M. François Coppée, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Victor de Laprade, y est venu prendre séance le jeudi 18 décembre 1884, et a prononcée le discours suivant :
Messieurs,
Au moment où j’ai le redoutable honneur de parler devant vous, je suis assurément très ému ; mais mon cœur, pénétré de gratitude, n’éprouve pourtant aucune crainte. Il circule autour de moi un effluve de sympathie qui m’échauffe et m’encourage. L’Académie, qui est une des rares et glorieuses institutions encore intactes et debout parmi les ruines de la vieille France, tient à ses anciens privilèges, et, en faveur du poète, à peu près banni de la société moderne, elle exerce généreusement le droit d’asile. Chez elle, il se sent en sûreté, dans une atmosphère de bienveillante protection, comme le fugitif des temps mérovingiens sous le cloître paisible de Saint-Martin de Tours. Je me lève donc plein de confiance, me rappelant quel culte vous gardez pour la poésie, confus sans doute d’être un de ses moindres serviteurs, mais certain que vous m’avez choisi comme un des plus fidèles.
Vous m’avez élu pour succéder à M. de Laprade, qui lui-même occupait au milieu de vous la place d’Alfred de Musset ; et rarement, me semble-t-il, vous avez mieux prouvé que par ces élections successives votre goût hospitalier pour les poètes et la libérale variété de vos choix. Je diffère autant de mon prédécesseur qu’il ressemblait peu au sien ; mais vous vous plaisez à ces contrastes. Après le grave contemplateur des glaciers et des hautes futaies, vous appelez à vous un rêveur des rues de Paris ; ayant entendu le rossignol des Alpes emplir de sa voix puissante les solitudes du vallon nocturne, vous écoutez la petite chanson du bouvreuil en cage sur une fenêtre de faubourg. Il vous suffit que les deux oiseaux chantent à votre gré ; et vous faites le même accueil aux deux poètes.
Une fois seulement, j’ai eu le bonheur d’approcher M. de Laprade, pendant un des courts voyages à Paris que sa santé lui permettait, il y a quelques années ; une heure seulement, j’ai pu voir ce doux et noble visage, qui est encore présent à vos souvenirs. Mais, je puis le dire, nous nous connaissions de longue date. Écolier de vingt ans, j’avais plus d’une fois suivi, un de ses livres à la main, les allées tournantes de cette pépinière du Luxembourg où, comme il l’a dit dans une de ses plus gracieuses poésies :
On feuilletait un jeune cœur,
On s’absorbait dans un vieux livre.
Quand mes premières rimes furent imprimées, je les lui offris en élève timide, il les lut en maître indulgent ; et l’unique poignée de main que nous échangeâmes plus tard ne fit que mieux unir mon respect filial à sa paternelle sympathie. Il m’en a donné plus d’un témoignage. Je conserve précieusement et souvent je relis avec émotion une lettre de M. de Laprade dans laquelle il me remercie d’une page bien sincère écrite sur ses œuvres, et « conçoit l’espérance » — ce sont ses propres expressions — « d’être un jour loué par moi dans un lieu plus retentissant et plus solennel ». Ce désir, il l’a confié à plusieurs d’entre vous ; il l’exprimait encore, dans les derniers jours de sa vie, devant sa chère famille. J’éprouve une grande douceur à croire que son suffrage ne me manque pas aujourd’hui, et j’aime la tâche que vous m’imposez de faire l’éloge d’un poète de race qui fut excellent pour moi ; car je suis soutenu dans ce devoir par deux sentiments, l’admiration et la reconnaissance.
Issu d’une noble et ancienne famille du Forez, Pierre-Marin-Victor Richard de Laprade naquit en 1812, à Montbrison, contrée montagneuse et boisée. Deux veuves, ses aïeules, le bercèrent avec de tragiques histoires du temps de la Terreur. L’une d’elles, sa grand’mère du côté maternel, portait sur son cœur, comme une relique, l’admirable testament de son mari, M. Chevassieu, maire de Montbrison, fusillé à Feurs, avec dix autres parents des Laprade, dans un massacre de vingt-huit victimes ordonné par Javogne, un des plus hideux proconsuls d’alors. L’aïeul paternel du poète, M. Marin de Laprade, soldat et savant, qui avait vaillamment porté l’épée de cadet, avant d’exercer avec talent la carrière médicale à Montbrison, avait comparu, le même jour que son ami M. Chevassieu, devant le tribunal de sang. Absous par hasard, il avait peu survécu à cette terrible journée. Ainsi entrèrent dans l’âme du poète, dès ses premières années, les deux convictions qu’il conserva toute sa vie ; il puisa dans la vue sublime des montagnes l’amour de la liberté, et dans les sinistres légendes de son foyer l’horreur de la Révolution.
Dès lors, dans cette libre poussée au milieu d’un beau paysage, son esprit reçut aussi, je le crois, le germe de ce sentiment de la nature qu’il devait répandre, si intense et si grandiose, dans tous ses poèmes. Je veux me reporter par l’imagination, comme il l’a fait si souvent par le souvenir, au temps de sa rustique enfance. La famille, une familière de cadets, déjà médiocrement pourvue avant 89, est absolument ruinée ; elle ne possède plus guère que la vieille maison, débris d’une demeure seigneuriale, avec sa tourelle d’angle et son mur où les saxifrages détruisent, en les fleurissant, quelques vestiges d’anciens ornements sculptés. Le père, médecin comme l’aïeul, est loin d’être encore devenu le professeur de clinique qui fera plus tard de savants élèves à l’École de médecine de Lyon ; à l’heure qu’il est, il ressemble beaucoup au bon docteur de Pernette. C’est un praticien de province, qui va dès le matin visiter ses malades, au trot d’une jument paysanne. La mère et l’aïeule consacrent les longues heures de la journée aux soins du logis, mais surtout au nouveau-né. Quand le ciel sourit, elles l’emportent dans la campagne, qui est tout proche, au bout de quelque ruelle solitaire. On fait halte bientôt, sur la lisière d’un bois, devant un large horizon. Là, l’enfant se roule dans l’herbe, essaye ses premiers pas sous les chênes, tourne vaguement ses regards du côté des cimes lointaines. On ne revient qu’au coucher du soleil, pour le repas du soir ; et lorsque le père rentre à son tour et présente à sa jeune femme une poignée de fleurs alpestres, qu’il a cueillies, en conduisant son cheval par la bride, le long d’un chemin escarpé, la mère les pose en souriant sur le berceau du petit garçon, endormi déjà, et le futur poète des sommets respire jusque dans ses premiers rêves l’enivrant et salubre parfum des montagnes.
Ce parfum, qu’il aima toute sa vie et qui embaume toute son œuvre, il en eut la nostalgie pendant son séjour entre les hautes murailles du lugubre lycée de Lyon. Celui qui devait écrire sous le titre de l’Éducation homicide, des pages brûlantes d’indignation contre les dangers de l’internat, souffrit plus que tout autre de ces années de caserne imposées à l’enfance. Animé de l’esprit du devoir et de la discipline, il fit de fortes et excellentes études ; mais il était surtout soutenu par l’espoir des vacances dans ses chères montagnes foréziennes, où celui qui devait être le poète de la nature se retrempait dans la nature.
Il sortit épuisé, presque mourant, de sa prison scolaire, et il fallut le généreux soleil du Midi pour lui rendre la santé et la force de son âge. M. de Laprade fit son droit à Aix-en-Provence, où il vécut quatre ans, et tous les témoins de cette époque de sa vie le représentent comme un étudiant laborieux, mais d’un caractère expansif, parfois même d’une gaieté débordante. N’aimez-vous pas cette joyeuse jeunesse précédant une vie de hautes vertus et une œuvre austère ? Le fleuve coule majestueusement entre deux calmes rives ; mais remontez à la source, vous la découvrirez où il y a des gazouillements et de la verdure. On peut dire que M. de Laprade ignorait alors sa vocation, Sans doute, cette Provence qui ressemble à la Grèce, ces paysages arides, mais aux lignes magnifiquement harmonieuses, ces côtes, ces promontoires de la Méditerranée qui se découpent sur le bleu du ciel et se reflètent dans le bleu de la mer, éveillaient sourdement l’inspiration chez un lecteur enthousiaste d’Homère et d’André Chénier. Mais, sincèrement humble de cœur, il s’estimait assez heureux de comprendre, d’admirer les poètes, et n’osait croire qu’il en fût un lui-même. Ses amis lui révélèrent son noble pouvoir. Il en comptait beaucoup parmi les Lyonnais, ses compatriotes, et aussi dans un groupe d’étudiants appartenant à la noblesse polonaise, réfugiés en France depuis la récente proscription. L’un de ces jeunes gens insista pour que M. de Laprade écrivît quelques strophes sur son album. C’en était fait ; le vase avait débordé. Depuis ce jour, l’élève en droit fit des vers ; mais toujours modeste, il les faisait seulement pour lui, pour ses camarades, sans l’ombre d’une ambition littéraire, sans rêve de succès et de gloire. N’avais-je pas raison de comparer la poésie de M. de Laprade à une source ? Elle jaillissait de lui, naturellement, sans effort, limpide et chantante au départ comme l’eau d’une source dans les bois, mais, comme elle aussi, discrète d’abord et cachée.
Ses études de droit terminées, gardant toujours une grande défiance du goût impérieux qui l’entraînait vers les lettres, M. de Laprade se fit inscrire au barreau de Lyon, plaida quelque peu, remplit auprès d’un avocat en vogue les fonctions de secrétaire, songea même un instant à entrer dans la magistrature. Celui qui fut par la suite un professeur éloquent et disert, prenait ainsi l’habitude de la parole, quand un voyage en Suisse et en Savoie, qui lui révéla les grandes Alpes, exalta jusqu’à l’enivrement ses facultés poétiques. Il sentit sa pensée s’élever avec sa personne dans l’ascension des pics blancs de neige, et la vue des aigles qui passaient lui fit comprendre qu’il avait le grand coup d’aile. Il revint cependant, quelque temps encore, dans la sombre étude du quartier Saint-Jean où il feuilletait, d’un doigt distrait, les paperasses judiciaires ; mais, quand il en sortit, à la fin de son stage, quand il se décida à venir à Paris tenter la fortune de la publicité, il emportait une grande partie des Odes et Poèmes, des Poèmes évangéliques, et sa Psyché tout entière.
J’ai dit qu’il n’était pas un ambitieux. Rien en lui de ces grands hommes de province, si fortement dépeints par Balzac, dans sa Comédie humaine, qui se ruent sur Paris en berçant leurs rêves de domination au trot des lourdes diligences et jettent à l’énorme capitale, du haut de quelque mansarde de la montagne Sainte-Geneviève, le défi du conquérant. M. de Laprade, pour nous servir d’un mot qui aurait plu à son tempérament religieux, ne vient à Paris qu’en pèlerinage. Hadji littéraire, il foulera le sol de la Mecque intellectuelle ; mais, cette fois-ci comme les autres, il n’y fera qu’un séjour limité. Bientôt il repartira, non seulement pour se replonger dans la nature où il puise ses meilleures inspirations, mais aussi pour revoir sa patrie adoptive, cette ville de Lyon qu’il aime, qu’il préfère au tumultueux, au fiévreux Paris, cette ville de Lyon, grandiose et triste, un peu brumeuse aussi parfois, comme la pensée du poète, et que domine l’autel aérien de Notre-Dame-de-Fourvière ainsi que l’œuvre de M. de Laprade est dominée par l’idée de Dieu.
Je puis évoquer devant vous l’image de l’auteur de Psyché à ce moment de sa jeunesse déjà mûrie et devenue grave, tel qu’il fut introduit à Paris dans quelques sociétés d’élite, tel qu’il fut présenté notamment, par son compatriote Ballanche, à l’Abbaye-aux-Bois, où il s’inclina devant le majestueux silence de Chateaubriand. Ce portrait est signé du nom de notre maître à nous tous, les poètes, d’un maître qui fut particulièrement celui de M. de Laprade, du nom cher et vénéré de Lamartine :
« Il était grand, dit-il, en parlant du jeune homme qui vint le saluer à Saint-Point, il était grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette expression, c’est-à-dire la physionomie d’un jeune homme qui écoute les voix célestes entendues de lui seul, et dont la pensée, consumée du doux feu de l’encensoir, monte habituellement en haut plus qu’elle ne se répand sur les choses visibles d’ici-bas. »
Il y a, dans ces lignes magistrales, plus qu’un portrait idéalisé du poète ; il y a la définition même de son génie poétique, qui venait de se révéler alors au monde littéraire par la publication de Psyché.
Vous l’admirez tous, cette pure fleur de poésie éclose dans un esprit pénétré par Platon, ébloui par Phidias, mais resté, malgré sa juvénile témérité, sincèrement, absolument chrétien ; vous le connaissez, ce poème charmant et profond, où l’auteur, employant le plus gracieux des symboles, montre, dans la légende de cette jeune fille devenant l’épouse d’Éros, la destinée de l’âme humaine s’unissant à Dieu dans l’éternité ; où le poète, éclairant, rajeunissant en quelque sorte aux lueurs de la philosophie la mythologie antique, en dégage la signification morale, le spiritualisme supérieur, l’idée profondément religieuse. Conception nouvelle et hardie, où se trouve une fois de plus posé l’insoluble problème qui a inquiété et inquiétera le monde jusqu’à son dernier soir : car toujours Ève regarde d’un œil plein de désir les fruits de l’arbre de la Science ; toujours Psyché allume en tremblant sa lampe pour contempler le visage de son divin amant ; toujours l’épouse de Lohengrin a sur les lèvres la question interdite ; et, jusque dans les Contes de berceuses, toujours la femme de Barbe-Bleue serre dans sa main frémissante la clef de la chambre défendue. Toujours le mystère ! Toujours Isis sous son voile ! Toujours l’inflexible et désespérante consigne passée à l’homme d’âge en âge : Aimer et croire sans connaître !
Ce poème de Psyché, dont je ne puis qu’indiquer le sens philosophique, mais dont je ne saurais trop louer la forme impeccable, où le dessin classique s’allie à la couleur moderne, fut bientôt suivi des Odes et Poèmes. C’est là, je n’hésite pas à le dire, que M. de Laprade, dans toute la force de son talent, a fait sa plus riche et sa plus féconde moisson lyrique ; c’est là qu’il a chanté, avec cet enthousiasme, celle exubérance de jeunesse que les poètes eux-mêmes n’éprouvent qu’une fois dans la vie, son cantique à la gloire de l’univers visible, son hymne à la nature.
Aucune analyse ne vaut la vue d’un chef-d’œuvre, et l’éloge doit ici faire place à la citation. Relisons donc ensemble, si vous le voulez bien, un fragment de ce Poème de l’Arbre, où est exprimée, avec une poésie supérieure à toutes les éloquences, la fusion de l’âme humaine et des choses ; relisons ces vers impérissables, qui rayonneront dans le trésor des anthologies comme les planètes dans le ciel d’une nuit étoilée :
À UN GRAND ARBRE
L’esprit calme des dieux habite dans les plantes.
Heureux est le grand arbre aux feuillages épais ;
Dans son corps large et sain la sève coule en paix,
Mais le sang se consume en nos veines brûlantes.
À la croupe du mont tu sièges comme un roi ;
Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie ;
Je voudrais échanger ton être avec ma vie,
Et me dresser tranquille et sage comme toi.
Le vent n’effleure pas le sol où tu m’accueilles ;
L’orage y descendrait sans pouvoir t’ébranler ;
Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler,
Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles.
L’aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil ;
Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche,
La lune aux pieds d’argent descend de branche en branche,
Et midi baigne en plein ton front dans le soleil.
L’éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes ;
Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois ;
Au commun réservoir en silence tu bois,
Enlacé dans ces lianes où dorment tous les germes.
Salut, toi qu’en naissant l’homme aurait adoré !
Notre âge, qui se rue aux luttes convulsives,
Te voyant immobile a douté que tu vives,
Et ne reconnaît plus en toi d’hôte sacré.
Ah ! moi je sens qu’une âme est là sous ton écorce :
Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu ;
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut ! Un charme agit et s’échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature ;
Un esprit revêtu d’écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise ;
Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser ;
Que j’existe un moment sans vouloir ni penser :
La volonté me trouble, et la raison me pèse.
Je souffre du désir, orage intérieur ;
Mais tu ne connais, toi, ni l’espoir ni le doute,
Et lu n’as su jamais ce que le plaisir coûte ;
Tu ne l’achètes pas au prix de la douleur.
Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve
Les promesses du ciel ne valent pas l’oubli ;
Dieu même ne peut rien sur le temps accompli ;
Nul songe n’est si doux qu’un long sommeil sans rêve.
Le chêne a le repos, l’homme a la liberté...
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines !
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C’est être dieu soi-même, et c’est ta volupté.
Verse, ah ! verse dans moi tes fraîcheurs printanières,
Les bruits mélodieux des essaims et des nids,
Et le frissonnement des songes infinis ;
Pour la sérénité je t’aime entre nos frères.
Si j’avais, comme lui, tout un mont pour soutien.
Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses,
Si l’Aurore humectait mes cheveux de ses roses,
Si mon cœur recelait toute la paix du tien ;
Si j’étais un grand chêne avec la sève pure,
Pour tous ainsi que toi, bon, riche, hospitalier,
J’abriterais l’abeille et l’oiseau familier
Qui, sur ton front touffu, répandent le murmure ;
Mes feuilles verseraient l’oubli sacré du mal,
Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse ;
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse
Écouter ce silence où parle l’idéal.
Nourri par la nature, au destin résignée,
Des esprits qu’elle aspire et qui la font rêver,
Sans trembler devant lui, comme sans le braver.
Du bûcheron divin j’attendrai la cognée.
Cette ivresse, cette exaltation du poète devant la nature ont trompé des critiques superficiels ; ils ont cru y discerner un penchant vers le panthéisme mystique, vers cet espoir vague, mais passionné, de s’unir à Dieu dans les choses, de s’ensevelir ainsi, de s’anéantir dans son sein. M. de Laprade a été très sensible à cette accusation, car elle offensait ses plus chères croyances. Mais son œuvre est là qui proteste. Jamais, dans ses plus complètes extases, dans les heures où il unit plus intimement son âme à l’univers, il n’oublie celui qui en est l’auteur ; jamais dans ses vers la personne humaine ne cesse d’être distincte de la personne divine, dont le monde est l’ouvrage et dont les spectacles les plus enchanteurs ne sont que la manifestation. Il y a, dans les doctrines panthéistes, une très séduisante et, par conséquent, très dangereuse embûche tendue à notre raison pour la faire choir dans l’adoration de la matière. L’auteur d’Hermia, — je cite à dessein le titre de ce poème, le plus mystique de tous ceux de M. de Laprade, — n’y est point tombé. Sa pensée se mêle un moment à la Création, mais pour remonter aussitôt vers le Créateur : elle est pareille à l’eau du Ciel, qui est absorbée par la terre, mais pour reparaître bientôt dans le flot des sources, dont le murmure est une prière, dans la rosée des fleurs, dont le parfum est un encens.
Les Poèmes évangéliques, ainsi que les recueils qui les suivirent, prouvèrent d’ailleurs que le besoin de solitude du poète avait été sans danger pour sa foi chrétienne, que le démon du doute n’était pas venu le tenter dans ses retraites au désert, et qu’il n’y avait pas été pris, comme les gymnosophistes de l’Inde, par le dégoût de la vie et par le vertige du néant. Maintenant, c’est Dieu, toujours Dieu, qu’il adore dans la nature ; il garde pour elle le même ardent amour, mais, sous toutes ses apparences, il ne cesse de voir distinctement l’idéal divin ; il lui emprunte des symboles, mais à l’imitation de Celui qui parlait si délicieusement sur la montagne des lis des champs et des oiseaux du ciel. De par son pouvoir de magicien lyrique, il prête une voix aux glaciers et aux torrents, il anime les chênes et les roses ; mais toute cette symphonie n’éclate que pour la plus grande gloire du Maître vivant et créateur et monte tout droit vers le ciel. Sacrifiant sur les hauts lieux et oubliant peut-être un peu trop l’humanité qui s’agite et souffre dans les vallées, M. de Laprade approche alors, autant que le permet le siècle, de l’idéal qu’il s’est fait du poète des temps primitifs, de l’antique Orphée ; il devient, selon la belle expression de Lamartine, un véritable prêtre de la parole chantée. Le mot Dieu est celui qui jaillit le plus souvent de sa plume ; et, dans ses vers harmonieux et limpides, le nom sacré retentit sans cesse, ainsi que résonne, le soir, au milieu des bruits de la campagne, la voix d’une cloche de village appelant obstinément les fidèles à la prière.
Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : mes paroles auraient étrangement trahi ma pensée si je vous avais représenté M. de Laprade comme un rêveur en dehors de toute humanité, un muezzin criant sans relâche le nom d’Allah du haut des minarets, un hiérophante toujours absorbé dans les mystères. Il n’a point cette monotonie sacerdotale ; il est beaucoup plus humain. Dans les Symphonies, par exemple, livre qui marque, selon moi, le point culminant de son œuvre, bien des poèmes, tels que Rosa mystica et la Tour d’Ivoire, contiennent un élément déjà plus vivant, plus dramatique, sont écrits sous la dictée de la passion. De plus, le poète excelle dans l’expression de beaucoup de sentiments intimes, des sentiments de famille surtout, et les vers par lui dédiés à sa mère, à son père, à ses aïeux, sont pleins de tendresse respectueuse et font prévoir qu’il trouvera plus tard les accents si touchants du Livre d’un Père. Dans ce domaine de la sensibilité, il abonde en mots de la plus pénétrante émotion, en vers tout entiers jaillis du cœur. Qui osera lui reprocher d’avoir gardé pour lui seul certains secrets de son âme, ou du moins de ne les avoir laissé deviner qu’à travers le brouillard de l’abstraction ou sous le voile de l’allégorie ? Sans doute, la plupart des poètes modernes ne nous ont pas habitués à tant de réserve ; ils ont un besoin, un abandon de confidence, parfois bien indiscret, mais dont, moins que tout autre, j’aurais le droit de leur faire un crime, ayant moi-même à confesser quelques fautes vénielles sur ce point. N’est-ce pas un motif de plus pour que je respecte, pour que j’admire le chaste silence de M. de Laprade, qui lui était imposé par le plus délicat des sentiments, par la pudeur ?
Tant d’ouvrages d’une inspiration si haute et si pure, d’une forme si parfaite, avaient désigné M. de Laprade à l’attention, aux récompenses de l’Académie Française. Parlant à M. de Laprade de ces lauréats qui deviennent des candidats, puis des élus, M. Vitet a comparé spirituellement l’Académie à une mère de famille prévoyante qui songe d’avance aux alliances possibles. On peut donc dire que, depuis longtemps, M. de Laprade était pour l’Académie plus qu’un prétendant, mais une sorte de fiancé. Il augmentait ses titres à votre suprême faveur par ses remarquables leçons à la Faculté des lettres de Lyon, où l’avait appelé, dès 1847, la bienveillance de M. de Salvandy et où il commentait, en poète et en philosophe, les chefs-d’œuvre de notre littérature nationale. Admis, encore jeune, à l’honneur de siéger parmi vous, goûtant la douceur d’une heureuse union et voyant grandir autour de lui une belle et nombreuse famille, aimant cette noble profession de l’Enseignement supérieur, qui laissait assez de loisir au rêveur, assez de vacances au montagnard, sans richesses mais sans besoins, satisfait de sa renommée parmi les lecteurs choisis, renommée que n’avait même pas souhaitée cet artiste vraiment désintéressé, M. de Laprade vécut alors des jours calmes et prospères, que le travail et les joies du foyer suffisaient à remplir. Ce ciel était trop pur ; un orage, un orage politique, y éclata.
Profondément attaché à ses convictions monarchiques et religieuses, M. de Laprade n’avait pas été sans partager les espérances, les illusions, pour mieux dire, qui naquirent dans beaucoup d’esprits à la suite de l’inexplicable révolution de Février, et il fut de ceux qu’assombrit le coup d’État du 2 décembre. Néanmoins, il ne manifesta pas tout d’abord son antipathie contre le nouveau régime, estimant sans doute, et avec raison, que le poète est libre de ne se point jeter dans les tumultes. Mais, vers 1860, quand les conséquences de la guerre d’Italie inquiétèrent les catholiques, il publia, sur les choses du temps, quelques satires, plutôt morales que politiques, dont l’une, intitulée les Muses d’État, fit destituer son auteur. L’émotion fut grande, la fonction de professeur de Faculté ayant été considérée jusque-là comme à peu près inamovible.
Permettez-moi de ne pas m’étendre sur les satires de M. de Laprade. Ce n’est pas qu’on n’y puisse rencontrer beaucoup de bon, et même de l’excellent ; on y remarque surtout une puissance d’ironie, une verve mordante qu’on ne soupçonnerait pas chez l’auteur de Psyché, et cette main, habituée à toucher la lyre virgilienne, a su faire vibrer les cordes d’airain de Juvénal. Mais ces satires datent de loin, et n’offrent plus qu’un intérêt rétrospectif. N’est-ce pas là d’ailleurs le sort ordinaire des vers politiques et ne sont-ils pas comparables aux balles de guerre ? Elles sifflent et font leur œuvre de destruction, le jour du combat ; mais elles sont froides, quand on les ramasse, le lendemain, sur le champ de bataille.
J’aime mieux insister sur la force d’âme qu’opposa le poète au coup qui le frappait. Ce coup lui était particulièrement cruel, car il diminuait ses médiocres ressources et l’atteignait dans ses besoins de père de famille ; mais il ennoblit encore plus cette existence si noble, en y ajoutant la beauté du malheur, du malheur subi avec le plus simple et le plus fier courage. M. de Laprade dédaigna la popularité que sa disgrâce lui improvisait, n’eut aucune faiblesse, ne laissa échapper aucune plainte ; il vécut seulement dans une plus étroite retraite et travailla davantage. On peut dire qu’à partir de cette heure de crise, le caractère de cet homme de bien se rapprocha autant qu’il est possible de la perfection morale et se revêtit d’une suprême dignité. Dans le cabinet paisible où il s’attarde près de sa lampe, protégé par le regard des portraits d’ancêtres, il peut maintenant, comme il l’a raconté dans un mâle poème, voir surgir, une nuit, l’ombre du grand Corneille en personne. Le père de Polyeucte et d’Horace est heureux de visiter dans sa solitude ce chrétien résigné, ce bon patriote, ce frère pauvre, et il lui sourit avec bienveillance. Un tel hôte est digne en effet d’accueillir Corneille, de lui dire : Sieds-toi ! de parler avec lui d’honneur sévère, de stoïque devoir, et d’écrire sous sa dictée des vers dignes du maître.
L’incursion de M. de Laprade dans le domaine de la satire eut, du reste, un autre avantage que de lui fournir l’occasion de montrer, dans un jour d’adversité, la hauteur et la beauté de son âme ; elle lui révéla un style plus souple, plus familier, sans qu’il cessât d’être lyrique ; elle détendit, elle humanisa, en quelque sorte, son inspiration. Désormais le poète gravira toujours les cimes, mais, à la descente, il s’arrêtera dans les villages, entrera dans les fermes, s’entretiendra avec les laboureurs ; et la grandiose solitude de ses paysages va se peupler de figures touchantes. C’est ainsi qu’il écrit Pernette, et le succès populaire de cet émouvant et charmant récit le récompense de cette rénovation de son talent. Dans cette idylle héroïque, M. de Laprade n’a pas seulement doté les lettres françaises d’un poème qui se peut comparer sans désavantage à l’Hermann et Dorothée de Goethe ; mais, comme pressentant nos prochains malheurs, il a, d’un geste prophétique, montré aux paysans le vieux fusil pendu par deux clous aux murs de la chaumière, l’arme de chasse pendant la paix, d’embuscade aux jours d’invasion, que plus d’un désespéré de nos pays de l’Est devait bientôt emporter sous sa blouse, par les nuits sans lune, et dont les coups mortels firent vider les étriers à bien des éclaireurs allemands.
Quand l’horrible guerre éclata, quand le double désastre de Reichshoffen et de Sedan nous fit monter la rougeur à la face, l’auteur de Pernette, malgré sa barbe grise, aurait bien voulu imiter le héros de son poème, Pierre le franc-chasseur, et saisir à son tour le fusil du volontaire, le mousquet rouillé des Chouanneries et des Guérillas ; car aucun citoyen n’éprouva plus profondément, plus douloureusement que lui cette impression de viol et d’outrage qui alors déchira tous les cœurs. Mais, cloué dans son logis moins par l’âge que par le mal qui devait faire de ses dernières années une lente agonie, il ne put qu’accompagner nos soldats de ses ardentes prières et de ses vœux passionnés. Il ne faillit pas du moins à ce devoir, et parmi les cris de guerre qu’arrachait alors à nos poètes le désespoir national, il en poussa d’admirables. Où trouvera-t-on plus d’enthousiasme vraiment français, plus d’éloquence patriotique, que dans les vers de M. de Laprade aux Bretons, que dans ces strophes enflammées, où l’Arverne se souvient que les habitants des landes de l’Ouest sont Celtes comme lui et que leurs pères ont lutté jusqu’au bout contre les légions romaines ; où le montagnard, qui a sans doute dans les veines une goutte du sang de Vercingétorix, crie éperdument : Aux armes ! vers le pays de Beaumanoir et de Du Guesclin ?
Allez donc, ô géants, ô Bretagne, ô Vendée !
Allez, Saints de l’Anjou !
De sauvages impurs la France est inondée ;
Peuple chrétien, debout !
C’est notre Dieu sanglant qui vous appelle aux armes,
Qui vous commande ici.
Saint Louis, Jeanne d’Arc, les yeux baignés de larmes,
Vous adjurent aussi.
Il s’agit de leur France et de son âme entière ;
Car le Teuton vainqueur
Veut moins, dans son orgueil, rogner notre frontière
Qu’égorger notre honneur !
Il rêve d’effacer la France de l’histoire,
Par le fer, par le feu,
Et de faire servir son infâme victoire
À nier notre Dieu.
Il rêve de fonder un droit contraire au nôtre,
D’affirmer hautement
Que le Peuple Français n’est plus le peuple apôtre
Que la liberté ment.
Aux armes, fiers Bretons, fils de libres ancêtres,
Qui, seuls dans l’univers,
N’avez jamais fléchi sous Rome et sous des maîtres,
Jamais porté de fers !
Aux armes, Vendéens, dont la race héroïque
De paysans-soldats,
Quand l’Europe tremblait devant la République,
Seule ne tremblait pas !
Bretons et Vendéens, famille encor meurtrie
De nos injustes coups,
Vengez-vous, ô martyrs, en sauvant la patrie :
Les Bleus comptent sur vous.
…
C’est à vous, paysans, d’achever l’œuvre sainte ;
Debout les vieux Gaulois !
Et fauchons l’étranger sous cette ferme enceinte
Du temple de nos lois.
Lutèce vous attend, l’Europe vous regarde,
O guerriers de l’Arvor !
Que Dieu, pour vous guider, suscite un puissant barde
Dont la harpe soit d’or ;
Qu’il réveille vos morts au fond de leurs cavernes,
Vos aïeux en courroux !
Je vous jette ce cri du pied des monts arvernes,
Moi, Celte comme vous !
Après les suprêmes défaites, la ville de Lyon choisit M. de Laprade comme un de ses représentants à l’Assemblée nationale. Aucune main plus pure ne signa la paix douloureuse, et le patriote resta à son poste jusqu’à la fin du danger. Mais son état maladif s’aggravait chaque jour et, de plus, il avait été pris tout de suite d’une singulière répugnance pour la vie parlementaire, Au milieu de cette agitation, de ces intrigues, il regrettait ses templa serena, le calme de la famille, le recueillement du travail, les méditations en pleine nature. Dès 1873, il donna sa démission ; quelques ambitieux, toujours occupés à compter les voix d’un parti, s’en plaignirent ; et cependant rien n’était plus légitime que cet acte d’un homme de pensée et d’étude reconquérant sa liberté, et il aurait pu répondre à ceux qui le blâmaient que le meilleur moyen offert au poète de prouver qu’il est un bon citoyen, c’est encore d’enrichir de quelques belles œuvres le trésor littéraire de son pays.
Rentré dans sa studieuse retraite, M. de Laprade se remit à l’œuvre, et, dans les rares heures où il n’était pas obsédé par la maladie, il composa celui de ses livres où se manifestent le plus directement ses sentiments intimes, cette suite de courts et charmants chefs-d’œuvre qui forment le Livre d’un Père. Qu’elles sont nobles et touchantes, dans leur simplicité d’expression, les paroles que prononce le vieillard devant ses enfants groupés autour de son fauteuil, devant ces fronts inégaux où il dépose de si mâles conseils et sur lesquels il appuie de si tendres baisers ! « Soyez des hommes ! » leur dit-il ; car il songe que, nés dans une époque troublée, ils sont destinés à la lutte ; car il se reproche presque d’avoir lui-même négligé l’action pour le rêve : « Soyez des hommes ! »
J’ai trop souvent, mes doux lecteurs,
Parmi les bruyères fleuries,
Parmi les bois, sur les hauteurs,
Conduit vos jeunes rêveries.
J’aimais à cueillir, à genoux,
Au bord des neiges les fleurs roses,
Sous mes doigts exprimant pour vous
Les parfums intimes des choses.
Je voulais, seul, dans ces beaux lieux,
Loin du monde, à côté des nues,
Nourrir vos cœurs purs et joyeux
Du miel des plantes inconnues ;
Et dans le calme des forêts,
Aux feux des aurores vermeilles,
Vous faire adorer de plus près
Le Dieu qui créa ces merveilles.
Ce Dieu nous appelle, aujourd’hui,
Autre part que dans la nature ;
Il nous faut pour marcher à lui
Revêtir une forte armure.
Notre poste est dans les cités,
Dans ces combats à toute outrance
Où l’on blesse des deux côtés,
O Christ ! votre soldat... LA FRANCE.
Déserts visités en rêvant,
J’aspirai, du moins, sur vos cimes,
Dans le souffle du Dieu vivant
L’espoir et les désirs sublimes.
C’est lui que nous allions chercher
Sous les sapins, sur la bruyère ;
Nous grandissions sur le rocher,
Dans l’art sacré de la prière ;
Et nous rapportions des sommets
Mieux que des vers et des fleurs vaines,
Une foi qui ne meurt jamais,
Et l’amour, ce sang de nos veines.
En cueillant les lis frais éclos,
Ma muse, à ces heures champêtres,
Taillait aussi des javelots
Dans les frênes et dans les hêtres.
Montrez, amis, à quoi vous sert
D’avoir habité son domaine ;
Sortis plus vaillants du désert,
Entrez dans la bataille humaine.
Élevez vos cœurs et vos yeux
Vers les sommets de notre histoire ;
Saluez l’œuvre des aïeux
Et leurs noms rayonnants de gloire.
Pour exciter votre vigueur
Nourrissez-vous de leurs exemples ;
Humbles comme eux près du Seigneur,
Soyez fiers au sortir des temples.
Fuyez, oubliez pour toujours,
Tout prêts à de sanglants baptêmes,
Les fleurs, les chansons, les amours,
Mes chères Alpes elles-mêmes,
Le bleu des lacs si doux à voir,
Les bois, ma vieille idolâtrie...
Tout ce qui n’est pas LE DEVOIR,
Tout ce qui n’est pas LA PATRIE.
Ne soupirons plus mollement.
Fuyons toute lyre énervante.
Arrière le faux sentiment !
Place à la foi ferme et vivante !
Il faut de plus mâles sauveurs
Dans l’affreux orage où nous sommes.
Nous avons eu trop de rêveurs.
Soyez des hommes !
Ces beaux vers, que j’ai tenu à vous relire, me semblent bien résumer la pensée générale du dernier ouvrage de M. de Laprade. Jamais le sentiment paternel, dont ici chaque page est brûlante, ne tombe dans l’attendrissement sénile et maladif. C’est bien le livre d’un père, d’un père au cœur rempli d’amour, d’un père prodigue de caresses, mais qui, tout en adorant ses enfants, prétend leur souffler le haut et sévère idéal et la passion des grands devoirs qu’il tient lui-même de ses aïeux.
Vers la fin de la vie de M. de Laprade, l’ironique fortune lui donna les richesses de ce monde qu’il avait toujours méprisées. Il eut du moins la satisfaction de les laisser à sa famille, dont les soins pieux et le tendre respect ont adouci le martyre de ses dernières années. Martyre subi avec un admirable courage, et je puis même dire, en me rappelant les lettres écrites par le malade de son lit de torture, avec une surprenante gaieté. Quand la mort mit un terme à ses souffrances, ce chrétien qui les avait supportées avec tant de résignation, cet homme de foi et de vertu eut la fin dont il était digne : il s’éteignit avec la sérénité d’un saint.
J’ai accompli mon pieux devoir. J’ai essayé de retracer devant vous, autant qu’il était possible de le faire dans les étroites limites d’un discours, la vie et l’œuvre d’un poète qui a suivi la route de l’Art, les yeux toujours fixés, comme un berger de l’Écriture, sur l’étoile de l’Idéal ; d’un poète qui serait au premier rang, s’il n’était pas né dans un siècle qui a donné à la France Alfred de Musset, Lamartine et Victor Hugo, et dans lequel vous avez eu, Messieurs, l’orgueil de compter de tels hommes dans vos rangs. Nous pouvons encore contempler l’admirable vieillesse de l’auteur de la Légende des Siècles, mais ceux qui ont écrit Jocelyn et les Nuits ne sont plus. Après de pareils génies, qui ont mis la poésie française au-dessus de toutes les autres, il se produit, dans la pensée d’un peuple, une sorte de lassitude et d’épuisement, de même que, dans une marée montante, les petits flots succèdent aux grosses lames. Les yeux éblouis d’un sublime coucher de soleil, vous vous tournez vers l’avenir, vers le levant, vous regardez avec mélancolie les tremblantes étoiles qui palpitent encore dans le ciel poétique. Vos choix deviennent donc forcément indulgents. Mais, fidèles à votre passé et respectueux de vos anciennes gloires, vous conservez ici leurs places aux poètes, aux seuls poètes de bonne foi et de bonne volonté ; et vous ne tenez pour tels que ceux qui, comme M. de Laprade, cherchent dans la poésie l’expression la plus noble de la pensée et ne la mettent au service que de ce qu’il y a dans le cœur humain d’héroïque, de tendre et de généreux.