Discours de réception de Édouard Pailleron

Le 17 janvier 1884

Édouard PAILLERON

M. Édouard Pailleron, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Charles Blanc, y est venu prendre séance le jeudi 17 janvier 1884, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Jusqu’ici, et je m’en accuse, j’avais considéré le discours du récipiendaire à l’Académie française comme un acte de convenance pure, de sincérité relative, d’exécution malaisée. Le nouveau venu y professait à la fois une admiration et une modestie dont je n’étais peut-être pas le seul à m’étonner. Dire tant de bien de quelqu’un et en penser si peu de soi-même représente un double effort tellement admirable... qu’il me devenait suspect, dans cette occasion surtout. L’honneur d’être choisi par vous ; la gloire d’appartenir à cette noble maison ; la perspective flatteuse d’intimités d’esprit si justement enviées : tout enfin, jusqu’à cette égalité du titre qui masque avec tant de courtoisie l’inégalité des talents ; tout, dis-je, devait, selon moi, disposer plutôt à l’orgueil qu’à l’humilité, et quant à cet éloge uniformément bienveillant, sans même le repos d’une critique ou la consolation d’une ironie, une seule chose au monde me paraissait plus difficile que de le prononcer, — c’était de l’entendre.

Eh bien ! mon tour est venu de prendre la parole, je ne suis plus de mon avis. J’ai regardé celui à qui je succédais, et l’éloge m’a semblé facile, et quand je me suis vu, moi, au milieu de vous, Messieurs, la modestie m’a semblé naturelle.

C’est, en effet, une vie instructive à étudier, fortifiante à connaître que celle de l’homme remarquable et regretté qui eut cette fortune rare de devenir deux fois votre confrère. Il était parti de bien loin pour en arriver là. Son talent, son succès, son existence même, il a dû tout conquérir à coups de volonté. Devant les énergies de cette lutte, devant les beautés de son œuvre, j’ai pu admirer sans effort, je pourrai louer sans complaisance, et c’est là ce qui m’encourage : entre celui qui écoute et celui qui parle, je crois que la sympathie doit être en raison de la sincérité.

Ce qui frappe tout d’abord dans cette carrière si accidentée et pourtant si simple, c’est, au milieu de la complication des évènements, l’unité de sa direction, la sûreté de son début.

D’ordinaire, quand nous entrons dans la vie, nous sommes tous, plus ou moins, comme ces oiseaux voyageurs dont on vient d’ouvrir la cage et qui tournent longtemps sous le ciel, cherchant à l’horizon la vision de leur chemin. Charles Blanc a vu le sien du premier coup, s’y est engagé du premier pas et l’a suivi avec une constance qui ne s’est pas démentie pendant quarante années. Durant cette période si longue de son histoire et de la nôtre, ni les défaillances de la pauvreté, ni les égarements du succès, ni les aventures profitables que pouvaient offrir à son ambition les révolutions qui se sont succédé dans notre pays, avec une régularité... dynastique, rien n’a pu l’arracher à cette vocation de l’art, dont il était devenu dès le premier jour, et dont il est resté jusqu’au dernier, le serviteur infatigable et l’admirateur passionné.

Et son âme était, comme son esprit, aussi ardemment fidèle, aussi obstinément enthousiaste. L’enthousiasme est sa dominante, son ressort, sa vertu. L’enthousiasme est au fond de tous ses efforts, il est au seuil de toutes ses affections. Toutes ont commencé par l’admiration. C’est ainsi qu’il a aimé son art, c’est ainsi qu’il a aimé son frère.

Ce frère pour lequel il éprouva, dès l’enfance, un sentiment exalté, encore un peu, je dirais romanesque, n’avait que deux ans de plus que lui, seulement. Louis était né à Madrid en 1811, Charles à Castres en 1813. On prétend que les contraires s’attirent parce qu’ils cherchent à se compléter, il faut bien le croire, car jamais caractères plus dissemblables ne se fondirent dans une amitié plus étroite :

Charles exubérant, passionné, violent même, mais facilement résigné, maniable au fond, bon par-dessus tout... le roseau peint en fer ; Louis, au contraire, doux, presque humble, timide, presque craintif, poli, presque obséquieux, et, sous ces dehors faciles, tenace, résolu, révolté... le fer peint en roseau. Dans l’association si intime de deux êtres si différents, le plus jeune apportait son dévouement fougueux, l’aîné sa tendresse indulgente et cette soumission volontaire et touchante du protecteur au protégé : faiblesse et grâce de la force. L’un adorait, l’autre aimait ; et, pour fixer, s’il se peut, les nuances de leur mutuelle affection par cette note légère, quand ils parlaient l’un de l’autre, Charles disait : « Mon frère, » et Louis : « Mon Charlot. »

Nés presque en même temps, élevés ensemble, luttant plus tard côte à côte, ils se trouvèrent, en quelque sorte, soudés par l’âme, comme certains jumeaux le sont par la chair. Aussi, quand on veut les comprendre, ne peut-on pas les séparer : tous deux restent indissolublement unis jusque dans le souvenir.

Leur mère, femme d’une distinction rare et d’une piété méridionale, appartenait à la famille Pozzo di Borgho. Leur père, inspecteur des finances, en Espagne, sous le premier Empire, servait le roi Joseph. Leur aïeul paternel enfin, royaliste ardent, avait été guillotiné, pendant la Révolution, en cette qualité.

Avec de telles origines, il me serait difficile, vous en conviendrez, Messieurs, d’expliquer Charles Blanc par l’atavisme, un moyen commode, du reste, et dont on abuse peut-être un peu aujourd’hui pour prédire, après la mort de quelqu’un, les fatalités de sa vie.

Et cependant, — vous allez trouver ma physiologie bien persistante et surtout bien paradoxale, — cependant il me semble, sous la contradiction apparente des faits, retrouver parfois en lui la trace des idiosyncrasies originelles, et c’est à son plus grand honneur que je le dis.

Est-ce bien chez lui seul, d’ailleurs, qu’entre les opinions et le caractère on pourrait constater d’inconscientes transactions et de sourds démentis ? — L’éducation et l’instinct, le devoir et l’intérêt, se disputent notre cœur dans des combats ignorés de nous-mêmes ; tout ce que la justice la plus sévère peut demander à l’homme, c’est qu’en poursuivant ce rêve d’être heureux qu’il appelle son but, il conserve cette illusion d’être libre qu’il appelle sa volonté.

Dès leur entrée dans la vie, les deux frères eurent à compter avec elle. À la chute de Napoléon, leur père avait vu crouler sa fortune politique, qui était à peu près toute sa fortune. Il en était résulté, dans leur situation, cette sorte de gêne que l’on cache sous le superflu en se privant du nécessaire. L’éducation même de Louis et de Charles fut un problème longtemps insoluble. Enfin, vers le milieu de la Restauration, grâce à la protection du baron Capelle, alors conseiller d’État, plus tard ministre de Charles X et signataire des fameuses ordonnances, ils purent entrer tous les deux, comme boursiers, au collège royal de Rodez, et y faire leurs études. Quand ils en sortirent, leur position déjà mauvaise avait empiré encore. Leur mère était morte, leur père ressentait les premières atteintes de ce mal où devait sombrer sa raison. Non seulement il était incapable de les protéger, mais encore il avait besoin d’être protégé lui-même. De ressources, il ne lui en restait qu’une, et, certes, la plus surprenante pour nous et la plus inattendue. C’était une pension accordée par le roi Louis XVIII à l’ancien serviteur du roi Joseph en qualité de fils d’émigré, — un euphémisme, Messieurs, puisque, nous l’avons vu, l’aïeul avait payé de sa tête son dévouement à la royauté. Cette pension, exiguë déjà pour ce vieillard qui terminait la vie, ne pouvait suffire à ces jeunes gens qui la commençaient. La gêne devenait pauvreté ; que faire ? Hélas ! ce qu’eût fait tout autre, ce qu’on fait toujours : aller à Paris, entreprendre le pèlerinage famélique des ambitions inassouvies, des appétits irrassasiés. Car Paris est, à sa manière, une sorte de ville sainte : c’est la Mecque où, des quatre coins du monde, tous les vrais croyants viennent, une fois au moins dans leur vie, faire leurs dévotions au Dieu unique, qui est le succès, et lui demander des miracles. On partit donc, c’était le 26 juillet 1830. En route, on apprit la révolution et le résultat de ses trois journées. Charles X était en fuite, le trône vacant, l’avenir inconnu. C’était, pour leur part, le quatrième gouvernement qu’allaient voir ces enfants dont le plus âgé n’avaient pas vingt ans. Aussi reçurent-ils la grande nouvelle sans grand émoi. Ils coupèrent philosophiquement les boutons fleurdelysés de leur uniforme de collégiens, et la famille fit son entrée plus que modeste dans la grande ville en armes, les fils curieux, le père inquiet. Et son inquiétude n’était que trop fondée. Quelques mois plus tard, en effet, le gouvernement de Louis-Philippe, qui avait remplacé Charles X, supprimait la pension faite par Louis XVIII à l’ex-fonctionnaire de Napoléon, comme fils d’un partisan de Louis XVI, victime de la République.

Le coup était rude. Le pauvre homme y perdit sa dernière lueur de raison. Cette fois, ce n’était même plus la pauvreté, c’était la misère. Alors commença, pour ces jeunes gens, cette odyssée doublement cruelle et décevante de l’ambitieux pauvre qui souffre dans tout, par tout : dans ses besoins par la privation, dans ses désirs par l’isolement, dans le sentiment de ce qu’il vaut par l’insuffisance de ce qu’il peut, dans sa dignité enfin par les refus qu’il essuie, et, par cette peur, sa pire souffrance, qu’on ne devine en lui, sous l’ambitieux qui sollicite, le pauvre qui mendie.

C’est là, Messieurs, le début de bien des existences illustres. La société, comme la nature, fait ainsi sa sélection. Les forts sortent plus forts de ces épreuves, les faibles en meurent.

En attendant que le sort décidât, nos deux futurs grands hommes luttaient péniblement ; travaillant pour vivre, travaillant aussi pour arriver à ce but qu’ils entrevoyaient vaguement, mais sans le bien distinguer encore, ouvrant tous les livres, frappant à toutes les portes, cherchant des soutiens, courant le cachet. Louis, d’intelligence plus souple, d’aptitudes plus diverses, tour à tour copiste, clerc d’avoué, répétiteur, poète même et lauréat de l’Académie — d’Arras, se sentait peu à peu attiré vers la politique, étudiait l’histoire qui en est la science, et aspirait au journalisme qui en est la stratégie. Charles, tout d’abord et invinciblement entraîné vers l’art, entrait chez Calamatta, puis chez Paul Delaroche pour y faire, par la pratique, cet apprentissage fécond et nécessaire sans lequel les connaissances du critique sont incomplètes et ses opinions sans compétence.

Ils habitaient tous deux la même chambre meublée sous les combles d’un hôtel garni, et, dans la monotonie de leur mauvaise fortune, les jours se suivaient, sans pourtant se ressembler : si tous étaient mauvais, il y en avait de pires.

Ceux, par exemple, où les leçons ne donnaient plus, où la place demandée se faisait attendre, où les protecteurs étaient absents. Alors sonnaient les heures véritablement douloureuses. Devant le présent sombre, l’avenir qui se voilait, découragés, ils laissaient là le travail inutile, regrettant, — c’est Charles Blanc qui le raconte, — de n’avoir pas un métier en main, fût-ce le plus vil, qui assurât au moins le pain quotidien. Puis, venaient les récriminations ardentes, les rêveries humanitaires, les revendications sociales, les colères contre les temps si durs, les choses si mal ordonnées, les hommes si aveugles ; on jugeait son siècle, on refaisait le monde... et l’on se couchait sans lumière, pour cause. Car il fallait restreindre encore la vie déjà si restreinte, économiser sa misère. Pour cela, on ne sortait plus, on s’enfermait dans la mansarde, en attendant mieux, et l’on mangeait comme on pouvait. Tristes repas ! et qu’on devait aller chercher soi-même, et acheter soi-même, et rapporter soi-même ! C’était là le plus triste. Pour ces jeunes gens élevés dans certaines pudeurs, et qui, assurément, souffraient plus de paraître pauvres que de l’être, la corvée était dure et pouvait soulever entre eux une question délicate. Mais Charles l’avait vite tranchée. Que son aîné, son grand homme, son Dieu descendît à ces soins vulgaires... cette pensée seule exaspérait son respect : « Toi, faire cela ! » s’écriait-il indigné, « toi, Louis Blanc ! avec le génie que tu as ! Et dans la situation... que tu auras ! Jamais ! » Et, bravement, en plein jour, en pleine rue, en grand costume, n’en ayant qu’un, notre héros allait au feu, c’est-à-dire au marché.

Je souris, Messieurs, mais je ne ris pas. Rien n’est petit ni vulgaire où le cœur a passé. C’est un Roi, celui-là, qui tient véritablement de Dieu ce privilège de nous purifier quand il nous touche et de nous anoblir quand il nous parle.

Parfois, cependant, et c’étaient là leurs jours de fête, invités par quelque parent riche, ils pénétraient, pour un soir, dans ce monde où le sort les avait fait naître, que la pauvreté leur fermait, mais où ils espéraient bien rentrer un jour et par la porte triomphale. Tout délaissés qu’ils y fussent, ils s’y sentaient à l’aise : le rythme de ces bruits charmants, la délicatesse de ces façons discrètes, les sous-entendus de ces causeries subtiles, ils reconnaissaient tout cela qu’ils avaient vaguement connu. Cette atmosphère de luxe qui les enveloppait, c’était, pour eux, comme l’air natal et ils le respiraient avec délices. Ils regardaient ces femmes qui étaient belles, ils se montraient ces hommes qui étaient célèbres, et leurs souvenirs et leurs ambitions, et leurs regrets et leurs rêves fermentaient encore à l’intimité de ces élégances, au coudoiement de ces gloires.

Ils sortaient de là toujours plus tristes et, sous la pluie glacée, regagnaient à pied leur mansarde. Ou bien, quand le temps était beau, ils marchaient par la ville endormie et le silence des rues désertes, s’attardant parfois jusqu’au jour dans des promenades sans but, perdus dans des causeries sans fin, revenant sans cesse sur ces pensées qui les hantaient. Les contrastes navrants de la vie, l’inégalité monstrueuse des conditions et des fortunes, tout offensait la générosité de leur âge, étonnait sa droiture. Ils se sentaient au cœur une pitié profonde capable de grandir jusqu’au sacrifice, pour les déshérités d’un monde dont leur inexpérience exagérait peut-être les joies. Ils se demandaient douloureusement à quoi bon la force et l’amour qui étaient en eux, si cette force et cet amour devaient y mourir inutiles, même aux autres.

C’étaient là les formes touchantes que prenait dans ces âmes neuves le mal de la jeunesse et du désir. Mais à confondre ainsi, dans une solidarité attendrie, leurs souffrances avec celles de l’humanité, leurs revendications gagnaient en autorité et leurs plaintes en violence.

Ah ! Messieurs, quel beau livre on pourrait faire, — mais l’enfer des écrivains est pavé de ces beaux livres qui restent à l’état de bonnes intentions, — quel beau livre on pourrait faire en reconstituant la genèse d’une opinion ! en montrant de quelle façon occasionnelle presque toujours et parfois inconsciente, la foi politique s’impose à un cœur sincère, par quelles transitions insensibles elle arrive à s’y formuler dans cette sorte de religion humanitaire où les plus honnêtes n’aperçoivent que des misères à soulager, mais où de plus habiles voient des appétits à satisfaire et des haines à exploiter.

C’est au milieu de ces privations, de ces efforts et de ces tristesses que s’écoula cette première partie de leur vie ; mais, à cet âge, si dure que soit la peine, est-elle jamais sans compensations ? En somme, ils avaient la jeunesse et ses longs espoirs, le travail et son cher tourment, et ils s’aimaient !... À vingt ans, on peut être à plaindre, on n’est pas malheureux.

Enfin leur avenir s’éclaircit.

Louis Blanc, décidément livré à la politique, était entré dans le journalisme. Charles y entra à sa suite, las de copier des chefs-d’œuvre qu’il comprenait bien, mais qu’il rendait mal. Et ceci n’a rien qui doive étonner. L’intelligence comprend, mais, pour rendre, il faut le talent, c’est-à-dire le don. Quant au génie, il ne comprend ni ne rend, il crée, car il est, lui le don suprême, l’intuition pure, la force qui n’a la connaissance nette ni de ses moyens ni de son but, sans être, pour cela, une maladie, comme l’affirment quelques physiologistes... bien portants. Mais si Charles Blanc n’avait pas le don qui crée les œuvres, il avait l’intelligence qui les explique et cette admiration passionnée qui, seule, les devine et les pénètre. Et c’est ainsi qu’il devint critique. Devenir critique par admiration, Messieurs, cela suffirait, il me semble, pour lui constituer une originalité.

Pendant quinze années, à partir de ce moment, dans des études nombreuses publiées un peu partout, il travailla à former son style, à éclairer son goût, à asseoir ses jugements. Mais ces jugements, il faut bien le dire, étaient encore trop influencés par des préoccupations étrangères à l’art, pour compter, dans son œuvre, autrement que comme des essais. C’était le temps où il commençait une Revue de Salon par cette phrase manifestement frappée au millésime de l’époque : « La société qui bâtit si bien les « prisons, les casernes et les bagnes ne sait pas bâtir les « musées ; » où, dans un rapport célèbre, parlant du rôle de la monarchie dans les arts, autrement dit, et plus simplement, des commandes qu’un souverain fait à un artiste, il s’exprimait en ces termes : « Il peut arriver qu’un despote, pour se faire bien venir de la postérité, procure au génie la facilité d’être sublime ; mais c’est alors par une de ces bonnes fortunes qui prêtent à l’élu du hasard les proportions d’un héros, et font naître en lui d’heureux caprices dont profite l’humanité. » C’était le temps enfin où il essayait de prouver que l’Art ne peut progresser, exister même, qu’avec un certain gouvernement, — celui de son choix, bien entendu, — principe qui n’est vrai, d’ailleurs, dans aucun sens. Démocratie, Aristocratie, Monarchie, République... qu’importe ! l’Art est en dehors de ces formes de l’Utile, parce qu’il est la forme du Beau, et, parce qu’il est ce qui dure, il est supérieur à ce qui passe. En somme, ce n’est pas dans cette période de sa production qu’il faut juger Charles Blanc : il mettait alors trop de politique dans sa littérature de même que son frère mettait trop de littérature dans sa politique.

Louis Blanc était, en effet, homme de lettres au moins autant qu’homme d’État, et, par surcroît, idéaliste, qualité toujours un peu suspecte dans les sciences qui ont la prétention d’être exactes. Disciple fervent de Rousseau, il appartenait à cette école éloquente et sentimentale, malheureusement trop française, qui vise bien plutôt à émouvoir qu’à prouver, et dont les déclamations obtiennent de notre passion et de notre amour du bien-dire ce que des arguments seuls devraient demander à notre sang-froid et à notre raison. Du reste, il arrivait à son heure. On était alors en 1840, en plein romantisme politique. Pendant que Charles se cherchait encore, Louis faisait à cette société tourmentée par un humanitarisme vague l’exposé de ces théories dont l’objectif de justice absolue est à la fois la séduction et le danger, mais que je n’ai pas à juger ici. Et, dans le même moment, il commençait, contre le Gouvernement de Juillet, cette guerre acharnée qui, continuée dans des écrits de toutes sortes et jusque dans l’Histoire, eut sur les évènements de 1848 une influence considérable. On sait, de reste, le rôle qu’il y joua, son entrée à ce pouvoir qu’il avait rêvé, l’avortement de ses essais et sa chute suivie d’un exil de vingt-deux années.

Il a des choses... beaucoup de choses qu’il vaut mieux rêver qu’avoir.

L’absence de ce frère bien-aimé fit dans la vie de Charles Blanc un vide immense, il le remplit par un immense travail. C’est à partir de ce jour qu’il publia tour à tour et quelquefois même parallèlement cette longue série d’ouvrages qu’il me faut renoncer non seulement à apprécier, mais même à citer tous.

Cependant que, par des travaux excellents comme les monographies d’Ingres et de Rembrandt, il élevait le goût de l’art, il en donnait la curiosité par des publications comme l’Histoire des Peintres, musée colossal où, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, les Écoles de toutes les époques sont représentées, la vie des maîtres racontée, et la philosophie de leur œuvre dégagée dans des préfaces dont l’une surtout, l’Introduction à l’Histoire de la peinture hollandaise, est, en ce genre, un véritable chef-d’œuvre.

Sa critique, adultérée d’abord par la politique, s’en était dégagée par un effort qui marque la deuxième étape de son talent, pour atteindre enfin, en s’élevant toujours, les derniers sommets de l’esthétique pure.

J’ai hâte d’arriver, avec lui, Messieurs, à ces régions sereines. Pour cela, je passerai rapidement sur sa double Direction des Beaux-Arts, dans laquelle il fit cependant preuve d’une capacité et d’une compétence peu communes ; et, laissant ce qu’il a fait pour ce qu’il a écrit, j’en viendrai tout de suite à ce qui lui a valu plus particulièrement ce grand honneur d’entrer dans votre compagnie.

De tous ses ouvrages dont le nombre, je le répète, est considérable, je ne veux retenir qu’un seul, parce que celui-là est son véritable monument, son testament de critique. Ce qu’il a écrit avant ce livre me semble l’avoir été pour le préparer ; ce qu’il a écrit après, pour le compléter : l’homme et l’œuvre sont là tout entiers. C’est la Grammaire des Arts du Dessin.

À ne la considérer que dans son ensemble, la Grammaire des Arts du Dessin se compose de deux parties.

Dans la première, Charles Blanc a rassemblé, classé, avec la patience et l’érudition d’un Bénédictin, ce qui a été dit sur le sujet ; dans la seconde, il expose son esthétique.

Je vous demanderai de m’y arrêter quelques instants.

L’esthétique, Messieurs, nous vient d’Allemagne, ce pays des idées vagues et des hommes pratiques. Avec Baumgarten qui, pour ainsi dire, l’inventa, et même avec Schelling et Schiller, qui la développèrent, cette science n’était encore qu’un ensemble de spéculations nuageuses et diffuses où, dans la brume du rêve, la pensée ne se retrouvait guère... ou point, — plutôt point. Plus d’un alors, j’imagine, dut dire, lui aussi, de cette métaphysique de l’art ce que Fontenelle disait de l’autre. « J’étais bien jeune quand on me l’enseignait, mais déjà je commençais à n’y rien comprendre. »

En ce temps-là, par bonheur, on allait parfois, de l’autre côté du Rhin, faire ce que Chateaubriand appelle « la remonte aux idées » ; des maîtres français y trouvèrent le monde esthétique en formation, la clarté de leur esprit le pénétra, leur souffle le dégagea de sa gangue de vapeurs, et, grâce à eux, la lumière se fit, la nébuleuse devint étoile.

Car, Messieurs, même à cette heure où l’on nous conteste tant de choses, on ne peut du moins nous refuser la lucidité, l’ordre, la logique, ce sont là nos qualités maîtresses, et elles éclatent à tous les yeux... quand nous écrivons. Sur ces différents points, Charles Blanc est un critique absolument français, mais il l’est d’une façon particulière que vous me permettrez de définir par comparaison.

Deux hommes, morts aujourd’hui, pour ne parler que de ceux-là, ont fait de la critique d’art et s’y sont montrés supérieurs, eux aussi, mais à d’autres titres. Vous les connaissiez tous les deux. Tous les deux ont laissé parmi vous des souvenirs chers et dont ceux qui les pleurent aujourd’hui doivent, justement s’enorgueillir : l’un, qui fut votre confrère, c’est M. Vitet : l’autre, qui allait le devenir, c’est Eugène Fromentin.

Ce que Vitet voit surtout dans l’art, c’est une région nouvelle à explorer, une vérité à découvrir, une conquête à faire. Et il est bien armé pour cela. Une érudition immense, des clartés de tout, voilà pour la défense. Pour l’attaque il a son sens droit, son intelligence robuste et souple, et son style, aiguisé, net, de grande volée, comme ces longues et pesantes épées à deux mains que savaient manier les combattants d’un autre âge. Lui-même, avec sa haute taille, sa figure austère, sa conviction froide, sa passion mesurée, errant à travers les ruines du passé et les forêts de pierre de ce moyen âge, hanté de fantômes, semé d’embûches, il semble un de ces bons chevaliers bardés de fer, à la recherche des aventures. Alerte et infatigable sous son harnais lourd, il tient incessamment la campagne, interrogeant les cathédrales, sondant les cryptes, soulevant les marbres, et, chemin faisant, redressant les erreurs, corrigeant les torts, combattant presque toujours, seul contre tous, pour conquérir quelque province de l’art, comme l’ogive, par exemple, et la rendre à la patrie française.

Fromentin, lui, artiste avant tout, peintre délicat, écrivain raffiné, plus écrivain peut-être encore que peintre ; obsédé par un idéal qu’il a placé, lui-même, hors de sa portée, essaie de l’atteindre avec sa plume, trouvant son pinceau insuffisant. Jamais satisfait, tourmenté du mal de ce mieux qu’il a l’impérieux besoin d’exprimer, ce qui lui semble incomplet dans son tableau, il le parfait dans son livre. Ces paysages qu’il décrit, ces chasses qu’il raconte, ces épisodes de la vie arabe qu’il peint, il les a peints déjà, mais pas comme il les a rêvés. Et alors, il les reprend, les caresse et les achève, par le dessin plus serré d’une autre forme, par les glacis plus chauds de la phrase, par la touche plus fine du mot.

Mais cela ne suffit pas à cet insatiable ; de même qu’il a retourné la toile, il tourne la page et, cette fois, il s’en prend aux Maîtres ; il les contemple, il s’y unit, il s’y absorbe, car il veut trouver en eux ce qu’il cherche vainement en lui, et quand il le découvre, avec ce que le désir a de plus subtil, il le célèbre avec ce que le talent a de plus exquis. Émerveillé, ravi, il va et vient éperdument de l’une à l’autre de leurs beautés, et c’est une jouissance délicieuse de voir se poser, tour à tour, sur ces fleurs de l’art la fleur ailée de sa pensée.

Charles Blanc donne et reçoit de l’art une impression tout autre.

Son esthétique est une religion qui a pour but un idéal divin, et pour base une révélation. Pour lui, le Beau, le Sublime sont des principes abstraits, des forces en dehors de l’homme : « L’art est une religion, dit-il, parce que le Beau est un reflet de Dieu même. Toute vérité enveloppée par une forme sensible et belle nous montre et voile l’infini, elle couvre et découvre tout ensemble l’éternelle beauté. » « Le Beau, » dit-il encore, « est cette étoile qui doit guider le genre humain et c’est pour la voir que l’homme doit regarder les cieux. » « L’idéal (c’est toujours lui qui parle) est l’exemplaire primitif et divin de tous les êtres, c’est, en nous, comme un souvenir d’avoir vu jadis la perfection et l’espérance de la revoir encore. » Quant au Sublime, « il est en dehors de nous et au-dessus de nous et lorsque l’homme y atteint, c’est involontairement, pour ainsi dire, un souffle de Dieu a fait résonner son âme en passant ».

Ce mystère de la Beauté, Charles Blanc le comprend moins qu’il ne l’adore, mais, comme il en a la foi, il veut en avoir et en donner autant que possible l’intelligence ; il en explique les secrets, il en formule les commandements, il en fixe les canons, et, avec des mots qu’il ne trouve jamais assez purs, assez élevés, j’allais dire assez dévots, il décrit pieusement la liturgie de son culte. En résumé : de ces trois critiques, le premier représente la passion, le second l’émotion, le dernier l’adoration.

Vitet est le soldat de l’art, Fromentin en est le poète, et Charles Blanc le prêtre.

Prêtre, il l’est par sa foi profonde, par le mysticisme de sa pensée, et aussi par le besoin et l’exigence de la règle, par le dogmatisme et l’intolérance de sa conviction. Cette tendance où nous versons à copier servilement la nature, lui parait un schisme affreux qui tend à dégrader l’art et à le détruire. Cet axiome « Il ne faut pas disputer des goûts » l’indigne comme une véritable impiété. L’Église dont il est le desservant zélé est, pour lui, éternelle, impeccable, et rien ne prévaudra contre elle.

Une de ses doctrines est-elle attaquée, renversée même par une autorité indiscutée, par un fait indiscutable, l’autorité et le fait ont tort, la doctrine ne peut faillir. Là-dessus, il est inébranlable. Je n’en veux pour preuve que sa polémique à propos des monuments grecs. Et d’abord, il croit fermement que le Dessin est supérieur à la couleur parce qu’il est évident pour lui que le corps humain est « l’œuvre d’un dessinateur suprême et non celle d’un coloriste ». « Voilà pourquoi, » ajoute-t-il, certains peintres le représentent comme une figure monochrome. »

Et il en tire cette conséquence que les monuments élevés par l’architecture doivent être aussi monochromes.

Mais après les études d’Hittorf, du due de Luynes à Métaponte, de Blouet à Égine, la polychromie des temples grecs est décidément prouvée : croyez-vous qu’il se rende ? Que non pas !

« Le sentiment s’est laissé étouffer par l’érudition » s’écrie-t-il douloureusement, « l’esthétique a été vaincue par les textes, et pourtant la philosophie de l’art doit s’élever au-dessus de l’histoire, lui être supérieure. C’est le privilège des principes d’être indépendants de la tradition et de passer avant tout, même avant les Grecs. »

Et ce n’est pas seulement parce que la polychromie extérieure détruit l’ordonnance des lignes architecturales, qu’il la condamne, c’est aussi, c’est surtout parce qu’elle s’oppose à sa doctrine, et il l’établit et la défend par des arguments et dans des termes dont l’étrangeté nous étonne, presque autant que leur bonne foi nous touche : « Si le corps humain, écrit-il, est à peu près monochrome au dehors, il contient à l’intérieur des colorations brillantes qu’annoncent déjà le vermillon de ses lèvres et le ton varié de ses prunelles, quand il ouvre ses paupières. Devenu créateur à son tour, devenu artiste, l’homme trouve dans son corps, les lois qui vont présider à ses créations. Se connaissant lui-même, il devra mettre dans son œuvre d’art par excellence, qui est l’architecture, les qualités de son être : la proportion, la symétrie extérieure, le monochromisme au dehors, la polychromie au dedans. »

Voilà l’excès, Messieurs, mais, à une conviction si rare, il faut pardonner jusqu’à l’excès de ses égarements. Et d’ailleurs, qui ne s’est laissé entraîner à l’absolu par le système, et au déraisonnable par le raisonnement ? Nous, surtout, qui tenons une plume, une fois à la poursuite de l’idée, savons-nous bien où l’idée nous mène ? Nous sommes, tous, un peu, comme ces artistes des Gobelins qui travaillent derrière leurs toiles : nous ne voyons pas notre ouvrage. C’est le lecteur, le spectateur, le passant, c’est tout le monde, excepté nous, qui en découvre les imperfections ou les mérites, et nous les indique par des éloges ou des critiques dont nous sommes presque toujours surpris.

N’importe ! et quoi qu’il ait pu dire, malgré les rigueurs de son dogme et les emportements de sa foi, je l’aime, moi, ce vieux prêtre qui célèbre la messe du grand art dans ce temple où il n’y a plus guère de fidèles ; je l’admire, cet autoritaire opiniâtre et convaincu, qui veut courber, sous la règle, jusqu’au génie qui fait la règle, parce qu’il voit, au-dessus de tout et de tous, le Beau qui est le seul maître. Et plût à Dieu, Messieurs, que nous en eussions beaucoup comme lui, — surtout à cette heure, —pour rappeler le talent qui s’égare, l’individualisme qui se révolte, au respect de ces lois éternelles comme la vérité, simples comme le bon sens, et dont le seul tort, je le crains, est de s’appeler depuis trop longtemps justes ; pour dire à ces violents qui se croient forts, à ces audacieux par calcul, à ces innovateurs par ignorance, à tous nos révolutionnaires de l’art enfin : que l’art ne peut pas plus se passer de science que de goût, et qu’étant l’arrangement du vrai, il doit en être aussi la consolation, sinon l’oubli.

Au surplus, tout laisser au hasard de ce qu’on appelle le tempérament , décréter que l’incontinence aura nom puissance, et la brutalité hardiesse ; réduire, dans la peinture, le tableau à l’esquisse, sous prétexte d’impression, et à la caricature, sous couleur de réalité ; rapetisser, dans la littérature, cette grande étude de l’âme humaine aux observations médicales d’une pathologie fantaisiste ; imaginer dans l’odieux, solenniser l’obscène, marivauder avec l’immonde, aller dans cette voie plus loin que le dégoût ; atrophier ainsi, par la fréquentation de toutes les grossièretés, par l’habitude de toutes les laideurs, cette délicatesse qui est, en nous, une forme de la fierté ; changer la vieille devise : « Toujours plus haut ! » pour cette autre : « Toujours plus bas ! » à faire ces choses, en vérité, on n’est pas le révolutionnaire de l’art, on n’en est que l’insurgé !

Mais tout cela passera, Messieurs, déjà cela passe, ces défaillances malsaines auront, j’en suis sûr, d’éclatantes revanches. Il ne faut désespérer ni du bon sens ni du bon goût dans un pays où les volontés ne manquent que de guides, et les talents, plus nombreux que jamais, que de but ; dans un pays, a dit l’immortel poète,

Qui donne pour mesure, en ses ardentes luttes,
À la hauteur des bonds la profondeur des chutes.

Tout cela passera, nous cesserons de regarder la terre, et nous reverrons cette étoile dont parle Charles Blanc, « qui doit guider le genre humain », et qui, pour être vue, force l’homme à regarder les cieux.

Et lui aussi, le croyant sincère, l’apôtre militant, il avait eu ses heures de trouble, et, à mesure qu’il avançait dans la vie, elles devenaient plus fréquentes encore ; mais, pour sa foi radieuse, ce n’était pas même l’éclipse, pas même le nuage : s’il était troublé, c’est parce qu’il ne se trouvait jamais assez près du Beau. Il en était arrivé à réclamer contre la Renaissance, l’accusant d’avoir, en quelque sorte, sensualisé dans l’art l’idée religieuse. Il en voulait au génie classique et païen d’avoir recouvert des formes de sa plastique superbe, assoupli de ses grâces savantes, cette nudité hiératique, cette rigidité émaciée et ardente, expression naïve du spiritualisme chrétien. Raphaël même ne suffisait plus à son admiration, de jour en jour plus mystique ; il l’avait reportée sur les vieux maîtres des XIIIe et XIVe siècles, il étudiait les Précurseurs, il était devenu un véritable trécentiste. Il était tourmenté par ce besoin de simplicité, d’unité qui nous obsède tous aux approches de l’absorbante Unité. Il s’efforçait à suivre son idéal qui montait ou plutôt remontait à la source de tout idéal.

Mais élever si haut son esprit, c’est aussi épurer son âme, et, quand la Mort vint à lui, elle le trouva prêt. Les deux êtres qu’il chérissait, sa femme et son frère, étaient auprès de lui tous les deux, et l’assistaient dans sa dernière épreuve. Il eut donc ce bonheur suprême que demandent au ciel tous ceux qui aiment, de mourir le premier. Son amour, plus fort que la mort, lui survécut. Dans son testament, il léguait à son frère Louis « le plus noble cœur que je connaisse », écrivait-il, un souvenir à prendre dans ce qu’il laissait. C’était, en effet, tout ce qu’il y avait à prendre dans ce que laissait cet honnête homme, qui, parti d’une pauvreté honorable, n’était arrivé, en passant deux fois par le pouvoir, qu’à une médiocrité glorieuse. Est-il une plus belle existence ? Il a eu cette incomparable joie de trouver l’Immuable en quelque chose ; il a vu l’éternelle Beauté et s’est isolé en elle ; il a habité ce monde lumineux de la Forme et de la Pensée, dans la sérénité de sa certitude ; il a eu la foi, il a eu l’enthousiasme, il a eu l’amour : il a eu de la vie tout ce qui vaut que l’on vive !