Réponse au discours de réception de Ludovic Halévy

Le 4 février 1886

Édouard PAILLERON

Réponse de M. Édouard Pailleron
au discours de M. Ludovic Halévy

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 4 février 1886

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Vous êtes vraiment trop modeste, Monsieur, en attribuant votre succès à d’autres qu’à vous-même. Si puissante et si honorée que soit ici la mémoire de ceux qui vous ont transmis leur nom et dont vous vous réclamiez tout à l’heure avec une émotion touchante, c’est bien à vous seul que vous devez un bonheur qui, pour être, je veux vous croire, inespéré, n’était pourtant pas, j’imagine, tout à fait imprévu. Ne voir en vous qu’un homme heureux, c’est méconnaître le charme de votre talent et de votre personne, la clairvoyance de votre esprit, la fermeté persistante de votre caractère. Ce sont là des qualités trop à votre gloire pour que vous en disiez rien mais pour que je n’en dise pas quelque chose. Et d’ailleurs, il n’y a pas d’homme heureux, j’entends qu’il n’y a pas d’homme dont le bonheur soit inexplicable et pour qui le hasard seul ait tout fait. Le succès est une plante rare et frêle qui demande pour fleurir et surtout pour refleurir, beaucoup de soins et de soucis ; vous avez su la cultiver, et si, selon la belle expression du poète, le hasard a pensé à vous, il a trouvé à qui parler.

Pour arriver où vous êtes, en effet, pour vous asseoir sur ce fauteuil... inespéré, il vous a fallu surmonter plus d’un obstacle, vaincre plus d’une résistance. L’ivresse clémente du triomphe vous les a fait oublier sans doute ; permettez-moi de vous les rappeler. Le souvenir ne peut que vous en être agréable : se rappeler les difficultés de la victoire est la joie des victorieux.

Toute favorable qu’elle fût à votre candidature, l’opinion ne faisait pas moins ses réserves. Oh ! n’en soyez pas ému outre mesure ; elle en fait toujours ; elle en a fait pour chacun de nous, je n’en excepte pas même les plus grands. Et cela s’explique : comparer le successeur à son prédécesseur, c’est comparer le présent au passé, une célébrité à une gloire et, pour tout dire, un vivant à un mort ; dans ces conditions, il est naturel qu’on ne trouve jamais personne qui soit complètement apte à succéder. De là, des oppositions nombreuses et souvent passionnées. Et même, cela me porterait à croire que l’Académie n’est peut-être pas tout à fait la douairière décrépite et surannée que quel quel-uns se plaisent à dire, car, à chaque viduité nouvelle, elle ne manque ni de prétendants pour se disputer sa main vénérable, ni de jaloux pour les trouver indignes d’elle.

De ces derniers je vais vous rapporter tout au long les griefs qui vous concernent. Je n’ai pas trouvé de moyen plus habile et plus sûr de faire votre éloge, puisque enfin, votre ami de hasard, qui a aussi ses malices, m’a chargé de vous recevoir, voulant donner sans doute au monde ce spectacle édifiant et peu commun d’un auteur dramatique disant du bien de l’un de ses confrères.

Auteur dramatique ! Voici qui m’amène tout d’abord au premier sinon au plus grave de ces griefs. Vous êtes auteur dramatique, Monsieur, et il paraît qu’il n’en faut plus à l’Académie. Pourquoi ? — Parce qu’il y en a trop. Qui prétend cela ?— Ceux qui ne le sont pas probablement : des romanciers, des historiens, des hommes politiques. Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que je ne suis point de cet avis. Notre théâtre, si bas qu’il soit, — et Dieu sait s’il doit être bas depuis le temps qu’on le dit, — n’a jamais eu chez nous plus d’importance et, hors de chez nous, plus d’éclat. Chez nous, il a centuplé son public ; hors de chez nous, il a pour public le monde entier où nos pièces ont un retentissement et une expansion d’autant plus considérables que nous sommes seuls à en faire. De tant de bruit, de passions, d’intérêts de toute sorte soulevés autour de l’œuvre, rejaillit sur l’auteur une notoriété qui, à tort ou à raison, l’impose plus particulièrement à l’attention de l’Académie, mais non pas toutefois avec cet exclusivisme que l’on semble croire. Qu’un romancier de valeur, et certes il n’en manque pas, ait assez de confiance en son talent pour se passer de l’obscénité, qu’au lieu d’être dans un moment où tout le monde se mêle de faire l’histoire, nous soyons dans un temps où quelques-uns s’appliquent à l’écrire, romanciers et historiens n’ont qu’à venir à nous, ils seront les bienvenus, je vous l’affirme. Quant aux hommes politiques, l’Académie est toute prête à en nommer... quand il y en aura.

Et puis, voulez-vous savoir la vraie cause de cette influence énorme du théâtre ? C’est qu’il tient à l’âme même de l’humanité, c’est qu’il est, entre tous les arts, le mensonge charmant de la vie. Ah ! ceux qui parlent de vérité au théâtre me font sourire. La vérité ! au théâtre ! Mais tout y est faux, convenu, arrangé ; tout, depuis le ciel en toile jusqu’au soleil en gaz, depuis l’acteur qui interprète l’œuvre avec un costume, une figure, une voix, des gestes qui ne sont pas les siens, jusqu’à l’œuvre elle-même qui exprime en musique, en vers ou en prose comme on n’en parle guère, des sentiments comme on n’en trouve pas ; depuis l’auteur qui a médité ses naïvetés, calculé ses audaces, dosé ses émotions, jusqu’au spectateur qui n’ignore rien de ces habiletés, tant que le rideau est baissé, et qui les oublie, dès que le rideau se lève. Non, non ! pas d’art sans artifice ; et, encore une fois, le public le sait bien. Entre celui qui a fait la pièce et celui qui l’écoute, un contrat est intervenu, un contrat tacite par lequel le spectateur a dicté et l’auteur accepté ces conditions sous-entendues : « Je ne suis pas ici pour juger mais pour sentir, tu n’es pas là pour m’enseigner mais pour m’émouvoir ; je ne viens pas chercher la réalité mais la fuir, je veux voir d’autres hommes, rire d’un autre rire, pleurer d’autres larmes plus douces encore que le rire. Montre-moi la vie moins plate et plus rapide, le malheur plus mérité, le bonheur moins rare. Ennoblis mes passions par leur puissance, grandis mes luttes par leurs complications, égaie mes bassesses et mes hontes par le ridicule, sois exagéré, sois invraisemblable, sois faux, ne crains rien : mon imagination suivra la tienne aussi loin que les enchantements de ton art pourront la conduire. Va ! devine ce que je veux, dis ce que je sens, incarne ce que je rêve, et si, par tes impostures charmantes, tu prolonges l’illusion que je te dois, si tu flattes jusqu’au bout ma chimère, je te récompenserai magnifiquement, plus peut-être que tu ne le mérites. Mais prends garde ! ne me laisse pas retomber à terre, réfléchir, me reprendre, ou ma raison, ce dragon que tu n’avais qu’endormi, se réveille et te dévore ! »

Ah ! c’est que, si frivole et si courte que soit la fiction, elle a touché un instant à cet idéal de justice, d’honneur, de pureté, d’amour qui est dans l’homme et il ne souffre pas qu’on y touche impunément ; c’est qu’elle a évoqué son rêve et qu’il tient plus à son rêve qu’à la réalité ; l’ombre lui est plus chère que la proie ; c’est pour son rêve qu’il vit, c’est pour son rêve qu’il meurt ; c’est de son rêve que lui viennent toute force et toute foi : la science fait douter l’homme, le mystère le fait croire ; c’est avec ce qui n’est pas qu’il se console de ce qui est, c’est avec ce qu’il espère qu’il se guérit de ce qu’il souffre.

Telle est, Monsieur, la véritable cause, la cause profonde de la puissance de notre art ; tel est le pacte secret que la foule fait avec l’artiste. Vous avez rempli les conditions qu’elle vous imposait ; à son tour, elle remplit les siennes, et voilà pourquoi vous êtes ici, pourquoi vous parliez tout à l’heure et pourquoi je vous réponds.

Maintenant, malgré les périls de la sincérité, faut-il tout dire ? Eh bien ! dût-on me trouver un peu... orfèvre, à la façon de M. Josse, je tiens pour bien et justement donnée la récompense qui couronne dans l’auteur dramatique le difficile et long bonheur d’avoir réussi.

Je ne connais pas, en effet, de succès plus incontestable quoique toujours contesté, plus aléatoire et en même temps plus loyal que le succès au théâtre.

Il y a des arts dont la technique ignorée impose au spectateur incompétent, un respect qui peut aller jusqu’à l’admiration ; il y a des carrières dont la noblesse ancienne couvre ceux qui les suivent et les dispense d’avoir des titres pourvu qu’ils aient le titre ; il y a aussi, exploitant les filons mystérieux des sciences obscures, de célèbres inconnus dont les travaux profonds sont d’autant plus appréciés qu’ils sont moins appréciables, dont le mérite est d’autant plus reconnu qu’il est moins connu. Ce sont des hommes de grande valeur, sans doute, mais ils se lisent entre eux, se jugent entre eux, loin des yeux et des oreilles profanes : ils ont une célébrité de famille ; ils habitent la province de la gloire.

Tandis qu’au théâtre, il n’y a ni préjugé, ni parti pris, ni obscurité ; tout s’y comprend, tout s’y voit, tout y devient flagrant, exagéré même, le mérite comme l’insuffisance ; la science y est inutile ; les moyens ne se jugeant que d’après le résultat, la critique ne s’y exerce que par le sentiment, or, tout le monde sait rire ou pleurer. C’est ainsi qu’ayant toute compétence pour apprécier l’œuvre, on a tous droits pour juger l’auteur : on peut le porter aux nues ou le traîner dans la boue. À chaque épreuve nouvelle, c’est un début nouveau dans lequel sont remis en question non seulement les résultats acquis, non seulement le talent de l’artiste, mais encore la dignité de l’homme, puisque enfin si la passion que le public apporte à ces choses fait du succès un triomphe, elle fait de la chute une humiliation, et c’est sur l’auteur que tombent directement ses colères.

Aussi, quand, pendant plus de vingt années, un homme a affronté de tels dangers, enchaîné la fortune, résisté aux mille déceptions qui lui venaient de son art, des autres et de lui-même ; quand, bataille par bataille, il a gagné ses grades devant le grand public, au grand jour de la rampe, quand il a été élu maître par un suffrage infiniment plus universel et moins maniable que l’autre ; quand il a fait jouer comme vous, Monsieur : Froufrou, cette élégie parisienne ; Fanny Lear, ce drame puissant dans une comédie légère : les Sonnettes, ce petit acte moderne qu’auraient signé les grands maîtres anciens ; je dis qu’il est à sa place où vous êtes, qu’il doit comprendre pourquoi il a tant d’amis et ne pas s’étonner d’avoir quelques jaloux.

Ceci me ramène à vos adversaires, Monsieur, et à leur second grief. Voyez pourtant comme la jalousie raisonne mal et jusqu’où mène l’illogisme de la passion. Après vous avoir reproché d’être un auteur dramatique, on vous reprochait de n’en être que la moitié. J’entends d’avoir fondu votre personnalité dans une collaboration... je dirai siamoise. Reproche grave, Monsieur, le plus grave peut-être que l’on puisse adresser à un homme qui veut s’élever au-dessus des autres et, particulièrement à un artiste. La personnalité est, en effet, sa qualité maîtresse, la seule, au fond, que la foule cherche et respecte en lui. Pour le public, faire mieux c’est faire autrement ; dans le nouveau, il ne demande de neuf que la personnalité. Et c’est pourquoi la collaboration le trouble et le déconcerte. Comment établir l’apport de chacun des deux collaborateurs dans l’œuvre commune. A-t-elle réussi ? chacun d’eux a tout fait ; n’a-t-elle réussi qu’à moitié ? chacun d’eux n’a fait que ce qui est bon ; n’a-t-elle pas réussi du tout ? ils n’ont rien fait ni l’un ni l’autre. Quant à moi, j’ai toujours incliné à croire qu’une œuvre signée de deux noms est de deux auteurs, n’ayant jamais pu comprendre, si connu que soit d’ailleurs le désintéressement de mes confrères, pourquoi l’un d’eux ferait ainsi à un autre qui lui serait inutile, le don à ce point gratuit et si peu obligatoire, sa vie durant, de la moitié de son succès, sans compter les droits d’auteur. Je ne parle ici, n’est-ce pas, que de la collaboration, en général. Dans la vôtre, Monsieur, il y avait assez de talent et de bonheur pour suffire à deux renommées. Et cependant comment en dégager votre personnalité ? Heureusement, vous ne m’avez pas laissé ce souci. Vous avez pris soin de la dégager vous-même par des œuvres individuelles conçues dans un sentiment tout particulier, exprimées dans une forme toute moderne, frappées au coin du parisianisme, pour me servir d’un mot que vous avez maintenant tous les droits d’imposer au Dictionnaire et qui porte l’empreinte d’une société et d’une époque. Je veux dire cette façon étroite de voir les choses comme un Parisien les voit et d’en parler comme il en parle, et cela, dans des livres courts pour qu’il les lise, dans sa langue d’initiés pour qu’il les comprenne, dans un esprit en apparence détaché, railleur, gai, mais avec des sous-entendus de passion assez dissimulés, des prétextes à émotions assez adroits pour que son scepticisme s’y laisse prendre. Car il se laisse prendre à l’émotion, à la passion même ce Parisien énervé, retors, gouailleur et blasé, au fond, le plus impressionnable, le plus naïf, le plus sentimental peut-être de tous les hommes. Son cœur, un peu semblable à l’appartement qu’il habite, est un fouillis étrange où, pêle-mêle, s’entassent et miroitent mille objets curieux et disparates, de tous les temps, de tous les pays, de tous les styles, mais où toujours, dans quelque coin obscur, à l’ombre des hautes tentures qui lui cachent le jour et l’air, une fleur chlorotique et pâle s’épanouit mystérieusement.

De ce genre fin, raffiné même, de cette littérature élégante et discrète, votre volume intitulé : Deux Mariages est peut-être le type le plus accompli, le spécimen le plus aimable, mais le temps m’est trop mesuré pour que je m’y arrête. Je préfère aller tout de suite et bravement à celles de vos œuvres qui marquent la date de vos plus grands succès : l’Abbé Constantin, les Récits d’Invasion, et d’abord et surtout... je regarde si la voûte de cette coupole austère ne va pas s’écrouler sur moi... surtout Monsieur et Madame Cardinal.

Mon Dieu, oui, Monsieur Cardinal, Madame Cardinal, voire même les Petites Cardinal ! Dussé-je irriter des mânes illustres et même beaucoup d’autres qui le sont moins, j’en veux parler ici et dire tout le bien que j’en pense. Ah ! l’œuvre n’est point académique, je le sais, et je ne peux pas dire que vous y ayez retrouvé la manière de Chateaubriand ; je vous soupçonne même de ne pas l’avoir cherchée, et c’était là le bon parti, car vous avez fait ainsi un livre qui est bien de votre temps et bien de vous, et qui, à ce double titre et à d’autres encore, a sa valeur véritable.

Mais d’abord, quel est-il, ce livre ? Un roman, une série d’articles, un conte, une nouvelle ? Rien de tout cela et un peu de tout cela. C’est une suite de récits à peine reliés ensemble, un chapelet, quelque peu égrené, d’épisodes qui mettent en scène des types tirés des plus bas fonds parisiens. Il s’agit... ah ! c’est un peu moins facile à raconter que je ne le croyais... il s’agit d’une de ces familles pauvres, malhonnêtes d’ailleurs, composées d’un père, d’une mère, — si j’ose m’exprimer ainsi, — et de deux jeunes filles, deux danseuses que leurs parents élèvent au mieux de leurs intérêts — à eux, et gardent vertueusement de toute séduction avec un soin jaloux, les conservant pour un avenir plus sérieux qu’une amourette quoique moins durable qu’un mariage. Au fond, c’est une des peintures du vice les plus hardies qu’on ait encore osé mettre sous les yeux du lecteur, et ce n’est pas peu dire ! Mais avec du talent, un goût fin, un sentiment profond de la morale, que ne peut-on pas faire accepter ? Tout cela est présenté avec une chasteté tellement idyllique, au moins dans les termes ; il y a dans les personnages une perversion si comique et si manifeste de l’idée du devoir, tant de naïveté et si peu de préméditation dans l’abjection, que le mépris s’arrête au haussement d’épaules et que la leçon se dégage dans un sourire.

Ah ! que vous avez perdu là, Monsieur, une belle occasion de faire acte de moraliste comme on l’entend aujourd’hui, d’enlaidir la laideur sous prétexte de vérité et de ciseler l’ordure sous prétexte d’art ; le sujet y prêtait et vous teniez le scalpel, ce fameux scalpel du roman scientifique contemporain. Or, la science n’a pas, ne peut pas, ne doit pas avoir de pudeur... Mais vous n’avez pas voulu profiter de ces avantages, vous avez laissé à d’autres les grands mots et les gros mots, vous n’avez touché à ces choses que du bout des doigts, avec une sorte d’indifférence railleuse, estimant que leur récit simple et nu ne nuirait pas à l’effet et que l’ironie suffisait à la satire. Vous avez eu délicatement raison. Malgré la légèreté d’un dessin sur lequel vous n’appuyez pas et ne repassez jamais, vos portraits ont un relief assez puissant, une intensité de vie assez grande pour qu’on reconnaisse les originaux, même quand on a l’honneur de ne pas les connaître, et, qu’une fois dans la mémoire, ils s’y installent et vous hantent. Monsieur Cardinal surtout, ce Prudhomme vicieux comme un autre est honnête, grave, solennel, cravaté de blanc, vêtu de noir, si respecté dans un intérieur peu respectable, si jaloux de ses droits, si chatouilleux sur sa dignité, Monsieur Cardinal père de famille, — et de quelle famille ! — est un caractère ; mais Monsieur Cardinal homme politique ! ah ! celui-là est une trouvaille. Ici, votre héros atteint le haut comique et devient grand. Ses rapports avec ses électeurs, son programme, sa participation aux affaires de son temps, tout cela forme autant de petits tableaux de genre instructifs comme de l’histoire. Selon moi, cet ambitieux de club et de faubourg, ce petit Machiavel des Batignolles, cet être inclassable et inconnu, d’origine vaseuse, me paraît être l’embryon et, comme le têtard de cette espèce pullulante de politiciens infimes que l’ébranlement de nos dernières commotions fait encore, de temps à autre, monter brusquement du fond à la surface ; gens ignorés et ignorants, mais âpres, mais faméliques, prêts à tout faire parce qu’ils ne font rien, à être tout parce qu’ils ne sont rien, à tout prendre parce qu’ils n’ont rien, et qui, jugeant sainement que le pouvoir est encore aujourd’hui ce qu’il y a de plus facile à prendre et de plus profitable à garder, sans autres droits que leurs appétits, sans autres convictions que leurs convoitises, aimant leur pays comme la sangsue aime le malade, finissent par avoir leur part de son gouvernement et entrent aux affaires comme on entre dans les affaires.

Votre médaillon de ce prototype est d’une frappe sûre, nette, d’une ressemblance qui, soit dit sans vouloir en diminuer le mérite, n’a pas dû coûter beaucoup à votre imagination, car les modèles ne vous manquaient pas, et le seul embarras que vous ayez éprouvé, j’imagine, n’a pu être que l’embarras du choix.

Et voyez les bonheurs qui naissent d’un bon sujet. Vous avez été heureux jusque dans le cadre où vous l’avez placé. C’est bien, en effet, pendant l’insurrection de 1871, à cette douloureuse époque de folie et de confusion, c’est bien dans cette mascarade sinistre que, revêtu du costume de magistrat, M. Cardinal devait avoir son jour et jouer son rôle. Sa figure ne dépare pas la collection de ce musée burlesque. Son aventure est bien à sa place dans cette parodie qui voudrait se faire passer pour une épopée, dans cette farce qui n’a pu éviter le ridicule que par le crime, dans cette Commune qui, furieuse de se voir grotesque, s’est décidée à devenir sanglante.

Mais vous avez fait un bien autre tour de force, Monsieur : dans un autre de vos livres, vous avez réhabilité la vertu ! Vous avez entrepris de la faire aimer par elle-même et pour elle-même. C’était là de l’audace, d’aucuns disent de l’habileté parce que vous avez réussi ; mais qui eût été assez habile pour prévoir, par le temps qui court, le succès d’une pareille tentative ? Personne... pas même vous.

Car enfin, si pénible que soit l’aveu, il faut bien le faire ; si peu académique que soit le mot, il faut bien le dire : La vertu n’est plus dans le mouvement.

Pauvre vertu ! Le vulgaire la raille, les physiologistes la nient, les gens de plaisir la trouvent ennuyeuse, les gens pratiques la tiennent pour inutile. Nos dramaturges qui, de temps immémorial, la récompensaient au cinquième acte, lui ont décidément supprimé les maigres bénéfices du dénouement classique et rémunérateur ; nos poètes lancent contre elle des imprécations qui n’ont de nouveau, du reste, que la grossièreté ; l’Art lui-même délaisse la Beauté qui est sa vertu pour la laideur qui est son vice. Quant à nos romans, vous savez à quel point la vertu en est absente, quand elle n’y est pas maltraitée. Pour la voir respectée, il faut ouvrir la Bibliothèque rose ; pour la voir récompensée, il faut venir à l’Académie... une fois par an ! Pauvre vertu !

Tenez ! voulez-vous savoir où elle en est littérairement ? Aussi bien, puisque nous buissonnons un peu en dehors des jardins académiques, je peux bien vous raconter cette histoire :

Je connais une jeune dame, ah ! qui est dans le mouvement, elle, par exemple ; mais très friande des choses de l’esprit quoique très mondaine et, quoique vertueuse, adorant la littérature qui ne l’est pas. Et non seulement elle l’adore, mais elle la défend, la propage, la proclame éminemment bonne et utile, et cela avec un enthousiasme, une passion, pis encore, un goût qui avaient fini par m’inspirer certaines craintes pour elle et même certains doutes sur elle... Si j’avais raison, jugez-en !

Un jour, — c’était son jour, — je vais la voir et je la trouve seule, lisant. En m’apercevant, vite, elle cache son livre derrière elle, et engage une conversation rapide, avec l’intention trop claire de faire une diversion. Visiblement émue et même un peu confuse, le regard fuyant, distraite, préoccupée, elle venait d’être surprise dans une lecture qui la troublait singulièrement, c’était manifeste. Que pouvait-elle donc lire qui la troublât à ce point — après ce qu’elle avait lu ? et qu’elle n’avouât pas — après ce qu’elle avait avoué ? Mes doutes se changeaient en soupçons. En ce moment, survint une visiteuse, et comme notre amie s’était levée pour la recevoir, j’aperçus le volume suspect, je vis le titre... Ah ! Monsieur, savez-vous ce qu’elle lisait cette honnête femme, ce qu’elle lisait ainsi, à la dérobée et la rougeur au front ?... C’était l’Abbé Constantin !

Voilà où en est la vertu !

Car, pour vertueux, il l’est votre roman, il l’est absolument, cyniquement. C’est même la seule critique qu’on lui ait faite ; le charme, le talent, le succès, on n’y pouvait mordre. Mais trop de moutons, pas assez de loups ! trop d’honnêteté ! trop de vertus ! trop de fleurs, Monsieur ! Cette bonne Américaine qui a un bon mari et une bonne sœur aimée d’un bon officier neveu d’un bon curé, tout ce bon roman qui, de bonnes actions en bonnes actions, finit par un bon mariage... cela n’est pas dans la vérité, cela n’est pas dans la nature ! Voilà ce qu’on lui reprochait et voilà justement ce qui nous charme, moi et vos milliers de lecteurs ; voilà ce qui nous détend, nous repose, nous soulage et surtout nous change. D’ailleurs, quand on est dans une atmosphère irrespirable et malsaine et qu’on vous passe un flacon d’odeurs, on ne se plaint pas s’il sent trop bon, on le respire et on renaît. Le public qui étouffait vous a dû cette fraîche bouffée d’air salubre et vous voyez comment il vous en remercie.

Quant à ces souvenirs de l’Année terrible que vous avez appelés l’Invasion, ils constituent une œuvre à part dans votre œuvre. Ces notes recueillies au hasard de la rencontre, écrites au courant du crayon, sur le genou, avec une négligence qui en est tout l’art et une émotion qui en prouve la sincérité ; ces scènes heurtées, rapides, vivantes, composent une sorte d’album lugubre où nos espoirs fous, nos héroïsmes inutiles, nos découragements mornes et aussi nos petitesses et nos hontes se retrouvent dans d’inoubliables photographies.

Ce qui me touche dans ce livre, c’est que la patrie y est toujours présente et qu’elle n’y est jamais nommée, c’est que vous n’êtes pas tombé un instant dans la déclamation ordinaire des enthousiasmes faux, des douleurs voulues, que vous avez évité la tirade allusoire et vulgaire qu’on voit depuis quinze ans, s’étaler dans tant de pages de romans, tant de périodes oratoires, tant d’ultimatums de poète, et avec quel écœurement douloureux, quel sentiment de pudeur froissée, nous le savons tous. Et ce qui me touche plus encore, c’est qu’après le succès de ces récits, vous n’en avez plus écrit d’autres, ne voulant pas exploiter votre cœur au profit de vôtre renommée et faire du patriotisme marchand. Non ! vous avez vu ces choses lamentables ; elles vous ont arraché un cri et c’est tout. Vous avez compris que notre force est dans leur souvenir, mais que notre dignité est dans leur silence et que, s’il est bon d’y penser toujours, il est bien de n’en parler jamais !

Nous voici enfin arrivés, Monsieur, aux deux derniers chefs d’accusation de votre procès, aux derniers reproches que l’opinion faisait à votre candidature. Je dis les deux derniers, je le crois ; s’il y en a d’autres, soyez tranquille, vous le saurez tout à l’heure, en lisant les journaux du soir. En tous cas, de toutes les objections faites contre vous, ce sont assurément les plus graves, aussi les ai-je gardées pour la fin, voulant ménager votre sensibilité par une gradation douce.

Je ne connais pas, en effet, d’obstacle plus redoutable pour tout homme qui aspire à un avenir sérieux, d’empêchement plus réel à son succès que ces deux qualités dangereuses comme des défauts, car on peut accuser quelqu’un de les avoir en ayant l’air de l’en féliciter. Je veux parler de l’esprit et de la gaieté.

Vous aviez eu beaucoup trop de l’un et peut-être un peu trop de l’autre pour qu’on ne vous les reprochât pas tous les deux. Comment donc avez-vous fait pour vaincre les préventions que nous inspirent aujourd’hui ces dons brillants et funestes ? C’est vraiment ici que je commence à croire à votre bonheur.

Car vous le savez comme moi, Monsieur, si paradoxal que cela paraisse : aujourd’hui, en France, dans leur pays d’origine, la gaieté est à l’index et l’esprit en quarantaine.

Oui, l’esprit ! cette étincelle de l’intelligence, cette grâce du bon sens, notre arme de précision, à nous, et qui, entre les mains de nos maîtres avait gagné tant de batailles pour la Pensée, l’esprit n’est plus chez ce peuple qui se croit devenu sérieux parce qu’il est devenu triste, qu’une quantité négligeable, qu’une valeur de surface ; ce secret délicat de dire légèrement des choses profondes n’est plus considéré par ceux qui ont le secret infiniment plus utile de dire profondément des choses légères, que comme un jeu sans importance, une simple amusette. Or, le Français aime ce qui l’amuse, il ne l’estime pas. Encore est-ce un miracle que l’esprit n’ait pas entièrement disparu dans l’absorption de l’individu par le nombre. Toutefois, même dans un milieu où il n’y a plus guère place que pour ce qui est nécessaire ou redouté, l’esprit peut subsister, pouvant- se faire craindre.

Mais la gaieté ! l’inoffensive gaieté ! Cette qualité, j’allais dire cette vertu si particulièrement française qui nous rendait le devoir plus facile, le malheur plus léger ; qui mettait à nos autres vertus comme une aigrette scintillante ; qui, mêlée à notre urbanité, en faisait de la politesse, à notre courage de la bravoure, qu’est-elle devenue ? Hélas ! elle est atteinte, elle aussi, par ce mal de langueur, par cette anémie endémique qui, depuis si longtemps déjà, nous ronge et dont on peut établir le diagnostic par mille indices. Par nos révolutions d’abord, car les révolutions d’un peuple sont comme les colères d’un homme : elles ne prouvent que sa faiblesse ; par les préoccupations politiques qui accaparent notre vie, puisque, pour continuer la comparaison, la politique n’étant que le fonctionnement organique d’un État, un peuple qui sent sa politique est comme un homme qui sent ses organes : il est malade. Et par combien d’autres preuves encore ne pourrait-on pas l’affirmer ? Par nos engouements de valétudinaire dans les petites choses et nos terreurs puériles dans les grandes, par cette passion malsaine pour la littérature salissante, semblable à la curiosité des gens mal portants pour les livres de médecine, par notre avidité à y chercher tout ce qui peut souiller, avilir, diminuer l’humanité et l’abaisser au niveau de notre propre abaissement, nous persuader que l’effort est inutile parce que notre espérance est lasse et nous faire croire qu’il n’y a plus rien en ce monde parce que nous croyons avoir tout perdu.

Oh ! oui, ce peuple est malade et je ne le croirai guéri que lorsque la gaieté lui sera revenue, et que j’entendrai résonner encore son rire sonore et clair comme le chant du vieux coq gaulois ; le rire, fils de la force, écume débordante de la sève humaine ; le rire qui ne vient pas, comme on l’a dit, de la sécheresse du cœur, mais au contraire de sa puissance à sentir et parfois même à se dominer, car il est aussi le courage : les femmes ne l’ignorent pas, elles qui cachent, sous leur gaieté, de si douloureux secrets, et pour qui, si souvent, le rire n’est que la pudeur des larmes.

Ah ! ne médisons pas du rire ! Respectons-le ! Adorons en lui la bonté de Dieu qui nous l’a donné ! Ceux qui ont vu le vieillard sourire à son passé, ceux qui se rappellent encore les joies extasiées de leur mère, qui ont senti tressaillir tout leur être aux premiers rires d’un enfant, ceux-là le savent bien que le rire est sacré ! ...

Il était gai, Monsieur, il était bon aussi, celui à qui vous succédez ; son esprit ne diminuait pas son cœur, vous l’avez dit et vous l’avez dit excellemment. Mais, en nous rappelant le courage du citoyen, le tact du politique, le talent de l’écrivain qui étaient en lui, vous avez parlé comme vous le deviez, surtout pour ceux qui l’admirent ; laissez-moi parler à mon tour pour ceux qui le pleurent, et, en quelques mots courts comme un adieu, évoquer son âme, ici toujours présente, et son souvenir plus vivant que jamais.

Il y a des hommes dont la renommée est comme solidaire de la vie ; l’éclat qu’ils ont jeté s’éteint avec eux ; il semble qu’après l’éblouissement de leur existence nous restions les yeux pleins d’ombre et qu’ils disparaissent tout entiers dans la mort. Il en est d’autres, au contraire, que la mort éclaire et grandit, on ne sait bien ce qu’ils étaient que quand ils ne sont plus et c’est au vide qu’ils laissent parmi nous qu’on voit la place qu’ils y occupaient.

M. d’Haussonville était de ceux-là.

Il tenait à la politique et aux lettres par sa situation et ses travaux, aux arts par ses goûts, au plus grand monde par son origine et d’illustres amitiés, au plus humble par l’ardeur de sa charité et le zèle de son patriotisme ; il tenait à tout et, en tout, il exerçait naturellement une influence qu’il devait moins encore à sa position éminente qu’à son bon sens, à sa bonne grâce, à son caractère droit, à son jugement solide et sûr.

Alerte, robuste, gai, et là-dessus j’insiste, de cette gaieté virile et saine résultant de l’équilibre parfait des forces, l’esprit aiguisé, aisément ironique, l’intelligence curieuse et grande ouverte, facile sur la forme de ses idées, mais, sur leur fond, inébranlable, parce que ces idées n’étaient pas seulement des opinions mais des convictions dans lesquelles il était né, dans lesquelles il a vécu, dans lesquelles il est mort, nul, mieux que le comte Joseph-Othenin-Bernard de Cléron d’Haussonville n’a justifié et fait aimer cette tradition qui ouvre aux grands seigneurs les portes de l’Académie française. Pour moi, il n’était pas seulement l’incarnation la plus pure de la noblesse libérale, il était encore le représentant fidèle, le dernier peut-être d’une race disparue.

Je ne me figure pas autrement (et, sans doute, il en comptait parmi ses ancêtres) ces vieux gentilshommes conseillers et compagnons de roi, dévoués jusqu’au sacrifice, mais francs jusqu’à la rudesse, ces anciens parlementaires de bonne et solide souche gauloise, éclairant volontiers leur gravité d’une boutade, hardis pour le bien, résistants au mal, honnêtes gens, mais d’une honnêteté militante et non de cette honnêteté passive qui n’est qu’une absence de vices, gens de devoir et qui plaçaient le devoir avant tout, même avant l’honneur, — cette vertu de commerce, comme l’appelle Bossuet, — préférant, en un mot, le bien de l’État à leur propre bien, et leurs principes à leur prince.

Ayant tout ce que la naissance peut donner : le nom, les alliances, la fortune, il ne voulut pas s’en contenter. Son ambition était plus haute. Il répugnait à cette nature active et généreuse de jouir ainsi d’une situation toute faite, il ne la voulait pas acquise mais conquise. C’est ainsi qu’il entra dans la diplomatie, c’est ainsi que la chute de la monarchie de Juillet, en doublant ses convictions de ses regrets, le jeta en pleine polémique, c’est-à-dire dans le milieu le plus favorable peut-être à sa nature ardente et dans les conditions assurément les plus séduisantes pour son noble caractère. Cette fois, en effet, ce n’était plus pour sa propre cause, mais pour une cause, alors perdue, qu’il allait combattre et il n’en combattit que mieux. Il était de ceux dont le dévouement enflamme l’énergie et qui, dans le désintéressement, sentent leur volonté plus forte et leur talent plus à l’aise.

Mais si brillant que soit ce passé, tout ce que j’en veux retenir c’est que, pendant cette guerre de partisan, qui n’a pas duré moins de quarante années, celui dont je parle n’a rien dit, rien écrit, rien fait, qui ne fût vraiment digne de lui ; c’est qu’il a conquis l’estime de ceux mêmes qu’il combattait et que, parmi tant d’adversaires, il n’a jamais compté un seul ennemi.

Il y a trois ans, la femme remarquable qui était sa compagne fut enlevée à son affection. Cette perte lui porta un coup terrible. Néanmoins, si le cœur était meurtri, le corps restait vigoureux, l’esprit toujours vif, l’intelligence toujours prompte, il avait soixante-quinze ans et il était jeune... Mais il n’y a ni jeunesse, ni force pour la Mort : elle est venue, elle a frappé et le vieillard robuste est tombé comme un chêne.

Dès les premières atteintes de son mal il en a prévu la fin et ne s’en est pas ému. Pendant les quelques jours qu’a duré son agonie, il est resté ce qu’il était : énergique, calme, simple. Il s’est occupé de ceux qu’il aimait, il a fait venir ses enfants et il les a bénis. Alors, il a songé à son autre famille, aux fils dépossédés de cette Alsace-Lorraine qui était demeurée pour lui une Patrie hors de la Patrie, et il a réglé leur sort.

Et quand il en a eu fini avec ce monde, il s’est tourné vers l’autre : il a appelé Dieu à lui et lui a confié son âme ; puis, sans plaintes, sans défaillance, dans l’espérance d’un avenir sans peur, dans la fierté d’un passé sans reproches, comme ses ancêtres de pierre couchés sur leur tombeau, la face vers le ciel, les mains croisées, les yeux clos, il s’est endormi pour l’éternité.

C’est une belle mort, après une belle vie !