Réception de M. Eugène-Melchior de Vogüé
Monsieur,
Si votre illustre prédécesseur vous a entendu, certains endroits de votre beau discours ont pu lui causer quelque surprise, et lui gâter un peu son plaisir.
« Les dieux s’en vont... Les classiques ont vécu... Le latin se meurt... » dites-vous. Et à la façon dont vous nous annoncez ces fâcheuses nouvelles, il semble que vous en preniez votre parti d’assez bonne grâce. J’ai peur que M. Nisard ne vous trouve pas assez triste pour un si grand deuil...
Vous nous offrez, il est vrai, des consolations dont, pour ma part, je vous remercie, mais qui, peut-être, ne l’auront pas entièrement satisfait : Le progrès indéfini des sciences ; la conquête géographique du globe tout entier ; l’espace et le temps réduits à ne plus être que de vains mots dans le dictionnaire arriéré de quelque vieille Académie... Que sais-je encore ?... « le réalisme, le naturalisme, le positivisme » s’abattant lourdement sur l’humanité « comme la herse sur les sillons », et retournant dans les jeunes âmes, avec les semailles de la matière et du néant, l’engrais philosophique des moissons de l’avenir... Vous avez remué devant nous tant d’idées, avec une telle profusion, et dans un si beau langage, que j’en suis encore tout émerveillé et un peu étourdi.
Il en est une que j’ai saisie au passage, et qui m’a frappé. C’est quand vous nous avez montré les hommes de notre siècle reculant pas à pas les frontières qui les séparent, et, d’un bout à l’autre de la Terre, mêlant ensemble les habitants de la petite planète où la main du Créateur les a jetés.
Je me rappelais, en vous écoutant, cette lettre charmante où l’honnête Rika se moque de l’ignorance et de la curiosité niaise des Parisiens d’il y a cent ans : « Ah ! Monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?... ( 1) »
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Un Persan, un Turc, un Chinois, n’ont plus rien qui nous étonne. Nous avons tout appris, même un peu de géographie. Nous sommes devenus des savants, des indigènes de tous les pays et des contemporains de tous les siècles.
Tandis que, dans les bazars de Samarkand et de Boukhara, vous coudoyez, sans trop de surprise, les arrière-neveux de Gengis-Khan et de Tamerlan ; tandis qu’au bord du Nil, à l’ombre des acacias et des palmiers de Boulaq, l’antique Kephrem vous raconte les vicissitudes de la IVe dynastie, — ici, le carquois sur l’épaule et le javelot à la main, les archers immobiles de Darius veillent sous les péristyles du Louvre. Dans le palais d’où nous avons chassé nos rois, les pharaons de l’Ancien Empire sont assis, les mains sur leurs genoux ; — et de leurs yeux de granit, ouverts sur le monde depuis cinq mille ans, regardent passer devant eux nos révolutions éphémères, nos monarchies de vingt années, — et nos républiques d’un jour.
C’est à vous, Monsieur, c’est à vos émules et à vos maîtres, que nous devons de si heureux changements. Vous êtes un grand voyageur, un philosophe, un artiste, presque un poète. Mais vous êtes aussi un homme heureux. Vous avez le don d’émouvoir et de plaire. Vous avez beau venir de loin, quand on écoute vos récits, on vous croit. Quand on lit vos livres, on vous aime. Quand vous partez, on voudrait vous suivre ; et quand, par hasard, vous revenez, on voudrait vous garder toujours.
Arrêtez-vous un instant dans cette illustre hôtellerie, où vous arrivez si vite, d’un pas alerte et léger ; où vous êtes trop jeune pour rencontrer beaucoup d’hommes de votre âge, — mais où vous êtes sûr de trouver, à tout prendre, un gîte commode, des hôtes intelligents, et une honnête compagnie.
Votre âge, Monsieur, vous avez bien fait de ne pas nous le dire. C’est le seul peut-être de tous vos bonheurs que nous ne vous aurions pas facilement pardonné : qui sait même si cela n’aurait pas retardé de quelques jours votre précoce immortalité ?...
Mais aujourd’hui vous n’avez plus rien à craindre, et je peux vous trahir sans remords. Vous êtes né le 24 février 1848, — le soir d’une révolution, — pendant qu’on faisait à Paris des barricades ; et sans qu’on puisse dire avec certitude si vous êtes venu au monde un peu avant la chute de la royauté, ou un peu après l’avénement de la république. Vous êtes né à Nice, — sur cette frontière incertaine que la politique et la guerre ont déplacée tant de fois ; — et sans qu’on puisse dire bien exactement si vous avez vu le jour un peu au delà de la France, ou un peu en deçà de l’Italie. Vous êtes né d’une vieille race de brave et loyale noblesse, — juste au moment où la démocratie victorieuse supprimait la noblesse pendant tout un mois... — de sorte qu’on ne peut pas dire avec assurance si, ce jour-là, vous étiez un petit aristocrate de la veille, ou un petit républicain du lendemain. Plus tard, quand vous aurez des historiens, un d’eux cherchera peut-être, dans ces hasards singuliers réunis autour de votre berceau, le sens caché de vos origines, et la loi de votre inévitable destinée. Mais, il y a quelque deux mille ans, les anciens mages, — vos amis, — grands faiseurs de zodiaques, n’auraient pas manqué de trouver dans les aventures errantes de votre jeunesse, peut-être aussi dans, les incertitudes, dans les hésitations loyales de toute votre vie, l’ascendant de l’astre capricieux qui présidait, il y a quarante ans, à votre naissance.
À cette place enviée où vous voici parvenu, oubliez, un instant, l’assemblée brillante qui vous entoure, les applaudissements que vous venez d’entendre, et ces bruits de la renommée dont la rumeur vous environne. Prêtez l’oreille aux voix lointaines qui vous appellent ; et les yeux fermés au spectacle de vos grandeurs, laissez revivre doucement au dedans de vous-même les souvenirs et les images du passé.
Est-ce moi seul qui l’ai rêvé, ce vieux château perdu au milieu des bois sur le versant des Cévennes ; cette grande maison solitaire de Gourdan, fermée à tous les bruits du monde, et pleine de la mémoire de vos aïeux ? Voilà bien la terrasse majestueuse qui domine la vallée ; les collines qui bordent l’étroit horizon, et derrière lesquelles le Rhône fuit dans le lointain.
Voilà le salon aux boiseries sombres, avec sa haute cheminée, ses belles tapisseries peuplées de bergères et de moutons ; la pendule de Boule dont le lourd balancier comptait si lentement des heures chargées d’ennui ; — le clavecin muet où dorment depuis cent ans les airs du Devin de village ; et dans leurs cadres ternis par le temps, les portraits de vos ancêtres qui, tout enfant, vous suivaient des yeux.
Dans la bibliothèque silencieuse, sur les rayons qu’éclaire à peine un jour discret, voici les beaux livres d’autrefois, avec leurs reliures solides, leurs larges signets, leurs tranches vermeilles que la poussière et l’humidité décolorent : Homère traduit par Bitaubé ; les Géorgiques et l’Énéide embellies par l’abbé Delille ! Tout Rollin ! Tout Anquetil ! La chronologie du Père Anselme ! Peut-être aussi, dans une armoire défendue, Voltaire et Rousseau, envoyés là jadis en exil par un correspondant de Mme d’Épinay, et la grande Encyclopédie, trouvée dans l’héritage de quelque grand-oncle philosophe.
Pas un mot. Pas un bruit. Pas un livre qui n’ait plus d’un siècle. Pas un fauteuil sur lequel la mère de votre grand’mère ne se soit assise. L’horloge du vestibule retarde de cent ans. Tout semble mort dans cette antique demeure. Mais bientôt tout va revivre, et sous une sève rajeunie, le vieil arbre va reverdir.
Accoudé à une table séculaire, les yeux fixés sur un livre qu’il ne lit plus, un enfant de seize ans est assis. — Des hôtes vénérables qui l’entourent, il s’est fait des amis, des confidents et des complices. Les philosophes, les voyageurs, les poètes, les histoires de guerre ou d’amour, tout a passé, pêle-mêle, dans cette intelligence qui s’éveille. L’écolier n’a pas peur des revenants du vieux château. Ils lui donnent, tout bas, de sages conseils. Ils font descendre sur son front le souffle paternel du passé, tandis qu’au dehors, les brises du printemps apportent dans son cœur, avec toutes les ardeurs de l’adolescence, les bruits lointains de la vie et les rêves tumultueux de l’avenir.
Est-ce là, Monsieur, une histoire que j’ai lue quelque part, ou bien un roman, une idylle que j’imagine ? Vous me le direz peut-être un jour.
Mais nous vivons dans un temps où les romans passent vite, et où les idylles durent peu. Bientôt, il fallut dire adieu au vieux château, aux beaux livres et aux grands bois ; quitter les rêveries inquiètes, l’ennui tourmenté de cette maison muette où s’était passée votre jeunesse, et que ni les années, ni les aventures changeantes de la vie n’ont jamais effacée de votre mémoire.
Vous voilà seul dans le monde, à vingt ans, enivré de la joie de vivre, ébloui par les premières lueurs de la liberté, cherchant les horizons lointains que vous aviez tant rêvés ; et commençant par l’Italie cette existence voyageuse qui allait, bientôt, vous mener si loin.
Je ne crois pas qu’au départ votre bagage fût bien lourd et dût gêner beaucoup votre fantaisie. Mais au fond de votre malle d’étudiant, caché sous vos livres familiers, parmi vos plus précieux souvenirs, vous emportiez un trésor... vos manuscrits, Monsieur ! Des élégies, des odes, des sonnets... que dis-je ? le prologue d’une tragédie ! d’une tragédie en vers ; — d’une tragédie florentine, peuplée de gonfaloniers et de podestats, de courtisanes et de duchesses, de sbires et de bourreaux, — que vous alliez documenter sous les sombres murailles du palais des Strozzi, à l’ombre de la vieille tour carrée de la Sïgnoria, — et dont les feuillets sinistres étaient tout tachés du sang des Médicis, tout humides du poison littéraire des Borgia...
Cette échappée poétique ne dura que quelques mois. Votre drame juvénile s’arrêta brusquement au troisième acte, entre deux hémistiches qui ne furent jamais achevés ; d’autres tragédies vous attendaient au retour.
C’était en 1870. La guerre venait d’éclater. Votre jeune frère, sorti de Saint-Cyr avant le temps, allait partir pour rejoindre l’armée. Peu de jours après, vous étiez près de lui à Rethel, engagé dans son régiment, sans commandement et sans grade, soldat volontaire de cet imberbe lieutenant. Hélas ! ce fut pour tous les deux une courte campagne. Le 30 août vous étiez blessé au combat de Beaumont. Le 2 septembre, aux portes de Sedan, il tombait à côté de vous, frappé mortellement par une balle. C’était à la fin de la lugubre bataille :
Les clairons prussiens sonnaient la Marseillaise !... ( 2)
Ce sont là de tristes souvenirs pour un jour de fête, Monsieur. Mais plaise à Dieu qu’ils soient sans cesse présents à notre mémoire, avec la sainte image de la patrie, avec les noms de tous ceux de ses enfants qui ont versé leur sang pour la défendre !
Au bout de six longs mois, la paix vous ramenait dans ce pays en deuil où, triomphante et docile sous les canons de l’étranger, la sédition prolongeait les épouvantes de la guerre.
C’était le moment où, debout au milieu de nos ruines, un grand citoyen rassemblait à la hâte les épaves de ce désastre.
Tandis qu’à la tête de nos légions vaincues il plaçait un glorieux capitaine dont le nom leur rappelait les victoires d’autrefois, il cherchait ailleurs des hommes et des noms qui pussent, au delà de notre frontière mutilée, relever l’honneur et les affaires désespérées de la France.
C’est par les fautes de notre politique et de nos chancelleries qu’avait commencé la défaite de nos armées. Il fallait refaire, comme tout le reste, nos ambassades, en y appelant des hommes assez jeunes pour n’avoir point à répondre du passé, assez maîtres d’eux-mêmes pour savoir affronter les dédains ou la bienveillance de nos ennemis. Mais M. Thiers savait l’histoire ; il savait que, dans les crises les plus violentes, ce sont quelquefois les traditions, les préjugés et les convenances qui mènent secrètement les affaires de ce monde... En accréditant auprès des monarchies les envoyés de la République, il aurait voulu rappeler à l’Europe, par les noms anciens de ces hommes nouveaux, la France d’autrefois, et cette vieille noblesse guerrière, l’aînée de toutes les autres, que, durant tant de siècles, elle avait appris à respecter.
À tous ces titres, Monsieur, le chef de votre maison ne pouvait échapper à sa vigilance. C’était un savant, un lettré de premier ordre, que déjà l’Institut comptait dans ses rangs ; un grand homme de bien ; un de ces Français de la vieille roche, qu’il est bon de montrer, malgré eux, à nos amis et à nos ennemis. Avant de le présenter aux vieilles cours de la chrétienté, M. Thiers l’envoya s’acclimater à la diplomatie chez le Grand Turc. C’est une école qui en vaut bien d’autres, et qui, depuis un siècle, a fait la leçon à bien des maîtres.
Vous ne saviez que faire de votre jeunesse. Le nouvel ambassadeur vous tendit la main. C’était pour vous, le plus insigne comme le plus inespéré des bonheurs.
Non pas que la diplomatie fût chez vous, je le crois, une vocation irrésistible, et qu’en partant pour la Turquie, vous eussiez l’ambition précoce de résoudre la question d’Orient par vos sages conseils ; mais c’était l’Orient lui-même qui enflammait votre âme d’artiste et de poète.
Constantinople, la Corne d’Or avec sa ceinture de jardins et de palais ; la lumière de cette mer d’azur où se reflètent les lourdes coupoles des mosquées ; le soleil à son déclin traînant, le long des rives du Bosphore, ses nuages de pourpre qui dorent les cyprès de la pointe du Séraï et la svelte blancheur des minarets... Quelle fête pour des yeux de vingt ans, encore tout alourdis du demi-jour humide et froid de la bibliothèque de Gourdan !... Quel réveil après les nuits lugubres des Ardennes et des casemates de Magdebourg ! ...
Mais par delà ces horizons radieux, que d’autres merveilles votre imagination rêvait encore ! Ces contrées que, tout enfant, vous cherchiez d’une main fiévreuse sur la carte du monde, et dont les noms, dites-vous, « semblaient venir vers vous, écrits en lettres d’or », vous alliez vous en rapprocher, et pouvoir peut-être les parcourir.
Là, derrière les falaises des Dardanelles et les châteaux qui gardent le détroit, court le Scamandre chanté par Homère, et s’étendent les plaines « où fut Troie ». Plus loin, cet archipel sacré, Olympe flottant des dieux et des déesses, des héros et des demi-dieux... Ténédos, où se sont rendormis depuis trois mille ans les serpents de Laocoon ; — Lemnos, où vint tomber Vulcain précipité du ciel ; — Cythère, ou naquit Hélène... Plus loin encore, sur les confins voluptueux de l’Asie, — Chypre et Paphos,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux !...
Toute l’Iliade, toute l’Odyssée, toute l’Énéide ! ces mythologies merveilleuses, vieilles comme le monde, — que du fond des siècles des souffles inconnus ont portées sur les rivages de l’Attique, — que le génie de la Grèce a rajeunies pour toujours, et qui ont laissé pour toujours dans l’esprit des hommes leurs immortelles crédulités.
Ce n’étaient pas seulement les héros de la Fable qui hantaient ainsi vos souvenirs. Descendant émancipé mais respectueux d’une de ces vieilles maisons de France dont la lignée remonte jusqu’au temps des premières Croisades, — à chaque promontoire de cette mer mystérieuse, vous cherchiez à la fois les vaisseaux du pieux Énée voguant vers les rivages du royaume d’Évandre, — et les lourdes galères de Venise ou de Gênes portant tour à tour Godefroy, Baudouin et saint Louis vers le sépulcre profané du Sauveur.
Je suis assuré, Monsieur, de ne vous point déplaire, en disant que vous n’avez découvert ni la Syrie, ni la Palestine, ni l’Égypte. Depuis longtemps déjà, les Croisades sont tombées en roture ; et l’on aurait peine à compter les pèlerinages pacifiques, les caravanes bourgeoises qui, chaque année, foulent d’un pied distrait cette terre vénérable.
Au siècle dernier, l’Orient ne nous apparaissait encore que dans une géographie confuse, pleine de grossières erreurs, ou dans des peintures trompeuses, accommodées à notre ressemblance. Si notre politique en connaissait les chemins, la littérature et l’art n’en avaient pas pénétré les secrets. Bajazet et Roxane, Esther, Assuérus et « l’altière Vasti » n’étaient que d’admirables contemporains du grand Roi. Et quant aux Turcs de Voltaire, la maigreur emphatique de ses Orosmane et de ses Mahomet n’échappait au ridicule que par l’à-propos philosophique des belles sentences dont leurs grands turbans étaient tout gonflés.
Là comme ailleurs, la destinée qui conduisit Bonaparte à Saint-Jean-d’Acre et au Caire vint tout changer.
À la tête des générations nouvelles, — ouvrant le siècle naissant à des idées et à des émotions inconnues, — voici Chateaubriand à genoux sur la rive du Jourdain ; pèlerin superbe de ces saints lieux où, plus tard, Lamartine ira chercher ses dernières inspirations et recueillir les restes magnifiques de son génie.
Victor Hugo, ébloui, cherche — de loin, — au milieu de mille visions confuses, cette lumière nouvelle. Comme une aurore chargée d’orages, elle jaillit des Orientales, tantôt en douces clartés, tantôt par éclairs, tantôt dans une pluie d’étincelles.
Félicien David, bercé, sans pouvoir s’éveiller jamais, au murmure des nuits embrasées de Memphis, redit, comme dans un rêve, le chant haletant de la caravane et les bruits endormis du désert ; Decamps et Delacroix voient se refléter sur leur palette les couleurs et les rayons de ce ciel de feu ; — tandis que, penché sur la pierre de Rosette, Champollion arrache aux sphinx et aux momies cet alphabet mystérieux dont leurs lèvres muettes gardaient depuis quatre mille ans le secret.
Et après eux, que d’autres encore ! Mais aujourd’hui, Monsieur, il ne m’est permis de parler que de vous.
Je vous ai suivi, sans vous pouvoir quitter, d’Athènes à Jaffa, et de Jérusalem jusqu’au delà des Pyramides. On ne saurait souhaiter un guide plus sûr, un compagnon plus éloquent, et qui force à penser davantage. Des choses qui ont été décrites trop souvent, vous rappelez les contours d’un seul trait, d’une seule touche les couleurs. Mais à chaque pas, autour de l’esquisse rapide, surgissent des idées, des images, des souvenirs qui sont comme la population nomade de ces solitudes, qui les animent au passage, et leur rendent toutes les réalités de la vie.
Ici, vous ramassez dans le sable une de ces poteries fragiles que fabriquaient jadis les colonies de Sidon et de Tyr ; une feuille de verre fine comme une lame de nacre ; et avant de la laisser tomber en poussière sous vos doigts, vous la prenez à témoin d’une civilisation depuis trois mille ans disparue.
Là-haut, dans les gorges du Liban, c’est le fleuve Adonis que vous nous montrez sortant d’une muraille de rochers entre les ruines du temple de Vénus, dont les noyers et les figuiers sauvages enlacent les colonnes de porphyre.
Là, c’est la grève embrasée de la divine Biblos, où les hommes des premiers âges du monde célébraient les mystères nocturnes de la Vierge lunaire, la sombre devancière de Vénus. Et tandis qu’autour de ces autels sans dieux, vous réveillez les cités colossales et magnifiques d’où sort un grand cri de plaisir, de travail et de vie, vous vous arrêtez tout à coup pour écouter la voix d’un Juif sordide qui passe au milieu de ces splendeurs en leur jetant l’anathème : « J’exterminerai jusqu’à leur poussière : Radam pulverem ejus de eâ. »
Partout c’est le mouvement, la pensée et la vie. Partout des images frappantes, exprimées dans une langue précise et vigoureuse ; partout, le mot original et imprévu où se reconnaît le génie d’écrire.
Quel charme, Monsieur, dans ces longues heures passées avec vous au bord du Nil, parmi les colosses familiers de Boulaq, au milieu des nécropoles de Saqqarah, sous la tente de votre illustre ami Mariette, « dans l’intimité des premiers dieux et des premiers hommes jusqu’auxquels notre pensée puisse atteindre » !
Je ne crois pas que personne ait eu, plus que vous, la terreur de ces antiquités redoutables, — le vertige de cet insondable passé qui recule chaque jour de quelques siècles devant les calculs désespérés de la science. On s’enlise avec vous dans ces océans de sables, dans cette poussière de siècles faite avec les débris de races englouties par le temps, — que les plus anciennes traditions ont oubliées, et que l’histoire n’a jamais connues.
Au retour de ces beaux voyages, quand vous étiez très jeune encore, il vous est arrivé une bonne fortune qui a dû vous faire bien des envieux.
Il y a dans Paris une docte et illustre maison, amie sévère des lettres, dont l’hospitalité prudente ne s’ouvre qu’à de rares élus. Il faut être déjà célèbre pour y venir chercher la célébrité. De loin en loin, un heureux hasard y laisse entrer furtivement un nouveau venu. Puis la porte se referme en silence :
Et tout rentre, au sérail, dans l’ordre accoutumé...
Mais du pays des magiciens et des génies, vous aviez rapporté le talisman d’Aladin ; les paroles magiques qui font tomber les portes des harems et des palais enchantés. À votre voix, les dragons de la Fable se sont évanouis en fumée ; et vos récits, publiés dans une Revue célèbre, devinrent aussitôt populaires parmi les lettrés. Vous alliez bientôt justifier cette insigne faveur.
La Syrie, la Palestine, l’Égypte, c’est le vieil Orient de la Mythologie, de la Bible et de l’Évangile, de la chronique et de l’histoire... l’Orient immobile et las de vivre, laissant passer devant lui, les yeux fermés, la caravane humaine tout entière ; — puis, quand la poussière est tombée, relevant parmi les ruines la tente des Patriarches et des Pasteurs , et reprenant, sous les étoiles qui ont éclairé les premières nuits du monde, l’immuable sérénité de son repos et de ses rêves.
Mais loin de ces peuples vénérables, séparé d’eux par des déserts de sables et de pierres, les touchant par les frontières flottantes de son immense empire — il est un autre Orient jeune et robuste, que les feux du soleil n’ont point alangui, que les siècles n’ont point usé, et dont la croissance rapide atteste, aux yeux du monde, la colossale précocité.
Je ne sais quel pressentiment de bonheur vous poussait vers cette terre pâle et glacée, dont la neige et les brouillards tentaient votre imagination inquiète. Un hasard de chancellerie vous y a conduit. Votre cœur y a fixé votre vie ; votre esprit y a suivi votre cœur.
Vous aviez eu, dans ce pays lointain, des devanciers et des guides... deux surtout, dont les noms nous sont chers : Mérimée qui, là comme partout, a marqué sa place au premier rang ; — et, avant lui, un écrivain charmant, causeur spirituel et tranquille, qui se repose aujourd’hui, dans ses souvenirs, des odyssées scandinaves de sa jeunesse, et qui, j’en suis sûr, applaudit du fond du cœur à tous vos succès (3 ).
À l’heure où nous sommes, — sauf un écrivain peut-être, dont je vous laisse le plaisir de trouver le nom, — personne en France ne connaît mieux que vous la Russie ; personne n’a pénétré plus loin que vous dans son passé, dans ses mœurs, dans les profondeurs de son génie et dans les secrets de son avenir (4 ).
Depuis Iwan le Terrible jusqu’à la grande Catherine, vous avez remonté le cours de ses lentes révolutions et de ses formidables aventures.
Depuis la chanson des Compagnons d’Igor jusqu’aux poésies de Lermontoff et de Pouschkine, — depuis les chroniques de Nestor jusqu’aux romans de Tolstoï et de Tourguenieff, vous avez suivi pas à pas les traces de ses penseurs et de ses poètes. De Pétersbourg à Samarkand, vous avez parcouru ses fleuves et ses montagnes, ses oasis du Caucase, les mers intérieures qui baignent ses rivages, — les steppes désolés et les sables fuyants que, pas à pas, elle assujettit à sa puissance.
Votre humeur méditative, — j’allais dire... sauvage, — le tour un peu mystique de votre pensée, — tous vos penchants et toutes vos études vous prédestinaient à cette nature voilée, à cette histoire obscure, — à cette littérature incertaine qui, échappant tour à tour à la tutelle aimable de la France et aux lourdes leçons de l’Allemagne, se cherche encore aujourd’hui, dans les élans confus de sa robuste puberté.
Vous avez eu ce bonheur de pouvoir suivre de près, —d’un cœur fraternel, — les progrès de cette route gigantesque qui atteint aujourd’hui les derniers confins de l’empire. Vous avez cheminé derrière les pionniers d’Annenkoff, avec l’équipage glorieux qui, dans ces flots de sables et de neiges, jetait ses sondes hardies et fixait ses ancres de fer.
De ce voyage merveilleux, vous avez rapporté de merveilleux souvenirs ; vous les avez racontés dans des causeries pleines de mouvement et d’images, avec cette pointe d’accent étranger qui donne un charme de plus à tous vos discours.
En lisant tour à tour les pages que vous ont inspirées le désert de Memphis et les solitudes de Khiva, deux noms que la postérité réunira sans doute un jour, revenaient sans cesse à ma pensée : l’un, écrit par la France à Suez, sur le seuil de deux mers ; l’autre écrit par la Russie, à Samarkand, sur la limite de deux mondes...
Quant à la littérature de ce grand pays dont vous parlez si bien, — hélas ! Monsieur, je ne sais pas le russe... Et d’ailleurs, je ne voudrais pas faire ici une conférence. C’est bien assez d’un discours.
Si j’ai su lire vos remarquables écrits, c’est le roman qui est, aujourd’hui, la forme la plus originale et la plus achevée du mouvement littéraire de la Russie. C’est le roman russe que, dans un livre admirable, vous étudiez avec le désir à peine déguisé de nous le donner comme une leçon et comme un modèle.
Tourguénieff, Dostoïewski, Tolstoï, ces noms qu’il y a quelques années nous connaissions à peine, nous sont, grâce à vous, devenus familiers désormais.
Tourguénieff, c’est le Balzac ému et compatissant du paysan moscovite, du petit gentilhomme besogneux, vivant mal sur sa terre, et dévoré par l’usure... C’est l’ami, parfois le complice de l’étudiant taciturne qui a rapporté des universités d’Allemagne, avec les niaiseries formidables de la franc-maçonnerie politique, les hallucinations énervantes des plus obscures philosophies.
Beaucoup de ceux qui m’écoutent ont connu, ont aimé ce colosse tranquille, qui s’était si doucement acclimaté parmi nous ; ce bon géant qui vous représentait, dites-vous, « la statue symbolique de son pays ; un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie... »
Dostoïewski, — c’est le Scythe tout entier ; — violent et subtil ; malade et maniaque ; épileptique par accès ; — un Hamlet sans Ophélie ; — un revenant de la Sibérie, dont les cauchemars effroyables sont traversés par des lueurs subites de tendresse et de pitié... — idole bizarre d’un peuple naguère encore asservi, dont il a partagé l’oppression et les misères.
Tolstoï, enfin, le plus grand de tous selon vous ; écrivain étrange et compliqué, qui commence par embrasser d’une étreinte puissante les plus vastes horizons de l’humanité ; qui, dans la Paix et la Guerre, passe la revue grandiose des armées et de la politique de l’Europe soulevée par le génie de Napoléon ; qui, dans Anna Karénine, soumet les passions d’une âme troublée à l’analyse la plus savante qui fut jamais ; — puis, tout à coup, reniant son œuvre et sourd à tous les bruits de la vie, se met à philosopher, dans le vide, des bucoliques humanitaires et des pastorales mystiques, recommence dans son ermitage de Toula le Contrat social d’Ermenonville, et continue le rêve de Jean-Jacques, — en attendant le réveil de Babeuf.
Littérature inquiète et puissante, accueillie chez nous comme la plus curieuse des nouveautés ; — qui me paraîtrait plus originale encore si Balzac et Dickens n’avaient jamais existé, — et à laquelle, dans ces dernières années, plusieurs de nos romanciers ont eu la modestie d’emprunter, sans nous le dire, les plus sensibles de ses défauts.
Mais je n’ai parlé, Monsieur, que de vos voyages ; et le temps me manque pour rappeler la moitié de vos travaux. L’art, le roman, l’histoire, la politique, vous avez touché à tant de sujets divers d’une main active et habile. Il y a peu de mois encore, vous écriviez sur le deuil de l’empire d’Allemagne des pages éloquentes qui attestaient à la fois votre ardent patriotisme, et le respect que nous avons tous gardé pour de si tragiques douleurs.
Une gravité de pensée, une sincérité de jugements admirables ; la profusion des idées, si abondante et si facile que l’esprit du lecteur en est parfois encombré ; l’éclat du style, si plein, si riche, si chargé d’images, que parfois ses yeux en sont éblouis : tels sont, à mon sens, les traits les plus frappants d’un talent qui remplit déjà toute sa renommée, sans avoir encore accompli toutes ses promesses.
Entre vous, Monsieur, et l’homme éminent dont vous venez de faire un si juste éloge, nos ancêtres de l’Académie, M. Laharpe ou M. Thomas, n’auraient pas manqué de faire une comparaison éloquente, et — comme on disait au siècle dernier — un parallèle, où les contrastes les plus violents se seraient balancés dans la plus ingénieuse symétrie.
Ne pouvant être ni Laharpe ni Thomas, je me borne à dire qu’il serait difficile d’imaginer deux grands talents plus différents l’un de l’autre, et deux existences plus inégales dans leur honorable diversité.
J’aime bien votre histoire de tous ces petits Nisard, cheminant d’un pas inégal, derrière leur aîné, sous le regard protecteur des bonnes fées. C’est presque un conte, avez- vous dit... Va pour le conte ! J’y ai pris un plaisir extrême. Il me semblait voir le Petit Poucet conduisant la bande, et jetant ses cailloux à travers la forêt, afin de reconnaître son chemin. Le chemin était rude, mais vos orphelins étaient de vaillants garçons, tous avisés et pleins de cœur : au lieu de tomber dans la maison de l’Ogre, deux d’entre eux sont arrivés tout droit à l’Institut. Les autres ont trouvé un bon gîte à moitié route.
M. Désiré Nisard n’est jamais allé jusqu’à Samarkand, — pas même en rêve, — je le suppose. S’il a voyagé, c’était aux rives prochaines, entre la rue Saint-Jacques, où il a conquis sa belle renommée, et Bruxelles en Brabant, où l’attiraient ses affections les plus chères.
Il connaissait pourtant aussi bien que vous les contrées lointaines que vous avez parcourues. Mais dans sa géographie sédentaire et dans ses atlas de collège, elles avaient gardé d’autres noms. Il en était resté à l’Hellespont et à la mer Égée ; au Pont-Euxin, à la Propontide, aux deux Chersonèses, et au Palus-Méotide. Tous vos pachas d’Asie l’intéressaient moins, je crois, que le satrape Tissapherne. En vous suivant des rivages de la mer Noire aux confins de la Perse, il a dû penser souvent à la retraite des Dix mille ou à la marche sanglante de Mithridate ; et derrière la fumée de votre locomotive retombant en brouillard sur les steppes du Turkestan, il a dû chercher plus d’une fois l’armée d’Alexandre franchissant l’Oxus pour aller, à travers la Sogdiane et la Bactriane, donner l’assaut à Macaranda.
C’était, avant tout, un grand lettré, « un pur lettré », comme il se plaisait à le dire ; un humaniste, suivant la belle expression d’autrefois. Sans fermer les yeux aux idées et aux spectacles de son temps, il tenait son esprit toujours ouvert aux souvenirs et aux leçons du passé. Il ne croyait ni aux philosophies, ni aux politiques, ni aux littératures qui se vantent d’être nées d’elles-mêmes. Il pensait que chaque nation doit chercher dans ses origines la loi suivant laquelle peut se développer son génie. Et c’est parce qu’il avait trouvé dans les traditions écrites de la Grèce et de Rome cette filiation indéniable de la pensée française, qu’il avait fait de ces grandes littératures l’objet de son admiration et de son culte.
« Le latin se meurt, » Monsieur ! Oui sans doute, comme bien d’autres choses encore ; comme mourront notre langue et notre pays, si nous ne savons pas les défendre.
« Le latin se meurt... Et le grec est mort... » Oui sans doute, — si nous laissons dire, longtemps encore, devant toute notre jeunesse assemblée , que ces nobles études « ne sont plus que le luxe laborieux et démodé de quelques vanités innocentes » ; si, à chaque lune nouvelle, on les voit paraître et disparaître à moitié, comme les feux d’un phare déclassé, qu’on pourrait éteindre et rallumer à son gré tour à tour.
M. Nisard ne l’entendait pas ainsi, ni lui ni les maîtres éminents qu’il a formés à son école.
Au nom de la raison, ils ont dit que si l’on enseigne le latin aux enfants, ce n’est pas pour le vain profit d’entasser dans leur mémoire des mots harmonieux et des hexamètres sonores ; mais parce que, depuis trois mille ans, il n’est aucune vérité morale, aucun secret de l’intelligence et de la conscience humaine que cette langue généreuse n’ait reçu et transmis au monde entier par ses écrivains et par ses poètes ; parce qu’elle est, pour élever et pour fortifier l’esprit de la jeunesse, ce que sont, pour graver dans nos âmes l’image idéale de la beauté, les débris divins des statues de la Grèce ; parce que si nous devons bannir de nos écoles les héros démesurés de Virgile et d’Homère, il faut faire disparaître en même temps de nos musées, comme une insulte à nos chétives réalités, les mensonges insolents du Gladiateur et de la Vénus de Milo.
Au nom de la liberté, ils ont dit que c’était le latin qui, à la Renaissance, avait plaidé, dans la langue de Cicéron, de Tacite, de Juvénal et de Lucrèce, l’affranchissement des consciences ( 5).
Au nom de la patrie, ils ont dit que le moment était mal choisi pour enlever à la France ce qui lui reste de sa grandeur, en lui ôtant ces dernières réserves de bon sens, d’éloquence et de santé morale que ses ancêtres lui ont gardées ; — que si des Anglais et des Allemands nous conseillent, en souriant, cette sage réforme, ils devraient donc bien commencer par eux-mêmes ; — que Pitt et Fox étaient à la fois des humanistes de premier ordre et des hommes d’État de quelque valeur ; — et que, pour chasser Cicéron de la Sorbonne, nous attendrons qu’on l’ait renvoyé de Göttingue, d’Eton et d’Oxford.
Voilà ce que disait... M. Nisard, avec bien d’autres choses encore. Voilà ce qu’il a enseigné pendant toute sa vie par ses ouvrages, par ses leçons et par ses discours.
Cela ne l’a pas empêché d’exercer sur le latin comme sur le français sa verve batailleuse ; et quand il a rencontré devant lui les Romains de la décadence, de leur dire leur fait avec une impitoyable sévérité.
Vous nous avez laissé entendre, il est vrai, que Sénèque le Tragique, Perse, Martial et Lucain n’étaient que des prête-noms sacrifiés à ses antipathies contemporaines. Pour moi qui suis un naïf, je n’y avais pas pris garde ; et pendant longtemps, en lisant les effroyables injures qu’un très grand poète a versifiées, sans justice et sans goût, contre le pauvre grand critique, je me demandais avec ingénuité d’où pouvait venir cette haine olympienne.
Ces jours derniers seulement, en fermant le livre dans lequel M. Nisard traite assez durement Lucain et la Pharsale, — j’ai aperçu un dernier chapitre, en forme d’épilogue, avec ce titre : « Ressemblances entre la poésie de notre époque et celle de Lucain. » Lucain !... Ce fut un trait de lumière tardif. Dans ce post-scriptum insidieux j’avais trouvé ce que je cherchais vainement ailleurs...
Mais je parle des ouvrages de M. Nisard, et après vous, Monsieur, il n’en restait rien à dire !... Comme c’est vrai, comme c’est juste, l’étude que vous avez faite de cette grande œuvre qui, parmi tant d’œuvres excellentes, éclaire et résume toutes les autres : l’Histoire de la littérature française ! ... Avec quelle émotion, avec quel respect vous avez pénétré dans la « cathédrale » laïque de ce « Bénédictin » séculier !
Immense édifice dont chaque fragment porte la marque de l’ouvrier ; dont chaque pierre atteste la grandeur et le génie de la France !
Quant à l’enseignement du maître, ni vous ni moi, Monsieur, nous n’en sommes les juges les mieux informés. Mais vous trouverez ici des témoins fidèles qui vous diront quels souvenirs ils en ont gardés. Autant que j’en peux juger, d’ailleurs, ses livres et ses leçons ne font qu’une seule et même œuvre. Jamais écrivain et professeur n’a été davantage, avec une conviction plus résolue, l’homme de la même doctrine et de la même foi.
De cette rare fidélité, il a reçu, lui vivant, la récompense. « En vieillissant, il a rajeuni », dites-vous ; et nous applaudissons encore la page charmante où vous nous montrez ce siècle errant rejoignant, après mille détours, le grand esprit immobile qui l’attendait tranquillement au passage. Vous avez raison, Monsieur : encore quelques années, et c’est lui qui aurait défendu la Pharsale et — Lucain contre leurs jeunes blasphémateurs !...
La critique de M. Nisard ne ressemblait en rien à celle d’aujourd’hui. Il regardait l’écrit plus que l’écrivain. Il ne croyait qu’aux ouvrages qu’on peut relire, à ce qu’il appelait, avec quelque affectation, « les vérités générales et les œuvres définitives ». C’était un doctrinaire du bon temps.
Sainte-Beuve est venu, qui a changé tout cela. Sans négliger les grands et les forts, il a eu un penchant très marqué pour les médiocres. Mais tous ensemble, il les a soumis à la même méthode. La loupe à la main, courbé sur son œuvre, ce myope de génie a observé, analysé la vie de chacun, ses habitudes, ses mœurs, ses origines, le monde où il a vécu ; comme d’autres promènent leur microscope victorieux sur la nature tout entière, de l’homme à la bête, depuis le cerveau du génie qui sait et qui pense, jusqu’au dernier anneau de l’invertébré qui rampe dans la boue de la mer, entre le néant et la vie. En toutes choses, nous avons maintenant la nostalgie des microbes et le culte superstitieux des infiniment petits...
Dieu me garde de juger entre de tels maîtres ! Je me contente de dire que M. Nisard a été, dans son genre, un critique admirable.
Critique, il l’était jusqu’au bout des ongles, — jusqu’aux moelles, — « de la tête aux pieds », comme était médecin le médecin de Molière. Il a le tact le plus fin, le diagnostic le plus sûr, le flair le plus subtil... Homo emunctæ naris, aurait-il dit dans son cher latin. S’il a parlé un peu trop souvent de Boileau, vous savez bien pour quoi. C’est qu’il est lui-même un vrai Boileau, — mais de la branche cadette ; plus libéral, plus ouvert, plus libertin : — se laissant aller sans pruderie aux nouveautés, mais ferme comme un roc si l’on veut l’entraîner dans quelque débauche où le goût et le sens commun pourraient courir de trop scandaleuses aventures.
Vous avez entrepris de défendre dans M. Nisard l’homme politique calomnié. Qui donc se rappelle aujourd’hui ces calomnies ? Le Temps est, lui aussi, un critique, le plus vieux, le plus infaillible de tous. Il avait fait justice, avant vous, de cette fable stupide des « deux morales » qui a rendu cet honnête homme si malheureux. Deux morales en politique ! — Deux seulement ?... — dirions-nous aujourd’hui. Laissons ces misères, ou, s’il faut contenter un instant les détracteurs de notre respectable confrère, disons avec eux qu’en littérature et en politique, à travers quelques infidélités passagères, il n’a jamais eu que deux inaltérables amours : Napoléon... et Boileau.
Que pensait-il des romans russes, que vous avez mis si fort à la mode ? Je n’en sais rien. Je ne crois pas qu’il l’ait jamais dit ; et je ne suis pas sûr qu’il les ait jamais lus. Tourguenieff... peut-être. Quant à Dostoïewski, dès les premières pages, il lui serait venu des réminiscences d’Anne Radcliff qui l’auraient probablement empêché d’aller plus loin.
Mais ce que M. Nisard a lu certainement, ce sont vos ouvrages, Monsieur ; et comme nous, il les admirait de bonne grâce. Avec quelques réserves ?... Hélas ! quel est le lecteur, grand ou petit, qui n’en fasse pas ?
Moi-même, si je l’osais, je vous soumettrais, avant de me taire, une réflexion qui m’est venue en relisant quelques pages d’un de vos meilleurs livres.
Dans une préface éloquente, un peu découragée peut-être, vous paraissez fort attristé de ce qu’aujourd’hui, en Europe, nos romans ne sont pas plus à la mode que notre politique, et que « là où nous avons échoué, les Anglais et les Russes réussissent... »
Je n’y vois pas, pour mon compte, un grand mal. L’Europe n’achète plus l’étalage de nos petits libraires ?... Tant mieux si le dédain de l’Europe nous débarrasse, enfin, de nos mauvais romans et de nos mauvais romanciers ! Tant mieux si l’Europe, qui pendant trop longtemps y a pris tant de plaisir, nous délivre, enfin, de cette littérature banale qui fait du jargon de son éternel « Boulevard » et du patois de son insipide « tout Paris » la parodie de notre langue et la mascarade de nos mœurs !... Pourquoi l’Europe, plus frivole que nous, a-t-elle paru pendant si longtemps nous les envier ? Pourquoi l’Europe, trouvant que nous avons tant besoin de ses leçons, ne nous envoie-t-elle pas quelquefois ses chefs-d’œuvre ?...
Vous, Monsieur, qui comptez dans le monde entier tant d’amis, dites-leur que nous avons encore des romanciers qui valent, peut-être, ceux de leur pays ; et un théâtre aussi digne d’eux que celui — qu’ils pourraient avoir.
Surtout, dites-leur bien que tout notre esprit n’est pas dans nos romans, tout notre cœur dans nos vaudevilles. À côté des Français qui les amusent et leur font la vie plus légère, montrez-leur les Français qui les instruisent et les rendent meilleurs, — nos poètes et nos savants, nos philosophes, nos historiens et nos orateurs. Vous avez à côté de vous deux témoins qui répondront, au besoin, de votre parole.
Dernièrement, il est vrai, à cette place où j’ose parler après lui, un grand écrivain, — qui vit dans l’intimité des petits prophètes, — nous a prédit que, « dans mille ans, il ne resterait rien de nous... tout au plus quelques demi-pages, accompagnées d’une traduction interlinéaire en volapuck... » Mais cette effrayante prophétie ne s’adressait pas seulement à la France. Et puis, qui sait ?... Les prophètes eux-mêmes ne sont pas toujours bien sûrs de leurs prophéties. Ils se trompent quelquefois, et dix siècles sont bientôt passés... Vous qui avez vécu du temps des Ramsès et des Sésostris, vous avez connu des Pharaons qui valaient infiniment moins que nous, et dont les hiéroglyphes, vieux de trois mille ans, sont encore aujourd’hui fort à la mode.
Prenez donc place avec confiance parmi nous ; et attendons sans trop d’inquiétude ce millénaire biblique annoncé vaguement par les Écritures, mais que notre globe, déjà refroidi, ne verra peut-être jamais...
2 Déroulède, Chants d’un soldat.
3 Voir : Contes russes. — Pouschkine. — Michel Lermontoff, — Scènes de la vie russe, etc., etc., par M. X. Marmier.
4 Voir : l’Empire des Tzars et les Russes, par M. Anatole Leroy-Beaulieu.
5 Voir : Histoire et Littérature, tome III : la Question du latin, par Ferdinand Brunetière. — Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1885.