Discours de réception d’Adolphe Perraud

Le 19 avril 1883

Adolphe PERRAUD

Réception de M. Adolphe Perraud

 

M. Adolphe Perraud, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Auguste Barbier, y est venu prendre séance le jeudi 19 avril 1883, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

L’honneur auquel vous m’avez appelé s’adresse un peu à moi, beaucoup à l’habit que je porte, au caractère dont je suis revêtu.

Pour être, de ma part, presque impersonnelle et désintéressée, ma reconnaissance n’en est pas moins vive.

Au contraire.

Trouver dans l’avantage de vous appartenir la récompense d’une carrière vouée aux nobles labeurs de l’esprit, est assurément une joie très légitime. N’en est-ce pas une plus haute de pouvoir renvoyer tout entier à la cause que j’ai voulu servir, le rayon de gloire humaine dont votre Compagnie demeure parmi nous le lumineux foyer ?

J’ajouterai que les circonstances actuelles donnent un nouveau prix à une telle faveur et augmentent la dette de ma gratitude.

Oui, Messieurs, qu’au premier âge de son histoire, l’Académie, redevable de sa naissance à l’initiative d’un prince de l’Église, ait cru nécessaire de compter toujours dans ses rangs quelques membres du clergé : c’était tout à la fois convenance et justice. Comment, en effet, soit au temps même du cardinal de Richelieu, soit dans les cent cinquante années qui ont suivi sa mort, exclure du sénat intellectuel de la grande nation, un corps dont l’influence était incontestée, le crédit universel, la participation aux affaires publiques regardée comme un rouage essentiel de la constitution du pays, sans parler des services qu’il n’avait cessé de rendre, dans tous les siècles, à la culture de l’esprit humain ?

De nos jours, après que tant de révolutions ont rompu l’équilibre des forces sociales, il eût pu paraître tout simple que l’Académie ne se crût point obligée de maintenir à cet égard une de ses plus anciennes et constantes traditions.

Telle n’a pas été, toutefois, la règle de conduite d’une institution qui, très démocratique par son mode de recrutement et par sa sévère pratique de l’égalité, demeure, au grand profit de tous et dans la ruine de tant d’autres aristocraties, le refuge et comme le rempart inexpugnable des grandes pensées et des généreuses inspirations de la chevaleresque nation des Francs.

Aussi, Messieurs, qu’autour de vous les préventions se donnent libre carrière ; qu’à l’exemple de l’inconstante république des Athéniens on prononce l’ostracisme contre Aristide, uniquement parce qu’on est las de l’entendre appeler « le juste » : vous résistez à ces mouvements fiévreux et irréfléchis. Au-dessus de l’heure présente qui passe avec ses emportements, les Quarante, d’un regard calme et sûr, embrassant tout à la fois le passé et l’avenir, n’oublient pas qu’ils ont mission de relier l’un à l’autre ces deux moments de l’histoire de la patrie, d’autant plus forts pour la guider dans la voie d’un sage progrès qu’ils s’appuient davantage à la raison traditionnelle des siècles.

Voilà pourquoi, sans confondre avec une opinion bruyante, mais éphémère, la voix de la conscience nationale dont vous êtes les dignes interprètes, vous avez voulu, Messieurs, qu’un évêque vînt encore représenter parmi vous cette Église de France à laquelle trois fois déjà, dans les trente dernières années, les portes de l’Académie s’étaient ouvertes avec honneur.

Tout à l’heure, lorsqu’à mon tour j’ai franchi, non sans émotion, le seuil de votre illustre enceinte, j’ai cru les voir, ces pères et ces amis de mon âme : le grand évêque, le moine dont le froc était une liberté, le prêtre éminent par l’esprit et par le cœur à qui, après Dieu, je me déclare redevable des meilleurs élans et des résolutions les plus viriles de ma jeunesse.

Trouvez bon, Messieurs, qu’en votre nom et au mien, je les salue en entrant ici. Oui, tous les trois, Mgr Dupanloup, le P. Lacordaire, le P. Gratry, s’unissent à moi pour remercier l’Académie du nouvel hommage rendu par elle, en mon humble personne, au drapeau sous lequel ils ont si vaillamment combattu.

Cette attitude indépendante, décidée à ne pas se traîner à la remorque des caprices ou des passions du jour, dédaigneuse des consignes serviles, rétive aux mots d’ordre, uniquement préoccupée du vrai et du juste, en dépit des entraînements et des coteries ; préparant ainsi l’œuvre nécessaire des apaisements et des réconciliations sociales, c’est la vôtre, Messieurs ; c’est celle de la France intelligente et libre ; ce fut, si j’ai bien compris sa vie et ses œuvres, le trait caractéristique du parfait honnête homme dont vous m’avez appelé à recueillir l’héritage.

Qui s’est tenu davantage à l’écart de l’opinion régnante ? Qui s’est plus raidi contre les courants auxquels tant d’autres se laissent emporter ? En qui a-t-on vu moins de souci de la popularité, entendue dans son sens vulgaire ? Qui a poussé plus loin le culte de la modestie, de la dignité, de l’honneur que votre regretté confrère M. Auguste Barbier ? Homme à la fois moderne et antique, il semblait devoir appartenir tout entier à une révolution qui lui avait inspiré, en une heure d’enthousiasme, des vers immortels. Il la chanta, mais il la flagella. Il en redit avec une émotion sincère quelques-unes des dramatiques péripéties ; mais il en flétrit sans hésitation les inconséquences et les bassesses ; constamment rappelé au-dessus des agitations passionnées de son temps par je ne sais quel mystérieux et délicat instinct qui lui fit prendre en horreur les calculs lâches et intéressés, et le rangea pour toujours au nombre des naïfs, absolument décidés à servir les hommes sans se servir des évènements et à se montrer en toute circonstance le loyal, l’intrépide, l’infatigable champion de la justice.

Auguste Barbier est né à Paris le 28 avril 1805. Son père, avoué au tribunal de première instance, n’avait, paraît-il, d’autre ambition que de lui transmettre un jour la direction de son étude. On assure qu’il ne lut jamais un seul vers d’Auguste, même après le bruit extraordinaire fait autour de son nom par les premiers et éclatants succès des Iambes. Madame Barbier exerça sur le futur poète une influence plus profonde. Presque enfant, elle avait été l’élève du célèbre peintre David. Quand vinrent les années mauvaises de la Révolution, les biens de ses parents ayant été mis sous le séquestre, la jeune fille donna des leçons et fut le gagne-pain de la famille. Plus tard, mariée et devenue mère, elle s’occupa elle-même de compléter l’éducation de ses deux fils et de sa fille. Auguste, en particulier, lui fut redevable, non seulement de la connaissance de la musique et du dessin, mais d’un goût très vif et d’une véritable compétence pour les arts. Elle ne se contenta pas d’inspirer aux siens l’amour du beau ; elle leur apprit à estimer, par-dessus toutes choses, l’honneur et la joie d’accomplir leur devoir avec l’habitude de s’oublier eux-mêmes, par la pratique d’un sincère désintéressement.

À peine Auguste avait-il terminé ses classes au collège Charlemagne qu’il eut à faire un premier apprentissage de ces utiles et méritoires vertus. Il s’agissait de répondre aux vœux de son père en se préparant à devenir un bon avoué. Il dut imposer une pénible contrainte à ses goûts littéraires déjà très prononcés, et suivre les cours de l’École de Droit. Puis, quand le moment fut venu de s’initier aux secrets de la procédure, de se familiariser avec la langue et les usages du Palais, il fréquenta l’étude d’un confrère de son père. Mais tout devait conspirer contre le projet formé par M. Barbier d’engager son fils dans la carrière paternelle. L’avoué chez lequel Auguste venait d’entrer était M. Fortuné Delavigne, frère de l’auteur des Messéniennes, et voici comment, en 1828, était composé le personnel de son étude. J’emprunte ces piquants détails à des notes manuscrites, rédigées par Auguste Barbier lui-même.

« C’était une singulière étude que celle de M. Fortuné Delavigne. Le second clerc était M. Jules de Wailly ; le troisième, M. Olivier Falguières, littérateur et compositeur de romances ; le quatrième, M. Auguste Barbier, aspirant poète ; le cinquième, M. Damas-Hinard, traducteur du Romancero ; et le sixième, M. Natalis de Wailly, le bibliographe. Il n’y avait réellement que le maître-clerc qui fût homme de Palais et qui aimât les dossiers. (C’était M. d’Herbelot, devenu depuis conseiller à la Cour d’appel.) Le petit clerc, celui qui faisait les courses, s’appelait Louis Veuillot. On s’occupait dans cette étude beaucoup plus de littérature que de procédure. On allait aux pièces de Casimir Delavigne, frère du patron, et on en discutait à perte de vue les mérites et les démérites. C’était le beau temps du romantisme (1 ). »

On était alors, en effet, au plus fort de cette fermentation des esprits qui a fait des quinze années écoulées entre 1815 et 1830 une des périodes les plus vivantes et les plus fécondes de notre histoire littéraire. « Ce ne fut pas seulement, a dit Lamartine, la restauration des Bourbons, la dynastie lettrée (l’Académie n’a pas cessé de s’en souvenir) ; ce fut la restauration de l’intelligence ( 2). »

Je n’oublierai pas, Messieurs, que je parle devant des maîtres. Je me garderai donc bien de refaire en votre présence le tableau tant de fois tracé déjà du double mouvement qui aboutit, en politique, à la chute de Charles X ; en littérature, au triomphe de l’école dont la lutte contre la forteresse des traditions classiques dura plus de vingt ans.

À l’époque où le jeune Barbier fréquentait l’étude, de M. Fortuné Delavigne, la mêlée devenait plus ardente. Dans la sphère de la politique, la tribune, la presse, le haut enseignement, le théâtre, la chanson : toutes ces forces à la fois battaient en brèche l’établissement monarchique relevé en 1815 à la suite de nos désastres. Dans le monde des lettres et des arts, on pouvait également présager la victoire prochaine des théories qui s’étaient hardiment donné la mission de briser le joug des anciennes règles. Chaque jour voyait éclore des œuvres où la nouveauté des idées n’était pas toujours à l’unisson des audaces de la forme, mais qui faisaient leur chemin dans le public, d’abord étonné, puis séduit, bientôt captivé. Je ne veux citer ici aucun nom propre. La plupart de ceux qui ont exercé sur cette seconde renaissance des lettres françaises l’influence la plus décisive vous ont appartenu, Messieurs, ou vous appartiennent encore. Ils sont venus retrouver dans vos rangs les plus illustres de leurs adversaires. Aussi bien, l’Académie qui ne pouvait se désintéresser d’un tel conflit, se garda-t-elle de donner à un des partis belligérants le monopole de ses faveurs en frappant l’autre d’une exclusion systématique. En ces délicates conjonctures, elle me semble avoir imité le père de famille loué par l’Évangile, parce que pour composer son trésor, il a mêlé dans des proportions harmonieuses l’antique et le moderne, les choses anciennes et les choses nouvelles, nova et vetera. Grâce à ce sage éclectisme, on ne fut plus obligé de croire que Corneille et Racine avaient épuisé tout le génie de la tragédie, ou que Boileau eût dit le dernier mot des règles de la poétique française. On put, sans être suspect d’hérésie littéraire, aller applaudir Shakspeare. Enfin, tout en gardant le culte de ces anciens maîtres du bien penser et du bien dire, dont les œuvres seront toujours vivantes de jeunesse et de beauté, on devint libre de s’engager dans les voies où des esprits vaillants, parfois même téméraires, entraînaient à leur suite la poésie et l’histoire, le théâtre et le roman.

Nous, Messieurs, qui sommes entrés plus tard dans le mouvement intellectuel de notre temps, nous avons bénéficié de ce concordat ; et puisque je retrouve ici, dans la personne de quelques-uns de mes anciens maîtres ou condisciples, un souvenir de notre chère École normale, il me sera permis de rappeler comment sa discipline, tout ensemble fidèle aux gloires du passé et ouverte à l’esprit d’initiative, nous apprenait à concilier un respect inviolable pour nos doctrines classiques avec la féconde hardiesse de ces innovations qui, elles aussi, seront immortelles, puisque vos suffrages les ont consacrées.

Tout ignoré que fût en 1828 le jeune clerc d’avoué, quelque distance qui le pût séparer des hommes les plus militants de la littérature et de la politique, Auguste Barbier, loin de s’enfermer dans le culte exclusif de la procédure, suivait avec un vif intérêt le double mouvement des idées et des agitations contemporaines. Le salon de son père était fréquenté par quelques-uns des représentants de l’opposition libérale ; à peine sorti des bancs de l’École de droit, il s’essayait dans l’art d’écrire et publiait, sous le voile de l’anonyme, un roman composé en collaboration avec Alphonse Royer, devenu plus tard directeur de l’Opéra. C’est encore en 1828 qu’il se liait avec Brizeux d’une amitié dont rien, pendant trente ans, n’altéra l’exquise douceur ; amitié sanctionnée par un sacrifice des plus méritoires, puisque M. Barbier ne put se décider à solliciter vos suffrages tant que vécut celui qu’il estimait bien plus digne que lui-même d’aspirer au grand honneur de vous appartenir.

L’année suivante (1829), une circonstance fortuite le mettait en relations avec Alfred de Vigny. L’officier gentilhomme et le clerc de la basoche se rencontrèrent pour la première fois dans un salon de la rue Notre-Dame-des-Champs qui éclairait déjà de sa gloire le Paris intelligent et lettré. Il s’agissait d’entendre, faite par l’auteur lui-même, une des premières lectures de ce fameux drame d’Hernani, autour duquel devait se livrer un peu plus tard une des batailles les plus décisives de la longue et violente guerre des deux écoles.

Le duel politique s’était terminé avant le duel littéraire, et les adversaires de la Restauration avaient été plus vite en besogne que les adversaires des traditions classiques. Avant que l’heure du triomphe final eût sonné pour ceux-ci, la France avait à enregistrer dans ses annales une nouvelle révolution. Les députés et les journalistes de l’opposition avaient appelé le peuple dans la rue. Après trois jours de lutte, l’armée régulière, insuffisante en nombre, se repliait devant l’émeute, et les Bourbons de la branche aînée prenaient pour la seconde fois le chemin de l’exil.

Absent de Paris pendant les derniers jours du mois de juillet, M. Auguste Barbier ne se trouva pas dans les rangs des combattants. Tout était fini quand il rentra dans la capitale pour rejoindre sa famille. Il a raconté lui-même l’impression produite sur son imagination par le spectacle des rues encore hérissées de barricades et sillonnées par des bandes d’hommes mal vêtus dont l’attitude respirait l’orgueil et l’enthousiasme d’une victoire inespérée. On était au 1er août. Le soleil étincelait sur les canons massés devant l’Hôtel de Ville ; les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux tricolores ; les murs des maisons portaient les cicatrices nombreuses des blessures que leur avaient faites les balles et la mitraille.

Quelque temps après, avant même que l’ordre matériel eût été rétabli, on voyait une autre armée faire le siège des ministères. De toutes parts accouraient les solliciteurs en habit noir, avides de se partager les dépouilles des vaincus et réclamant impérieusement du pouvoir nouveau la dette des services vrais ou prétendus rendus par eux à la cause qui venait de triompher.

Le rapprochement et le contraste de ces deux épisodes si différents du même drame firent jaillir de l’âme d’Auguste Barbier l’inspiration qui, le révélant tout d’un coup à lui-même et au public, imposa son nom à l’attention de la France.

Qui n’a su par cœur, aux jours de sa jeunesse, qui pourrait redire encore, sans se mettre à l’unisson des émotions du poète, sans subir la contagion de sa verve tour à tour enthousiaste et indignée, ces vers de la Curée qui semblent écrits avec du feu, et où se respire encore, après un demi-siècle, l’odeur de la poudre brûlée dans les rues de Paris ?

Au moment même où j’aborde ce coup d’essai dans lequel, dès la première heure, tout le monde acclama un coup de maître, j’éprouve, je dois l’avouer, un véritable embarras. Je ne fais pas seulement ici allusion aux difficultés d’une lecture qui exigerait presque l’accompagnement de la fusillade et du tocsin, et dont le fracas transformerait en une arène de combat cette paisible enceinte.

Je me heurte à un péril plus sérieux.

Pour parler de la Curée et des autres pièces du recueil des Iambes, devrai-je apprécier le caractère de la révolution qui fit éclore ce chef-d’œuvre ? Serai-je obligé de prendre parti pour ou contre ceux qui, dans les journées de Juillet, furent les défenseurs ou les adversaires soit du peuple victorieux, soit de la monarchie vaincue ?

Sans doute, un temps assez considérable nous sépare de ces évènements ; et, à la distance de plus de cinquante années, on pourrait, sans témérité, essayer de se prononcer entre les idées et les passions, dont le conflit, longtemps caché dans les entrailles de la société française, détermina l’explosion de 1830.

Toutefois, Messieurs, j’en suis sûr, vous m’approuverez de ne pas me départir, même pour un instant, de la réserve dans laquelle j’ai résolu de me renfermer.

D’une part, votre Compagnie, et c’est sa force, surtout dans nos temps divisés, fait profession de demeurer étrangère aux agitations de la politique. Elle habite des sphères plus hautes, templa serena. Quand elle y introduit de nouveaux élus, il suffit qu’à son jugement ils aient bien mérité de la France intelligente et lettrée : elle ne s’enquiert pas de la couleur de leur drapeau.

D’autre part, nous, ministres de l’Évangile éternel, ambassadeurs de Jésus-Christ et de sa parole de paix, envoyés par lui et par son Église au milieu des disputes des hommes, obligés d’avoir libre accès dans toutes les consciences, nous devons nous tenir à l’écart de ces dissensions toutes les fois que les intérêts de la morale et de la religion n’y sont pas nécessairement engagés. Oui, plus il y a de malentendus et de divisions dans la société contemporaine, plus il importe que la liberté sacrée de notre ministère soit placée par nous dans une région inaccessible aux tempêtes des contentions humaines.

Cette attitude, je me hâte de le dire, n’implique en aucune façon que nous demeurions indifférents aux compositions politiques et sociales de notre pays. Comme tous nos concitoyens, nous avons le droit de rattacher à des idées et à des principes les vicissitudes contingentes de l’histoire. Il ne nous est nullement interdit de discerner les avantages ou les inconvénients que peuvent présenter les diverses formes de gouvernement soit pour faciliter, soit pour entraver l’action du bien en ce monde.

Mais cette liberté inaliénable de nos pensées ou de nos convictions personnelles ne saurait jamais nous faire perdre de vue la question souveraine qui domine de très haut pour nous les conflits des systèmes et les querelles des partis.

Cette question, avec l’Évangile, nous l’appelons « l’unique nécessaire ». Elle est le mobile de tous nos sacrifices ; elle intervient par une préoccupation constante dans toutes les relations, dans toutes les démarches de notre vie ; et c’est précisément parce qu’elle nous rend, par état, étrangers aux disputes de la politique terrestre qu’elle nous permet d’exercer en toute circonstance ce « ministère de réconciliation ( 3) » dont l’universelle et charitable impartialité aiderait si puissamment nos concitoyens à réunir toutes leurs forces pour le bien de la patrie.

D’ailleurs, M. Barbier lui-même me met à l’aise pour me dispenser de mêler à une étude littéraire et morale de ses œuvres les préoccupations périlleuses de la politique. En effet, si elles ont pu être l’occasion qui a donné naissance au premier et au plus retentissant de ses poèmes, elles n’en ont vraiment pas été l’idée maîtresse, ni même dominante.

Nulle part, l’auteur des Iambes n’a entrepris de glorifier un système ou un parti ; d’attaquer ou de défendre un drapeau. Il n’a pas insulté la dynastie vaincue en Juillet ; il n’a offert aucun encens à la monarchie nouvelle issue de la révolution de 1830. Il n’a pas davantage mis sa plume au service des idées républicaines, ni exprimé le regret qu’elles n’eussent pas eu le dernier mot dans la lutte engagée entre les Bourbons et le peuple de Paris. Son inspiration, née d’un sentiment moral, me paraît très supérieure à l’incident historique auquel elle se rattache. Elle a jailli des profondeurs d’une âme généreuse, incapable de cette indifférence sceptique dans laquelle les esprits et les cœurs blasés, aussi peu émus du mal que du bien, se fixent à une égale distance entre l’enthousiasme et l’indignation.

En acclamant le triomphe d’une émeute dont le succès fit une révolution, le poète, avec la naïveté de ses vingt-cinq ans, avait cru voir inaugurer sur la terre le règne d’une justice capable de discipliner toutes les passions ; d’une liberté assez maîtresse d’elle-même pour exclure toute licence ; d’un amour du bien public qui aurait rendu impossibles les bassesses de l’égoïsme et de la cupidité. L’évènement donna un prompt démenti à ses espérances ; et, comme ce personnage de nos Livres saints, lorsqu’il se crut trompé par un frère,il poussa un rugissement de colère et de douleur, Esaü irrugiit clamore magno ( 4).Les Iambes sont ce rugissement d’un honnête cœur pour qui les intérêts secondaires des formes politiques disparaissent, devant les considérations éternelles de la morale, dans ses rapports nécessaires avec la dignité et le bonheur d’un peuple libre.

Comment, par exemple, cette droite et fière nature aurait-elle vu de sang-froid les ambitieux de haut et de bas étage, qui, dès le lendemain des journées de Juillet, tandis que les combattants des barricades retournaient à l’atelier, au rude et incessant labeur, au modique salaire, aux conditions précaires et contentieuses de la vie ouvrière, escaladèrent les emplois bien payés, et se livrèrent sans vergogne au vil métier de

Gueuser des galons ?

La curée, ce n’est pas le moment héroïque de la poursuite du sanglier dans les halliers de la forêt. Tant que la bête, pressée par ses ennemis, peut, d’un bond, les éventrer et les laisser sur place, l’enjeu d’un péril partagé jette sur l’attaque et sur la défense le reflet d’une sauvage grandeur.

Mais quand,

Blanchi de bave et la langue tirée,

le monstre a été vaincu ; quand, accablé sous le nombre, il expire après une dernière et impuissante menace, la scène change. Au drame émouvant d’un duel dans lequel s’équilibraient les chances de la vie et de la mort, succède une dégoûtante orgie. Il ne s’agit plus pour la meute de combattre au risque des mauvais coups. Il n’y a plus pour elle qu’à faire ripaille, en se disputant la chair et les entrailles de la victime.

Dans sa langue hardie jusqu’au mépris des convenances, avec sa verve qu’après Horace on pourrait dire « étincelante de bile » (5 ), la Curée demeure la protestation d’une conscience soulevée de dégoût contre ces viles gloutonneries de l’ambition que les vicissitudes des révolutions sont impuissantes à rassasier et que nos progrès prétendus n’ont pas fait disparaître de nos mœurs.

M. Barbier a flétri par des images cyniques le cynisme des hommes pour qui la vie publique n’est qu’une chasse aux places lucratives et aux galons officiels. En dépit des coups de fouet dont il a flagellé jusqu’au sang la meute toujours inassouvie, elle continue son ignoble besogne. Les systèmes politiques les plus divers s’installent et disparaissent, naissent et meurent. Peu importe. Ce qui ne meurt pas, ce qui est de tous les temps, ce qui ne paraît guère, avouons-le, avoir été le monopole exclusif des régimes auxquels nous avons succédé, c’est la persistance des appétits qui se ruent sur la chose publique, la dépècent comme une proie,

Fouillent ses flancs à plein museau
Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche,
Car chacun en veut un morceau.

Morceau de royauté, d’empire ou de république, n’est-ce pas toujours un lambeau du crédit, de la fortune, de l’honneur de la France ?

Dans l’Idole, il est vrai, M. Barbier a lancé l’anathème contre le fondateur de la dynastie impériale :

Je n’ai jamais chargé qu’un être de ma haine,
Sois maudit, ô Napoléon !

Mais là encore, c’est un sentiment patriotique et moral qui met le poète hors de lui. L’horreur de tout le sang versé par l’ambition d’un seul homme et le souvenir des hontes de l’invasion expliquent le cri involontairement échappé de l’âme du poète.

Elle était si belle à voir

Au grand soleil de messidor,

la France libre, semblable à une cavale indomptée. Mais « le Corse à cheveux plats » lui a mis le mors dans la bouche ; il l’a disciplinée à coups d’éperon ; il l’a fait courir pendant quinze ans, à toute bride, à travers l’Europe. De son dur sabot elle a broyé les générations, et le sang des armées écrasées par elle lui est venu au poitrail. Cependant, épuisée, haletante,

Près de fléchir à chaque pas,

elle a demandé grâce.

Mais, bourreau, tu n’écoutas pas.
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse.
Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents.
Elle se releva ; mais un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille,
Et du coup te cassa les reins,

Remarquons-le toutefois : Le poète n’en a pas voulu seulement à l’homme qui abusa de la puissance et du génie pour faire de l’asservissement de la France la rançon de sa gloire, et il faut se garder de voir dans l’Idole une flatterie à l’adresse des idées démocratiques.

Assurément, les conquérants sont coupables de sacrifier sans pitié la liberté et le repos des peuples à leur insatiable orgueil. Mais les peuples le sont-ils moins quand ils préfèrent au bien qui ne fait pas de bruit l’éclat éphémère et toujours si chèrement acheté de la guerre et de ses exploits ?

Quelle justesse et quelle élévation de pensées dans les reproches adressés par M. Barbier à la manie populaire qu’ont si bien exploitée les Alexandre et les Napoléon !

Passez, passez, monarques débonnaires,
Doux pasteurs de l’humanité,
Hommes sages, passez comme des fronts vulgaires,
Sans reflet d’immortalité,
Passez, passez ; pour vous, point de haute statue,
Le peuple perdra votre nom,
Car il ne se souvient que de l’homme qui tue
Avec le sabre ou le canon.

Je regrette de ne pouvoir aller jusqu’au bout de cette pathétique invective. Elle est une nouvelle preuve de l’indépendance de caractère dont M. Barbier n’a jamais fait le sacrifice à aucune passion ni à aucun intérêt politique. Pendant tout le temps de la Restauration, les souvenirs bonapartistes et les aspirations républicaines n’avaient formé qu’un seul courant d’opinion, tout à la fois suivi et dirigé par la muse populaire de Béranger. L’auteur de l’Idole s’est placé plus haut, dans cette région d’où l’on domine les partis, sans se soucier de leurs faveurs ou de leurs rigueurs. Son unique préoccupation a été de chercher la justice, de dire la vérité, en un mot, de faire ce qu’il estimait être, avant tout, le premier devoir du poète et du bon citoyen.

Cette parfaite rectitude des intentions a-t-elle toujours préservé M. Barbier de toute erreur et de toute illusion ? Je ne le crois pas.

Ainsi, ébloui par le soleil de Juillet, il a, fort mal à propos, salué de ses acclamations enthousiastes, comme si elle avait été la Liberté, — la vraie liberté chère à tout homme de cœur, — la vivandière aux allures débraillées et équivoques, cette « fille de la Bastille », comme il l’appelle :

Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles,
Agile et marchant à grands pas,
Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées,
Aux longs roulements des tambours,
À l’odeur de la poudre, aux lointaines volées
Des cloches et des canons sourds,
… et qui veut qu’on l’embrasse
Avec des bras rouges de sang.

Plus d’une fois, depuis 1830, la bacchante tapageuse et dévergondée qui avait un instant charmé le regard du poète et séduit son cœur inexpérimenté, recommença dans Paris ses courses furibondes. Mais M. Barbier avait trop de bon sens et d’honnêteté pour demeurer longtemps dupe d’une première fascination. Quand cette prétendue Liberté se montra de nouveau, il sut bien la reconnaître et lui donner son vrai nom :

Et l’émeute paraît, l’émeute au pied rebelle
Poussant avec la main le peuple devant elle ;
L’émeute aux mille fronts, aux cris tumultueux,
À chaque bond grossit ses flots impétueux
Et le long des grands quais où son flot se déroule
Hurle, en battant les murs, comme une femme soûle ( 6).

Je prie les délicats de me pardonner cette citation. La véridique histoire est là pour attester que le réalisme brutal de l’image et du mot est encore bien au-dessous des brutales réalités dont elle est chargée de garder l’ignominieux et sanglant souvenir.

M. Barbier la revit donc, cette furie, ivre d’impiété en février 1831, ivre de socialisme en juin 1848, ivre de socialisme et d’impiété en mai 1871, lorsque, impuissante à biffer Dieu, comme elle l’en avait menacé, elle essaya de le frapper dans la personne de ceux qui le représentent le mieux au sein de nos sociétés civilisées et chrétiennes : le pontife et le magistrat ; il la revit, et avec tous les amis de la vraie Liberté, il en eut horreur.

Les premières œuvres de M. Barbier font une grande place à un personnage anonyme et collectif qu’il a décrit sous ses aspects les plus divers : le peuple. L’éclatant succès de la Curée et de l’Idole aurait pu lier le poète à l’opinion démocratique par des engagements irrévocables. Pourquoi, comme tant d’autres, n’en aurait-il pas fait le piédestal d’une fortune politique dont les profits se seraient ajoutés aux avantages de la gloire littéraire ? Mais il aurait cru payer trop cher les uns et les autres en pliant à des mots d’ordre l’inflexible droiture de son âme.

Au commencement, le peuple fut tout entier pour lui dans les combattants des barricades, et l’on sait avec quel enthousiasme il chanta leurs exploits :

… C’était sous des haillons que battaient les cœurs d’hommes.
C’étaient alors de sales doigts
Qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre.
C’était la bouche aux vils jurons
Qui mâchait la cartouche et qui, noire de poudre,
Criait aux citoyens : Mourons !

L’auteur de la Curée a été plus loin encore. La Rome impériale faisait l’apothéose de ses Césars. Le peuple de Paris aura aussi son apothéose, j’allais presque dire sa canonisation :

La grande populace et la sainte canaille
Se ruaient à l’immortalité.

Plus tard, le poète saura et dira mieux ce qu’est le peuple ; non pas celui qui boit le vin bleu de la taverne ; ni celui qui fait le principal appoint des émeutes, et, par une duperie dont rien ne le corrige, opère par la violence les révolutions dont il est d’ordinaire la première victime ; mais cette grande foule des travailleurs qui composent la masse de la nation ; hommes du sillon ou hommes de l’atelier qui, chaque jour, au prix d’efforts et de sacrifices souvent héroïques, résolvent le double et effrayant problème de gagner le pain de leur famille et le pain de tout le monde ; qui passent sur la terre sans faire de bruit, sans presque tenir de place, le plus souvent sans se plaindre ; qui ont plus besoin que les autres d’être compris, d’être aimés, d’être soutenus, parce que leur chemin est plus rude, leur existence plus austère, leur fardeau plus pesant. Oui, voilà le peuple, le vrai peuple. Il est digne, celui-là, des meilleurs chants du poète, des meilleures sollicitudes de l’homme d’État, des meilleurs dévouements de quiconque a du temps, de l’or, du cœur à dépenser au service de la partie de l’humanité laborieuse et souffrante, en l’honneur de laquelle M. Barbier a écrit cette belle page :

Du peuple, il faut toujours, poète, qu’on espère,
Car le peuple, après tout, c’est de la bonne terre.
La terre de haut prix, la terre de labour.
C’est le sillon doré qui fume au point du jour,
Et qui, rempli de sève et fort de toute chose,
Enfante incessamment et jamais ne repose.
C’est lui qui pousse aux cieux les chênes les plus hauts.
C’est lui qui fait jaillir les hommes les plus beaux.
Sous la bêche et le soc, il rend outre mesure
Des moissons de bienfaits pour les maux qu’il endure.
On a beau le couvrir de fange et de fumier :
Il change en épi d’or tout élément grossier,
Il prête à qui l’embrasse une force immortelle.
De tout haut monument, c’est la base éternelle
C’est le genou de Dieu, c’est le divin appui.
Aussi, malheur, malheur à qui pèse sur lui.

Oui, sans doute, malheur à qui, par un égoïste abus du pouvoir, enlève au peuple l’usage de ses droits et sa part de légitime liberté. Mais il y a contre la démocratie de plus grands attentats. Les plus cruels ennemis du peuple ne sont pas encore ceux qui font peser sur lui une oppression matérielle ou politique. Après tout, les droits de la justice et de la liberté sont inaliénables. Méconnus ou violés aujourd’hui, ils auront leur revanche demain, et sont toujours assurés de revivre. Mais ce qui est à l’égard du peuple le crime vraiment inexpiable, c’est de le tromper et de le corrompre pour se mieux servir de lui ; c’est d’exploiter sa misère et son ignorance, pour en faire l’instrument et la victime des haines antisociales ; c’est enfin et surtout, de tuer son âme et de lui arracher Dieu.

Avec quelle vigueur de bon sens et d’indignation, au nom même des intérêts les plus évidents de la démocratie, M. Barbier n’a-t-il pas flétri ces prétendus amis du peuple, qui sont en réalité ses plus implacables ennemis ; ici, ces journalistes qu’il appelle sans précautions oratoires :

Des chiens aux mâchoires saignantes,
Aux redoutables aboiements ;

parce que, chaque matin, ils excitent les passions de leurs ignorants lecteurs,

Soufflent sur les cités les discordes brûlantes,
La guerre et ses emportements ;

là, ces romanciers, qui, trempant leur plume dans une boue infecte, enveloppent d’une immense contagion d’obscénité l’atelier et la mansarde, souillent dans l’adolescent toute une vie d’homme, et s’en vont empoisonner, pour un sou, le cœur innocent de ces pauvres ouvrières à qui, jusqu’alors, la vertu chrétienne avait enseigné le secret de supporter, sans se plaindre et sans tomber, les plus constantes, les plus héroïques immolations.

Dans le chant intitulé Desperatio, le poète a des accents poignants pour décrire l’effroyable misère des âmes lorsque, déshéritées de Dieu par cet infernal apostolat de sophisme et de dépravation, elles sont jetées en proie à la souffrance qui écrase, à la corruption qui avilit, à la négation qui désespère, et tentées d’aller chercher dans l’abîme d’un prétendu néant un refuge final contre des maux auxquels aucune bienfaisante conviction ne fait plus contrepoids.

Non certes, en dépit de ses premières illusions, M. Barbier ne saurait être rangé parmi ces flatteurs intéressés de la démocratie dont la race s’est perpétuée depuis le temps d’Aristophane jusqu’à nos jours, hommes sans pudeur, mais non sans habileté, passés maîtres dans l’art d’exploiter la passion dominante de la foule à laquelle ils savent si bien persuader qu’elle est souveraine, pour l’atteler, plus docile, au char de leur fortune et se faire porter par elle aux plus hauts sommets du pouvoir.

Je crois donc avoir le droit d’affirmer que l’inspiration générale des Iambes est indépendante de l’esprit de parti. Tout ce qui est grand, honnête, viril, patriotique, le poète l’admire et l’acclame. Pour lui, la France n’est pas une faction, encore moins une secte ; c’est une mère, dont il aime et voudrait voir s’aimer entre eux tous les enfants.

Leurs inintelligentes divisions le désolent ; il ne comprend rien à la manie fatale qui les arme les uns contre les autres. Devant César, coupable, en franchissant le Rubicon, d’avoir donné le signal de la guerre civile, Lucain avait évoqué l’image de la République romaine. M. Barbier adresse, lui aussi, un pathétique appel à la Patrie, et l’adjure de faire cesser le scandale des querelles de ses fils :

Patrie ! ah ! si les cris de ta voix éplorée
N’ont plus aucun pouvoir sur la foule égarée ;
Si tes gémissements ne sont plus entendus,
Mère désespérée, à la face publique
Viens, déchire à deux mains ta flottante tunique
Et montre aux glaives nus de tes fils irrités
Les flancs, les larges flancs qui les ont tous portés.

En 1833, Auguste Barbier, alors âgé de vingt-huit ans, fit avec son ami Brizeux le voyage d’Italie. Le joug de l’étranger pesait encore sur Venise et sur les provinces lombardes. Le monde civilisé venait de lire, avec un attendrissement mêlé d’indignation, ce livre des Prisons, dans lequel Silvio Pellico avait redit les souffrances de sa dure captivité et fait savoir de quel prix un Italien avait dû payer ses rêves d’affranchissement pour son pays. Là même où l’Autriche n’exerçait aucune souveraineté politique et directe, à Florence, à Naples, à Rome, le poète croyait sentir sa néfaste influence. Tout lui semblait flétri, étouffé, mort, chez ce peuple qui, aux jours anciens, avait été le maître du monde par les armes et par les lois, et à qui ses littérateurs et ses artistes avaient donné une si belle place dans l’histoire de l’Europe civilisée.

Obsédé par cette impression, il ne vit qu’à travers un voile de deuil les magnificences de la nature italienne, la splendeur de la lumière, les trésors de l’antiquité, les richesses de l’art,

Et le grand roi vieillard, dans sa tunique blanche
Superbe, et les deux pieds sur le dos des Romains,
De son trône flottant bénissant les humains ( 7).

Rien n’a trouvé grâce devant la douloureuse émotion du poète, pas même le rôle exceptionnel assigné par la Providence, et confirmé par l’histoire, à la Rome des papes. De là ce gémissement du Pianto, qui n’est en vérité qu’une lamentation sur l’Italie.

Au moment de faire ses adieux à la nation qui lui inspirait un si tendre intérêt, l’auteur, évoquant le souvenir d’une des créations les plus originales de Shakspeare, a salué du nom de Juliette la patrie du Dante et de Raphaël, du Corrège et de Cimarosa. Mais le sommeil de l’Italie captive n’est pas la mort : la belle endormie sortira un jour du lit funèbre où elle attend l’heure de la résurrection. Quand viendra cette heure tant désirée, qu’elle se garde bien de demander l’appui d’un bras étranger : qu’elle ne cherche jamais ailleurs que parmi ses fils son Roméo libérateur.

Les vœux de M. Barbier pour l’Italie étaient prophétiques. Nous en avons vu l’accomplissement. À lui tout seul Roméo aurait-il suffi à la tâche ? Aurait-il pu se passer de l’appui que lui donna la « furie française » dans les champs de Palestro, de Magenta, de Solférino ? Je glisse sur cette trop délicate question. Aussi bien, sommes-nous de ceux qui auraient voulu pouvoir applaudir sans réserve au réveil et à la résurrection de la Péninsule. Oui certes, l’Italie, toute l’Italie aux Italiens : il le fallait, et le sang de nos soldats n’a pas coulé en vain si, pour une part considérable, il a été la rançon de Venise et de Milan, trop longtemps victimes de la politique de compensations qui prévalut dans les traités de 1815. Mais qui donc au moyen âge avait défendu avec la plus indomptable persévérance la cause sacrée de l’indépendance italienne ? Qui avait rallié autour de la bannière aux deux clefs l’effort national dont la vigueur finit par rejeter au delà des Alpes les armées de Barberousse et de Frédéric II ? Pourquoi la reconnaissance des peuples n’est-elle pas égale aux services de leurs bienfaiteurs ? Au XIIe siècle, l’Italie, sauvée de la domination allemande par un pape, donnait à une cité nouvellement bâtie le nom d’Alexandre III, et décernait à l’intrépide Pontife le nom à jamais glorieux de « champion de la liberté italienne ». À l’heure présente, sans tenir compte des justes doléances de la grande famille catholique, elle réduit un des plus italiens parmi tous les papes à la possession dérisoire d’un palais dont, hier encore, elle lui disputait l’administration. Vienne le jour où les Roméo de l’Italie affranchie et ressuscitée, désormais réunis dans le partage des mêmes droits et des mêmes devoirs, sauront concilier les exigences du patriotisme avec les réclamations des consciences catholiques, et voudront que, de tous les Italiens, le plus libre depuis les Alpes jusqu’à l’Etna et de l’Adriatique à la Méditerranée, soit l’homme providentiellement établi pour sauvegarder en ce monde la liberté sacrée des âmes !

Peu d’années après son retour d’Italie, M. Barbier traversait la Manche et se rendait en Angleterre. Il rapporta de ce nouveau voyage le sujet d’un poème auquel on pourrait donner pour épigraphe ce vers de son ami Brizeux :

Honte à qui voit le mal sans que le mal le navre !(La Fleur d’or.)

Une Irlande d’où l’on émigre en masse, parce qu’on y meurt de faim ; des populations industrielles que le gin et la débauche abrutissent et déciment ; le contraste par trop scandaleux d’une excessive misère avec la fortune d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, voilà ce que le poète a vu, en 1837, dans

La nef aux flancs salés qu’on nomme l’Angleterre.

En face de ces plaies sociales, il évoque le souvenir du personnage que l’Évangile, toujours si compatissant aux détresses humaines, nous représente couché à la porte du mauvais riche ; et de son cœur, douloureusement ému, s’échappent de lugubres mélodies sur le Lazare que la civilisation moderne laisse périr d’inanition, près des somptueux festins dont les miettes suffiraient à le nourrir.

Inégale répartition des biens et des maux entre les hommes ! Opposition choquante des jouissances du luxe avec l’excès du dénuement ! Pourquoi tout à ceux-ci, rien à ceux-là ? Qui donc, s’il n’est aveugle ou endurci, n’a pesé dans les angoisses de sa conscience les données de ce formidable problème pour en chercher la solution ? Plût à Dieu d’ailleurs, qu’un seul pays, en Europe, à l’exclusion de tous les autres, pût être rendu responsable des difficultés de la question sociale ! Mais elle n’existe pas seulement dans cette Angleterre dont le spectacle a inspiré au poète des chants pleins d’une sombre et communicative émotion. N’oublions pas qu’elle est chez nous, près de nous.

Sans doute, ceux qui souffrent ne la résoudront pas à coups de dynamite ; et il est écrit que l’aveugle colère de l’homme n’opère pas cette grande œuvre de Dieu qui s’appelle la justice. D’autre part, il serait puéril et périlleux de l’éluder. Fermer les yeux sur un danger, ce n’est pas l’anéantir, et l’insouciance de l’égoïsme qui voudrait jouir, sans trouble, de la meilleure part, n’est pas une garantie de sécurité. À l’œuvre donc ! car Lazare est à nos portes : non pas le Lazare de l’Évangile, qui attend avec une silencieuse résignation les miettes du banquet terrestre, ou les ineffables compensations du festin éternel ; mais un Lazare exaspéré, dont l’âme a été vidée de toute foi et de toute espérance, qui a conscience de sa force, et ne se fera pas scrupule de demander aux utopies sanglantes ce que le scepticisme des systèmes purement humains est impuissant à lui donner.

Quant à nous, disciples du Christ, héritiers de sa divine compassion pour les foules, loin de les maudire, nous avons pitié d’elles et nous les aimons. Nous voudrions convier tous les hommes de sens et de cœur à travailler avec nous pour diminuer leur ignorance et leur misère, et nous osons dire que si, une bonne fois, le monde civilisé, voulait prendre au sérieux la parole de vie renfermée dans l’Évangile et en appliquer sans relâche les incomparables ressources aux ulcères, même les plus envenimés de la société contemporaine, il en serait du Lazare de nos jours comme de tous les opprimés auxquels, depuis dix-huit siècles, sans menacer personne et sans faire de révolutions violentes, l’Église n’a cessé d’ouvrir les portes du festin, après les avoir rendus dignes de s’y asseoir.

Avec le poème de Lazare, publié en 1837, se termine ce qu’on peut appeler la trilogie de la grande œuvre de M. Auguste Barbier.

Sa plume féconde — trop féconde — n’en resta pas là, et, pendant les quarante-cinq dernières années de sa vie, il publia six ou sept autres volumes de vers et de prose.

Dans la préface d’un de ses recueils, il s’est posé avec candeur l’objection qu’il pressentait de la part du public :
« Un de mes amis, le regrettable M. Léon de Wailly, disait spirituellement que le crime d’infanticide était rare chez les poètes ; et il disait juste. Rien n’est plus douloureux pour eux que le sacrifice des productions de leur cerveau. C’est une faiblesse, si l’on veut ; mais une faiblesse dont le cœur du poète a bien de la peine à se défendre ( 8). »

Un aveu si sincère ne désarme-t-il pas la sévérité ?

Ce n’est pas que ces divers poèmes, les Silves, les Satires, les Rimes héroïques, les Chants civils et religieux, ne nous montrent M. Barbier, toujours fidèle à lui-même et cherchant à réaliser dans ses vers l’alliance du beau et du bien. Ces divers recueils font également une grande place au sentiment délicat et profond des beautés de la nature ; de cette nature qu’un de vous, Messieurs, a si bien appelée « la poésie de Dieu ( 9) ». Plus M. Barbier avançait dans la vie, plus il aimait à trouver dans les scènes reposantes du monde extérieur une compensation aux mécomptes d’une âme qui avait vu ses sentiments les plus généreux se heurter impuissants contre l’inertie de l’égoïsme individuel ou social. Les forêts, avec leurs grands dômes de verdure et leurs arbres séculaires ; les moissons déjà mûres, prêtes à récompenser le travail du laboureur ; les vignes chargées de fruits ; la mer et les montagnes, avec leurs élévations qui expriment si bien les hauteurs de Dieu : toutes ces magnificences faisaient oublier au poète les déceptions qui sont trop souvent l’unique récompense terrestre du dévouement mis au service des plus saintes causes.

Dans un contact plus immédiat avec les œuvres du Créateur, il retrouvait l’harmonie, la beauté, la bonté dont il eût voulu faire la règle idéale et vivante des institutions humaines. Sa muse avait commencé par les accents d’une indignation qui ne s’était pas interdit, lui-même en a fait l’aveu, le cynisme des mots ; elle finit par des hymnes et elle parle le langage chaste et recueilli de la prière. De ce contraste même naît une question que je ne puis pas éluder. Je l’examinerai avec une entière franchise.

On s’est demandé comment les poèmes publiés par M. Auguste Barbier, pendant les quarante-cinq dernières années de sa vie, avaient pu être écrits de la même main qui en 1830 burinait les Iambes sur l’airain des canons de Juillet.

Ce problème de psychologie littéraire n’est pas d’une solution aisée.

Ici même, il y a treize ans, en présence de M. Barbier, admis pour la première fois à l’honneur de siéger parmi vous, votre confrère M. de Sacy émettait une hypothèse où l’éloge et l’épigramme, fondus ensemble, s’exprimaient avec une malicieuse et charmante courtoisie. Le spirituel académicien, se disant l’écho de la rumeur publique, feignait de croire à l’existence simultanée de deux poètes qui auraient porté le même nom.

L’un, mis hors de lui par le spectacle d’une révolution, et comme enivré par l’odeur de la poudre, a, du premier coup, trouvé le chemin du sublime. Il parle avec aisance une langue forte et colorée qui ne recule devant aucune témérité ; qui jette comme une mitraille les comparaisons saisissantes et les hyperboles audacieuses, les images risquées ou brutales. Juvénal n’a guère été plus hardi ; Regnier et Agrippa d’Aubigné n’ont pas eu un style plus incisif ; André Chénier n’a pas marqué d’un fer plus brûlant

Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans éhontés de la France asservie

qu’il a stigmatisés avant de monter à l’échafaud. — Celui-là,c’est le Barbier de 1830.

L’autre n’a rien de cette allure emportée ni de ces terribles éclats de voix. Il est calme ; presque trop raisonnable. Sa muse ne l’entraîne pas, il la promène. Elle n’a pas le délire de l’enthousiasme qui méprise les règles et se joue des convenances. Discrète, rangée pleine de mesure et de réserve, elle semble avoir eu peur de faire du bruit.

En dépit de l’ingénieuse hypothèse plus ou moins naïvement introduite par M. de Sacy, et puisque l’inexorable histoire s’oppose au dédoublement du poète en deux personnages, il faut prendre son parti de n’avoir qu’un seul Auguste Barbier.

Après les chefs-d’œuvre incontestés de ses débuts, s’est-il laissé gagner par une nonchalance qu’expliqueraient en une certaine mesure ses goûts et ses habitudes d’artiste ? s’est-il mis trop à l’aise vis-à-vis des conditions de travail dont le génie ne saurait dispenser ses privilégiés, s’exposant ainsi, comme on disait au dix-septième siècle, à « ne pas remplir tout son mérite » ? Ne serait-ce pas enfin que les inspirations vraiment extraordinaires et de premier ordre sont gouvernées par des lois que l’homme subit et ne fait pas ? L’esprit créateur et illuminateur souffle où il veut, quand il veut. Il eut son heure, le jour où il dicta des vers immortels à l’auteur de la Curée et de l’Idole. Que faut-il de plus pour mettre sur un nom et sur une œuvre la consécration de la gloire ?

Le plus exact et le plus délicat des critiques de notre temps, — un des vôtres, Messieurs, — n’a donc rien outré, quand il a salué dans Auguste Barbier « le grand poète d’un jour et d’une heure que la renommée a immortalisé, pour un chant sublime » ; et quand il nous l’a montré « le front deux fois ceint du chêne et du laurier » ( 10).

Oui, en vérité, M. Barbier gardera dans l’histoire littéraire du XIXe siècle une place d’honneur.

L’amour persévérant de la justice ; la tendre pitié du cœur pour les opprimés ; une instinctive répulsion vis-à-vis des abus de la force ; le mépris des caprices de l’opinion ; une courageuse indépendance d’attitude et de langage en face de ceux qui dispensent le crédit et les faveurs de la fortune, telle est, résumée dans ses traits principaux, la physionomie morale de son œuvre poétique inséparable de son caractère.

Ces exquises qualités, auxquelles il faut joindre l’amour de l’art et le sentiment religieux des beautés de la nature, renfermaient au plus haut degré ce que Tertullien a si bien appelé « le témoignage de l’âme instinctivement chrétienne ».

À vrai dire, pendant longtemps, M. Barbier avait plutôt envisagé les applications sociales du christianisme qu’il ne s’était préoccupé de sa surnaturelle et divine autorité.

Mais la parfaite droiture de son âme et l’élévation de ses sentiments étaient pour lui une préparation évangélique dont les résultats ne pouvaient être douteux. Contemporain de quelques-unes des plus violentes secousses imprimées à la France par les révolutions politiques ; observateur attentif des conséquences morales de ces révolutions, il ne lui fut pas difficile de comprendre que, loin de s’exclure et de se combattre, la religion et la liberté sont faites pour se prêter un mutuel appui ; et que plus le citoyen possède et exerce de droits, plus l’intérêt social exige qu’il rattache à une sanction religieuse et éternelle l’accomplissement de ses devoirs.

M. Barbier n’était pas homme à reculer devant les conséquences pratiques de ses convictions. Comme il l’avait dit en terminant un de ses plus récents ouvrages, il voulait que le livre « fut bien rempli ». C’est qu’en effet, Messieurs, ce qui importe le plus au poème de la destinée humaine, c’est l’épilogue.

Le 3 janvier 1882, avant de quitter Paris où il ne devait plus revenir, il écrivit une lettre que j’ai été autorisé à faire connaître. Elle est ce dernier rayon d’un beau soir qui présage pour le lendemain une lumineuse aurore :

« Né dans la foi catholique, apostolique et romaine, j’entends et veux mourir dans cette foi de ma naissance que je regarde comme la formule la plus complète du christianisme.

« Le christianisme est pour moi la vérité religieuse et me paraît absolument nécessaire à l’éducation du peuple et à la conduite morale des sociétés humaines. »

Cinq semaines après, le poète touchait au terme de sa longue et paisible carrière.

Il venait de recevoir les suprêmes secours de la religion dont il s’était proclamé si nettement l’humble disciple. Le moment de la mort approchait. Avant de rendre son âme à Dieu, il prononça un nom et il exprima un vœu, en les associant au souvenir reconnaissant qu’il gardait à l’Académie.

Aujourd’hui, Messieurs, grâce à votre bienveillance, ce vœu se trouve accompli ; et, en confirmant par votre choix le suffrage de M. Barbier mourant, vous m’avez rendu deux fois cher l’héritage que vous m’avez confié.

1 Aug. Barbier, Silhouettes contemporaines. (Ouvrage manuscrit.)

2 Lamartine, Cours familier de littérature, 10eentretien, année 1856, p. 226.

3 Deuxième épit. aux Cor., v. 18.

4 Gen., XXVII, 34.

5 Jussit quod splendida bilis. (Horat., 1. II, Sat. 2.)

6 Iambes, l’Émeute. Février 1831.

7 Il Pianto, le Campo canto.

8 Préface des Silves, 1863.

9 M. de Laprade.

10 Sainte Beuve, Nouveaux Lundis, t. X, p. 113.