Réponse de M. Edmond Rousse
au discours de M. Léon Say
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 16 décembre 1886
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
Vous vous excusez de n’apporter ici « que des discours ». Si c’est un tort, rassurez-vous. Tous ceux qui vous écoutent vous le pardonnent du fond du cœur. Des orateurs tels que vous sont les bienvenus partout où la clarté de la pensée, la vivacité de l’esprit et la parfaite justesse du langage sont considérées comme les dons les plus rares de l’éloquence. L’Académie française, en vous nommant, savait quel honneur lui feraient vos discours, et quel plaisir elle prendrait à les entendre.
Vous nous parliez tout à l’heure de grâces d’état... Il en est une que je vous souhaite sincèrement en vous accueillant parmi nous : c’est que vous puissiez trouver, dans notre paisible immortalité, l’oubli des désenchantements dont vous venez de nous faire la confidence.
Vous arrivez d’un pays, à vous en croire, bien étrange ; où vous devez être acclimaté depuis longtemps ; et où, cependant, vous paraissez éprouver, chaque jour, de singulières surprises.
On y rencontre, dites-vous, des politiques, des hommes d’État, des financiers, qui, sans avoir rien appris, auraient la prétention fâcheuse de tout savoir. Vous assurez même avoir entendu — est-ce possible ? — des orateurs qui ne disent pas toujours ce qu’ils pensent, et d’autres qui ne pensent pas toujours ce qu’ils disent. Vous venez chez nous chercher un air plus pur, des mœurs plus candides, des âmes plus naïves ; et vous appelez cela « changer de République... ! »
Ah ! ne nous brouillez pas avec la République ( 1),
Monsieur ; et laissez-nous croire, pour ne pas trop enfler notre vanité, qu’ailleurs comme ici, l’on trouve des hommes laborieux, résolus et modestes, qui savent toujours avant de parler ce qu’ils veulent dire, et avant d’agir ce qu’ils veulent faire.
Dans les grandes Assemblées où s’est passée votre vie, et où vous siégez avec tant d’éclat, d’illustres témoins attestent, — avec vous, — que ce ne sont pas là, comme vous semblez le croire, des habitudes ou des vertus académiques dont seule, aujourd’hui, « la République des lettres » ait gardé le privilège.
Quant à ces esprits bornés et superbes qui se vantent, selon vous, de « résoudre, en quelques minutes, tous les « problèmes politiques », et de décréter, en quelques phrases, toutes les réformes sociales, je comprends que vous parliez d’eux avec amertume ; car personne n’a fait plus que vous pour les éclairer et pour les instruire.
Avant de mettre la main aux affaires de l’État et au gouvernement de la République, vous avez cherché pendant longtemps ce que ces grands mots voulaient dire ; — ce que c’est qu’un État ; ce que c’est qu’une Nation ; les conventions ou les hasards qui les ont formés ; sur quels fondements ils se soutiennent ; comment un peuple découvre et développe ses richesses ; par quelles lois il les doit régler, — et par quelles fautes il les peut perdre.
L’Agriculture, le Commerce, l’Industrie, la Finance, les Impôts, les Échanges, vous avez, d’une main patiente, démonté pièce à pièce tous les ressorts de ces formidables machines. Vous en avez étudié le jeu compliqué, les accidents sans nombre ; et dans le mouvement prodigieux d’une grande société en travail, vous avez cherché quel rôle jouent l’argent et l’or, serviteurs infatigables de cette activité sans repos.
L’erreur des économistes, — les économistes eux-mêmes se trompent quelquefois, — c’est de croire que ces belles études sont une nouveauté dans le monde. Elles font partie d’une science plus vaste, que bien peu de gens connaissent comme vous aujourd’hui ; que la plupart envisagent comme un art d’agrément assez profitable ; et dont le vieux nom a, seul, gardé tout son prestige ; elle s’appelle la Politique... Les grands hommes d’État de tous les pays et de tous les temps y ont employé leur talent ou leur génie. Avant que l’Économie politique existât, Sully et Colbert ont été d’admirables économistes... Économistes sans le savoir, qui n’ont fait ni livres, ni conférences, ni discours, mais de merveilleux coups d’État dans les affaires de la France ( 2).
Au milieu des splendeurs de Versailles, détournant les yeux des magnificences ruineuses dont tout le siècle était ébloui, La Bruyère observait en silence ces citoyens obscurs et modestes « qui s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le Gouvernement, savent le fort et le faible de tout un État... » Vauban écrivait la Dîme royale sous le regard irrité du grand Roi ; et Fénelon, aidé du sage Mentor, bouleversait de fond en comble les finances du royaume d’Idoménée...
Au XVIIIe siècle, l’Économie politique, ou, comme on disait alors, l’Économie publique (3 ), est partout. Dans les livres, dans les pamphlets, au théâtre, depuis Jean-Jacques Rousseau et Voltaire jusqu’à Diderot et Beaumarchais, depuis le Contrat social jusqu’à l’Homme aux quarante écus, ce ne sont que systèmes de gouvernement, programmes d’administration, projets de finance, utopies et chimères sur le partage équitable des richesses. Les Philosophes, drapés dans le manteau un peu large de Platon et d’Aristote, s’inquiétaient bien moins de la logique d’Aristote et de la métaphysique de Platon que des octrois, des tailles et des gabelles. Si les encyclopédistes revenaient au monde, ils feraient, comme vous, de belles conférences sur l’Impôt progressif et sur la Capitation. Ils exposeraient, comme vous, dans nos écoles, la théorie de la Protection et du Libre échange. Ils siégeraient, auprès de vous, dans une Académie voisine de la nôtre ; et depuis dix ans ils auraient déjà donné à la République, pour diriger les finances, le commerce, les grands travaux et les chemins de fer de l’État, vingt ministres aussi compétents, mais peut-être moins sincères — que celui dont vous nous avez raconté l’histoire.
Voilà quelques-uns de vos ancêtres, Monsieur. Vous ne les auriez peut-être pas tous choisis ; mais vous ne pouviez en avoir de plus illustres. Il en est un pourtant dont la mémoire vous est plus chère, et dont la renommée touche de plus près à la vôtre.
Jean-Baptiste Say, votre aïeul, a été, en toutes choses, votre modèle et votre maître. C’était un grand homme de bien et un serviteur courageux de la liberté... Ami de La Fayette, il a été, en politique, ce que vous êtes aujourd’hui, je crois, un libéral et un modéré. C’est-à-dire qu’en l’an II il était inscrit sur la liste des suspects parce qu’il n’aimait pas assez la liberté, et qu’en l’an VIII il était expulsé du Tribunat parce qu’il l’aimait trop. Je ne crois pas vous déplaire en disant que, dans ce temps-là, c’est sans doute ce qui vous serait arrivé à vous-même, comme à la plupart d’entre nous.
J’ai lu partout que Jean-Baptiste Say a été le fondateur de l’économie politique dans notre pays. Il a été, dans tous les cas, le fondateur de votre savante dynastie, un des patriarches de votre maison, j’allais dire un des Pères de votre Église. Il a été, dans votre famille, le précurseur vénéré de celui qui devait l’illustrer un jour.
Je n’ai pas lu, je l’avoue, tous les ouvrages de votre aïeul ; mais j’ai lu les vôtres, Monsieur ; et, bien que, pour parler comme vous, — « pendant la plus grande partie de ma vie mon esprit ait été ailleurs », — je conçois sans peine le juste renom qu’ils vous ont acquis.
Deux d’entre eux m’ont vivement frappé : dans l’un, vous parlez du Socialisme d’État ; dans l’autre, de la Démocratie et des Impôts.
Faut-il, dans une Nation, laisser à chacun la libre chance de ses penchants, le mérite de ses vertus, le profit de son travail, la peine de ses fautes, et tout le poids de sa destinée ? Ou bien doit-on convenir que l’État, mandataire abstrait de toutes les volontés, propriétaire absolu de tous les biens, unique héritier de tous les patrimoines, sera, désormais, le seul être vivant et libre de nos Sociétés asservies ; et à cette idole laïque, seule debout au-dessus d’une démocratie prosternée, faudra-t-il immoler sans regret ces deux biens qu’autrefois les hommes ne se laissaient arracher qu’avec la vie ; j’entends la Justice et la Liberté ?
L’État partageant, à son gré, l’argent et la terre ; exploitant toutes les industries ; réglant tous les contrats ; débarrassant les citoyens de toutes leurs affaires et de toutes leurs vertus ; se chargeant seul d’agir, de prévoir et de penser pour tout le monde, — c’est là ce que la science appelle, à ce qu’il paraît, le Socialisme d’État. Mais vous avez rendu à cette doctrine — nouvelle — ses titres et son nom. Elle remonte à l’enfance des sociétés humaines. Elle se retrouve au déclin de toutes les civilisations qui vont périr ; et elle se nomme le despotisme.
Le despotisme est partout un grand malheur ; même dans ces vieilles monarchies où d’antiques traditions ont formé entre le souverain et les sujets une familiarité séculaire qui en adoucit les rigueurs et en allège le poids. Mais vous nous montrez ce que pèseraient ces lois de fer dans une démocratie flottante et inquiète, agitée par toutes les passions, livrée à toutes les violences, bouleversée et soumise tour à tour par tous les partis. On y connaîtrait alors la dernière des servitudes, — celle qui change de maîtres chaque jour sans jamais cesser d’obéir.
En lisant vos conférences sur la Démocratie et les Impôts, j’ai cru comprendre clairement deux choses, qui ne sont guère consolantes : la première, c’est que, République ou Monarchie, — l’État a besoin de beaucoup d’argent, et qu’il le prend où il le trouve, sans s’inquiéter beaucoup des discours des économistes ni des conférences des savants ; — la seconde, c’est que, de tous les impôts, le moins désagréable pour chacun de nous et le plus juste, c’est celui que paie notre voisin : le meilleur impôt, c’est celui des autres.
C’est merveille, d’ailleurs, de voir la variété prodigieuse des expédients auxquels les gouvernements s’ingénient pour faire entrer dans leur caisse l’argent du public, et les stratagèmes sans nombre que le public imagine pour leur échapper. Taxe personnelle, taxe foncière, octrois, patentes, impôt sur les plébéiens gras et sur les plébéiens maigres, — depuis les subtilités florentines des Médicis jusqu’aux exactions « des bureaux d’anthropophages » dont a parlé Saint-Simon, tous les systèmes ont eu leur jour dans l’histoire du monde et dans l’imagination fertile des savants. La science en dispute, la nécessité en décide ; — et bienheureux encore les docteurs qui s’y évertuent, si les politiques ne se moquent pas trop ouvertement de leurs théories.
Il y a vingt ans, à la Chambre des Communes, M. Gladstone s’est permis, à ce sujet, des plaisanteries qui sont demeurées célèbres, et que, dans une de vos leçons, vous rappelez avec infiniment d’esprit et de bonne grâce.
M. Thiers, à son tour, a pris avec l’Économie politique quelques licences. Vous vous plaignez de lui doucement, avec l’amertume mélancolique d’un ami froissé dans sa tendresse, avec le dépit respectueux d’un disciple dont le maître a raillé les innocentes amours ; et vous vous vengez en disant que « lui aussi a été un économiste « à sa manière... » Vous pourriez même ajouter que sa manière n’était pas toujours la meilleure ; car, sur plus d’une question, ce grand esprit s’est manifestement fourvoyé. Mais M. Thiers, qu’à mon sens vous avez bien raison d’admirer ; qui, malgré ses défauts et ses fautes, a été, non pas peut-être le Grand Français, mais certainement le Français le plus achevé de notre temps et ressemblant le plus à la France, — avait, comme elle, la passion et le génie de la clarté. Convenez-en, Monsieur, avant que vous n’en eussiez débrouillé les ténèbres, il ne faisait pas bien clair dans vos écoles. Dans quelques-unes, même aujourd’hui, il règne encore comme un demi-jour de pagode où les initiés savent seuls se reconnaître. Les routes d’alentour sont mal sûres, et encombrées de bien des broussailles ; vous-même, vous avouez que parfois « en cherchant à y pénétrer, on s’y empêtre ». M. Thiers n’aimait pas à s’empêtrer...
Et puis, il avait la haine des grands mots et des petits dictionnaires. Il aimait, il parlait mieux que personne la langue de tout le monde ; et quand il trouvait dans vos livres sacrés quelque barbarisme inutile, quelqu’un de ces mots... qui ont trop de syllabes, quelque formule d’algèbre sociale ou quelque idiotisme géométrique qui ne sonnait pas bien le français à son oreille, — ce gallican farouche ne pouvait pas se défendre d’un petit frisson d’impatience. L’impôt compensateur, l’impôt d’incidence, la péréquation des impôts, le mono-métallisme et le bi-métallisme, la sociologie, — l’interventionnisme de l’État, — devaient, j’imagine, lui sembler un peu rudes, même les jours où il ne venait pas à l’Académie ; et, toute proportion gardée, les Physiocrates du docteur Quesnay pouvaient bien être pour lui des esprits aussi chimériques que les Idéologues et les Théophilanthropes l’étaient aux yeux de Napoléon.
Enfin, — et cela doit vous rendre indulgent pour ses boutades, — au temps de sa jeunesse parlementaire, il y avait, dit-on, dans nos Assemblées, des économistes très savants, mais un peu prolixes, qui parlaient souvent, et beaucoup chaque fois. Je ne dis pas qu’il les écoutait ; mais il était bien obligé de les entendre ; et comme il avait l’horreur des longs propos... quand il n’était pas à la tribune, il se dédommageait par les malices de ses causeries des longueurs de leurs discours.
Quoi qu’il en soit, si M. Thiers s’est « ennuyé » quelquefois, j’affirme que ce n’est ni en vous écoutant ni en lisant vos ouvrages. Il est impossible, en effet, de prêter plus d’attraits à des études plus sévères, de les élargir davantage, et d’y faire paraître, en même temps, plus d’agrément et de bonne humeur.
Vous parlez quelque part « des liens étroits qui unissent la finance à la politique ». Mais l’histoire vous fournit aussi des rapprochements bien curieux et de bien frappantes leçons.
Je ne parle pas seulement de l’histoire contemporaine ; de ces illustres débats du Parlement d’Angleterre où vous nous montrez, luttant d’éloquence et de patriotisme ; enflammés, parfois égarés par les plus véhémentes passions, les Pitt, les Brougham, les Cobden, les Peel, les Gladstone ; tous ces vieux champions de la grandeur britannique dont le dernier survivant semble entré déjà dans la postérité au milieu des tempêtes qu’il a soulevées...
Mais quoi de plus émouvant que vos conférences célèbres sur les finances des républiques italiennes ? Quel roman, quel drame vaudra jamais ces registres vieux de quatre siècles où, comme si c’était hier, et comme si les plaies des misérables y saignaient encore, vous nous montrez sur le vif les brigandages financiers des factions et les tortures fiscales de la Seigneurie ?
Quant à l’originalité si flexible de votre esprit et de votre style, je voudrais bien en donner quelque exemple ; mais je n’ose... Pour citer un de ceux qui m’ont le plus vivement frappé, il faudrait prononcer ici des mots qu’on n’y a jamais ouïs, et dont s’étonneraient trop les grandes ombres qui nous écoutent. Qui croirait ?... oui, qui croirait que la Comptabilité en partie double — grands dieux !... — ait pu jamais inspirer une page comme celle-ci ?
Nous sommes dans une ruelle sombre de Vérone ou de Venise, dans un coin sordide de la Merceria, il y a deux cents ans. Derrière son comptoir, à la lueur d’une lampe fumeuse, un marchand, — quelque juif Lombard, — est enfoncé, jusqu’à la barbe, dans ses livres de commerce... « Il a, — c’est vous qui parlez, — un compte appelé Soie de Chine ; un autre appelé poivre de Goa, ou Cannelle de Malabar, ou Fève d’Égypte, ou Participation à Smyrne. D’autres portent les noms de ses facteurs : Barbaro, Rinucci, Marco ; ou bien d’une localité : Almeria, Tabarca, Famagouste. Soie de Chine doit à Tabarca ; Tabarca doit à Fève d’Égypte ; Poivre de Goa doit à Marco ; Famagouste doit à Cannelle de Malabar. Toutes ces personnes mènent une vie fort agitée, mais elles se balancent les unes par les autres ; et en se balançant, elles se contrôlent. »
« Les Pâtres de l’ancienne Grèce, en se désaltérant à l’eau d’une fontaine, croyaient voir la Nymphe des eaux ; ils peuplaient la nature d’une foule d’êtres au milieu desquels ils vivaient dans une société supérieure à la société humaine... Quand la race des pâtres est devenue marchande, elle s’est fait une nouvelle société d’êtres imaginaires... La caisse et le magasin sont devenus des personnages mythologiques — dieux roturiers qui n’ont, d’ailleurs, pas manqué d’autels ! »
Quel esprit ! Quelle verve ! Quel tableau charmant ! C’est à croire qu’en écrivant cette page poétique, vous étiez hanté, à votre insu, par les vers immortels de Musset :
Regrettez-vous le temps où le Ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux...
Vous savez le reste... Et voilà bien, Monsieur, le triomphe de votre talent !... Nous avoir fait penser à Musset, à propos de ce poivre de Goa et de cette cannelle de Malabar !... Nous avoir fait entrevoir la Muse d’octobre souriant dans l’ombre enfumée de cette salle basse, et caressant du bout de son aile le grand livre de ce droguiste ! ...
J’ai tant de peine à quitter vos ouvrages que je n’ai rien dit de votre carrière politique. Chez vous, — et c’est là votre honneur, — l’écrivain, l’orateur et l’homme d’État se confondent dans un accord habile, dans une heureuse harmonie de nuances tempérées et discrètes. En politique plus qu’ailleurs, vous nous l’avez laissé clairement entendre, c’est un bonheur assez rare de pouvoir mettre parfaitement d’accord ses actions avec ses discours ; — ce qu’on écrivait la veille avec ce qu’on fait le lendemain. — Vous avez eu, souvent, cette bonne fortune.
Mais le confrère que nous accueillons aujourd’hui, ce n’est pas le politique avisé, le diplomate habile, l’administrateur intègre et prudent dont l’éloge est partout. Ce n’est pas même le ministre courageux qui, au lendemain de nos désastres, a été le trésorier de notre rançon, l’économe de notre ruine ; et qui, lorsque tout semblait perdu sans retour, a sauvé ce qui se pouvait sauver encore, — la parole et le crédit de la France.
C’est l’écrivain, c’est l’orateur que nous avons appelé parmi nous ; et ici comme partout, Monsieur, vous prenez la place qui vous appartient entre vos égaux.
L’éloquence parlementaire compte, dans nos rangs, des représentants illustres d’un grand art qui est le contemporain de tous les pays et de tous les temps ; où la fougue du mouvement, l’élan de la passion, la hauteur de la pensée, l’ampleur et la pureté de la forme, sont à la fois la puissance et l’honneur de la parole humaine.
Vous, Monsieur, vous nous apportez le type accompli d’un art nouveau ; alerte et facile, clair et précis, savant et concis ; qui semble avoir plus de prise sur les intelligences que sur les âmes ; qui sied mieux, dit-on, à l’état modeste de nos esprits et à l’expédition rapide de nos affaires. Vous nous rappelez, ainsi, par ses côtés les plus brillants, l’un des deux écrivains que la France a perdus naguère, et dont vous recueillez ici le double héritage.
Edmond About, c’est le mouvement, l’activité et la vie. « Il sait tout, voit tout, entend tout, » disiez-vous tout à l’heure. Ajoutez qu’il est partout. On le croit à Paris, il est à Rome. On le cherche à Athènes ; il arrive de Londres ou de Constantinople.
« Il marche d’un tel pas qu’on a peine à le suivre. »
On ne se lasse jamais de lire ses ouvrages, mais on se fatiguerait inutilement à compter ses succès.
Ses succès, on les pouvait déjà prévoir, lorsque dans cette grande école où les élèves sont des maîtres, — où il a trouvé le meilleur et le plus fidèle des amis, — il achevait d’apprendre, avec les antiques philosophies de l’humanité, les littératures nourricières de la Grèce et de Rome. On croyait, alors, sur la foi de trois siècles glorieux, que les lettres étaient le foyer maternel où l’intelligence et l’âme de la jeunesse devaient, d’abord, s’essayer à la lumière, s’acclimater à la vie. Et on les appelait encore de leur vrai nom « les lettres humaines », parce que l’homme n’a rien pensé, rien inventé, rien fait de grand dans le monde, dont elles n’aient reçu et transmis d’âge en âge, depuis trois mille ans, l’immortelle confidence.
Bientôt après, comme ces jeunes Romains des derniers temps de la République qui, après avoir suivi à Rome les leçons de Philon de Larisse, s’en allaient étudier Platon de plus près dans les Académies de Corinthe ou d’Athènes, il avait été continuer en Grèce les fortes études qui l’avaient ici tant charmé. Il en est revenu avec un livre où il n’est pas du tout question de Platon, et dont la « Grèce contemporaine » lui a gardé longtemps rancune. Vous trouvez que la Grèce a eu tort, Monsieur !... Si vous descendiez de Miltiade ou de Thémistocle, vous en jugeriez peut-être autrement. Mais je vais vous dire le secret de votre indulgence ; c’est que, dans ce livre charmant, About montrait, pour la première fois, son penchant vers des sciences qui vous sont chères, et qui sont restées la tentation périlleuse de toute sa vie.
Il avait, comme vous, la passion de la politique, des finances, des affaires et des chiffres. Rien ne l’en a pu complètement distraire, ni la vue de l’Acropole, ni l’ombre du Parthénon ; ni même les histoires merveilleuses qu’il se racontait à lui-même sur la route de l’Hymette et du Pentélique.
Dans le sentier sacré que, jadis, les Muses montaient en chantant sans toucher la terre, il s’arrête pour quereller… le cantonnier qui laisse à l’abandon les chemins poudreux du Parnasse. Tandis que nous écoutons, en retenant notre souffle, les entretiens surprenants d’Hadgy-Havros et du capitaine Périclès, il les interrompt tout à coup ; et avec la gravité d’un teneur de livres, — comme l’aurait pu faire votre petit Juif de Venise, — il suppute, en drachmes, le budget besoigneux de la Grèce ou la liste civile affamée du roi des Montagnes. C’est ainsi que, plus tard, sur l’escalier du Vatican, derrière la porte de la chapelle Sixtine, à deux pas du Jugement dernier de Michel-Ange, on le trouve calculant, à une indulgence près, les revenus du Pape et les annuités du denier de Saint-Pierre !...
L’inconvénient de ces sortes d’ouvrages, — et vous en convenez vous-même, — c’est qu’on ne sait jamais exactement où finit le conte et où commence l’histoire. C’est trop sérieux pour l’un ; c’est trop plaisant pour l’autre. Je dirais volontiers avec Agnès :
Je ne reconnais pas, pour moi, quand on se moque...
Et, lorsque au détour d’une page qui m’a fait rire, je rencontre des calculs qui me font trembler, le texte qui les accompagne me les rend, malgré moi, suspects. Je crains que les chiffres de l’économiste n’aient trop de déférence pour les idées du romancier. Ce sont des serviteurs qui ont trop de zèle. About a beau dire, son esprit fera toujours bien du tort à ses statistiques.
C’est la passion de l’art et des lettres qui l’avait conduit en Grèce. C’est elle qui l’a conduit à Rome, dans cette noble maison des Médicis qui s’appelle maintenant l’Académie de France. Illustre demeure fondée par un de nos rois ; habitée tour à tour, depuis plus de deux cents ans, par les plus grands artistes de notre pays, et qui, aujourd’hui encore, s’élève, sur la terre étrangère, comme un témoin fidèle de notre ancienne splendeur.
Là, devant cet horizon silencieux « qui s’étend de Saint-Jean de Latran au dôme de Saint-Pierre », qu’il a décrit avec tant d’amour, dont il a senti si profondément la mélancolique poésie, il semblait que son intelligence d’artiste se fût laissé gagner par l’enivrante tranquillité du passé.
Mais bientôt, son esprit mobile s’ennuie de ces immobiles loisirs. Il n’est pas né pour contempler, mais pour voir. Il regarde le gouvernement du Pape, et il est scandalisé de ses abus. Il vit avec les Romains, et il est choqué de leurs travers. Il lui arrive là ce qui lui est advenu en Grèce. Il était parti pour Athènes en compagnie de Platon et de Phidias ; il est revenu avec le Roi des Montagnes. À Rome, il est reçu par Michel-Ange et par Raphaël ; en les quittant, il emporte avec lui la Question Romaine et l’histoire du petit Mortara... C’était vraiment un hôte terrible, et un dangereux voyageur. !...
Si, pour l’honneur des lettres, il avait plus longtemps vécu, About serait devenu moins sévère. En regardant plus près de lui, — ses derniers écrits en font foi, — il commençait à sentir que, religieux ou laïques, tous les fanatismes se valent, et ne font, avec le temps, que changer de pays et de nom. Ce n’est plus en Turquie qu’on violente les chrétiens. Ce n’est plus au Vatican qu’on persécute les Juifs ; — et tous les petits Mortara ne sont pas à Rome !...
Mais laissons cela ; et voyez, Monsieur, quels changements légitimes les années apportent avec elles dans ces grands esprits ardents et sincères. Il y a vingt ans, Edmond About publiait la Question Romaine, et se moquait sans pitié des princes de l’Église. C’est aussi le temps où il écrivait que, s’il était le maître, « il n’hésiterait pas à raser l’Institut et à décapiter son horrible dôme ». Eh bien ! vu de plus près, l’Institut lui a semblé moins choquant, et le dôme lui-même moins horrible. Lorsque la mort nous l’a pris, ce terrible railleur allait occuper sa place dans le palais du cardinal Mazarin, au-dessous du portrait du cardinal de Richelieu. C’est un évêque qui, le jour de son élection, a proclamé son nom parmi nous ; — et il aurait été harangué, à la place où vous êtes, par un pauvre avocat qui a eu cette rare fortune, de défendre un jour les jésuites — au nom de la Liberté ! ... le hasard a parfois des passe-temps bien singuliers, et d’assez étranges retours.
Est-ce à Rome ou à Paris, — je ne sais —, qu’About a trouvé cette admirable histoire de Tolla qui, à mon avis, est la plus parfaite de ses œuvres ? C’est du moins à Rome et à la société romaine qu’il a emprunté la scène et les personnages de son roman ; pour écrire ces pages touchantes, il n’a eu, — dit-on, — qu’à laisser parler ses souvenirs... Ici, c’est la place du Peuple, où, comme Léopold Robert dans ses tableaux, il nous montre cette race familière et superbe, emphatique et naïve, dont les types sont si fortement gravés dans sa mémoire ; ces robustes paysannes de Frascati et d’Albano ; « ces belles et massives créatures parmi lesquelles le vieux Caton choisissait la gardienne de son foyer et la mère de ses enfants ».
Là, c’est un palais magnifique et démeublé, où il nous présente à des marquis délabrés qui descendent en droite ligne de Mutius Scaevola, ou qui remontent, tout le long des siècles, jusqu’à Fabius Cunctator et à Valerius Publicola... Jamais, je crois, on n’a peint avec une vérité plus poignante, d’une main plus légère et plus sûre, les tristesses et les misères de la vie romaine d’aujourd’hui. Ce sont, à mon sens, des merveilles, que ces petites vues de Rome, flottant dans le cadre démesuré de son antique grandeur.
Mais vous avez si bien parlé de ce beau livre et de tous les autres, Monsieur, que je suis réduit à les admirer en silence.
On dit que lorsqu’un écrivain ou un artiste a produit un chef-d’œuvre, il en est l’éternelle victime ; que ce sonnet sans défaut, ce drame sans rival, ce roman merveilleux ou cet incomparable tableau qui finit par donner son nom à celui qui l’a fait, lui devient, à la longue, un insupportable supplice. Je n’en sais rien, hélas ! et je n’en ai jamais fait l’épreuve ; mais il me semble que je me consolerais aisément d’un si glorieux malheur ; et eussé-je écrit de ma main l’Homme à l’oreille cassée, le Progrès, l’ABC du Travailleur, le Cas de Monsieur Guérin, et le XIXe Siècle tout entier, je ne me lasserais jamais de m’entendre appeler, par mes ennemis, l’auteur de Germaine et de Tolla.
Pour vous, Monsieur, je crois bien qu’au fond, si touchantes ou si amusantes qu’elles soient, toutes ces fictions vous paraissent un peu frivoles. Ce qui vous plaît dans les œuvres d’About, ce n’est pas même ce que vous appelez des « romans de culture et des romans d’affaires », où les affaires et la culture ne sont que les comparses de la scène dont elles suivent lourdement l’intrigue légère. Ce qui vous charme, ce sont les ouvrages où, sans fable gênante, sans noms de romans et sans pseudonymes de théâtre, il aborde de front les grandes questions qui ont été l’attrait invincible de votre haute intelligence et le sujet heureux de toutes vos études.
Il m’a semblé, — je me suis trompé peut-être, — que vous évitiez de vous prononcer nettement sur les essais économiques de notre éminent confrère, et qu’en l’appelant « un savant », vous vous teniez quitte envers sa science.
Deux mots seulement, que nous venons d’entendre, m’inquiètent un peu, et paraissent, dans votre bouche, une critique plutôt qu’un éloge : « On dirait qu’il est agriculteur », dites-vous en parlant des théories d’About sur le labourage... Et en parlant de ses idées sur une de nos plus belles industries : « Il se figurait sincèrement qu’il aurait été un Richard Lenoir ou un Oberkampf. »
Combien de gens, dans notre pays, se figurent ainsi qu’ils sont ce qu’ils voudraient être ! « On dirait » qu’ils sont agriculteurs ; « on dirait » qu’ils sont financiers ; « on dirait » qu’ils sont hommes d’État... Ils ne sont rien de tout cela ; pas plus qu’About n’était Lenoir ou Oberkampf... Seulement, avec des livres, de la mémoire, et du sang-froid, ces gens-là peuvent disserter agréablement sur l’agriculture, sur la politique et sur les finances. Ils sont le dehors, là peu près, et le fantôme de ce qu’ils pensent être. Si on les prenait au mot, Monsieur, ce serait une terrible aventure ! On verrait, — ce qui ne s’est jamais vu, — des avocats commander des armées, des médecins administrer les finances, des romanciers ou des musiciens gouverner au hasard tout l’État. Que voulez-vous ? Tout le monde n’a pas la franchise de votre ministre « qui ne savait pas le premier mot de la question des sucres », et qui d’ailleurs, j’en suis sûr, en a bientôt discouru à merveille... comme les autres.
Dans les ouvrages scientifiques d’About, il y a quelque chose que j’estime beaucoup plus que sa science, c’est la sincérité des efforts qu’il a faits pour l’acquérir. Il a beaucoup lu, beaucoup étudié ; il s’est beaucoup rappelé, et il a été plein de reconnaissance envers ses maîtres. Est-ce par modestie de famille, Monsieur, que vous n’avez rien dit de l’hommage éclatant rendu à votre illustre aïeul par votre célèbre devancier ? « Le Catéchisme économique de J.-B. Say est un chef-d’œuvre de bon sens et de bonne foi », a écrit Edmond About. Et pour témoigner à J.-B. Say toute sa gratitude, ce catéchumène pieux lui a emprunté, en le citant et le récitant dévotement presque à chaque page, le titre — laïcisé — de son livre. Le Catéchisme de l’économiste est devenu, sous sa plume, l’ABC du Travailleur.
Vous avez dit comment, après quelques escarmouches rapides, About s’était jeté résolument dans la vie politique. Et vous ajoutez que si les « Lettres ont pu s’en affliger, elles n’ont pas le droit de s’en plaindre ».
Hélas ! Monsieur, si les lettres devaient pleurer toutes les infidélités qu’on leur a faites, notre littérature serait depuis bien longtemps réduite à l’élégie... Mais, sans demeurer inconsolables d’un abandon si cruel, les Lettres ont bien le droit pourtant d’en témoigner quelque regret.
About a dédaigné, dit-il, la tribune, et il a préféré aux « criailleries d’une assemblée » la solitude — auguste — d’un journal... Soit ! je ne parle ni des opinions politiques qu’il y a défendues, ni de celles qu’il a combattues avec plus d’ardeur que de justice ; ni même des croyances religieuses qu’il a si durement froissées. Sur ce point, comme sur tant d’autres, vous ne m’avez laissé rien à dire. Mais ici, c’est le talent de l’écrivain, c’est la gloire de l’artiste qui me touchent. Certes, si jamais homme a paru bien trempé pour les polémiques de la Presse, c’est l’auteur de la Question Romaine et du Roi des Montagnes. Ce sont d’admirables pamphlets ; et c’est vous qui l’avez dit, Monsieur, sous votre responsabilité politique : « Du pamphlet au journal, il n’y a qu’un pas. »
Mais lorsqu’About s’est laissé prendre tout entier par la Presse, il était jeune encore ; et, pardonnez-moi cette variante d’un mot célèbre : « Il n’avait pas rempli tout son talent ! » Il devait encore aux écrivains de notre temps de salutaires exemples, et aux lettres beaucoup de belles œuvres ; — sans compter ce drame qu’il n’a jamais pu faire, et qu’à travers tant d’orages, il a pendant si longtemps cherché.
Si, au lieu d’éparpiller ses forces, d’émietter ses idées dans cent articles applaudis le matin et oubliés le soir, il eût condensé dans un seul rayon cette éblouissante poussière ; si, à l’heure de la maturité, il eût rassemblé son talent tout entier dans une œuvre dont il eût été le seul maître, je suis sûr que, parmi tant de livres charmants, Tolla ne serait pas demeuré son unique chef-d’œuvre.
« Vous avez quarante journaux et pas un bon ouvrage, disait Voltaire ; la barbarie est venue par trop d’esprit... » Certes, Voltaire ne parlerait plus ainsi maintenant. Nous avons beaucoup plus de quarante journaux ; nous avons une quantité de bons ouvrages ; et peut-être ne nous trouverait-il plus « trop d’esprit ». Mais n’importe, il est sage, bien souvent, de méditer les boutades de Voltaire.
Ce qu’il faut admirer avec vous, Monsieur, sans se lasser jamais, c’est la langue merveilleuse qu’Edmond About a mise au service de sa merveilleuse intelligence, et qui se retrouve toujours la même, avec des surprises toujours nouvelles, dans la diversité prodigieuse de ses œuvres. Autant que j’en puis juger, personne, dans notre temps, n’a écrit mieux que lui, avec plus de naturel et de simplicité, avec plus d’art et moins d’artifice, avec un esprit plus vif, plus pénétrant, plus clair, et qui soit plus vraiment Français. C’est là une des formes les plus heureuses de son ardent patriotisme.
Ce grand écrivain a fait assez de bruit dans le monde pour avoir eu beaucoup de flatteurs et beaucoup d’ennemis. Ses flatteurs l’ont comparé souvent à Voltaire ; les autres chuchotaient derrière lui le nom de Beaumarchais.
Jules Sandeau n’a jamais eu ni ennemis ni flatteurs ; et quoique très digne d’avoir beaucoup d’envieux, il n’a guère rencontré dans le monde que des amis.
« Il y a, disait-il un jour, ici même, un privilège de nature qui m’a toujours semblé tenir le premier rang au commerce des hommes ; c’est le don de plaire. » Que n’a-t-il dit : le don de plaire... et le don d’aimer ? Il aurait fait ainsi, en deux mots, l’histoire de toute sa vie.
Aimer, plaire, c’est le droit de la jeunesse ; et, de ces dons charmants, il a connu, dès son entrée dans la vie, tous les enchantements et tous les dangers. Il leur a dû le premier essor de son talent, ses premières souffrances, et l’éclat précoce d’un nom populaire qui a suffi pendant quelque temps à deux renommées. Mais aimer encore, quand sont passées les années triomphantes de la vie, sans garder rancune aux illusions et aux chimères d’autrefois ; plaire encore, lorsque l’âge nous a découragés de nous-mêmes ; sentir plus vivant et plus pur, au fond de son cœur, ce foyer de passions généreuses que tant de vaines fumées avaient voilé sans l’éteindre... voilà le « privilège de nature » dont Sandeau a voulu parler sans doute ; celui dont il a joui jusqu’à sa dernière heure ; qui se retrouve dans toute sa vie comme dans toutes ses œuvres.
Ses œuvres, on ne peut les séparer de lui-même. Il s’y montre partout, jusque dans les moindres ébauches tombées de sa plume. Ses héros sont les complices de ses fautes, les compagnons de ses douleurs, les prête-noms attendris et rêveurs de ses tendresses et de ses rêves. Vous avez eu raison, Monsieur, de vanter sa sincérité. C’est son âme qui parle dans tous ses récits ; et ses romans ne sont que l’histoire de son cœur. J’admire les grands esprits désintéressés et superbes, les artistes souverains qui s’effacent et disparaissent devant les créations jalouses de leur génie. Mais j’aime chez Sandeau ces élans involontaires qui découvrent l’homme tout entier ; et les maladresses touchantes d’une âme blessée qui nous livre fraternellement tous ses secrets... Rien n’est plus pénétrant que ces confidences douloureuses qui viennent réveiller tout à coup l’écho lointain de nos douleurs ; et dans Marianna comme dans Madeleine, dans Fernande comme dans Valcreuse, il y a plus d’une page sur laquelle sont tombées sans doute bien des larmes muettes ; que des mains fiévreuses ont laissée longtemps ouverte devant des yeux qui ne lisaient plus ; maint récit commencé par le poète, que le lecteur pensif et troublé achevait en silence au fond de son cœur.
Il n’est pas jusqu’aux décors de ses drames, jusqu’aux paysages de ses romans, qu’il ne prenne dans ses souvenirs les plus intimes et les plus chers. Ce sont, presque toujours, les doux pays où s’est écoulée sa jeunesse ; le Limousin, la Marche et le Berri, avec leurs vues un peu étroites et leurs horizons un peu courts ; avec leurs vallons qui ne sont pas des vallées, leurs collines qui ne sont pas des montagnes, et leurs eaux limpides qui sont à peine des rivières.
Voyez le docteur Herbeau chevauchant sur sa vieille jument blanche ; coupant fièrement, du bout de sa cravache, le haut des grandes herbes, et berçant, au trot boiteux de Colette, le rêve présomptueux de ses tardives amours. Cette petite rivière dont il suit les détours, c’est la Vienne.... — C’est la Creuse que Catherine entrevoit à travers cette haie en fleurs, tandis qu’elle chemine vers le castel sinistre de Bligny. — Et quand Marianna, désespérée, s’enfuit loin de Paris, traînant après elle les restes de ses amours avec les débris de son cœur en ruine, c’est dans les genêts et dans les bruyères du Berri qu’elle va porter le fardeau de ses fautes et de son insatiable ennui. « Le bonheur était là ! » dit-elle ; et c’est là aussi qu’était l’âme tout entière de Sandeau.
Ainsi s’en vont le rêve et la fantaisie de cet esprit charmant, côtoyant les rives prochaines, de la Vienne à la Creuse et d’Aubusson à Guéret, — avec des échappées furtives du côté de La Châtre et de Nohant...
Quelquefois, cependant, Sandeau s’est hasardé à sortir de sa province. À force de voisiner en Bretagne, dans la Vendée et dans le Bocage, ces rudes contrées lui étaient devenues presque aussi familières que le pays Marchois et le Berri. Chaque fois qu’il a touché cette forte terre, son talent y a pris un plus large essor.
À chaque pas, sous les châtaigneraies du bas Poitou, dans les halliers de Challans, dans les herbages du Marais, sous la herse brisée des châteaux ruinés par la guerre, il voyait venir à lui des hôtes étranges qui l’attiraient par de mystérieux enchantements. C’étaient les derniers survivants des races robustes qui peuplaient ces pauvres bourgades et ces manoirs démantelés.
Partout il rencontrait les traces de la grande guerre qui, en bouleversant cette terre épique, y avait fait germer un peuple de héros, et qui avait heurté contre les vaillants soldats de Kléber, de Hoche et de Marceau, les bandes intrépides des Cathelineau, des Charette et des Laroche-Jaquelein.
C’est là qu’il a trouvé les Penarvan, les Kérouare, les Kernis et les Valcreuse. C’est là qu’il a connu ces fières et fortes femmes qui, dans notre mémoire charmée, ont pris leur place à côté des héroïnes aventureuses de Walter Scott ; — à quelque distance des Romaines tragiques du grand Corneille.
Des critiques impatients ont jugé que les inventions de Sandeau ne se renouvelaient pas assez vite ; que la même histoire revenait souvent sous sa plume, avec des personnages de rencontre et des épisodes d’emprunt : c’est possible. Peut-être trouve-t-on dans ses romans un peu trop de cavaliers et d’amazones ; des abbés et des douairières qui se connaissent depuis bien longtemps. On y voit des rencontres imprévues qui ne surprennent plus personne ; des cabanes au fond des bois qui ont abrité bien des amours ; et des souterrains innocents où, à force de s’y être égaré, l’on ne risque plus guère de se perdre. Mais quand nous les avons découverts pour la première fois, ces châteaux et ces chaumières nous ont laissé des impressions si profondes, qu’on y revient toujours avec le même charme. Ces fiers Bretons, ces Limousins mélancoliques nous ont fait un si bon accueil, qu’on les retrouve toujours avec bonheur, comme d’anciens amis de notre jeunesse. Et nous avons si souvent mêlé leur histoire avec la nôtre, qu’après l’avoir cent fois écoutée, nous ne nous lassons jamais de l’entendre encore.
On dit que les romans de Sandeau ont vieilli. Soit ! Romanciers et conteurs, orateurs et poètes, nous vieillissons tous, Monsieur ; — ou presque tous !... Dans tous les arts, dans tous les ouvrages des hommes, il y a une part que le temps nous prête au passage et qu’il est prompt à nous reprendre. Mais les œuvres dans lesquelles un grand artiste a mis tout son esprit vieillissent plus vite encore que celles où il a mis un peu de son cœur. Pardonnez-moi si je blasphème ; en relisant Candide l’autre soir, il me semblait que même le rire de Voltaire avait pris, depuis peu, quelques années et quelques rides.
Pour que des drames ou des romans survivent à l’époque qui les a produits, il faut qu’à travers les costumes et les modes qui passent, on sente l’homme lui-même, avec ses folies et ses misères, avec ses immuables souffrances, avec ces éternels tourments du cœur qui sont le prix et comme la rançon de la vie ; ou bien il faut que le style de l’écrivain, la perfection de son art et la forme achevée de son œuvre la défendent, seuls, contre le temps et contre l’oubli ; — comme ces frêles statuettes de la Grèce qui, dans leurs élégances exquises, apportent encore à nos yeux ravis le témoignage immortel et fragile des siècles lointains qui les ont vues naître.
S’il en est ainsi, nous n’avons rien à craindre pour les deux écrivains charmants dont vous venez occuper la place. À des titres très différents, ils sont également assurés de vivre.
Tous deux portaient sur leurs traits et dans leur personne la marque de leur talent et comme le signe de leurs œuvres. About a passé dans le monde en faisant du bruit et comme au son d’une fanfare. Il avait l’air d’un jeune conquérant qui s’est assujetti à jamais la Fortune.
Sandeau a vécu presque en silence. Ses chagrins seuls l’ont d’abord fait connaître. Ensuite, il a regardé ses succès plus qu’il n’en a joui. Je ne crois pas qu’il ait jamais rien fait pour aider sa renommée et pour forcer la main à la Fortune. Sur son visage bienveillant, jusque dans sa gaîté résignée, on voyait la trace des passions qui avaient tourmenté sa jeunesse, et de la douleur qui, plus tard, a désespéré sa vie. « Je ne l’ai jamais regardé, disait un de nous, sans voir sur ses lèvres un sourire. Je n’ai jamais rencontré ses yeux sans y trouver la trace d’une larme ( 4). »
Plus heureux que lui jusque dans la mort, Edmond About n’a pas vu s’éteindre sous ses yeux l’enfant bien-aimé qui allait sitôt le suivre. À sa dernière heure, il a pu confier en paix tous ses trésors à la tendresse impuissante d’une mère et au dévouement inutile d’un ami...
« Prudens futuri temporis exitum
Caliginosâ nocte premit Deus... »
Tout à l’heure, Monsieur, vous disiez qu’en relisant les œuvres de Sandeau, vous vous sentiez transporté dans un temps qui n’est plus le nôtre, et jusqu’où remontent à peine les souvenirs incertains de votre enfance.
Ce temps dont vous parlez sans regret, les hommes de mon âge l’ont mieux connu, et en gardent fidèlement la mémoire.
Ces manteaux bourgeois de 1830, dont vous vous êtes un peu moqué, ne sont plus à la mode, il est vrai, ni peut-être à la taille des hommes d’aujourd’hui. Mais sous ces costumes démodés comme le seront demain les nôtres, il y avait des artistes généreux, qui estimaient leurs œuvres à la renommée, non au profit qu’ils en pouvaient attendre. Il y avait de nobles soldats, de vaillants capitaines qui aimaient les lettres et les arts avec ardeur, la gloire avec passion, et la France jusqu’à la folie...
Il passait dans l’air de grands souffles de poésie, de patriotisme et de liberté. Nos poètes s’appelaient Lamartine, Victor Hugo et Musset. Nos historiens, nos maîtres, nos orateurs, c’étaient Augustin Thierry, Guizot, Thiers, Mignet ; Cousin, Villemain, Montalembert, Lacordaire et Berryer ! — Alexandre Dumas, Balzac, Mérimée, Jules Sandeau amusaient nos loisirs ou charmaient nos mélancolies. Et Chateaubriand oublié assistait encore au déclin de cette Renaissance glorieuse qu’un demi-siècle auparavant son génie avait fait éclore.
Lorsque, dans quelques jours, vous viendrez prendre part à nos travaux, vous verrez parmi nous les survivants respectés de cette grande époque ; — et auprès d’eux, un siège vide... « La République des lettres » serait bien ingrate si elle oubliait jamais celui qui naguère occupait cette place avec un incomparable éclat, et qui, en nous quittant, nous a fait de si magnifiques adieux.
J’ignore, Monsieur, si, dans les prévisions de la science, l’antique exil, qui n’a pas épargné les plus grands citoyens de Rome et d’Athènes, doit rester la loi immuable de nos modernes démocraties. Dieu veuille qu’un jour, cependant, sans « changer de République », les économistes et les politiques parviennent à faire régner dans toutes les âmes, avec le droit et la justice, l’amour sincère de la liberté !...
2 Œconomies royales, Mémoires de Sully.
3 Voyez l’Encyclopédie, Ve Économie publique.
4 Discours prononcé sur la tombe de Jules Sandeau.