FUNÉRAILLES DE M. LABICHE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Le mercredi 25 janvier 1888.
DISCOURS
DE
M. ROUSSE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
Il y a huit ans, le jour où, dans tout l’éclat de sa renommée, M. Labiche est venu prendre, à l’Académie française, la place qu’il devait si dignement occuper, un de nous a rappelé les œuvres charmantes auxquelles notre nouveau confrère devait ses longs succès et sa légitime popularité.
Plus tard, lorsqu’il faudra remplir dans nos rangs cette place qui restera toujours vide dans nos cœurs, d’autres reviendront plus à loisir sur cette vie littéraire si honnête, si heureuse et si pure.
Ils diront pourquoi l’Académie a bien fait d’ouvrir ses portes à l’auteur de tant de joyeux chefs-d’œuvre ; et comment, après un instant de surprise, elle a bien fait de céder, sans effort, aux conseils d’un grand esprit et d’un grand cœur, dont l’active amitié avait devancé vos suffrages[1].
Mais aujourd’hui, au milieu de tant de tristesses, devant des amis en deuil et devant une famille en pleurs — près de la tombe où va rester seul l’homme excellent dont le commerce nous était si cher, le souvenir des succès et des gaietés d’autrefois ne serait, ce me semble, qu’un sujet d’antithèses vulgaires, et un lieu commun de déclamations inutiles.
Bien souvent encore, et malgré nous, — même à travers nos regrets et nos larmes, — quand reviendra dans notre pensée de nom de celui qui n’est plus, nous verrons apparaître avec lui, dans notre esprit troublé, quelques survivants du monde étrange qu’il a créé ; une cohue d’êtres bizarres qui semblent faits, de loin, à notre image ; copies risibles de nos travers ; parodies ingénieuses de nos défauts ; masques moqueurs de nos visages ; troupe légère, bruyante et railleuse qui défile, en chantant, devant ses spectateurs et ses modèles.
Jeunes gens amoureux de la jeunesse et de la vie ; vieillards maussades et grondeurs ; tutelles jaloux ; valets insolents ou stupides ; personnages éphémères d’une éternelle comédie ; héros comiques d’un théâtre ouvert depuis plus de deux mille ans ; comparses d’un jour sur la scène changeante de l’humanité : de cette foule tumultueuse et confuse s’élève un bruit joyeux qui réjouit l’esprit et ranime le cœur. C’est l’éclat de rire de nos pères, sonore et franc, large et sincère, candide et robuste, sans grimace, sans souillure et sans blasphèmes ; le rire qui jadis égayait notre gloire ; qui, depuis, a distrait nos misères et relevé notre courage... le rire des aïeux, le rire français qui se répond à lui-même à travers les âges, de Rabelais à Molière, et dont, les derniers peut-être, grâce à cet honnête homme, nous aurons entendu les derniers échos !
Mais à cette heure, et dans ce lieu, loin de nous ces fantômes joyeux de notre jeunesse ! Celui qu’il faut pleurer, celui qu’il faut honorer aujourd’hui, ce n’est pas l’inventeur fécond, l’infatigable conteur, le satirique indulgent et sagace dont les ouvrages ne peuvent nous être ravis ; c’est l’homme lui-même, sinon avec tout son esprit et avec toutes ses œuvres, au moins avec toutes ses vertus et avec tout son cœur. C’est l’homme qui, à travers les caprices d’un esprit charmant, a rempli toute sa tâche dans ce monde, et qui a payé en bonnes actions tout son bonheur.
C’est l’époux, c’est le père, auquel les succès et les hasards d’une carrière brillante n’ont fait que rendre plus chère encore les tendresses et les joies du foyer domestique.
C’est le grand seigneur bourgeois qui n’a joui de sa fortune que par ses bienfaits.
C’est le citoyen courageux qui, aux jours du danger, a montré qu’à son heure le pacifique campagnard saurait devenir un soldat.
C’est le patriarche au cœur de vingt ans qui, lorsque son cher fils a été frappé d’une inconsolable douleur s’est senti atteint au même instant du même coup, et a gardé au fond de son âme cette mortelle blessure.
Vous du moins, mes chers confrères, il vous a été donné de le voir encore dans toute sa gloire et dans tout son bonheur. Son entrée à l’Académie a été un événement. Son discours de bienvenue a été un vrai chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre d’éloquence naïve et de finesse ingénue.
À le voir, à l’entendre ce jour-là, on croyait avoir sous les yeux le personnage le plus illustre de sa comédie ; ce voyageur citadin qui se hasarde avec prudence dans un pays inconnu et qui, avec des précautions charmantes, sonde d’un regard défiant le précipice innocent dont il redoute les embûches[2].
S’il était vraiment inquiet, — ce dont bien des gens ont douté, — le bon Labiche fut bien vite rassuré. L’ovation que lui ont faite le public et ses confrères est restée comme une légende souriante dans les Annales solennelles de l’Académie.
Trop peu de temps il a joui de son triomphe ; trop peu de temps nous avons joui de sa cordiale intimité. Bientôt les chagrins sont venus ; puis, la vieillesse, ce cinquième acte tragique de toutes nos comédies... enfin, le mal cruel qui, depuis plus de deux ans, le tenait éloigné de nos réunions paisibles, où, — sans lui faire oublier d’anciennes et fraternelles amitiés, — des amitiés nouvelles cherchaient dans son cœur une place qu’il ne leur a jamais refusée.
Jamais on ne vit un accueil plus bienveillant et plus simple, une plus douce gaieté, une bonhomie plus sereine et plus sincère. Jamais cet homme, qui nous a tant fait rire de nous-mêmes, n’a laissé tomber de ses lèvres un trait méchant, ni une raillerie que ne vint excuser un sourire.
Adieu, cher poète, doux et charmant rêveur ! homme heureux, auquel, au milieu de tant de succès et de tant de bonheurs, il n’a manqué que des ennemis et des envieux ! Soyez béni pour tout le bien que votre esprit et votre cœur ont fait sur cette terre ! Puisse, comme à nous, votre mémoire rester chère à tous ceux dont vous avez désennuyé la vie, dont vous avez allégé les travaux, et dont vous avez calmé pour un instant les douleurs !...