Réponse au discours de réception de François Coppée

Le 18 décembre 1884

Victor CHERBULIEZ

Réponse de M. Victor Cherbuliez
au discours de M. François Coppée

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 18 décembre 1884

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Vous avez raison de croire aux sympathies qui vous accueillent ici. Vous êtes le plus jeune d’entre nous ; cet heureux défaut vous servira. Il y a dans toutes les familles des prédilections secrètes pour les Benjamins. Au surplus, nous vivons dans un temps où les vieilles institutions, comme les vieux arbres, sont exposées à de jalouses malveillances ; l’Académie pourrait alléguer votre jeunesse aux impertinents qui lui reprocheraient son grand âge. Mais vous venez d’ajouter un titre à tous ceux dont vous pouviez vous prévaloir pour vous recommander à sa faveur. Vous avez parlé avec autant de chaleur que d’élévation de l’homme éminent auquel vous succédez ; il avait prouvé sa clairvoyance en souhaitant d’être loué par vous. Sa mémoire est chère à notre Compagnie, qui lui témoigna l’estime particulière où elle le tenait lorsqu’elle fit violence à son règlement pour lui ouvrir ses portes. Professeur de Faculté à Lyon, il fut dispensé de la condition de résidence à Paris, privilège qui n’avait été accordé jusqu’alors à aucun académicien laïque. On le traita ce jour-là en évêque.

Vous avez payé votre tribut et à l’homme et au poète. M. de Laprade attachait encore plus de prix au respect qu’à l’admiration ; il a su conquérir l’un et l’autre. Le milieu où il était né, les influences dont s’est ressentie sa première jeunesse, la contagion des saints exemples, lui avaient rendu facile le métier d’honnête homme, qui est pourtant le plus difficile de tous. Il avait appris de sa mère les douces résignations, le bonheur modeste qui se passe de beaucoup de choses, la médiocrité des désirs, qui est la seule médiocrité désirable. Son père lui avait enseigné l’art de se tenir debout, et c’est encore un art difficile à pratiquer. La fierté de son esprit ne fut jamais à la merci ni des événements ni des puissants de la terre, et quand tout semblait condamner ses opinions comme ses espérances, il leur demeura fidèle jusqu’à la fin. Il l’a dit lui-même : « J’étais né fidèle à jamais. » Une opinion est bien peu de chose, c’est une grande chose que la fidélité, et à quelques partis que nous attellent les hasards de la vie, on est sûr de l’honorer en ayant du caractère. C’est parmi les hommes qui en ont que se recrute ici-bas le paradis des honnêtes gens. Quelle que soit la couleur de leur cocarde, on en voit arriver des points les plus opposés de l’horizon, et, s’aimant peu, ils sont fort surpris de se rencontrer. Ils se disent l’un à l’autre : « Tiens, vous en êtes ! je ne l’aurais jamais cru. »

Si M. de Laprade fut toujours constant dans ses affections politiques, je n’oserais pas affirmer comme vous qu’il n’ait jamais varié dans ses croyances religieuses ou du moins dans sa métaphysique de poète, qu’il n’ait point essayé d’accommoder à sa façon l’éternel procès de la science et de la foi, des vieux dogmes et des idées nouvelles, qu’il ait atteint du premier coup à cette certitude où se sont reposés son âge mûr et sa vieillesse. Avant de s’asseoir, il avait marché : tous les esprits supérieurs pourraient conter leurs voyages. Ils ont leurs départs et leurs arrivées, quelquefois leurs aventures. Votre prédécesseur nous a confessé que sa muse avait fréquenté tour à tour l’Hymette et le Calvaire. En citant l’un de ses plus admirables poèmes, vous avez éprouvé le besoin de le défendre contre l’accusation de panthéisme. Quand il aurait été un peu panthéiste dans sa jeunesse, je n’y verrai pas grand mal, et ses vers ne m’en sembleraient pas moins beau. Mais je doute qu’il ait jamais été philosophe. Il n’avait pas cette impassibilité de l’esprit qui, insoucieuse des conséquences, sacrifie tout à la rigueur des principes. Quand on estime qu’un défaut de logique est le seul malheur que doive redouter le sage, on est prêt à accepter sans s’émouvoir les vérités cruelles. M. de Laprade a toujours raisonné avec son cœur, et une doctrine ne pouvait plaire à son intelligence lorsque son imagination n’en était pas contente.

Ce n’est pas un philosophe, c’est un mystique qui a marqué dans l’histoire de sa pensée et dont la doctrine a déteint sur ses premiers vers. Je veux parler de l’auteur d’Antigone et de la Vision d’Hébal, du palingénésiste Ballanche, qu’on avait surnommé le théosophe, de celui qu’on appelait volontiers le doux Ballanche ; mais on a jamais dit Ballanche le clair, Ballanche le précis et le concis. Diderot, qui n’aimait guère les théosophes, les définissait : « Des hommes d’une imagination ardente qui corrompent la théologie et obscurcissent la philosophie. » Le mot est dur. Je dirais plutôt que les théosophes sécularisent le dogme et s’en servent pour tout expliquer, les événements, les catastrophes de l’histoire aussi bien que les incidents les plus ordinaires de la vie de tous les jours, tellement qu’on peut les accuser de recourir à l’inexplicable pour expliquer des choses qui s’expliquent toutes seules. Méprisant les causes secondes et découvrant du divin partout, Ballanche s’exposait aux objections des âmes pieuses, qui lui en voulaient de profaner les saints mystères en les employant à tous les services, tandis que les gens d’un esprit rassis le traitaient de rêveur sublime. C’est le malheur des théosophes, ils sont à la fois en délicatesse avec le bon Dieu et avec le bon sens. M. de Laprade, que Sainte-Beuve appelait un « Ballanche limpide, un Ballanche sans bégaiement », s’était formé à l’école de ce penseur distingué, quoiqu’un peu trouble, dont il disait « que c’était le maître qui lui avait légué le plus d’idées ». Ainsi que son maître, il voyait du divin partout, et son admiration pour les vieux chênes avait la ferveur onctueuse d’un culte, d’une dévotion. Plus tard, il s’est frappé la poitrine, s’accusant d’avoir trop sacrifié aux erreurs d’un siècle qui, perdu dans ses voies et ne sachant plus ce qu’il doit adorer, joint les idolâtries aux mécréances :

Du savoir orgueilleux j’ai trop subi le charme ;
De la seule Maison acceptant le secours,
J’ai demandé ma force aux sages de nos jours.

Conscience trop délicate, que de gens seraient heureux de n’avoir jamais commis d’autres péchés que les vôtres !

Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut croire au Dieu personnel et libre. Assertion téméraire, à laquelle l’histoire des lettres inflige de solennels démentis. Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impossible de savoir ce que Shakespeare croyait. La grande poésie n’est la prisonnière d’aucune église, d’aucune école. André Chénier, qui n’avait pas d’autre religion que le naturisme du XVIIIe siècle, se proposait de célébrer dans un poème en trois chants ses dieux aveugles et sourds. Que ne lui a-t-on laissé le temps d’exécuter son dessein ! Notre littérature compterait un monument de plus. Pour ma part, je me représente facilement qu’un darwinien convaincu pourrait traduire en beaux vers la théorie de l’évolution et de la lutte pour l’existence, à la seule condition qu’il eût reçu du ciel avec le génie du rythme le don des images, la chaleur et le tourment de l’âme, et qu’il fût un de ces voyants qui nous font voir tout ce qu’ils voient.

S’il y a eu deux Laprade, il faut convenir qu’ils se ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a souvent peine à les distinguer. Le premier comme le second, l’auteur de Psyché comme l’auteur de la Tour d’Ivoire, avait en partage la pureté du sentiment, la noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne qui s’épanche, et le flot limpide tombe de haut, tantôt à une fumée d’encens qui ne cesse de monter que lorsqu’elle a rencontré le ciel. La note dominante de son génie était l’adoration, et la plupart de ses poésies sont des cantiques.

Il se proclamait fièrement le soldat de l’idéal ; à mon avis, Lamartine avait mieux trouvé en le baptisant du nom d’Orphée chrétien. Je vous avoue, en effet, qu’appliqué à la poésie et à l’art, ce mot d’idéal ne m’a jamais paru clair et qu’il me semble prêter aux équivoques. Si l’on entend par là une beauté souveraine dont la nature n’offre point le modèle, dont l’imagination ne peut préciser les contours, dont aucune forme ne saurait exprimer la perfection, l’idéal a ce grave défaut que son caractère consiste à n’en point avoir, et qu’est-ce qu’une beauté sans caractère ? Une idée ne devient belle qu’en se réalisant, c’est-à-dire en entrant dans le monde des existences contingentes, où les genres se divisent en espèces, les espèces en variétés, où tout se différencie et se nuance à l’infini. Nous connaissons, vous et moi, des chênes, des sapins et des noisetiers ; nous n’avons jamais vu l’arbre idéal, et j’ajoute que nous sommes peu curieux de le voir. Mais, sans doute, Laprade s’entendait. Il voulait dire qu’il avait eu toute sa vie l’amour du grand, du noble et du pur, qu’il savait les chercher où ils se trouvent, et c’est une gloire que personne ne lui contestera.

Plus d’une fois, la paresse de ses lecteurs s’est plainte des efforts qu’il leur imposait pour le suivre dans ses hardies et périlleuses ascensions. On reprochait à sa muse la hauteur continue de son vol et de pécher par un excès de spiritualité. Un critique lui représenta que les sons étaient trop absents de sa poésie, qu’on y pouvait cheminer longtemps sans y rencontrer une femme, et qu’il avait trop peu de ce que Musset avait de trop. Un autre lui conseillait de nous prendre pour ce que nous sommes et d’imiter les navigateurs qui donnent des colliers aux sauvages pour sauver la cargaison. Il avait défini l’homme : « Un être demi-dieu et demi-brute », et c’était pour le demi-dieu qu’il chantait. Nous ne sommes pas souvent des demi-dieux, mais nous ne sommes pas toujours des demi-brutes. La plupart du temps, nous sommes de grands enfants, qui aiment à mêler des jeux à leur grosse affaire, qui est de vivre ; et pour nous plaire, il faut que la poésie s’accommode à nos faiblesses, à nos curiosités profanes et qu’elle soit profondément humaine.

J’ai lu quelque part qu’un saint évangéliste avait converti une négresse et en avait fait une bonne chrétienne, à cela près qu’elle ne priait jamais. Il la chapitrait à ce sujet, elle répondait pour se justifier ; — « Je n’ose pas ; que puis-je avoir à lui dire ? Il est si grand et je suis si petite ! » — Après l’avoir grondée, son directeur tâcha de persuader à sa timidité que n’ayant point de morgue, celui à qui elle n’osait parler aimait les petites gens. — « Laissez là vos vains scrupules, disait-il ; invitez-le sans façons à venir vous voir chez vous, soyez sûre qu’il viendra et qu’il vous emmènera chez lui. » On peut appliquer à la poésie ce que l’évangéliste disait de la religion. Si elle veut établir un commerce entre elle et nous, grossiers personnages, si elle veut nous arracher quelques instants à nos dissipations, à nos chagrins, à nos plaisirs, à nos intérêts, elle est tenue de faire les premiers pas, de nous prévenir, d’avoir pour nous de débonnaires indulgences. Qu’elle ne nous attende pas sur sa montagne ! Elle risquerait de nous attendre longtemps ; nous dirions : « C’est trop loin ! C’est trop haut ! » Il faut qu’elle vienne nous trouver chez nous et que nous prenant par la main, elle nous emmène chez elle. Dante le savait bien : s’il n’avait eu soin de nous raconter Françoise de Rimini, Farinata et les tortures d’Ugolin, peu d’entre nous peut-être l’accompagneraient dans son paradis. Mais M. de Laprade a su confondre ses accusateurs, ceux qui lui reprochaient que sa poésie n’était pas assez humaine, qu’elle était trop éthérée, trop céleste pour nous attirer. Il leur a fait à tous la meilleure des réponses : il a écrit cette Pernette, dont vous avez si bien parlé ; il a écrit ses chants patriotiques ; il a écrit le Livre d’un Père, et il a montré que son talent était aussi souple qu’abondant, que les vrais poètes, quand il leur convient, savent ajouter des cordes à leur lyre.

Et vous aussi, Monsieur, vous êtes un vrai poète. Cela prouve que la poésie comme tous les arts a beaucoup de genres, qu’il y a beaucoup de demeures dans sa maison ; car, vous le disiez tantôt, vous ressemblez bien peu à votre prédécesseur, et vous ajoutiez fort justement qu’en vous choisissant pour le remplacer parmi nous, notre Compagnie semblait avoir témoigné à la fois de son amour pour le talent et de son goût pour les contrastes. M. de Laprade a composé d’admirables cantiques ; ce n’est pas là que vous portent vos inclinations, et vous n’êtes pas homme à faire violence à votre naturel. Il a composé des pièces satiriques où respire l’enthousiasme du mépris et de la haine, et je me suis laissé dire que vous ne haïssiez personne ; c’est sans doute pour cette raison que vous n’avez point d’ennemis. Je connais des gens qui prétendent que cela vous manque ; qu’un bon ennemi, si déplaisant que soit son visage, est souvent un donneur de bons avis. Mais pourquoi vous souhaiter un bien dont vous ne sentez pas la privation ? En revanche, vous avez fait beaucoup de choses que M. de Laprade n’aurait pu faire. Vous avez publié des contes en prose ; la couleur, l’effet, le piquant, le ragoût, tout s’y trouve. Je m’empresse d’ajouter qu’il n’a jamais rien écrit pour le théâtre. Il n’avait pas la vocation ; vous avez démontré la vôtre en écrivant cette charmante rêverie dialoguée du Passant, qui commença votre réputation, et sans oublier le Luthier de Crémone dont le succès fut si vif, ce beau drame de Severo Torelli, que tout Paris applaudissait naguère, éclatante victoire qui vous en promet d’autres. Cependant je ne vous parlerai ici ni de vos contes ni de vos drames, non que je veuille rien dérober à votre renommée, mais je crois connaître vos secrètes préférences et je soupçonne que si l’on vous demandait qui l’Académie Française a choisi pour succéder à M. de Laprade, vous répondriez avec une juste fierté : « C’est l’auteur des Intimités, des Humbles, des Promenades et Intérieurs, des Récits et Élégies et des Poèmes modernes. »

Votre prédécesseur était né dans les montagnes du Forez, et quand son corps était à Lyon, son imagination habitait encore les bois. Vous êtes, Monsieur, un Parisien de Paris, né de parents nés à Paris, et votre enfance s’est écoulée dans l’enceinte des fortifications. Ce ne sont pas les rochers et les torrents qui vous ont inspiré vos premiers vers, et vous n’avez jamais dit : « Je suis le fils du granit et des manoirs !... Les chênes de cent ans sont trop jeunes pour moi. » C’est une plante adorable que la renoncule glaciale qu’on cueille sur les hautes cimes, en grattant la neige ; mais il ne faut pas dédaigner, comme une espèce trop vulgaire, la joubarbe qui pousse parmi les mousses des toits ou le coquelicot bien rouge, qui sonne sa fanfare sur la crête d’une vieille muraille effritée. Vous n’avez jamais pensé qu’il n’y eut de beau que le rare, et vous avez découvert de bonne heure que les choses les plus communes ont une grâce de nouveauté pour qui sait les voir.

D’ailleurs, quand il vous plaisait de rêver le voyage au long cours, vous aviez le Musée de marine. Le plus souvent, Paris vous suffisait, ce Paris qu’on s’amuse quelquefois à maudire et dont un étranger disait que c’est la seule ville qui se fasse aimer comme une femme. Vous ne ressentiez pas pour elle une demi-tendresse, vous l’avez chantée en amoureux. Mais ce qui vous attirait le plus, ce n’étaient pas ces grandes places et ses grandes rues, le Paris des hôtels et des palais, des oisifs et des riches. Vous proveniez vos rêveries dans les plus tristes quartiers, jusque dans ces terrains vagues qui se terminent aux bastions gazonnés des remparts, paysages ingrats, mais dont l’ingratitude a du caractère et je ne sais quel haut goût dans la laideur. Il vous arrivait de pousser plus loin vos aventures, de vous échapper dans la banlieue, où de doux spectacles vous attendaient. Un gai cabaret entre deux champs de blé, un vieux mur où pendait encore quelque lambeau d’affiche, les éternels joueurs de bouchon en manche de chemise, les bals en plein vent, les balançoires qui grincent, les pissenlits frissonnant dans un coin, voilà ce que virent en s’ouvrant les yeux gris de votre muse et ce que vous avez su rendre en traits ineffaçables. Vous ne craignez pas de l’avouer, — quand vous avez vu plus tard l’Océan et les Alpes, le regret des bords de la Seine vous suivait partout, et vous disiez :

Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’Île de Grenelle.

Vous avez raison, on ne se lasse pas de noter les tons fins du ciel de Paris. Il en est de plus chauds et de plus brillants ; mais, dans ses beaux jours, il a des douceurs incomparables, et les peintres le savent bien.

Ceux qui ont un goût exclusif pour les grands sujets comme pour les paysages héroïques, ceux qui s’imaginent que la poésie ne doit accorder l’entrée de son divin royaume qu’aux grandes choses et aux êtres rares, exceptionnels, ont pu apprendre de vous que les petites choses et les petits hommes y acquièrent facilement le droit de cité. Plus d’un poète, plus d’un romancier professent un souverain mépris pour le bourgeois et ne s’occupent de lui que pour célébrer ses ridicules. S’ils consentaient à faire leur examen de conscience, ces superbes contempteurs du bourgeois seraient forcés d’avouer qu’ils en tiennent, et qu’en le fustigeant ils se donnent les verges à eux-mêmes. Sont-ils malades ou simplement enrhumés, leur mauvaise humeur ressemble beaucoup à celle d’un bourgeois. Ont-ils des chagrins domestiques, leurs yeux se mouillent de larmes très bourgeoises. Éprouvent-ils des disgrâces ou des prospérités d’amour-propre, leurs livres se vendent-ils ou ne se vendent-ils pas, vous les voyez tristes, moroses comme un boutiquier que ses chalands abandonnent pour la maison d’en face, ou ils se frottent les mains comme les gens d’affaires qui en font de bonnes. Hommes de génie, confessez que le fond de l’homme est le bourgeois ! Vous l’avez pensé, Monsieur, et votre muse compatissante, ouvrant ses bras, s’est écriée : « Laissez venir à moi les petits marchands, les petits rentiers ! » Ils sont venus et s’en sont bien trouvés. Vous les avez accueillis, fêtés. Ils vous ont fait leurs confidences, et vous avez raconté leurs joies comme leurs douleurs avec une bonne grâce exquise. S’il s’y mêlait de temps à autre une pointe de malice, c’était une malice sans amertume et sans venin.

J’aime beaucoup vos petits bourgeois. J’aime surtout certain couple, un vieil homme avec sa vieille femme, que vous avez logés au bout d’un faubourg, près des champs. Vous nous vantez leur bonheur et leur jardin, et il me semble que j’ai vu leur toit pointu, surmonté d’une girouette, leurs carrés de roses, l’ornement de fer sur le vieux puits, la treille soutenue par des cercles de tonneau ; près du seuil, un paisible chien noir dort au soleil de midi ; les pierrots sautillent sur le sable fin des allées ; le maître de la maison en habit blanc, en chapeau de paille, armé d’un sécateur qui lui sort à moitié de la poche, se penche sur un rosier pour le débarrasser d’une chenille ou d’un colimaçon. Sa femme tricote à l’ombre d’un bosquet. Par la porte entr’ouverte on aperçoit un salon meublé à l’ancienne mode :

Une pendule avec Napoléon dessus,
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.

Dans cette demeure, tout est patriarcal, on y a le culte des traditions :

Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures...

— Mais ne souriez pas ! ajoutez-vous. Chez eux, tout est vieux, sauf le cœur, et ils savourent les douces voluptés que procurent les douces habitudes.

Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.

Que nous les connaissons bien ! et que vous avez le don de voir et de faire voir !

Les humbles vous sont chers, et ils vous ont fourni le titre d’un de vos recueils. Personne n’a su montrer mieux que vous tout ce qu’il peut tenir d’événements, d’émotions, de grandes espérances et de grandes déconvenues dans une petite et obscure destinée. Un de mes amis, savant docteur en esthétique, qui se piquait de ne goûter que la poésie à turban et à cothurne, nourrissait d’aveugles préventions contre vous. « Lisez-le, lui disais-je un jour, en lui présentant les Humbles, et vous changerez d’avis. » Il les ouvrit au hasard, et ses yeux tombèrent sur une pièce intitulée : le Petit Épicier. Il fit la grimace et ne laissa pas de lire. Il allait toujours, il alla jusqu’au bout, et ses yeux disaient : « Eh ! oui, c’est de la vraie poésie. » Il n’en convint pas, les docteurs ne conviennent jamais de rien. Mais il fit mieux ; en me quittant, il acheta le volume. De tous les hommages qu’on peut rendre à un poète, c’est le plus sincère et celui qui le touche le plus.

Vous excellez dans la poésie familière et domestique, dans les tableaux d’intérieur, et vos charmantes petites toiles me font penser aux maîtres de l’école hollandaise, à Miéris, à Terburg, que vous égalez souvent par la précision du faire, par la franchise du trait, par la liberté d’un pinceau toujours exact sans être jamais léché ni minutieux, et aussi, comme on l’a remarqué, par la spirituelle bonhomie de la touche. « Bonhomie vaut mieux que raillerie, » a dit le plus impitoyable des railleurs. On se targue aujourd’hui d’être malin ; mais la malice, qui sert à tout, ne suffit à rien ; c’est la sincérité, c’est l’honnête candeur qui fait l’artiste. Hélas ! le temps des bons enfants est passé ; espérons qu’il reviendra. Aux qualités des peintres hollandais vous en joignez de toutes françaises, la grâce facile, les heureuses rapidités, quelque chose de vif et d’enlevé. Platon avait déjà défini le poète une chose sacrée, ailée et légère. Platon savait ce qu’il disait, n’est pas léger qui veut.

Mais vous n’avez pas chanté seulement les petits bourgeois. Les poètes ont le droit de se chanter eux-mêmes, de dire à l’univers tout ce qui se passe ou pourrait se passer dans leur cœur. C’est une liberté que vous avez souvent prise. On retrouve dans vos poésies intimes, dans vos élégies, les mêmes qualités que dans vos tableaux de genre. Tout y est net, lumineux ; vous avez la sainte horreur du brouillard ; qui pourrait vous en blâmer ? Vous ne connaissez guère ce que nos voisins de l’Est appellent le Weltschmerz, c’est-à-dire la douleur d’être né ou ce pessimisme bilieux qui trouve le monde mal fait et voudrait le refaire. Vos rêves sont presque toujours modestes et, sans bouleverser la terre et le ciel, on aurait bientôt fait de contenter vos ambitions. Dans un moment où vous étiez dégoûté de Paris, il vous a paru que le sort le plus enviable, le plus doux, était celui d’un conservateur d’hypothèques dans une ville très calme et sans chemin de fer. Le sous-préfet vous voulait du bien, vous invitait à dîner, et vous lisiez au dessert votre épître, votre fable ou des quatrains très mordants, qui ne tardaient pas à courir la ville. On se les redisait tout bas sans nommer l’auteur, et vous aviez le plaisir, tout en gardant vos hypothèques, de dauber sur le prochain sans vous compromettre, sans vous brouiller avec personne... Soyez prudent, Monsieur, il faut se défier des indiscrets ! Une autre fois, vous étiez non pas curé, mais simple vicaire dans quelque vieil évêché de province, un de ces vicaires qui connaissent leurs classiques, mais qui sont encore plus gourmands que latinistes ; on vous comblait de gâteries, de fruits glacés. Votre confessionnal était fort recherché des dévotes, et chaque jour, à la même heure, par la rue où l’herbe encadre le pavé, vous alliez à Notre-Dame

Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.

Ce ne sont pas là vos rêves habituels. Vous ne vous êtes marié qu’en vers et qu’en songe, mais c’est un songe que vous avez souvent fait et qui vous a inspiré six pièces intitulées : Jeunes Filles, que je compte parmi les plus achevées qui soient sorties de votre plume. Un jour, à travers la grille d’un frais cottage, vous apercevez une amazone, svelte et blonde, debout entre deux gros vases de faïence et portant sous son bras

Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.

Vous vous représentez aussitôt un bonheur calme et patricien,

Où cette noble enfant vous serait fiancée.

Quelquefois vous en demandez davantage, et votre imagination s’échappe jusque dans les sphères inaccessibles. Une princesse royale, aux yeux clairs, en robe de satin blanc, nu-tête, vous apparaît dans un parc scandinave, et vous lui criez de loin, de très loin :

Je suis un czarévich, très blond et presque enfant,
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.

Vraiment, vous ne vous refusez rien ; c’est le privilège du poète. Vous étiez plus modeste le jour d’été que, cheminant dans un train de banlieue, vous avez entrevu à la station de Sèvres un groupe de trois sœurs presque pareilles : mêmes robes, mêmes cheveux au vent et mêmes chapeaux à fleurs. Les yeux brillants de joie, elles agitaient leurs ombrelles pour faire signe à leur père, brave homme aux gros favoris grisonnants, qui rapportait de Paris un tas de paquets. Il vous a semblé qu’il s’occupait de pourvoir son aînée, et vous avez dit :

Peut-être eût-il suffi de quitter le train là.

Mais, méprisant votre idylle bourgeoise, vous ne l’avez pas quitté et vous avez bien fait. C’était sans doute ce train mystérieux qu’on prend, comme disait Henri Heine, quand on veut devenir un homme célèbre et, pour surcroît de bonheur, un académicien. Il est arrivé, vous voilà.

Possédant le don si rare de conter en vers, vous l’avez appliqué tour à tour à de petits et à de grands sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez peint de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos ressources, de la longueur de votre souffle. Qui ne connaît votre Grève des Forgerons et votre Naufragé ? Qui n’a entendu réciter dans quelque salon votre Bénédiction, l’histoire de ce prêtre qui meurt en achevant sa prière et du tambour qui éclate de rire ? Vous vous êtes essayé avec un égal succès dans d’autres genres encore. Vous n’avez pas craint d’emboucher la trompette héroïque. Le moyen âge et ses chevaliers, l’Égypte et ses pharaons, l’hirondelle de Buddha, Sennachérib, Mahomet II, saint Vincent de Paul vous ont fourni des motifs que vous avez traités avec autant d’ampleur que d’éclat.

Vous confessiez dernièrement aux élèves du lycée Saint-Louis que vous étiez dans votre enfance un assez piètre écolier, un externe paresseux, mais excusable, étant débile et maladif. Vous ne saviez pas vos leçons, vous promettiez à vos parents de les apprendre en traversant le Luxembourg ; mais le jardin était délicieux, les buissons étaient en fleur, vous arriviez au lycée avec une branche de lilas « chipée » à la Pépinière et écrasée entre les pages de votre grammaire de Burnouf, et quand il fallait conjuguer votre verbe grec ou passer au tableau, vous gardiez le silence d’un « cancre ». Le mot n’est pas de moi, je n’en suis pas responsable. Mais vous ajoutiez que depuis vous aviez su rattraper le temps perdu, que vous aviez beaucoup lu, beaucoup réfléchi, que vous aviez compris que, dans l’existence d’un artiste, le travail doit être le frère du rêve. On s’en aperçoit en examinant de près vos récits épiques, où se meuvent avec aisance des figures savamment étudiées. On croit voir, en vous lisant, le petit épicier de Montrouge, celui qui cassait son sucre avec méthode et quelquefois avec mélancolie ; on croit voir aussi votre Mahomet II, jetant en pâture à ses janissaires révoltés la tête sanglante de sa favorite.

Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la poésie française en recommandant à ses adeptes le soin et même le scrupule de la forme. Elle fait la guerre à toutes les facilités dangereuses, aux tours lâchés, à la stérile abondance qui dit en quatre vers ce qui peut se dire en deux, aux chevilles, à la bourre, aux épithètes oiseuses et vagues. Lorsqu’elle prêche la sévère exactitude, elle retourne aux vraies traditions de l’art. « Messa abondante en pigeons ! » disait le vieil Homère. Je n’ai jamais vu Messa, mais un voyageur m’a assuré qu’aujourd’hui encore les pigeons y abondent. L’école nouvelle attache une grande importance à la science de la facture comme à la richesse de la rime. On disait autrefois un rimeur, pour parler d’un méchant poétereau, et cependant, comme l’un de vos confrères l’a justement remarqué, le vers est suspendu tout entier à la rime comme à un clou d’or, et le mot qui le termine a la puissance magique d’évoquer en nous le sentiment ou la vision que voulait nous communiquer le poète.

La poésie a sa couleur, elle a aussi sa musique et, comme tous les arts, elle arrive à l’âme en passant par les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités, et tout plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les plaisirs sensuels, celui que nous procurent de beaux vers est le plus délicat, le plus subtil, le plus raffiné ; encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une poésie qui n’a pas des surprises pour notre oreille comme pour notre pensée, une poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer se changent en pénitences. Sans doute, les meilleures choses ont leurs abus, et la science de la facture a ses pédants, qui la réduisent en recettes, qui ne voient plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier en vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de nos meilleurs paysagistes a coutume de dire à ses élèves : « Mettez sur cette toile quelque chose que vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ; c’est tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il faut posséder à fond son métier ; mais le sentir ne s’apprend pas. L’artiste appartient à une école comme à une grande église où il communie avec ses frères, mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être quelqu’un. Je ne vous étonnerai pas, Monsieur, en vous assurant que vous êtes quelqu’un.

Ce qui vous est bien personnel, c’est le tour d’esprit qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant que vous avez à mêler toujours le bon sens à la fantaisie. En toute chose vous avez le goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez en garde contre l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité vraie, est notre grande maladie littéraire. Oratio maculosa et turgida, disait Pétrone. Quoique vous ayez raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille des plaintifs et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce siècle de pessimistes, vous êtes, en somme, un poète de belle humeur. Cependant, dès votre jeune âge, vous avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous avez eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous ouvrir votre chemin. Quand votre père mourut, vous aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le souvenir de sa vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut joindre un métier qui vous plaisait moins. Employé dans un ministère, vous aviez peu de loisirs ; vous preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour sacrifier au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on, trois mille vers de jeunesse, et vous avez publié le Reliquaire à vos frais. Deux ans plus tard paraissaient les Intimités ; il ne s’en vendit que soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le Passant fut joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre nom.

Les artistes comme les savants entrent rarement dans la renommée et dans le bonheur par la porte qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps, écrivait Voltaire, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et la ville de Londres l’avaient nommé par acclamation grand maître des monnaies du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une nièce assez aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation ne lui auraient servi de rien sans sa jolie nièce. » Selon toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup qu’on lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était votre comédie, et vous éprouviez une sourde irritation quand on vous appelait à tout propos l’heureux auteur du Passant. C’est peut-être pour cela que je vous en ai si peu parlé.

Oui, vous avez eu vos peines, vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands efforts, et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En vérité, vous seriez bien injuste de lui garder rancune. Elle vous a octroyé ses grâces les plus précieuses en vous faisant goûter toute la douceur des affections de famille, en vous faisant naître et grandir près d’un foyer de tendresse toujours allumé, où vous pouviez à toute heure réchauffer votre courage et vos espérances. Avoir été tendrement aimé dans sa première jeunesse, c’est le privilège suprême ; la vie tout entière en reste jeune, et en cet instant même, je crois vous entendre murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :

Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !

Toutefois, si heureux que soient les gens de lettres, ils ne sont jamais tout à fait contents ; et tantôt, en commençant votre discours, vous avez laissé échapper une plainte que je vous reproche comme une injustice. Vous nous avez dit que le poète était à peu près banni de la société moderne, vous vous êtes comparé au fugitif des temps mérovingiens, cherchant un lieu de sûreté, un asile dans le cloître de Saint-Martin de Tours. Vous n’en croyez rien, Monsieur ; vous ne prenez pas au sérieux votre rôle de proscrit. Je n’ai point à vous apprendre combien d’admirateurs vous comptez dans cette société qui vous bannit, combien d’admiratrices surtout. J’en sais quelque chose, j’ai fait à ce sujet une pénible expérience. J’avais rencontré dans le monde une de ces femmes qui ne jurent que par vous. Agacé par l’intempérance de son enthousiasme, qui me semblait tenir de l’idolâtrie, l’occasion, le goût de la chicane, la jalousie peut-être et quelque diable aussi me poussant, je lui représentai avec humeur qu’il y avait un choix à faire dans vos œuvres ; que, comme nous tous, vous aviez vos défauts, qu’on vous surprenait à donner de loin en loin dans la manière, dans le procédé, dans une recherche puérile de l’effet ; bref, que vous n’étiez pas toujours égal à vous-même. Le regard qu’elle me jeta... Ah ! Monsieur, on peut être frappé de la foudre et n’en pas mourir ; j’en suis la preuve.

Rassurez-vous : tant qu’il y aura des poètes, si affairé que soit le monde, ils y trouveront des lecteurs ; et s’il est vrai que, pour nous emmener chez elle, la poésie doit commencer par venir à nous, pourvu qu’elle sache s’y prendre, elle nous décide facilement à la suivre dans les voyages qu’elle nous propose. Êtres bornés et toujours inquiets, nous nous aimons beaucoup, et cependant, par intervalles, il nous plaît de sortir de nous-mêmes, de nous quitter, de nous fuir. Les curiosités des humbles et des petits rôdent volontiers à la porte des palais, et les rois qui dorment mal, enviant le sommeil du mousse que berce la vague, s’irritent de ne pouvoir lire dans son cœur. Enfermés dans notre destinée, nous voudrions avoir part à celle des autres, en ressentir les émotions, nous emparer de leurs secrets et même, sortant pour quelques heures de notre siècle, dû monde trop connu qui nous entoure, traverser les océans ou remonter le cours des âges, répandre dans le temps et dans l’espace toute l’abondance de nos désirs, habiter tour à tour l’âme d’un mandarin chinois, d’un derviche persan, d’un héros grec ou d’un paladin des croisades. Il nous semble parfois que cent vies ajoutées à la nôtre n’épuiseraient pas notre fureur d’exister, et ces vies que nous ne pouvons vivre, nous tâchons de les concevoir, de les imaginer. Le poète nous vient en aide, c’est le service qu’il nous rend.

Quand Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait debout, l’épée à la main, devant la fosse où il avait versé le sang d’un bélier noir, et, accourant du fond de l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés par la souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents disparus comme un songe, tout un peuple de fantômes se pressait autour de lui. Ils étaient sans voix et sans visage, mais après s’être penchés sur la fosse et avoir bu quelques gouttes du sang sacré, ils semblaient recouvrer la vie et ils racontaient leur histoire. Comme Ulysse, le poète est un évocateur. Toutes ces ombres que nous avions peine à nous représenter, il leur fait boire du sang, et ce ne sont plus des ombres. La poussière des siècles évanouis reprend figure à nos yeux ; nous avons la joie de contempler l’invisible, nous jouissons de la présence des absents et de la compagnie des morts.

Vous avez montré plus d’une fois, Monsieur, dans vos poèmes comme dans vos drames, que vous aviez, vous aussi, le don d’évoquer les morts et les absents, et nous vous sommes redevables d’émotions, déplaisirs dont je suis heureux de pouvoir vous remercier, en vous souhaitant ici la bienvenue.