FUNÉRAILLES
DE
M. HENRI MARTIN
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Le mercredi 19 décembre 1883.
DISCOURS
DE
M. CHERBULIEZ
CHANCELIER DE LACADÉMIE.
MESSIEURS,
Pour la seconde fois en deux ans, l’Académie française a vu mourir l’un de ses directeurs en charge, et elle a dû conférer à son chancelier le triste honneur de la représenter auprès d’une tombe. J’apporte ici l’expression de ses profonds et douloureux regrets. Comme si ce n’était pas assez d’avoir un mort à pleurer, elle a été frappée coup sur coup. Dans l’espace de moins vingt-quatre heures, elle vient de perdre deux de ses membres, qui lui étaient également chers à des titres bien différents. L’un poète de haut vol, l’autre éminent historien, Victor de Laprade et Henri Martin se ressemblaient aussi peu par le tour de leur esprit que par la nature de leurs talents, et leurs opinions les divisaient. Mais ils avaient en commun la noblesse et la pureté des intentions, la hauteur des sentiments, un attachement passionné pour leur pays. Tous deux étaient de chauds patriotes, tous deux étaient des hommes de forte et sincère conviction.
Ah ! certes, il aimait son pays, l’homme qui a élevé à la France le plus durable des monuments. Le livre où il a retracé les vicissitudes de notre longue histoire, toujours agitée et souvent tragique autant que glorieuse, n’est pas seulement le fruit de patientes recherches et d’un infatigable travail ; c’est aussi une œuvre de tendre piété ou de pieuse tendresse. Ce grand ouvrage, qu’à plusieurs reprises l’Académie française avait jugé digne de ses plus hautes distinctions et auquel l’Institut décerna le prix biennal de 20,000 francs, il l’avait refait jusqu’à trois fois. Il le revoyait, le remaniait sans cesse avec les touchants scrupules et les saintes inquiétudes d’une conscience qui n’était jamais assez contente d’elle-même.
Il y avait mis non seulement toute l’obstination de son labeur, il y avait mis son cœur et son âme. S’il lui en coûtait si peu de le défaire et de le refaire pour l’amener à perfection, c’est qu’il était amoureux de son sujet, l’un des plus nobles et des plus passionnants que puisse traiter un historien. Il aimait la France dans ses malheurs comme dans ses prospérités, il l’aimait dans ses défaites comme dans ses triomphes, il l’aimait jusque dans ses origines, jusque dans le mystère de ses premiers commencements, et si on a pu lui reprocher d’avoir un peu surfait nos pères les Gaulois, de leur avoir prêté dans l’occasion plus de vertu encore ou plus de génie qu’ils n’en avaient, son illusion était pardonnable : il leur voulait beaucoup de bien parce qu’il voyait en eux des Français commencés.
En revanche, son ardent patriotisme est venu en aide à son impartialité, en lui permettant d’être juste pour de grands hommes dont il goûtait médiocrement le caractère et les maximes, car le vrai patriotisme dilate les cœurs, élargit les pensées. Si attaché qu’il fût à ses opinions, il passait beaucoup de choses à tous ceux qui ont travaillé à la grandeur de la France, et ce républicain de la veille a su rendre justice au grand roi, de même qu’il ne pensait pouvoir témoigner assez d’admiration à celui qu’il appelait toujours « le grand cardinal ».
Henri Martin, comme je l’ai dit, était un homme de conviction et de foi. Il n’a jamais douté ni de son pays, ni de la liberté, ni de l’avenir de la démocratie. J’ajoute que, disciple de Jean Reynaud et spiritualiste fervent, il croyait de toute son âme au progrès indéfini, non seulement pour les sociétés, mais pour les individus. Il croyait à l’existence sans fin ou, pour mieux dire, à notre perpétuel renouvellement. Il tenait pour certain que ce qui a vécu vivra toujours, qu’il y a comme une éternité cachée au fond de nos douleurs comme de nos joies.
On lit, sur une des pierres tumulaires du dôme de Strasbourg, cette inscription mélancolique : « Si tu me demandes qui je suis, je te répondrai : Ombre et poussière. » Quelle que fût sa modestie, on eût été malvenu de soutenir à celui qui est couché dans ce cercueil qu’il n’était qu’une ombre et qu’une poussière. La mort ne nous dit pas ses secrets ; du plus loin qu’elle nous voit venir, elle nous attend, prend notre mesure et se tait. L’homme généreux que nous pleurons se flattait d’avoir lu dans les yeux du sphinx, d’avoir fait parler son silence.
Il était fermement persuadé que notre vie n’est qu’un apprentissage, qu’il n’était né que pour renaître, et il croyait aussi à la renaissance des peuples, au rajeunissement mystérieux des vieilles sociétés. Personne n’a eu plus que lui l’intrépidité de l’espérance. Il n’a jamais admis qu’une âme ni une nation, même la plus petite, la plus humble, pût mourir, qu’il y eût des nuits sans réveil et sans matin. Si sombres qu’elles fussent, il voyait au travers les clartés d’un jour nouveau et quelque chose qui recommençait.
Oui, il appartenait à la race des croyants, et il lui semblait tout simple, tout naturel de croire, lorsque tant d’entre nous trouvent que c’est la chose du monde la plus difficile. C’est que cet érudit, ce penseur était avant tout un homme de sentiment, et que le sentiment a ses certitudes, j’allais dire ses évidences, qui résistent à toutes les objections. En politique comme en religion, il était de ceux qui disent : « Cela doit être, donc cela sera. » Pour ma part, je ne crains pas de l’avouer même en présence d’une tombe, je suis résolument du parti de l’espérance : j’estime que dans ce monde c’est elle qui a raison. Mais, quoi qu’on puisse penser des optimistes, on est bien forcé de convenir qu’une société aurait peine à se passer d’eux, surtout dans ces heures troubles qui suivent les grandes épreuves. Que deviendrait un peuple qui se prend à douter de lui-même, s’il ne se trouvait personne pour relever son courage, pour le défendre contre ses effarements et ses défaillances ?
Il est -vrai qu’il y a un optimisme béat, qui, posant en principe que fatalement tout finira par s’arranger, laisse à l’univers le soin de débrouiller ses idées et ses affaires. Tout autre était la doctrine, tout autres étaient les pratiques de notre cher défunt. À la sérénité de l’esprit il joignait la chaleur de l’âme et l’ardent besoin de travailler pour ce aimait : Ce défenseur résolu de la liberté a passé sa vie dans les servitudes volontaires. Prompt à se donner, aucune association nouvelle fondée dans une vue d’humanité ou de patriotisme ne faisait vainement appel à son active sympathie. Quand on sollicitait son concours, il répondait aussitôt : « Je vous remercie d’avoir pensé à moi, je suis des vôtres. » Et quelque nouvelle tâche qu’on lui confiât, son fardeau lui était léger, il se sentait jeune pour le porter. La parfaite bonté toujours prête à s’émouvoir, un cœur toujours disposé à se répandre, des mains faciles à s’ouvrir, voilà la vraie jeunesse, la seule qui dure, et elle a beau se cacher sous des cheveux blancs, son sourire la trahit. Vous tous qui avez connu le sourire d’Henri Martin, vous savez s’il est resté jeune jusqu’au bout.
Messieurs, on a dit que c’était le sort de tout homme supérieur d’avoir des ennemis et que c’était à leur taille qu’il pouvait mesurer la sienne. Une fois de plus, il est prouvé que toute règle a son exception, car l’homme éminent à qui nous rendons les derniers devoirs avait tant d’amis qu’il serait difficile d’en faire le compte, et il n’est peut-être aucun de nous qui lui connût un ennemi... Adieu, mon cher et regretté confrère, ta destinée a été enviable : tu n’as pas été infidèle un seul moment de ta vie aux hommes et aux œuvres que tu aimais, et par une juste récompense tu peux compter sur la fidélité de leur souvenir.