible et se battre le plus possible.
Ce journal, d’ailleurs, Messieurs, vous appartient un peu ; car M. d’Haussonville y parle très souvent de l’Académie. Il n’avait qu’une seule distraction : il venait ici, à l’Institut, le jeudi, travailler au dictionnaire et il admirait avec quelle ingéniosité d’esprit, avec quelle scrupuleuse attention étaient discutées, au milieu de cette ville assiégée et bombardée, les nuances les plus délicates et les plus fugitives de la langue française. Mais M. d’Haussonville trouvait à l’Académie, parmi ses confrères, d’autres sujets d’admiration. À chaque page, dans ces souvenirs reviennent, Messieurs, des noms qui vous sont chers, et qui étaient, et qui sont encore l’honneur de votre Compagnie. L’Académie, en ces jours d’épreuves, avait recommencé à prendre part aux affaires de la France, et à parler à l’Europe en son nom. Et tous, poètes et écrivains, aussi bien qu’orateurs et hommes d’État, prêtaient à la cause de notre pays les grandes voix de l’éloquence et du patriotisme.
L’heure arriva qui ne laissait plus d’espérance, et M. d’Haussonville ferma son journal sur ces dernières phrases : « Cette fin était inévitable. Elle ne me jette pas moins dans un profond abattement. La vie continue, d’ailleurs, comme à l’ordinaire ; des amis viennent après déjeuner, on cause, on discute sur les probabilités de l’avenir. Je n’y puis attacher mes pensées. Il me faudra quelque temps avant de reprendre assez de liberté d’esprit pour songer à autre chose qu’à l’immensité du désastre où vient de sombrer la fortune de mon cher et malheureux pays. »
Mais cet accablement ne fut pas de longue durée. De grands devoirs à remplir, de grandes misères à soulager et c’en fut assez pour rendre à M. d’Haussonville tout son courage. Président de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés français, M. d’Haussonville devient, au lendemain de la guerre, le chef d’une immense famille de proscrits et se consacre tout entier à cette œuvre de charité patriotique. Il n’est pas un de ces présidents de représentation et d’apparat qui voient les choses de haut et de loin, qui veulent bien être à l’honneur, mais sans avoir été à la peine, et qui croient avoir assez fait quand ils ont donné leur nom. M. d’Haussonville, lui, donne sa vie avec un oubli complet de lui-même, avec une infinie compassion pour la souffrance humaine.
Les exilés, qui arrivaient par milliers, venaient frapper à la porte d’une maison de la rue de Provence où se trouvaient, où se trouvent encore aujourd’hui les bureaux de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains. Je me souviens, Messieurs, d’être allé un jour dans cette maison et j’ai gardé de cette visite une ineffaçable impression. Dans une étroite salle d’attente une cinquantaine de personnes étaient entassées qui se tenaient là, silencieuses, portant sur le visage l’air doux et résigné de la vraie misère. Des vieillards, des femmes, des enfants, beaucoup d’enfants. Je dus me faire passage à travers ces pauvres gens et j’entrai dans une pièce où défilaient l’une après l’autre toutes ces infortunes. M. d’Haussonville était là, interrogeant une femme qui avait deux enfants blottis dans ses jupes et un autre enfant tout petit dans les bras, et il l’interrogeait avec tant de douceur et tant de bonté, avec une si tendre et si sincère pitié pour sa détresse, que je crois encore entendre ces paroles qui, pour aller au cœur n’avaient d’autre secret que de venir du cœur. J’ai eu, ce jour-là, le sentiment que je me trouvais en présence d’un de ces hommes qui font le bien tout naturellement, pour leur propre contentement et parce qu’ils ne connaissent pas au monde de plus noble plaisir. Mais encore faut-il, pour goûter pleinement ces jouissances-là, avoir l’âme façonnée sur un certain modèle et qui n’est pas des plus communs.
Il vous semble peut-être que je néglige un peu trop, en ce moment, l’homme de grand esprit et de grand talent pour ne songer qu’à l’homme de grand cœur. À qui la faute, Messieurs ? à M. d’Haussonville lui-même. Je suis bien obligé de le suivre là où il me conduit, c’est-à-dire parmi les pauvres et les affligés. Pourquoi s’est-il plu à leur vouer toute la fin de sa vie ? Pourquoi leur a-t-il sacrifié, sans le moindre effort, sans le moindre regret, tous les avantages, tous les succès auxquels il pouvait légitimement prétendre ? Ses amis sont au pouvoir, le très récent et très grand succès de son Histoire de l’Église romaine n’est certes pas fait pour le décourager d’écrire... Mais ses ambitions sont ailleurs et plus hautes. M. d’Haussonville ne voit plus, ne connaît plus que ses chers exilés. Il n’a pas seulement l’élan généreux de la première heure ; au bout de douze années son ardeur est la même pour l’œuvre entreprise. Aussi quels résultats obtenus ! M. d’Haussonville recueille et distribue près de quatre millions ; il fonde, avec le concours d’un homme de bien M. de Naurois, cette admirable maison du Vésinet qui recueille et recueillera toujours les orphelines d’Alsace-Lorraine ; il obtient du gouvernement la concession de cinq mille cinq cents hectares en Kabylie et il va en Algérie choisir les emplacements les plus favorables pour l’établissement de ses colons. Il crée trois grands villages et le Conseil général d’Alger a donné, dans un mouvement unanime de reconnaissance, le nom d’Haussonville à un de ces villages. Il s’occupe de tout, lui-même, avec une infatigable activité, de la construction des maisons, de l’exécution des travaux d’intérêt public, de la mise en culture des terres. Il retourne trois fois encore en Algérie ; il a soixante-douze ans lorsqu’il part, en 1881, pour le dernier de ces voyages ; il a besoin de voir et de revoir ceux qu’il a envoyés là-bas, il veut être certain qu’on a bien fait pour eux tout ce qu’on devait faire, qu’on leur a bien rendu tout ce qu’on leur pouvait rendre de la patrie perdue ; il est un des enfants de nos pays de Lorraine, et, mieux que personne il sait qu’il est des souvenirs qui jamais ne s’effacent et des choses qui ne se retrouvent jamais.
Entre deux de ces voyages en Algérie, M. le comte d’Haussonville, directeur de votre Compagnie, eut, pour remplir les devoirs de sa charge, à souhaiter la bienvenue à l’un de vos plus illustres confrères, à l’un de mes maîtres les plus aimés et les plus admirés. Il était bien difficile d’être spirituel et bien difficile de réussir après celui qui parla le premier en cette brillante séance ; et cependant, Messieurs, vous avez gardé le souvenir de ce discours de votre directeur, qui fut un chef-d’œuvre d’éloquence aimable et légère. M. d’Haussonville n’avait jamais eu plus de talent, jamais plus d’esprit. Comme il aurait pu facilement ajouter à sa renommée littéraire, s’il ne s’était obstiné à faire passer, avant toute préoccupation d’intérêt ou de succès personnel, l’accomplissement d’une grande tâche de dévouement patriotique ! Les autres avant lui, toujours en quelques mots, voilà sa vie.
M. d’Haussonville, Messieurs, vous devait encore un discours ; la mort ne lui a pas laissé le temps de s’acquitter envers vous. C’était à lui qu’il appartenait de prononcer, en 1885, le discours sur les prix de vertu, et vous auriez pu, saisissant l’occasion, condamner M. d’Haussonville à se décerner un prix, à lui-même, pour son œuvre d’Alsace-Lorraine. Il n’y en aurait certainement pas eu, ce jour-là, de mieux mérité.
M. le comte d’Haussonville a donné, Messieurs, un exemple aussi précieux, et plus rare, en ce moment, que l’exemple du dévouement et de la bonté ; il a donné, jusqu’à la fin de sa longue vie, l’exemple de la jeunesse, et c’est peut-être par là surtout que les dernières années de cette noble existence méritent d’être considérées. Le monde est aujourd’hui plein de jeunes gens fatigués de vivre avant d’avoir vécu, rongés d’une mélancolie grandissante et enveloppés d’une vapeur de tristesse ; ils sont las des sentiments ordinaires, de l’émotion banale et des devoirs vulgaires ; ils refusent d’adhérer à une foi quelconque, religieuse ou politique ; tout est usé dans le ciel, tout est usé sous le ciel : ils se déclarent atteints d’impuissance à aimer la vie. D’ailleurs, à quoi bon vivre, disent-ils, puisqu’un jour il faudra mourir. On ne savait pas, paraît-il, autrefois, que la vie aboutissait à la mort. C’est une toute récente découverte. Cependant quelques-uns de ces jeunes gens font de louables efforts pour se rattacher à l’existence ; ils examinent minutieusement leur état d’âme et travaillent de bonne foi à démêler l’énigme de leur destinée ; ils sont même pris, à certaines heures, d’une sorte de nostalgie de l’idéal, mais tout en persistant à considérer que la mode est absolument passée de l’idéal d’autrefois, qu’il a fait son temps et ne saurait plus être bon à rien. Il leur faudrait un nouvel idéal, d’une incontestable originalité, et c’est là ce qu’ils cherchent, laborieusement, scientifiquement, psychologiquement, et c’est là ce qu’ils ne paraissent pas encore avoir trouvé.
M. d’Haussonville n’a jamais pris tant de peine ; il n’a jamais souffert de cette impuissance à aimer la vie, qui n’est, en somme, qu’une impuissance à aimer le devoir ; il n’a jamais eu besoin de doser, d’analyser et de décomposer son état d’âme. Il s’en est tenu tout simplement à cet idéal qui est, depuis des siècles et des siècles, la lumière de la conscience humaine. Il a aimé le travail, il a aimé l’honneur, il a aimé son pays ; et c’est ainsi, Messieurs, qu’il a pu laisser, après lui, vivantes et durables, les œuvres de son esprit et les œuvres de son cœur.