Un épisode de la dernière campagne du Soudan

Le 25 octobre 1883

Victor CHERBULIEZ

UN ÉPISODE DE LA DERNIÈRE CAMPAGNE DU SOUDAN

PAR M. CHERBULIEZ

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu à la séance publique annuelle des cinq Académies

du 25 octobre 1883.

 

MESSIEURS,

Ce fut le 7 janvier 1883 qu’après trois semaines de séjour à Kita, la petite colonne expéditionnaire chargée de faire flotter pour la première fois le drapeau de la France sur les bords du Niger, se mit en route pour Bamako, où elle devait construire un fort. Il y a près de trois cents lieues entre la capitale de notre colonie du Sénégal et Kita, il y en a cinquante de Kita à Bamako et au Niger. On n’en était plus à compter ses pas. Le colonel Borgnis-Desbordes, commandant supérieur du haut fleuve, avait dit à son monde : « Cette année, nous irons au Niger. » On y allait.

Il s’était trouvé à Saint-Louis comme ailleurs plus d’un sage pour représenter au colonel la folie de son entreprise, la vanité de ses espérances, plus d’un prophète pour prédire à sa petite troupe les plus sinistres destinées. Aux prophètes blancs s’étaient joints les sorciers noirs. En 1881, comme la colonne partait pour sa première expédition, on avait vu dans l’un des villages riverains du haut Sénégal un indigène, nu comme la main, exécuter autour d’une calebasse des pantomimes et des danses. La calebasse contenait quelques grammes de poudre, il y mit le feu, et dès que le vent du soir eut mangé cette fumée, il expliqua à la foule que tel serait le sort de la colonne, qu’elle ne tarderait pas à disparaître sans laisser plus de traces de son passage que la fumée d’une pincée de poudre. Il en avait menti : la colonne et son chef étaient encore là, et on allait à Bamako.

Comme l’avaient dit les sages, l’entreprise était aussi périlleuse que malaisée. Un climat funeste à l’Européen, l’anémie, les fièvres, un soleil qui tue, de longues marches sur des plateaux de grès et d’argile. souvent ferrugineux, dont l’ardente chaleur perce au travers des semelles trop minces et cause parfois des brûlures du second degré ; ces plateaux sillonnés de coupures profondes, interrompus par des marigots escarpés et vaseux ; un pays dévasté par des conquérants et sur lequel on ne peut vivre, des chemins qui ne sont que des sentiers mal tracés, où tous les transports doivent se faire à dos d’ânes ou de mulets, l’éternel souci des approvisionnements, que d’obstacles à surmonter, que de hasards à courir ! Ajoutez à la résistance des choses celle des hommes, les fâcheuses et inévitables rencontres, des populations soupçonneuses ou hostiles, qui aiment beaucoup à se servir de leurs fusils à silex ; la nécessité de s’expliquer sans cesse avec elles, d’engager avec leurs chefs de fatigants palabres ou de recourir malgré soi à la force pour faire entendre raison à leurs entêtements africains. Les prophètes de malheur n’étaient-ils pas autorisés à annoncer des catastrophes ou à soutenir qu’on resterait en chemin ? Le colonel lui-même, quand il considérait la poignée d’hommes confiés à sa garde, se prenait à songer au peu de figure qu’elle faisait dans l’immensité du Soudan et aux conséquences fatales du moindre échec. L’Africain n’est pas tendre, il fait mourir dix fois ses prisonniers. Cependant on s’était tiré d’affaire à force de discipline, de vigilance et de gaieté, et après être allé à Kita, on allait à Bamako. Ne perdons pas notre gaieté, elle est la moitié de notre courage.

Le général Faidherbe, ce souverain juge des choses du Sénégal, n’a pas craint de comparer l’expédition hardie de notre colonne aux prouesses de Fernand Cortez, à cela près que Fernand Cortez déshonora sa gloire par ses brigandages, et que nos soldats allaient accomplir au Soudan une œuvre de paix et d’humanité. Ils étaient chargés de préparer la construction de la voie commerciale qui reliera notre colonie au centre de l’Afrique, et d’établir à cet effet, du haut Sénégal au Niger, une ligne de postes fortifiés. Leur chef avait l’ordre de s’aboucher avec les populations pour les gagner à nos projets, de conclure avec elles des traités, de leur persuader que le commerce enrichit plus sûrement que la guerre, de protéger les caravanes, de venir en aide aux honnêtes gens qui veulent travailler, de dégoûter de leurs entreprises les larrons et les pillards. C’était à peu près la mission d’un bon gendarme, et si le métier de gendarme n’est pas toujours commode en Europe, il l’est bien moins encore en Afrique.

Avant de partir de Kita, le colonel avait envoyé en avant-garde l’un de ses officiers les plus braves et les plus intelligents, M. le capitaine Pietri, accompagné de quelques tirailleurs et d’ouvriers du pays. Le capitaine devait organiser le service des vivres, améliorer les chemins, modifier les rampes d’accès de plus d’un marigot et les rendre praticables à nos petites pièces rayées de montagne. Il était en route depuis trois semaines quand la colonne s’ébranla. Forte d’un demi-bataillon ou de près de cinq cents combattants, elle marchait en file indienne, seul ordre de marche possible en ce pays. Un peloton de spahis, composé de seize blancs et de dix-sept noirs, la précédait en éclaireur, suivi à 100 mètres de distance par les ouvriers auxiliaires d’artillerie. Puis venaient le colonel, son état-major et son clairon, un détachement d’infanterie de marine, la batterie, une compagnie de tirailleurs indigènes commandés par des officiers français, les deux trains de mulets du convoi régimentaire et du convoi général, les mulets de cacolets, les cantines médicales. Une seconde compagnie de tirailleurs formait l’arrière-garde, que suivait le troupeau de bœufs, conduit par les bergers, les boulangers et les bouchers.

Le troupeau avait encore une autre escorte assez singulière ; c’était une compagnie de soixante-dix ou quatre-vingts femmes, dont plusieurs portaient un enfant sur leur dos. Le gouverneur de Sénégal avait autorisé nos tirailleurs à se faire suivre de leurs femmes, et le colonel, d’abord inquiet autant que surpris de cette mesure, avait fini par y donner sa pleine approbation. Il rend à ces vaillantes créatures le témoignage que durant ses trois campagnes elles n’ont jamais causé le moindre embarras. Quoique chargées comme des portefaix, elles fournissaient de longues marches sans se plaindre, arrivaient à l’étape avec la troupe, préparaient le couscous, faisaient chacune la cuisine de plusieurs hommes. Industrieuses, sachant tirer parti de tout et ne craignant pas les coups de fusil, elles étaient toujours de belle humeur ; elles aidaient nos tirailleurs à se réconcilier avec la monotonie et les tristesses de la vie du Soudan. Presque toutes étaient de Saint-Louis, et à Saint-Louis il y a, paraît-il, deux classes de femmes noires. Les unes sont de jolies et dangereuses coquines, qui excellent dans l’art de ruiner un homme en quelques mois. Les autres ont le nez plus écrasé, mais elles sont parfaitement honnêtes, et heureusement pour eux, nos tirailleurs ne sont pas assez riches pour épouser des coquines.

On chemina quelques jours sans incident. On partait à trois ou quatre heures du matin, on atteignait l’étape à huit ou neuf heures, et on y restait jusqu’au lendemain, car passé le milieu de la matinée, les Européens ne bravent pas impunément le soleil des tropiques. On choisissait pour camper un endroit découvert et facile à défendre, mais il importait surtout qu’il y eût de l’eau et cinq ou six de ces arbres énormes dont chacun peut fournir de l’ombre à plus de soixante fantassins. Les chefs de corps avaient soin que le camp ne ressemblât pas à une caravane de bohémiens, ils exigeaient que faisceaux, bagages, tout fût rigoureusement aligné. On voulait montrer l’Europe à l’Afrique, et l’ordre, c’est l’Europe ; on le prétend du moins. Sur le soir, on allumait de grands feux, non seulement pour tenir les fauves à distance, mais pour épargner aux indigènes les souffrances que leur causent des nuits trop fraîches succédant à des journées brûlantes. Une seule chose chagrinait le colonel il ne pouvait prendre son parti du misérable accoutrement de ses tirailleurs, souvent à demi nus. En contemplant leurs loques, il songeait à la cour des miracles, et il lui en coûtait de s’avouer que tel chef de bandes africaines avait à sa suite des soldats moins dépenaillés que les siens. De qui était-ce la faute ? Il y a des gouverneurs qui donnent des ordres, mais qui négligent de s’assurer qu’on les exécute, et les bonnes intentions n’ont jamais suffi pour habiller convenablement un tirailleur.

Le colonel s’était bercé de l’espoir qu’il pourrait traverser le Petit-Bélédougou et atteindre Bamako sans brûler une amorce. Il n’était pas allé au Soudan pour s’y battre, mais pour tenir en respect les batailleurs. À son vif regret, les nouvelles alarmantes qu’il reçut dissipèrent, son illusion. Il n’en pouvait plus douter, les Bambaras du Bélédougou se disposaient à lui barrer le passage ; il était obligé ou de s’ouvrir un chemin de vive force ou de prévenir l’ennemi en l’attaquant chez lui, et ce qui l’affligeait davantage, il fallait en découdre avec des gens qui sont nos amis, nos alliés naturels.

On ne choisit pas toujours ses amis, surtout en Afrique, et ceux que nous avons au Soudan laissent beaucoup à désirer. Le noir est un enfant vaniteux, tapageur et pillard. La guerre lui offre l’occasion souhaitée de revêtir un costume de couleurs voyantes, de faire beaucoup de bruit, et c’est en se battant avec ses voisins qu’il se procure des captifs. Or le captif est le capital roulant, le billet de banque du Soudan. Quand une femme s’échappe d’un village assiégé, on se rue sur cette proie, mille mains affolées se l’arrachent. Si elle est très bien faite, on pourra plus tard la troquer contre un beau bœuf ou contre deux barres de sel, car c’est un principe chez nos amis du Soudan qu’une très belle femme vaut deux barres de sel.

Ajoutons que leur religion est fort rudimentaire ou plutôt qu’ils n’en ont point. Leurs seuls prêtres sont leurs sorciers, leurs seuls dieux sont leurs fétiches, dont la figure est souvent étrange. Lue chose prouve plus que tout le reste combien leur intelligence est bornée, c’est qu’ils n’ont pas même la faculté de l’étonnement, qui est le commencement de la science. Le télégraphe électrique que notre colonne établissait partout sur sa route ne leur faisait point ouvrir de grands yeux, ils écoutaient d’un air insouciant les explications qu’on leur donnait, ils disaient par forme de conclusion : « Eh ! quoi, c’est la parole qui marche le long d’un fil. Les blancs savent faire cela. » Ceux d’entre eux qui sont venus à Paris n’y ont rien trouvé d’admirable. Je me trompe : de retour dans leurs villages, ils ont raconté d’une voix émue qu’un soir ils avaient vu une femme court vêtue, qui galopait en rond, debout sur un cheval. La seule merveille qui eût triomphé de leur indifférence était une écuyère de cirque.

Cependant il ne faut pas les calomnier. S’ils ont des défauts, ils ont bien leurs qualités. S’ils aiment trop la guerre, ils n’ignorent pas les arts de la paix, et leurs cultures, leurs maisons, leurs outils font honneur à leur industrie naturelle. Mais ce qui leur vaut surtout notre bienveillance et ce qui nous attire leur sympathie, c’est que nous avons de communs ennemis. Ainsi, que nous, les Bambaras fétichistes ont à se défendre contre les sultans toucouleurs, contre les insolents mépris de ces conquérants musulmans, au cœur superbe et avare, célèbres par leurs massacres, qui ont juré de convertir, le sabre au poing, toute l’Afrique centrale à la loi de l’Islam, contre ces insatiables exploiteurs du Soudan, qui tiennent les peuples à la gorge et dont on a dit que partout où ils avaient passé, le coup de balai était si bien donné que, cinquante ans après, la place était encore nette. En Afrique comme en d’autres endroits, nos alliés naturels sont les vaincus et les opprimés. C’est une glorieuse fatalité qui pèse sur nous.

Malheureusement les Bambaras fétichistes du Petit­Bélédougou avaient été un peu légers dans leurs procédés à notre égard. Au mois de mai 1880 ils s’étaient permis d’attaquer traîtreusement le commandant Gallieni, chargé par le gouverneur du Sénégal d’une mission toute pacifique, et ils avaient pillé sans vergogne le riche convoi qu’il traînait après lui. Au Soudan, si bienveillant, si débonnaire qu’on soit, il est dangereux de laisser une offense impunie. L’Africain considère le pardon comme un aveu de faiblesse. Le colonel se proposait, en traversant le Bélédougou, de représenter leurs torts aux chefs des villages les plus compromis dans l’attentat contre la mission Gallieni et de leur imposer pour pénitence la restitution du bien volé, accompagnée d’une légère amende en mit ou en moutons. Il ne doutait pas que les coupables ne se prêtassent à cet arrangement.

Il n’en fut rien. Le vieux Naha, chef du bourg fortifié de Daba, avait été le principal instigateur du pillage. Appartenant à une très ancienne famille du pays, ce chef dont on redoutait à dix lieues à la ronde la main lourde et l’intraitable orgueil, avait dix-sept villages sous son commandement, immédiat. Il était resté sourd aux propositions d’accommodement que lui avait fait transmettre le capitaine Pietri. Il entendait nous braver, nous barrer le chemin, nous contraindre à une humiliante retraite. C’était un fâcheux incident. En cas d’échec, tout le pays se fût levé contre nous. En Afrique encore plus qu’ailleurs, l’homme qui recule devant un gros chien a bientôt à ses trousses cent roquets qui lui montrent les dents, échauffés par l’espoir d’une riche et facile curée.

Le colonel arrivait le 12 janvier au marigot de Boconi, quand il reçut du chef de son avant-garde campée sur le Baoulé une dépêche ainsi conçue : « Daba s’est décidé. Il ne veut pas de nous et se prépare à la guerre. Ses préparatifs prendront au plus trois jours, et si on ne l’attaque pas, le 15 probablement il sera sur le Baoulé. » Le colonel répondit sur-le-champ : « J’avoue que j’espérais n’avoir pas à recourir aux armes. Si vos renseignements sont exacts, nous nous trouvons en face d’une résistance qui s’étend du Baoulé à Dio. C’est une complication dont je n’avais pas besoin. Quoi qu’il en soit, il n’y a plus qu’à tomber le plus rapidement possible sur le chef de Daba et à faire un exemple qui arrête court toute extension de la révolte. Je n’ai ni les hommes ni les munitions nécessaires pour faire la conquête du Bélédougou village par village. Je hâte ma marche, malgré la fatigue de tous. »

Le lendemain, la colonne rejoignait l’avant-garde sur les bords du Baoulé, et quittant la route de Bamako, on faisait une pointe au nord-est pour atteindre Daba en trois étapes. On marchait depuis dix jours, on était las, mais il n’y paraissait point ; il n’y avait pas un traînard. En approchant du village, on dut cheminer quelque temps à travers la brousse, dont les herbes étaient si hautes que les spahis et leurs chevaux y disparaissaient tout entiers. Le 16 janvier, au matin, l’avant-garde déboucha à 100 mètres de Daba. Une fois encore le capitaine Pietri essaie de parlementer. Des coups de fusil lui répondent, le tirailleur qui lui sert d’interprète tombe mortellement blessé. Le peloton exécute quelques feux de salve, se replie en bon ordre et attend la colonne.

Contrairement à l’usage général au Soudan de bâtir les villages dans des fonds, Daba est situé sur un léger renflement de terrain, et le regard n’y pouvait plonger. Ce qu’on en voyait n’était pas rassurant. Le bourg était entouré de toutes parts d’un vaste tata en quadrilatère, c’est-à-dire d’une de ces murailles d’argile construites successivement par assises horizontales de 15 à 20 centimètres de haut, qu’on laisse sécher durant vingt-quatre heures avant de continuer l’ouvrage. Le mur de défense de Daba avait plus d’un mètre d’épaisseur. Les maisons, également en argile, ne laissaient paraître-que leurs toits, mais on pouvait s’assurer qu’elles étaient couvertes en terre et non en paille, qu’il n’y avait aucune chance de les incendier. Plus tard on s’apercevra que chacune de ces maisons est une vraie casemate, environnée de petits tatas qui se relient les uns aux autres avec des flanquements, ne laissant pour la circulation que des ruelles étroites, tortueuses, qu’enfilent les feux de nombreux redans crénelés.

Se croyant invincibles derrière leurs murs et méprisant notre petit nombre, les défenseurs s’apprêtaient à résister bravement. Ils avaient accompli toutes les cérémonies qui accompagnent une déclaration de guerre et dans lesquelles le rôle principal est rempli par leurs griots. Les griots du Soudan sont de singuliers personnages. À la fois parasites de cour, bouffons, musiciens, poètes, ils jouissent d’un grand crédit auprès des chefs de villages ou de royaumes, qui les caressent, les adulent, les enrichissent et les méprisent. Ils vivent des cadeaux qu’ils reçoivent, des contributions qu’ils prélèvent sur l’humaine vanité. Moyennant rémunération, ils se chargent de faire votre éloge, de publier votre gloire clans tout le Soudan. Ils ont leur tarif, et en vendant leurs hyperboles, ils ne font jamais de rabais ; il faut y mettre le prix. Si vous donnez beaucoup, vous êtes un grand homme et vos aïeux furent au moins des rois ; si vous donnez peu, vous n’êtes qu’un homme ordi­naire si vous ne donnez rien, vous êtes un drôle et peut-être avez-vous tué votre père. Ils gagnent beaucoup à ce métier, qui n’est pas absolument inconnu en Europe : mais ils n’y gagnent pas la considération, et après leur mort, on a soin de les enterrer à part. Toutefois, dans certaines circonstances, leur rôle grandit, ces parasites se transforment en troubadours, leur musique souffle dans les cœurs une folie de colère et d’espérance. Durant toute la nuit qui précède un combat, ils racontent, avec emphase les exploits des ancêtres, en s’accompagnant de leur bruyant tam-tam, et quand le jour parait, ils entonnent des chants de guerre qui apprennent à mépriser la mort. Ceux de Daba n’avaient pas perdu leurs peines, ils avaient su chauffer leur monde. Dans tous les temps, la jactance fut un vice africain. Les Bambaras croyaient déjà tenir la victoire. Debout sur leurs murailles, ils invectivaient nos soldats, leur prédisaient une fuite honteuse.

Le colonel avait pris position sur un terrain découvert à l’est du village et rangé sa petite troupe en bataille à 250 mètres du tata. L’artillerie reçut l’ordre de désorganiser la défense en couvrant Daba de projectiles. Avant qu’elle commençât le feu, on entendait les chants aigus et, perçants des griots, qui s’époumonaient comme des coqs. À la première détonation, leur voix trembla et ils baissèrent la note ; après la seconde, il se fit un grand silence. Les Bambaras étaient émus, mais ils ne faiblissaient pas. Les ouvertures que pratiquaient nos artilleurs dans leurs murailles leur servaient de meurtrières ; chaque fois qu’un obus avait fait son trou, on y voyait paraître un visage noir et le canon d’un fusil. Nos quatre petites pièces de montagne concentrèrent leur tir, et bientôt une brèche de neuf à dix mètres de large fut ouverte dans le tata. A dix heures un quart, on forma la colonne d’assaut. En ce moment solennel et critique, le colonel avisa sur sa gauche, en arrière de la ligne de bataille, une troupe d’irréguliers qui lui avaient offert leurs services, et que commandait Mary Ciré, prince de la famille royale du Kaarta. Les chefs, tous à cheval, la tête enturbannée, le visage à demi caché sous un voile qui ne laissait apercevoir que le nez et les yeux, le fusil haut, reposant sur l’arçon de la selle, avaient une attitude imposante et martiale. Derrière eux se tenaient en bon ordre et l’arme au pied leurs fantassins, heureux de montrer à des Français leurs sabres à fourreau ornemente, leurs splendides boubous de guerre, l’abondance de leurs gris-gris. Mary Ciré était l’homme des conseils hasardeux, téméraires ; rien ne lui semblait ni difficile ni dangereux : c’était un vrai casse-cou, je veux dire qu’il encourageait volontiers les autres à se casser le cou. Pour le mettre à l’épreuve ou pour lui donner une leçon, le colonel lui dépêcha un lieutenant de son état-major, qui lui dit : « Mary Ciré, le colonel te fait demander si toi et tes guerriers, vous êtes assez braves pour donner l’assaut, auquel cas il te fait le grand honneur de Nous permettre de marcher les premiers. » Le bouillant Mary Ciré ne prit pas le temps de la réflexion et il répondit avec une franchise tout africaine : Va dire au colonel que nous ne sommes pas assez braves. » On assure que de ce jour Mary Ciré est devenu plus circonspect dans ses conseils et qu’on le désoblige en lui parlant de Daba.

Cependant la colonne d’assaut s’était mise en mouvement : les tirailleurs marchaient en tête, l’infanterie de marine les soutenait. Le capitaine Combes, qui a pris le commandement, s’introduit le premier par la brèche avec l’audace tranquille d’un homme qui ne croit pas au danger, et par miracle il ne reçoit pas une égratignure. Les défenseurs, écartés un instant par nos obus, se reportent en avant : ils ouvrent un feu meurtrier, qui ralentit l’attaque sans l’arrêter. On pénètre au cœur du village, on s’y établit. Mais chaque case est comme une petite citadelle, qu’il faut prendre d’assaut. Malgré l’intensité de la fusillade et la grêle de balles qui sifflaient autour de lui, le capitaine Combes, aujourd’hui chef de bataillon, écrivait au colonel de petits billets pour le tenir au courant de ce qui se passait, et la netteté de son écriture témoignait de son parfait sang-froid. Quelques hommes grimpent sur les terrasses les plus élevées et font feu sur les points où se concentre la résistance. À son tour, la 3compagnie d’infanterie entre en action, et le colonel ne garde en réserve auprès de lui qu’une compagnie de tirailleurs et les canonniers ouvriers. De ruelle en ruelle, de maison en maison, on arrive au bout du village. À midi, le tata était complètement occupé, Daba était à nous.

Les Bambaras avaient justifié leur vieille réputation de alliance, et nos pertes étaient cruelles. La guerre des rues fait hésiter les courages les plus résolus ; pour enlever leurs soldats, capitaines et lieutenants avaient dû s’exposer beaucoup. On les avait vus marchant, le sabre haut, à plusieurs pas en avant de la troupe. Nos tirailleurs, très éprouvés, avaient eu leurs quatre officiers blessés, dont l’un M. Picard, ne survécut que quelques heures. La 41e compagnie d’infanterie avait perdu un sous-officier, et le cinquième de son effectif était hors de combat. Les pertes de l’ennemi étaient plus importantes par la qualité que par le nombre. Au premier coup de canon, les captifs s’étaient enfuis, mais les hommes libres avaient fait leur devoir jusqu’au bout. Le vieux chef Naba, dont l’orgueil entêté était une vertu autant qu’un défaut, avait vendu chèrement sa vie. Avec lui périrent vingt-trois membres de sa famille. L’un de ses frères, sorti sain et sauf de cette sanglante bagarre, disait plus tard au colonel : « Nous étions résolus à nous défendre longtemps, nos dispositions étaient bien prises, mais il n’y a rien à faire avec toi, tu ne mets qu’une demi-journée à tout casser. »

Le colonel Borgnis-Desbordes n’est pas comme les noirs du Soudan, il a la faculté de s’étonner, et le jour où il prit baba, il éprouva jusqu’à trois étonnements. Tout d’abord, comme il reconnaissait le terrain avant l’attaque, il aperçut à la lisière d’un petit bois une femme qui, à son approche, se relira précipitamment. Il lit fouiller le bois, on trouva les soixante-dix femmes de nos tirailleurs, qu’on avait laissées avec le convoi à près d’un kilomètre en arrière. Au mépris de la consigne, elles n’avaient pu tenir en place. Elles savaient que l’affaire serait chaude, elles voulaient assister. Dans la soirée, le colonel les fit comparaître devant lui, leur adressa une menaçante mercuriale pour avoir contrevenu à sa défense. Au Soudan, les femmes se tirent d’embarras comme en Europe. Celles-ci se mirent toutes à rire, et le colonel fut désarmé.

Vers le milieu de la matinée, il avait eu une autre surprise. Comme il venait de lance sa colonne d’assaut, il entendit derrière lui un bruit de pas et de voix, et il craignit un instant que les Bambaras ne s’avisassent de le tourner. Il se rassura bien vite en voyant venir à lui le sous-officier indigène qui conduisait son convoi d’argent dont il était inquiet depuis quelques jours. Quoique ses grand’gardes eussent l’ordre le plus sévère de ne laisser passer personne, le convoi avait passé on ne sait comment ; hommes et bourriquets arrivaient de leur meilleur pas, en se dirigeant sur le bruit du canon. Le colonel avait craint une embûche, c’étaient 90,000 francs en pièces d’argent qu’on lui apportait. Il ne savait qu’en faire en ce moment, mais il était bien aise de les avoir. Il est rare que la fortune se donne tant de peines pour venir à nous.

Enfin, quelques heures plus tard, quand on fit l’inventaire des maigres richesses que renfermait le village et parmi lesquelles figuraient quatre fétiches semblables à des trompettes de Jéricho, dieux impuissants qui n’avaient pas sauvé Daba, le colonel fut bien étonné de voir sortir d’une cachette où un Bambara l’avait précieusement serrée, — quoi donc ? — une poupée rose et blonde, une charmante et authentique poupée de Paris clans toute la fraîcheur de ses grâces. Comment cette poupée se trouvait-elle là ? Par quelle aventure était-elle arrivée à Daba ? On n’a pu éclaircir ce mystère. Elle était peut-être en voie de passer fétiche, elle a dû en vouloir à nos soldats de l’avoir enlevée si brusquement à ses hautes destinées.

Un jour que le colonel me racontait ces divers incidents que je vous raconte à mon tour, je lui demandai ce qu’il avait fait du corps du vieux chef Naha, qui me semblait une façon de héros, quoiqu’un peu voleur, et s’il lui avait rendu les honneurs militaires. Le colonel devint pensif et me fit un aveu qui lui coûtait. Dieu me garde de rien dire de désagréable à nos chers et illustres confrères de l’Académie des sciences ! Mais ils reconnaîtront eux-mêmes que la curiosité des savants ne respecte l’âge. Un docteur intrépide, attaché à l’expédition du Soudan, eut la bonne fortune de découvrir le cadavre de Naba. Sa tête lui parut si remarquable, si intéressante, qu’il conçut aussitôt le projet d’en faire hommage à la Société d’anthropologie de Paris. Il la coupa clandestinement, la prépara, l’enveloppa de serviettes, l’enfouit au fond d’un panier couvert. Comme il tenait beaucoup à ce qu’on ne sût pas ce qu’il y avait dans son panier, il imagina d’en confier la garde à un prisonnier aveugle, à qui il n’avait pas besoin de recommander la discrétion. Par malheur, cet aveugle y voyait assez pour se conduire. Ne doutant pas que le mystérieux panier ne contint un trésor, il profita de la première occasion pour déguerpir avec son butin. On ne l’a plus revu : personne ne saura jamais ce qu’ont bien pu devenir et la tête du vieux chef Naba et le faux aveugle qui la portait. Dans cette histoire, je vois une tête coupée et deux hommes volés : c’est ce qui en fait la moralité.

Après avoir donné tous ses soins à ses blessés, dont les uns furent transportés à dos de mulet, les autres dans des litières, le colonel mobilisa trois petites colonnes pour parcourir tout le pays environnant et recevoir la soumission des villages. Les officiers ne rencontrèrent nulle part de résistance. La leçon avait profité ; nos amis égarés étaient revenus à de meilleurs sentiments et nous offraient à l’envi leurs bons offices. Le colonel, que rien ne retenait plus dans le Bélédougou, se disposa à poursuivre sa marche sur Bamako et le Niger. Peu sen fallut pourtant qu’il n’y renonçât. Des bruits sinistres couraient. Deux souverains musulmans avaient résolu. disait-on, die prévenir nos desseins : ils concertaient une action commune, nous allions nous heurter contre cieux armées. Un troisième s’apprêtait à tomber sur notre ligne de ravitaillement, à couper notre ligne de retraite ; il avait fait dire au colonel « que le jour où il le rencontrerait, les oiseaux du ciel n’auraient pas besoin de chercher leur nourriture ». Mais le colonel savait que les sultans du Soudan sont aussi lents dans leurs préparatifs que leur bouche est prompte à l’insulte. Il savait aussi qu’il faut beaucoup de temps pour faire entrer dans le même bonnet trois têtes de prophètes. Il fut audacieux, et son audace le servit bien. À quelques jours de là, nos soldats entraient à Bamako. Ils pouvaient enfin contempler le grand fleuve qu’ils étaient venus chercher de si loin.

Le 7 février de cette année, sans que personne réussît à nous déranger dans nos travaux de maçonnerie, nous posions la première pierre de notre fort de Bamako, et dans le discours qu’il prononça en posant cette pierre, le colonel disait à ses braves compagnons : « Nous allons tirer onze coups de canon pour saluer les couleurs françaises flottant pour la première fois et pour toujours sur les bords du Nizer. Le bruit que feront nos petites bouches à feu ne dépassera pas les montagnes qui nous entourent, et cependant, soyez-en convaincus, l’écho en retentira bien au delà du Sénégal. » Les petites bouches à feu firent gronder leur tonnerre, le drapeau tricolore fut hissé, et malgré tant de souffrances endurées et celles qu’on prévoyait encore, tous les cœurs étaient en fête. Ce drapeau qui flottait sur le Niger, c’était la France. On l’avait apportée avec soi ; elle était là, on la voyait.