Réception de M. Sully Prudhomme
M. Sully Prudhomme, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Duvergier de Hauranne, y est venu prendre séance le jeudi 23 mars 1882, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le sentiment qui domine aujourd’hui dans mon cœur est un orgueil que j’aurais mauvaise grâce à dissimuler. L’humilité n’est pas toujours de mise ; elle ne saurait être chez votre élu ni bien sincère, car il a dû lui-même se désigner à votre choix, ni bien décente, car il ne lui siérait pas de déprécier en sa personne ce que vous avez jugé digne de votre plus haute récompense.
En briguant vos suffrages, les uns vous demandent la suprême consécration de leur renommée déjà faite ; d’autres, et je suis de ceux-là, vous sollicitent de leur prêter la vôtre, et de communiquer d’emblée un lustre subit à leurs travaux. Le plus généreux bienfait de votre institution est de rassurer l’écrivain qui ne s’adresse pas à la foule et de l’encourager dans la poursuite de son idéal austère ou discret. Il sait que, s’il n’a reconnu et souhaité pour juge que l’élite, ce juge ne lui manquera pas, car vous siégez assez haut pour embrasser du regard toutes les productions de l’esprit et n’en laisser aucune échapper à votre protection. Vos arrêts imposent à tous l’estime des formes littéraires qui ne sont goûtées que d’un petit nombre. Tel est le service éminent que vous rendez au genre de poésie dans lequel je me suis exercé.
Si j’avais seulement à vous remercier, ma tâche serait aisée ; en accomplissant ce devoir j’en accepte un autre, non moins cher, mais beaucoup plus difficile à remplir. Vous confiez à votre nouveau confrère l’éloge de celui que vous perdez, et le hasard d’une succession toujours imprévue rend votre confiance parfois bien téméraire.
Ne faut-il pas en effet qu’aujourd’hui un poète (car vous m’enhardissez à m’attribuer ce beau nom) apprécie devant vous la vie et l’œuvre d’un écrivain politique ? Ne faut-il pas qu’il oublie ce qu’il connaît le mieux pour vous entretenir de ce qu’il a le moins approfondi ? La politique, il est vrai, émeut au fond de nos cœurs la fibre la plus humaine, car elle se propose de concilier les deux caractères les plus essentiels de notre espèce, qui sont d’être à la fois sociable et libre, problème aussi impossible à éluder que malaisé à résoudre. Mais, bien qu’à ce titre elle ait inspiré à nos plus grands poètes l’enthousiasme et l’indignation qui font les vers, et que plusieurs d’entre eux aient mis leur génie à son service, vous souririez sans doute si je saluais en elle une dixième Muse.
Ce n’est pas elle, heureusement, que vous chercherez dans mon discours. Non que votre compagnie soit indifférente à la politique ; s’en désintéresser, ne serait-ce pas se désintéresser du sort de la patrie ? Mais vous exigez toujours que, pour se faire agréer de vous, le publiciste ou l’homme d’État ait su revêtir ses opinions, quelles qu’elles soient, d’une forme oratoire ou littéraire qui fasse honneur à la langue française. Et, s’il a mis à profit sa connaissance des ressorts de la vie sociale et sa longue expérience des intérêts qui rapprochent et divisent les hommes pour se faire historien, vous aimez à couronner dans ses ouvrages l’étude la plus noble et la plus difficile par son objet qui est l’humanité. Ce sont de pareils titres, Messieurs, qui recommandaient M. Duvergier de Hauranne à vos suffrages.
Vous ne sauriez espérer que j’épuise en une heure l’histoire d’une carrière d’un demi-siècle remplie par les travaux d’un esprit éminemment actif. Votre attente ne sera donc point déçue si je me borne à vous rappeler les parties de son œuvre les plus intéressantes pour les lettres qui sont votre premier souci. Votre curiosité ne sera pas non plus frustrée si j’essaie de montrer l’homme dans l’écrivain et d’honorer en lui les qualités plus intimes, chères à ses proches et à ses amis, car votre compagnie est, je le sens déjà, comme une sorte de haute famille à qui rien du cœur des siens n’est indifférent.
S’il m’a fallu limiter l’étude d’une vie aussi pleine, ce n’est pas d’ailleurs que les documents m’aient fait défaut. Ancien condisciple du fils aîné de M. Duvergier de Hauranne, j’ai eu la précieuse fortune d’être amicalement introduit dans le sanctuaire, aujourd’hui désert, de ses méditations. J’ai vu là ses livres, ses manuscrit, ses notes innombrables, le pupitre élevé où il écrivit jusqu’à ses derniers jours, debout comme un lutteur. Il m’a semblé sentir autour de moi toutes ses pensées lui survivre et veiller encore, peuple invisible et muet, dans le lieu même où elles sont nées.
La retraite où un esprit laborieux, un cœur droit ont sans défaillance concouru à. la recherche de la vérité, au culte du bien, inspire à l’âme un pieux recueillement ; elle en sort meilleure et plus fidèle à sa propre tâche. Telle est l’impression que j’ai rapportée de cette visite et sous laquelle je demeure en venant esquisser devant vous à grands traits le passé de M. Duvergier de Hauranne.
Il naquit en 1798. Sa famille, originaire de Bayonne, avait fourni à cette ville, depuis le seizième siècle, des maires, des échevins, des syndics, et s’était plus tard établie à Rouen ; c’est là qu’il fut élevé. Sa volonté fut de bonne heure exercée, car il ne dut guère compter que sur lui-même pour parfaire son éducation. Son père, député sous la Restauration, tout entier aux affaires, ne le dirigeait qu’à peine, et sa mère mourut trop tôt pour son enfance souffreteuse. Elle fut toutefois suppléée dans ses soins, autant qu’une mère peut l’être, par une tante, Mme Quesnel, femme très distinguée.
De précieuses lettres de M. Duvergier de Hauranne à cette tante m’ont été communiquées, et j’y ai puisé des renseignements pleins de saveur sur ses premiers voyages et le premier éveil de ses idées littéraires et politiques. Nous le trouvons à Paris de 1818 à 1820, élève de l’École de droit. Une recommandation bien inattendue l’y avait précédé.
Il était petit-neveu du fameux abbé de Saint-Cyran, directeur de Port-Royal. Paris, au commencement de ce siècle, comptait encore un grand nombre de Jansénistes, surtout dans le quartier des écoles parmi les savants, les hommes de loi. Ils ont presque tous disparu aujourd’hui ; on m’a dit qu’un vieux chiffonnier dépositaire, malheureusement ignoré, des reliques de la communauté, est mort il y a sept ou huit ans. On sait combien l’étudiant, récemment affranchi de la discipline étroite des collèges, goûte avec passion les prémices de sa liberté. M. Duvergier de Hauranne ne se piquait point d’une rigoureuse exactitude aux leçons. Un jour l’un de ses professeurs lui fit demander de venir le voir. L’élève qui s’attendait à quelque semonce ne répondit pas sans appréhension à cet appel. Mais, à sa grande surprise, le maître l’accueillit avec une politesse voisine de la déférence, et, loin de le réprimander, lui exprima le désir qu’il avait eu de voir le petit-neveu de l’illustre abbé de Saint-Cyran. Bien plus, jaloux de son impartialité, il crut que sa conscience l’obligeait à se récuser quand le jeune Duvergier de Hauranne se présentait aux examens, tant sa vénération pour ce nom était profonde ! Tous les examinateurs heureusement ne partageaient pas ce scrupule, et notre étudiant put obtenir ses diplômes.
Si j’ai rappelé la parenté de M. Duvergier de Hauranne avec l’abbé de Saint-Cyran, c’est qu’il n’est pas sans intérêt de comparer entre eux deux hommes d’une même famille à plusieurs siècles de distance. On éprouve combien les mœurs et les lumières de deux époques différentes ont pu chez eux diversement influer sur le même sang, et cette double épreuve nous les fait mieux connaître l’un et l’autre.
Supposons donc un instant que l’abbé de Saint-Cyran soit né à la fin du siècle ; qu’au lieu de s’être préparé par un commentaire opiniâtre de saint Augustin à la direction des consciences, qui est une sorte de gouvernement, il ait, comme son petit-neveu, fait son apprentissage politique en étudiant l’histoire d’Angleterre et trente ans seulement après la révolution française.
Figurons-nous qu’au lieu de recevoir sans discussion la croyance établie, il ait assisté avec indépendance aux leçons de Jouffroy, de Cousin, et pénétré, avec ces guides sagaces, la philosophie de Kant et de Reid.
Imaginons qu’au seuil de sa carrière il ait, au lieu de Jansénius, rencontré, comme petit-neveu, Stendhal et son petit Désaugiers, et qu’enfin, au lieu de n’avoir quitté Bayonne que pour Louvain, il ait pu comme lui courir le monde, visiter Londres, Rome, Athènes.
Nous aurons, n’en doutons pas, ressuscité un Duvergier de Hauranne très peu différent du nôtre. L’abbé de Saint-Cyran nous apparaîtra, comme un ardent et pur parlementaire, peut-être même, comme un austère républicain. Ne dit-il pas en effet quelque part : « Les grands sont si peu capables de m’éblouir que, si j’avais trois royaumes, je les leur donnerais, à condition qu’ils s’obligeraient à en recevoir de moi un quatrième dans lequel je voudrais régner avec eux ; car je n’ai pas moins un esprit de principauté que les plus grands potentats du monde. » N’est-ce pas là revendiquer avec hauteur sa part de souveraineté, et en réclamer l’exercice au nom d’une égalité qui, pour être chrétienne, n’en est pas moins impérieuse ? « Si nos naissances sont différentes, dit-il ensuite, nos courages peuvent être égaux. » Mais ne vous alarmez, Messieurs, ni ne vous réjouissez de cette fierté démocratique ; il ne rêve l’égalité des droits que pour les élus dans le ciel. Ce n’était pas au ciel, mais bien ici-bas, que son petit-neveu aspirait à voir triompher ses doctrines libérales ; et cette différence des ambitions marque bien la différence ales temps :
Nous venons de voir, par un jeu de l’imagination, l’âme de Saint-Cyran émigrer à travers deux siècles pour se survivre en quelque sorte dans notre contemporain. Si par une fiction inverse nous transportons celui-ci au dix-septième siècle, nous reconnaîtrons qu’il n’aurait guère qu’à changer de visage et d’habit pour y jouer le personnage du célèbre abbé. Sainte-Beuve nous dit en effet que : « Tout en s’inquiétant fort de la vérité théologique, M. de Saint-Cyran voyait les choses du salut plus en dehors des livres et de la science que ne les voyait Jansénius. » C’est-à-dire que chez lui, comme chez son neveu, l’action primait la spéculation. Il appréciait comme lui les idées surtout par leur rapport à la pratique.
En un mot ils n’étaient ni l’un ni l’autre des rêveurs ; à défaut de leurs doctrines, leur extraordinaire puissance de travail en ferait foi. Notre Duvergier de Hauranne, à Port-Royal, eût donc pu fort bien suppléer l’autre. Sa droiture qui fût aisément devenue rigide, son intégrité scrupuleuse, son penchant à réformer plutôt qu’à subir, tout en lui l’eût naturellement prédisposé à la direction des consciences. Dans cette fonction délicate il ne lui en eût pas plus coûté qu’à M. de Saint-Cyran, d’appliquer la règle aux grands et de maintenir sa fierté devant leurs menaces. Il eût trouvé, comme lui, dans son tempérament des ressources contre la complaisance, car il ressemblait à son grand-oncle par son caractère comme par sa constitution physique même. « Il n’y avait, dit Sainte-Beuve, en M. de Saint-Cyran rien de moelleux, mais les nerfs mêmes en ce qu’ils ont souvent de plus mêlé et d’inextricable. » Ajoutez à ce trait que l’esprit de principauté, que s’attribuait le Janséniste et qui n’était pas étranger à son petit-neveu, ne va pas sans quelque âpreté d’humeur.
Il est probable qu’au dix-septième siècle la foi eût assez facilement conquis M. Duvergier de Hauranne à la vie religieuse.
Comme tous les hommes d’action il ne pouvait supporter le doute, car le doute c’est l’indécision. Il lui fallait une solution immédiate au problème de la destinée humaine ; la plus noble le satisfit bientôt. Sur les bancs de la Sorbonne où régnait alors la philosophie des maîtres fameux que j’ai nommés, il épousa sans retour le spiritualisme servi par l’éclectisme et il y trouva le repos de la conscience. Il était de ces intelligences avides de voir clair qui renoncent à la profondeur en haine de l’obscurité. C’est que l’évidence, hélas ! pareille à la lumière, ne s’attache qu’à la surface des choses et en laisse le fond dans la nuit.
Ce parallèle a mis en relief les dons naturels de M. Duvergier de Hauranne ; je voudrais vous rappeler l’usage qu’il en fit pendant sa longue carrière.
Nous l’avons laissé passant ses examens de droit. La jurisprudence, à vrai dire, ne le prenait pas tout entier. Cédant aux séductions d’une société de jeunes gens fort dissipés, il paya son tribut à la littérature légère. On chantait beaucoup alors. En dépit de récents désastres, le génie gaulois n’était pas encore attristé chez les Français. On avait une immense réserve de gloire à épuiser, et malgré leur deuil les vaincus se laissaient un peu consoler de leur dernière défaite par leur affranchissement.
Il se fit admettre à la réunion du Caveau ; cette académie de la gaieté française était alors fort prospère. Il y rencontra Désaugiers, les deux spirituels auteurs des Soirées de Neuilly, Dittmer et Cavé, et quelques auteurs dramatiques dont les noms ne sont pas oubliés, tels que Ramond de la Croisette et Mazères. Mérimée fut de ses amis. La passion du théâtre s’empara de lui : il faisait queue, tous les jours, pendant des heures entières, pour entrer au parterre de la Comédie-Française, où l’on se tenait debout. Ce n’est pas là toutefois qu’il prit ses inspirations pour composer les deux ou trois vaudevilles dont il est l’auteur, mais dont la valeur était bien rassurante pour son avenir d’homme d’État. Le théâtre, c’est l’action, et plus d’un homme d’action s’y est d’abord essayé par instinct.
Il était temps que M. Duvergier de Hauranne s’arrachât à cette vie peu faite pour le préparer à sa véritable destinée. Il se mit à voyager. De 1820 à 1826, il fit deux séjours prolongés en Angleterre, visita le midi de la France, la Belgique, la Hollande, la Suisse à pied avec M. Beugnot, l’Italie, en compagnie de Stendhal, de Delécluze et du guide le plus précieux, Ampère. Partout il apportait à l’examen des monuments, des lois et des mœurs, une curiosité très sincère, parfois même singulièrement passionnée, car je lis, dans le journal manuscrit de son premier voyage à Rome, cette phrase qui sied à un historien et que nul artiste, non plus, ne désavouerait : « Je n’ai point encore osé visiter ces lieux (le forum et le Colisée) consacrés par de si grands souvenirs ; ils m’inspirent un respect, je dirais presque une frayeur dont je ne puis me rendre compte. » Mais l’Angleterre devait surtout, par le puissant intérêt qui s’attache à ses institutions, captiver et instruire cet esprit essentiellement politique. L’influence des impressions qu’il y reçut fut décisive sur son avenir.
« Mes opinions, écrivait-il à sa tante, se sont étrangement modifiées depuis que je suis en Angleterre..., il me prend des moments de désespoir où je désirerais, pour les Bourbons comme pour nous, qu’ils fussent restés en Angleterre, puisque malgré leurs bonnes intentions ils ne peuvent nous assurer cette tranquillité dont nous avons tant besoin. »
Son second voyage d’outre-Manche, où, de Londres, il alla explorer l’Irlande et l’Écosse avec MM. de Montalivet et de Montebello, devait achever de renouveler toutes ses vues. On peut dire que chez M. Duvergier de Hauranne le parlementaire a pris naissance sur le sol anglais. Sa collaboration au Globe date de cette époque ; elle est trop importante pour que je ne m’y arrête pas. Il fut l’un des premiers rédacteurs de cette feuille généreuse où, sous l’inspiration modératrice de MM. Guizot, Cousin, Villemain, de Barante et de Broglie, une élite à la fois ardente et sensée, enthousiaste et sérieuse, de jeunes écrivains qui sont tous devenus célèbres, fit ses premières armes. J’aime à vous rappeler cette milice qui a fourni à votre compagnie plusieurs de ses membres. Bien que le Globe, à son origine, ne fût pas un journal politique, il servait le libéralisme en opposant à la littérature impériale encore souveraine, un esprit d’émancipation qui devait bientôt prévaloir dans toutes les expressions de la pensée. La poésie surtout secoua de ses ailes toute entrave et reprit librement son vol. M. Duvergier de Hauranne s’associa si vaillamment à cette révolution littéraire, que vous me permettrez d’essayer d’en bien comprendre toute la portée pour ne pas amoindrir la part d’honneur qui lui en revient. « Le goût, en France, attend son 14 Juillet », écrivait M. Vitet dans un remarquable article sur le romantisme. L’affranchissement du goût, Messieurs, est en réalité contemporain de la Révolution française. C’est André Chénier qui, par le seul battement de son cœur, par la seule respiration de son génie, rompit le premier les lisières de l’imitation classique.
Oui, la sincérité littéraire, qui est la naturelle conformité de l’accent à l’émotion, se retrouve enfin, pour la première fois, dans ses vers, après un siècle de fausse imitation. Sa mort devait, pour la poésie, reculer la délivrance du langage jusqu’à l’avènement de Lamartine, d’Alfred de Vigny, d’Alfred de Musset, de Théophile Gautier, d’autres encore, mais surtout d’un poète d’une trempe sans égale dont le nom vénéré est sur vos lèvres.
Jusque-là une solennité fastidieuse alanguissait le style sous prétexte de l’élever. On ne peut, en effet, s’élever sans perdre pied, et, si l’on ne consent pas à redescendre, on oublie bientôt le sol résistant où s’appuie le monde solide et coloré pour ne se complaire que dans les régions où la vie manque de l’air respirable. Là les sens s’émoussent et deviennent moins exigeants, mais la passion, séparée du sang qui la fait palpiter, déclame au lieu de crier ; le sentiment se subtilise et, en planant, se refroidit. En un mot l’abstraction supplante la vie, la convention supplante la nature. L’erreur des poètes du commencement de ce siècle était d’imposer au style une noblesse constante qui prétendait au sublime, et en était la négation même. Le sublime, en effet, ne peut être soutenu ; il est par essence intermittent, car il implique un soudain changement de niveau qui nous fasse sentir la profondeur ou l’élévation. Dès qu’il dure, il décourage l’attention surmenée ; et il ennuie. Le romantisme est, au fond, une insurrection contre le genre ennuyeux, le seul mauvais, selon Voltaire. M. Duvergier de Hauranne devait être, plus que personne, ennemi de ce genre-là. Il fut, dans la critique, un des plus résolus champions de la nouvelle école ; il la soutenait avec moins de réserve que la plupart de ses collaborateurs qui, à vrai dire, la protégeaient contre les excès de ses plus fougueux partisans. J’éprouve une surprise attendrie à voir tous ces écrivains que leurs aptitudes vouaient à la politique et à l’histoire, prendre en main les intérêts des lettres pures, de la poésie ; nous sommes aujourd’hui peu habitués à recruter des alliés de cette sorte. Nous n’en trouvons plus guère ; peu s’en faut que la poésie lyrique n’intéresse plus que ses adeptes. À l’époque où paraissait le Globe, il y avait, au contraire, correspondance et sympathie entre la nation et ses poètes. Les mêmes sentiments inspiraient la Muse et lui assuraient des échos. D’une part l’Empire, à la fois oppressif et glorieux, avait, après sa chute, laissé dans les esprits une exaltation générale et, en quelque sorte, habituelle ; un souffle d’épopée, où se mêlait un soupir de délivrance, soulevait encore toutes les poitrines. D’autre part les études historiques, en se transformant, renouvelaient la vision du passé ; le moyen âge surtout, récemment découvert, enrichissait l’imagination de vives couleurs et de figures saillantes. La poésie était alors passionnée, expansive, et partant populaire.
Une vingtaine d’années plus tard, le public commençait à s’en détacher, et pendant toute la durée du second Empire le divorce s’accomplit. Les poètes ne tentèrent même pas de reconquérir l’attention d’une foule qu’on ne savait que trop bien amuser, et, tandis que le plus grand d’entre eux gardait et nourrissait le feu sacré dans l’exil, chacun des autres en cachait avec jalousie une étincelle dans son âme. Les poètes se retirèrent sur le Parnasse. Cette retraite où ils se recueillirent, en les séparant du peuple, les rendit à la fois moins enthousiastes et plus raffinés. Ils concentrèrent tout leur amour exclusivement sur leur art pour en approfondir les secrets, et, par certaines recherches de formes très savantes dont les initiés seuls pouvaient jouir, ils se donnèrent le fier plaisir de rendre leurs œuvres inaccessibles aux profanes. Le culte de la versification ne pouvait que profiter à la poésie, car il n’y a pas d’exemple d’un vers mal fait qui soit poétique, ni d’un vers vraiment bon qui ne soit beau.
La lyre que nous reçûmes de ces artistes consommés sortit de leurs mains rigoureusement construite et bien accordée. Quel usage en feront ceux qui la tiennent ? Persisteront-ils à demeurer étrangers aux passions qui agitent le monde autour d’eux, ou se feront-ils, par une réconciliation désirable, les interprètes de la pensée moderne dans ses plus récentes conceptions de l’univers et de la destinée humaine ? Je souhaite ardemment cette réconciliation et je ne désespère pas de la voir un jour s’accomplir ; mais les poètes forment encore une famille isolée au milieu d’une société qui peut vivre sans eux et dont ils ne peuvent se passer. Leur condition n’y est pas devenue favorable. En échange du pain quotidien qu’ils sont inhabiles à pétrir, ils offrent une fleur de luxe dont le parfum n’est sensible qu’à l’âme. Toutefois, si cette fleur est dédaignée, parce qu’elle n’apaise pas la faim, elle n’est pas méprisée, car on sent par instinct qu’elle est le plus délicieux produit de la culture humaine, et que c’est la tyrannie seule des besoins inférieurs qui en rend l’utilité secondaire. Au fond toute l’industrie, avec ses machines les plus puissantes et les plus ingénieuses, ne vise qu’à l’entière libération de l’esprit par l’asservissement des forces physiques ; on ne fait des machines qu’afin de pouvoir faire autre chose. C’est grâce à ces dociles esclaves que l’humanité pourra s’adonner à la recherche du vrai pour lui-même et à la création du beau, à la science et à la poésie dans sa plus large acception. Vu de haut et dans son plus distinctif caractère, l’homme n’est-il pas un poète qui travaille à s’affranchir de la brute ? La dignité de la poésie ne fut jamais mieux comprise qu’en 1830.
M. Duvergier de Hauranne définit à merveille le romantisme : « C’est la liberté, c’est l’imitation directe de la nature, c’est l’originalité... Il convient toujours mieux de copier la nature que des copies de la nature, de recevoir l’impulsion de son temps que celle d’un autre, de créer que de reproduire... La vérité, tel est le but vers lequel nous marchons à grands pas, et, après avoir éclairé la politique et la religion, elle ne restera pas exclue de la seule littérature... L’ennemi, c’est la routine. Ici, comme partout ailleurs, l’ancien régime lutte contre le nouveau, la foi contre l’examen. » J’extrais ces passages de ses articles du Globe, tout pleins d’une verve caustique dont le bon sens fait la puissance. La devise des romantiques, la formule qui résume leur programme est, selon lui, la suivante : « Asservissement aux règles de la langue, indépendance pour tout le reste. »
Ai-je besoin de rappeler, Messieurs, que, dans ces professions de foi romantiques, votre compagnie, gardienne prudente des traditions dont elle a le dépôt, est traitée avec un de ces dédains juvéniles dont le caractère est de ne pas durer plus longtemps que votre rancune ?
La plupart des articles où j’ai puisé les citations précédentes sont consacrés au théâtre, qui avait encore toute sa prédilection. Admirateur et ami de Victor Hugo, il ne ménageait guère les adversaires du grand initiateur qui débutait alors. On devine avec quels transports il applaudit Hernani, où les principes du romantisme devaient bientôt trouver l’application la plus hardie. Cinquante ans après, ses mains affaiblies pouvaient, mêlées aux nôtres, applaudir encore le triomphe, définitif cette fois, de la cause qu’il avait si impétueusement défendue. Mais nous, les derniers venus, qui jouissons paisiblement du bénéfice des luttes passées, nous n’en ressentons plus les âpres émotions. Il n’en est resté pour nous que les avantages, et dans nos cœurs une infinie gratitude envers le héros de la bataille. Je ne puis me refuser la joie et l’honneur de remercier ici, au nom de tous les poètes de ma génération, le maître de qui nous relevons tous. Il a étalé au grand jour, sur la place publique, avec une témérité magnanime, le vocabulaire entier du peuple français, et il a dit aux poètes : Choisissez maintenant. C’est à nous d’y choisir, mais du moins notre choix ne connaît plus de prohibitions arbitraires. Désormais l’inspiration peut nous manquer, non les ressources pour la traduire.
Après avoir combattu, au Globe, en critique plein de sens, de courage et de verve, pour la cause de la liberté dans les lettres, M. Duvergier de Hauranne y donna, jusqu’en 1830, beaucoup d’études politiques de la plus sérieuse valeur. Il convient de signaler, au premier rang, ses lettres sur les élections anglaises qui firent pendant plusieurs semaines le succès du journal. Toutes ses qualités s’y rencontrent ensemble à un haut degré ; l’observateur s’y montre aussi sagace que l’écrivain y est vif et spirituel. Ses lettres sur la situation de l’Irlande, que la crise actuelle rend particulièrement intéressantes à relire, ne furent pas moins remarquées. C’est dans le Globe qu’il commença la publication des nombreux écrits par lesquels il initia la plupart de nos hommes d’État d’alors au jeu des institutions anglaises.
La vie politique de M. Duvergier de Hauranne ne devait commencer qu’en 1831, lors de sa première élection de député à Sancerre, mais ses relations l’y préparèrent de très bonne heure. Dès 1822 il fréquentait les salons de Paris les plus recherchés, celui de Mme la duchesse de Broglie, fille de Mme de Staël, et celui de Mme de Serre. Bien qu’il eût alors vingt-cinq ans à peine, ce qui l’attirait dans les réunions du monde, c’était beaucoup moins les fêtes que le commerce des hommes distingués.
Il déclare dans une lettre à sa tante qu’il se rend au bal comme au ministère, par devoir et non par plaisir. « C’est, dit-il, un temps de liberté pour les filles, un temps d’esclavage pour les jeunes gens. » Parole d’un jeune homme assurément sérieux. Et il ajoute ce trait caractéristique de l’époque : « J’ai vu, de mes propres yeux, l’ultra-marquise du faubourg Saint-Germain balancer avec le plébéien libéral de la Chaussée d’Antin, et le fils d’un membre de l’extrême gauche chasser croiser avec la femme d’une ganache de l’extrême droite. »
Son entrée dans la haute société d’alors lui profita. La raison si ferme et si droite du duc de Broglie, qui devint un de ses plus chers amis, les belles et saisissantes formules politiques de Royer-Collard, l’eurent bientôt séduit ; il devint le disciple zélé de ces hommes éminents. Par son goût pour les études historiques et par le fond grave de sa pensée toujours préoccupée des principes, il était acquis d’avance au groupe des doctrinaires. L’enseignement de MM. Guizot et Villemain, ses amis, le passionna.
En relatant les influences qui décidèrent de son avenir politique, je n’ai garde d’oublier son mariage qui détermina son établissement dans le Cher où il fut élu huit fois député. Certes, M. Duvergier de Hauranne, s’il m’entendait, serait moins sensible à l’éloge que je lui consacre qu’à l’hommage rendu au mérite de la compagne admirable dont la sollicitude dévouée, assumant tous les soins domestiques, affranchissait sa pensée.
Nous touchons, Messieurs, à la période exclusivement politique de la vie de M. Duvergier de Hauranne ; période qui embrasse vingt années de 1831 à 1852. Au moment où elle s’achevait, j’étais au lycée. Pour moi elle appartient donc entièrement à un passé dont je n’ai pas été spectateur, et dont aucune histoire définitive, c’est-à-dire désintéressée, n’a pu encore être faite. Dans ces conditions il serait plus sûr pour moi d’avoir à parler devant vous du règne de Clovis ou de Charlemagne que de celui de notre dernier roi, car vous n’auriez sur moi que l’avantage d’une érudition dont tous les matériaux pourraient être mis à ma portée. Mais, si je me hasardais témérairement à déserter le domaine littéraire et moral pour entrer dans l’appréciation des faits, j’en crois apercevoir plus d’un parmi vous qui opposeraient à mes allégations leurs souvenirs personnels, à mes jugements leurs impressions encore vives. Aussi bien votre compagnie n’est pas un corps politique, et, comme elle ne considère dans ses élus que leurs titres les moins discutables, devant lesquels toutes les divisions s’effacent dans un commun amour du beau, elle ne veut écouter non plus que des éloges où la postérité n’ait rien à réviser. Or, quel que doive être son suprême arrêt, nous pouvons affirmer dès aujourd’hui qu’elle reconnaîtra, parmi les qualités maîtresses de M. Duvergier de Hauranne, la véracité absolue et la recherche la plus loyale du bien public.
Elle ne peut manquer de louer, dans l’homme d’État, le mépris constant des distinctions extérieures et de la popularité, dans l’historien la précision, l’exactitude la plus religieuse, et dans l’écrivain le talent le mieux approprié aux matières qu’il traite, la clarté, la rapidité, l’aisance, l’élégance naturelle, qui constituent le génie même de notre langue. Je ne voudrais pas, Messieurs, qu’aucune exagération discréditât mes louanges à vos yeux ; mais, si, dans l’œuvre que j’étudie, les qualités n’atteignent pas à ce degré magistral qui confère aux écrits la gloire, on ne contestera pas les mérites tout français que vous y avez vous-mêmes reconnus.
Les travaux de M. Duvergier de Hauranne, à la Chambre des députés, se composent d’une dizaine de rapports et d’une quarantaine de discours, dont la moitié environ traite de questions financières et économiques. Il y fait preuve d’une intégrité jalouse et d’une compétence dont je ne saurais me faire juge, mais que M. Thiers estimait fort et caractérisait d’un mot bien expressif, quoique peu gracieux, en appelant M. Duvergier de Hauranne le dogue du budget parce qu’il le défendait à belles dents. J’ai cherché l’orateur en lui dans ses discours moins spéciaux, dans ceux, par exemple, qu’il prononçait devant ses électeurs, ou sur les projets d’adresse en réponse aux discours du Trône. J’y ai trouvé plus de netteté que d’ampleur ; or l’éloquence est moins faite de justesse et d’esprit, que de passion entraînante.
Sa prédilection pour les institutions anglaises, qu’annonçaient déjà ses lettres au Globe et qui influa tant sur sa conduite politique, s’accuse de plus en plus dans les nombreux articles qu’il donna en 1827, puis dix ans plus tard, à la Revue française, et surtout à la Revue des Deux Mondes de 1837 à 1845. La plume alerte du publiciste y sert une intime connaissance des partis et de leurs chefs en Angleterre. C’est aussi dans la Revue des Deux Mondes qu’il publia ses deux savants articles sur la situation et l’avenir de la Grèce, où l’on sent toute la sûreté de coup d’œil qu’il devait à la vue directe des choses, car il écrivit ces pages à son retour d’un voyage qu’il fit en Orient au printemps de l’année 1844.
Je n’ai pas rencontré dans son œuvre un exposé complet et systématique de toutes ses idées fondamentales, de celles qui ont régi ses jugements particuliers dans le grand nombre d’écrits dont je viens de faire à peine le dénombrement. On en connaît toutefois les principales quand on a lu ses trois ouvrages intitulés : Des principes du gouvernement représentatif et de leur application. — Politique extérieure et intérieure de la France. — De la réforme parlementaire et de la réforme électorale, publiés successivement en 1838, 1841 et 1847.
Le dernier a été le plus remarqué. On peut le lire encore avec beaucoup de fruit. Au chapitre V, par exemple, ses considérations profondes sur le vote électoral sont très dignes d’être méditées. Je relève dans la préface de la troisième édition cette profession de foi :
« Le gouvernement représentatif vrai, voilà l’étude sur laquelle j’ai toujours eu les yeux fixés, voilà le but vers lequel, par des moyens variables, j’ai tendu invariablement. »
Cette étude, il la poursuivait dans de patientes recherches historiques. En 1846 il préparait une histoire parlementaire d’Angleterre dont les nombreux documents ont été trouvés réunis dans ses papiers. Mais ce projet fut interrompu par les plus graves préoccupations.
On connaît l’importance que prit soudain le rôle de M. Duvergier de Hauranne en 1848, à la suite d’une agitation détournée de son but par le tour imprévu des évènements. Il avait cru que les meetings anglais pourraient être impunément importés en France, et la réforme électorale, dont il s’était fait le promoteur, devait, dans sa pensée, conjurer la révolution. Sa méprise le mit le premier à l’épreuve, car, au lendemain du 24 février, à la fois modérateur impuissant d’un mouvement démocratique dont il redoutait les aveugles écarts, et défenseur respectueux d’une constitution qu’il avait acceptée, il ne pouvait pas plus être républicain sans réserves que partisan d’un coup d’État. Deux discours très sages et admirablement composés, l’un sur la division du pouvoir législatif où il proposait l’institution des deux Chambres, l’autre sur le droit au travail, et la collection des articles pleins de clairvoyance qu’il publia dans le journal l’Ordre jusqu’à la veille du deux décembre, attestent sa fermeté contre tous les entraînements.
Membre de l’Assemblée législative, fidèle à son mandat, il fut arrêté à la mairie du Xe arrondissement et enfermé successivement à Mazas, à Vincennes et à Sainte-Pélagie. Son arrestation prête à un rapprochement curieux. Il fut conduit, avec un grand nombre de ses collègues, de la mairie à la caserne du quai d’Orsay par le général Forey qui les précédait à cheval. Il a raconté que, parmi ceux qui les voyaient passer, plusieurs admiraient cette garde d’honneur qui accompagnait jusqu’au lieu de leur séance ces membres de l’Assemblée souveraine.
Quand son grand-oncle Saint-Cyran, environné de vingt-deux archers du guet fut mené au donjon de Vincennes par les ordres de Richelieu, d’Andilly, son ami, qui traversait le bois, le rencontra dans cet équipage, et grand fut son étonnement de le voir en si nombreuse compagnie. « Où donc allez-vous mener tous ces gens-ci ? » lui dit-il. — « Eh ! ce sont eux qui me mènent, » répondit M. de Saint-Cyran.
La similitude des deux aventures n’est cependant pas entière, car M. de Saint-Cyran disait aux archers : « Allons où le roi me commande d’aller. Je n’ai pas de plus grande joie que lorsqu’il se présente des occasions d’obéir. »
Éloigné temporairement de France par décret, M. Duvergier de Hauranne y rentra en 1853 après avoir séjourné en Belgique, en Suisse et en Italie. Il se livra dès lors tout entier à la composition de son ouvrage le plus considérable, l’Histoire du gouvernement parlementaire. Il avait vu naître et périr en France ce gouvernement ; il apportait à étudier les causes de sa chute toute la curiosité d’un médecin malheureux qui fait une autopsie. L’avouerai-je, Messieurs ? le premier regard que je portai sur ces dix volumes d’environ six cents pages chacun ne fut pas encourageant pour le poète. J’entrepris cette lecture comme on accepte un devoir, même avec une secrète prédisposition à feuilleter plutôt qu’à lire. Mais l’introduction, qui est fort belle, me captiva tout d’abord. J’en admirai la lucidité, le style ferme et simple, et de volume en volume jusqu’au dernier je m’attachai toujours davantage à cette œuvre. J’y avais presque tout à apprendre ; c’est assez dire que je me reconnais incapable de rendre devant vous entière justice à l’auteur. Lui-même d’ailleurs, dans un de ses derniers articles du Globe sur un livre de M. de Salvandy, il semble m’avoir d’avance averti des difficultés de ma tâche et excusé de ne pas l’accepter toute : « Il y a plusieurs hommes, dit-il, dans l’historien : le savant qui recueille les faits et les compare, l’artiste qui les combine et les colore, le philosophe qui les interroge et les juge. » Et il ajoute que pour critiquer le savant il faudrait presque avoir fait les mêmes recherches que lui, et qu’on est ainsi le plus souvent obligé de ne s’en prendre qu’à ses deux collaborateurs, le philosophe et l’artiste. C’est aussi d’eux seuls que je m’occuperai.
La philosophie de notre historien n’est pas explicite, il faut la chercher au fond de sa politique. Je croirais trahir sa mémoire si, malgré mon incompétence, je n’appliquais toute mon attention à comprendre la noblesse de sa pensée. Entre l’entière licence qui crée le pur état de guerre, et la servitude qui est une mort, l’histoire nous montre les sociétés subissant beaucoup de régimes intermédiaires. N’en peut-on pas concevoir un qui se tienne aussi éloigné de l’anarchie que du despotisme, un régime où l’individu ne sacrifie à la société que le moins possible de son indépendance, c’est-à-dire exactement ce qu’il est tenu de lui en abandonner pour qu’elle soit tenue à son tour de respecter et de garantir ce qu’il en conserve ? Et ce qu’on appelle la liberté en politique, n’est-ce pas précisément cette part d’indépendance que la société est tenue de garantir dans chacun de ses membres ? Ce régime moyen qui est, par définition même, l’idéal politique, où la liberté s’identifie à la justice, quel gouvernement peut le procurer à un peuple ?
C’est le gouvernement parlementaire que M. Duvergier de Hauranne avait jugé le plus propre à réaliser la plus grande liberté politique possible, et il voulut étudier ce régime dans les essais qui en ont été faits sous la royauté depuis la Restauration. Il ne lui venait pas à la pensée qu’il pût y avoir incompatibilité entre la royauté et le gouvernement représentatif ; loin de là, l’une lui paraissait être un organe essentiel de l’autre. C’est dans cet esprit que toute son Histoire du gouvernement parlementaire a été écrite. Quant à l’artiste, dans la composition de cet ouvrage, il s’est montré fort habile. La masse des matériaux qu’il lui a fallu remuer, ordonner et mettre en œuvre, était énorme, car cette histoire en implique trois, celle des évènements intérieurs et extérieurs qui, à quelque titre, pouvaient intéresser le gouvernement, celle des débats dans les Chambres, et celle de l’opinion publique sur ces évènements et sur ces débats. Il ne suffisait pas à l’historien d’être bon narrateur ; il devait, dans l’analyse et le résumé des principaux discours prononcés dans les assemblées, faire preuve de l’intelligence la plus intime de toutes les questions et d’un véritable talent de rédaction.
J’ai entendu exprimer le regret que dans cet ouvrage il se soit montré si sobre de portraits. Il eût excellé, j’en conviens, à dégager et à faire saillir le signe expressif d’un caractère. Il n’aurait eu pour y réussir qu’à s’abandonner à sa verve satirique ; mais n’a-t-il pas mieux fait de s’en défier ? Du reste la peinture des personnages n’entrait ni dans le plan ni dans l’esprit du livre. Les évènements mêmes y sont seulement rappelés ; l’auteur en fait plutôt la constatation que le récit, car il ne les raconte pas pour eux-mêmes, mais pour leur influence sur le régime politique du pays, et pour l’intelligence des discussions qu’ils soulèvent dans les Chambres. La formation des partis, leurs alliances, leurs divisions, leurs combats d’éloquence, les luttes du scrutin avec les surprises et les triomphes qui les suivent, en un mot toute la vie parlementaire faite de vicissitudes imprévues, voilà ce qu’il a voulu nous représenter. Pour moi, je l’avoue, ce drame tout intellectuel et moral, qui naît dans les consciences et se déroule dans les Assemblées, m’émeut d’une autre façon mais non moins profondément que les faits qui le traduisent au dehors. Les plus grandes transformations sociales sont en germe dans ces débats où la seule arme est la parole. Les batailles de la plume m’inspirent un intérêt de même nature. Rien ne m’a donc paru mieux justifié que la part considérable faite dans cet ouvrage à l’histoire de la presse, et rien ne m’a paru plus attachant. On y voit naître, lutter avec une législation variable, puis mourir ou se transformer, toutes ces feuilles dont l’action obstinée fut si puissante et dont pourtant les noms seuls sont restés dans notre mémoire. Cette histoire est certainement une des parties les plus neuves de l’ouvrage. J’ai dit un mot des principes et de l’art de l’historien, je voudrais faire apprécier également sa conscience.
La condition de l’historien contemporain des faits dont il nous parle est singulièrement difficile. Nous exigeons de lui deux qualités qui semblent incompatibles. Il faut qu’il soit tout à la fois impartial et bien informé. Or il n’est jamais mieux informé que s’il a été mêlé aux évènements qu’il raconte, s’il a vécu dans les entrailles mêmes de la société qu’il décrit ; mais alors il lui devient presque impossible d’en dépouiller les préjugés et les passions pour se rendre capable de prononcer des jugements tout à fait libres. M. Duvergier de Hauranne avait profondément senti ces difficultés. Pour demeurer juste, il s’est mis en garde contre lui-même avec une force qui étonne et une délicatesse qui touche. Il a surveillé sévèrement sa vivacité naturelle, et si parfois il rencontre une de ces figures devant lesquelles l’histoire envie à la comédie son rire, il sait retenir la saillie près de lui échapper, il a le courage héroïque de sacrifier à la dignité de l’historien le trait d’esprit qu’on sentait déjà poindre au bout de sa plume. Pour mesurer en lui tout le mérite de cette possession de soi, il suffit de rapprocher de son Histoire du gouvernement parlementaire ses articles du Globe. Quelle différence de ton ! Certes, les années avaient dû modérer l’entrain du style, en apaiser l’allure ; mais, quand il composait ce livre, il n’avait pas encore atteint l’âge de la suprême clémence. On pouvait craindre qu’il ne jugeât les hommes de la Restauration, dont il n’avait vu que le déclin, avec les sentiments qui l’animaient à l’égard des héritiers de leurs principes.
On est surpris, au contraire, de la prudence de sa critique où le blâme et l’éloge sont également tempérés, et, se souvenant de sa polémique incisive, on lui sait gré de sa modération comme d’une générosité. Il n’est guère qu’un défaut auquel sa férule ne se résigne pas à faire grâce, c’est le manque de simplicité ; aucun, à vrai dire, n’est plus contraire à sa nature. Aussi l’attitude politique de Chateaubriand, par exemple, qu’il juge vaine et peu sincère, réveille-t-elle l’ironie au coin de ses lèvres.
Ce serait mon devoir encore de louer dans l’auteur la bonne foi et la sûreté de ses informations. Permettez-moi d’en prendre pour garant un des hommes qui l’ont le mieux connu. M. Odilon Barrot, dans son testament où il recommande la publication de ses Mémoires, lui rend ce témoignage : « Je compte beaucoup sur Duvergier, qui est « l’exactitude personnifiée, pour les lire. »
M. Duvergier de Hauranne terminait son Histoire du Gouvernement parlementaire, et il venait de recevoir dans votre accueil le prix de ce long et important labeur, quand éclata la guerre de 1870, qu’il n’avait que trop exactement prévue, mais dont nul cœur français n’eût osé imaginer l’issue. Il revint aussitôt dans le Berry pour mettre à la disposition de ses concitoyens son expérience politique et le reste de ses forces, tandis que ses deux fils payaient leur dette à leur pays ; le cadet fut blessé au combat de Beaune-la-Rolande.
Accablé du malheur national, M. Duvergier de Hauranne s’ensevelit dans sa retraite studieuse sans pouvoir s’y soustraire à l’amère tristesse de voir ses amis divisés sur les moyens d’assurer l’avenir de la France. Il prit la politique en dégoût, plutôt par lassitude que par désespoir. C’est à l’amitié qu’il consacra le dernier effort de sa plume : il ne publia plus rien après son article touchant de la Revue des Deux Mondes sur M. de Rémusat dont l’affection l’avait fidèlement accompagné pendant cinquante ans.
Un vif éclair de joie avait traversé son mélancolique recueillement : la libération du territoire français fit tressaillir toutes ensemble dans son âme les nombreuses et profondes racines de son patriotisme. Une communauté de vues presque constante l’avait, dès sa jeunesse, attaché à M. Thiers, et, depuis 1840, était devenue une étroite association de sentiments ; le grand bienfait national qui commençait le relèvement de la France lia davantage encore sa politique à celle de son ami.
Vivre longtemps est une faveur redoutable ; des pertes cruelles et rapprochées assombrirent ses derniers jours. Il dut survivre à son fils Ernest, qu’il avait vu non sans orgueil hériter de son talent d’écrivain et lui succéder dans la carrière parlementaire avec un éclat et une autorité précoces ; puis à Mme Duvergier de Hauranne, dont la mort fut en quelque sorte le commencement de la sienne. De si grands deuils parurent libérer son âme en la détachant de tous les intérêts inférieurs ; vaincue, elle s’était comme assouplie par une douce tolérance et une indulgence sereine. Il n’avait gardé des passions de ce monde que celle du vrai et celle de la liberté, pour l’avenir de laquelle il tremblait encore. Il s’éteignit à son tour, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants qu’il aimait d’une tendresse profonde. Il leur laissait l’exemple d’une vie tout entière vouée au travail de la pensée et à l’idéal qu’il s’était fait du bien public. Il aurait pu, dès sa jeunesse, dans une facile oisiveté, jouir d’un patrimoine qu’il n’avait ni le besoin ni le désir d’accroître ; mais les facultés vives et généreuses dont il était doué n’accordent aucun répit à ceux qui les possèdent. Il faut qu’ils les exercent sans relâche jusqu’à leur dernier jour. J’admire l’indomptable activité des hommes de cette forte génération. Chaque fois que l’un d’eux disparaît, mon regard cherche avec inquiétude combien parmi nous seraient capables des œuvres qu’il a laissées. C’est une inquiétude salutaire qui nous stimule à nous rendre dignes de nos aînés.
Pour moi, je leur envie leur persévérant labeur ; mais il est une autre vertu en eux que je m’efforcerais en vain d’égaler. Quand je songe à l’attrait impérieux, irrésistible, des sciences et des lettres, et que je rencontre un écrivain, un philosophe, un historien ou un savant, en un mot un penseur qui se fait homme politique, j’admire son abnégation. Sacrifier la paix auguste du laboratoire, la féconde solitude du cabinet, au devoir de l’homme d’État dans le tumulte et le bruit de la vie publique, est un héroïsme devant lequel je m’incline. Il faut certes aimer son prochain plus que soi-même pour s’imposer la tâche ingrate de lui faire observer la justice et de le gouverner au prix des jouissances de la science et de l’art. Je bénis et je plains ces citoyens dévoués qui, pour nous assurer, par la recherche des meilleures institutions, le loisir nécessaire à nos travaux, renoncent pour eux-mêmes à ce loisir et au culte exclusif des belles études qu’il permet. Le mérite et l’importance des ouvrages de M. Duvergier de Hauranne me font malgré moi penser avec mélancolie à tout ce qu’il n’a pas trouvé le temps d’achever ou d’entreprendre. Je ne puis me défendre de regretter que ses grands soucis politiques nous aient dérobé les productions purement littéraires qui devaient solliciter sa plume excellente. Ce regret que j’exprime est tout égoïste ; il me le pardonnerait sans doute, mais il ne voudrait pas s’y associer, car il n’eût pu accorder davantage à son goût pour les lettres que par un moindre zèle pour la chose publique.
L’abbé de Saint-Cyran avait coutume de dire dans son langage mystique : « Lorsqu’une chose est faite, il faut la perdre en Dieu, » entendant par là qu’il en faut abandonner résolument les suites à Dieu qui nous demandera compte de l’intention seule. Cette belle maxime aurait pu être la devise de M. Duvergier de Hauranne. Il n’a jamais consulté que sa conscience, et le jugement de sa conscience est le seul qu’il ait jamais redouté.