Discours de réception du duc d'Audiffret-Pasquier

Le 19 février 1880

Edme-Armand-Gaston d’AUDIFFRET-PASQUIER

M. Audiffret-Pasquier, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Dupanloup, y est venu prendre séance le jeudi 19 février 1880, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

Il y a des hommes pour lesquels la justice ne se fait pas attendre ; ils ont été mêlés à toutes les luttes, leur nature ardente les a placés au premier rang, ils tombent, le combat est suspendu ; tel a été l’éclat de leur vertu, la pureté de leur vie, qu’amis et adversaires s’inclinent et viennent déposer sur la tombe qui s’ouvre l’hommage de leur admiration et de leurs regrets.

Le nom de l’évêque d’Orléans n’a-t-il pas eu ce rare privilège de désarmer les passions ? Le caractère formé par la méditation et la discipline, le cœur ouvert à l’amour de tout ce qui est vrai et honnête, l’esprit cultivé par les plus fortes études, à l’âge où toutes les ambitions sont permises, Mgr Dupanloup renonce au monde et se consacre à Dieu ; ce n’est pas qu’il consente à s’isoler dans la contemplation des choses divines, il veut au contraire porter avec nous le poids du jour, combattre pour nos droits, s’associer de tout son cœur à nos gloires et souffrir de nos malheurs.

En 1825, il reçoit l’ordination des mains de Mgr de Quélen ; il jure de rester pauvre, humble et soumis ; jamais serment ne fut mieux gardé. Rejetant comme un bagage inutile toute préoccupation personnelle, il soulage les misères avec une inépuisable charité ; dur à lui-même, il est doux aux autres ; ses cheveux blanchissent avant l’âge au service de l’enfance, il se fait le père de ceux qui n’en ont plus ; ses mœurs sont austères, il relève et console toutes les défaillances ; dédaigneux du succès, il a la passion des causes vaincues, plus elles lui paraissent abandonnées, plus il trouve d’attrait et d’honneur à s’y montrer fidèle ; dans la chaire, à la tribune, dans la presse, il défend ses convictions avec courage, et cependant il n’hésite pas à les sacrifier un jour devant l’autorité souveraine à laquelle il s’est soumis. Oubli de soi-même, dévouement passionné pour l’Église et pour la France, tels sont les sentiments qui inspirent dans son admirable unité morale la vie du confrère que vous regrettez.

Vous m’avez désigné pour lui succéder ; avais-je besoin d’une si redoutable faveur pour sentir tout le prix de l’honneur que vous m’accordiez ? N’ai-je pas entendu le chancelier Pasquier mettre au-dessus des hautes dignités dont il avait été revêtu celle qu’il devait à vos suffrages ? Comme le disait le savant éminent dont l’amitié lui était chère, « quand l’âge l’eut séparé de tous les amis de sa jeunesse, descendus avant lui dans la tombe, il retrouva dans le culte des lettres, sans lequel le repos serait la mort même, le noble emploi d’une curiosité passionnée que les années accumulées n’avaient pu refroidir et que vous seuls aviez le don de satisfaire. »

Ces souvenirs, Messieurs, m’ont protégé près de vous. Il m’est doux de retrouver aujourd’hui parmi ceux auxquels j’adresse le témoignage de ma reconnaissance les hommes illustres qu’il a aimés et dont la bienveillance souriait à ma jeunesse.

Félix-Antoine-Philibert Dupanloup naquit le 2 janvier 1802, au pied des Alpes, à Saint-Félix, charmant village de la Savoie entre le lac du Bourget et le lac d’Annecy. Il garda du montagnard la santé vigoureuse, le goût de la vie active et surtout l’amour du sol natal. Il est resté jusqu’à la dernière heure enthousiaste du parfum des forêts, de l’éblouissante blancheur des glaciers, du bruit des torrents. Il revenait chaque année demander à ses chères montagnes le repos, l’apaisement, l’oubli des vices et des lâchetés humaines ; « là l’air est plus pur, disait-il, le ciel plus proche, et Dieu plus familier. » Son enfance fut confiée à un oncle, curé du diocèse d’Annecy. S’il est vrai que les lieux que nous habitons, la nature qui nous environne, ont leurs échos dans nos cœurs, la tradition de ceux qui nous ont précédés ne s’y grave pas moins profondément. Le vieux prêtre la racontait à son neveu ; il le conduisait au sommet des Allinges ; du haut de ces murs, où chaque soir se réfugiait saint François de Sales, il lui montrait Thonon, Évian, tout ce beau pays du Chablais que le saint avait ramené à l’Église par son courage et sa persévérance. Si dans leurs courses ils apercevaient les grands arbres de Ferney ou les toits des Charmettes, il signalait à son ressentiment les implacables ennemis de sa foi. Ces impressions, l’enfant les conservera, et vous les retrouverez profondes, tenaces, comme celles que reçoit l’âme vierge au seuil de la vie.

La douce et originale figure de l’évêque de Genève l’émeut, on sent qu’il l’aime ; c’est l’image bénie accrochée au chevet ; qu’on interroge dans le doute, qu’on invoque dans le danger. Par certains côtés il lui ressemble. Comme lui, il admire la nature avec ses harmonies, ses merveilles, ses lois mystérieuses, l’homme surtout qui en est le chef-d’œuvre et le maître ; avec la pénétration des solitaires qui devinent d’autant mieux les passions qu’ils ont réussi à les fuir ou à les maîtriser, il a sondé toutes nos infirmités morales, il veut les soulager, il n’aime pas à en médire et ne cherche pas à abaisser les âmes pour les dominer. S’il n’a pas toujours la bénignité, la grâce de son modèle, il a sa clarté, son naturel, son admirable bon sens, une piété saine et forte qui sépare nettement la religion des exagérations que la crédulité et l’ignorance tenteraient d’y ajouter, et qui ne sacrifie jamais le devoir tout simple aux pratiques d’une dévotion exaltée. Dans leur religion tout est large et lumineux. Tous deux auraient été avec Bossuet contre Fénelon dans la querelle sur le quiétisme. Si des amis rassemblent un jour les lettres dans lesquelles l’évêque d’Orléans se révèle tout entier avec l’abandon des confidences intimes, ce recueil rappellera l’Introduction à la vie dévote, chef-d’œuvre, de saint François de Sales, livre charmant puisé dans la correspondance de l’évêque de Genève avec Mme de Charmeoissy, et qui, après avoir ravi le roi Henri IV, fait les délices des plus beaux esprits du siècle de Louis XIV, est pour nous la plus attachante des lectures.

C’est au séminaire de Saint-Sulpice que Mgr Dupanloup achève ses études ; il y retrouvait les traditions du vénérable abbé Émery, le souvenir de Mgr d’Astros de Cheverus, de Rauzan, le fondateur des Missions de France, de Frayssinous, de Quélen, de Clausel de Montals, de tous les prélats, l’honneur de l’ancienne Église gallicane, qui, après avoir si vaillamment traversé les jours de tribulation, confessé leur foi dans l’exil, dans la prison, sur les degrés même de l’échafaud, réconcilièrent le pays avec ses vieilles croyances et firent sortir de leurs ruines nos monuments religieux. Il y trouvait pour professeurs l’abbé Borderie, Mgr Mengaud, archevêque de Bourges. « Il m’a aimé, dit-il, et par une clairvoyance de son affection, me devinant avant moi-même, conjecturant ma vocation et mon avenir, c’est lui qui murmura aux oreilles de mon cœur les premiers mots de sacerdoce. » Il y eut pour amis l’abbé Teysseire et le père de Ravignan. Il passait ses vacances au château de la Roche-Guyon, chez Mgr de Rohan, archevêque d’Auch et de Besançon, modèle accompli des vertus ecclésiastiques, et de haut savoir-vivre : formé à cette école, il conserva toute sa vie cette urbanité grave, cette dignité naturelle dont nous avons tous connu le charme et subi l’ascendant.

À peine sorti du séminaire, dès ses premiers pas, se révèle celui qui va devenir l’instituteur consommé de la jeunesse. Les enfants qu’il instruit dans la chapelle Sainte-Hyacinthe ne l’oublient plus. L’émotion qu’ils ont ressentie dans ces lointaines années survit chez ceux qui le pleurent aujourd’hui. Il a été leur guide, leur ami, et, quelque lourd qu’ait été plus tard le fardeau de ses fonctions pastorales, il a gardé pour le troupeau des premiers jours un dévouement que rien n’attiédit. Dans la chaire de Notre-Dame, ses succès furent éclatants. Comme Mgr Frayssinous, Mgr Dupanloup avait l’éloquence familière qui cherche moins à imposer les dogmes dans leur rigoureuse autorité qu’à persuader et à convaincre, et c’est dans ces improvisations rapides, où la pensée dégagée des formes solennelles garde tout son éclat, qu’on trouve le caractère le plus original de son talent. C’est bien là qu’il est tout lui-même ; je n’en voudrais citer qu’un exemple : Sollicité de prêcher pour la restauration de la Sainte Baume, il se borne à raconter son pèlerinage. Parti de Saint-Zacharie, le bâton du montagnard à la main, à mesure qu’il monte, le site sauvage, l’aspect de cette forêt que la hache n’a jamais touchée et dont les arbres ont un tel air de vétusté que l’on peut croire, ainsi que le veut la tradition, que plusieurs d’entre eux ont abrité Magdeleine, cette nature d’une étrange et sévère beauté, avec un ciel pur comme celui de la Judée, le transportent à dix-huit siècles en arrière, au temps où les flots dont il entend le murmure déposaient sur la grève la barque portant Magdeleine, Marthe, Lazare et leurs deux compagnons, Trophime et Maximin. Parvenu au sommet, il voit la sainte sur le rocher le plus voisin du ciel, regardant au loin la mer immense et revoyant au-delà la vallée de Béthanie, l’humble maison où Jésus aimait à se reposer quand il allait de Jéricho à Jérusalem, toutes les images, tous les chers souvenirs si profondément gravés dans son âme. Le charme que cette vision exerce sur l’évêque est tellement puissant que l’air qu’il respire sur ces hauts sommets, ce n’est pas la brise chargée des pénétrantes senteurs de la lande provençale, c’est le parfum que Magdeleine répandit sur les pieds du Sauveur et qu’elle essuyait de ses cheveux. Avec cette pécheresse que Jésus défend contre les Pharisiens, contre ses disciples, contre sa sœur même commence pour la femme une vie nouvelle ; elle va occuper dans la société chrétienne une place qu’elle n’avait pas dans le monde antique.

De là date la réhabilitation des âmes tombées.

« Je n’aime pas le monde, dit-il, pour bien des raisons ; mais savez-vous ce qui donne à ma haine quelque chose d’irréconciliable ? C’est que le monde, qui précipite dans la honte tant de nobles créatures, après les avoir perdues, est impitoyable pour elles ; cela, je ne le lui pardonne pas, et, si j’aime mon Évangile, c’est qu’il leur pardonne ; c’est qu’après avoir tout fait pour leur conserver la dignité de leur nature, quand le monde et la triste faiblesse humaine les a fait tomber, il a pitié d’elles et par le repentir il les relève : tout l’Évangile est là. » Dans les oraisons funèbres du général Lamoricière et des volontaires de Castelfidardo, dans le panégyrique de Jeanne d’Arc et de saint Martin, il y a des pages admirables où l’évêque parle un langage digne des plus beaux temps de la chaire chrétienne. Il n’a jamais été plus touchant que dans cette simple allocution.

En 1837, il fut nommé supérieur du petit séminaire Saint-Nicolas ; c’est là qu’il a passé ses plus heureuses années, ses devoirs étaient en parfait accord avec ses goûts. L’éducation a été la première passion de sa vie, elle en sera la dernière. Élever la jeunesse, c’est pour lui la plus grande des œuvres, « parce qu’elle doit avoir une influence décisive sur la société tout entière : c’est par elle que l’Europe a été élevée à la plus haute civilisation, et si la France, pendant longtemps, a marché à la tête des nations modernes, c’est à sa belle et forte éducation qu’elle doit cette gloire. » Rien ne le distrait de sa tache ; comme Rollin, il acquiert par une longue pratique la connaissance approfondie des méthodes, et son livre sur l’éducation restera un chef-d’œuvre de science pédagogique et de fine analyse psychologique. Ne résumait-il pas son système d’instruction quand il vous disait : « Les lettres sont l’expression même de l’esprit humain tout entier, parce qu’elles ne revêtent pas seulement des formes du langage les idées abstraites de l’intelligence et les conceptions de la raison pure, mais parce que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, elles reproduisent aussi la beauté telle qu’elle se montre à l’imagination avec son plus ravissant idéal, parce qu’elles savent se rendre les interprètes de tout ce qu’il y a de plus élevé, de plus grand, de plus vertueux dans les sentiments du cœur humain ; parce qu’enfin c’est par elles que le vrai, le beau, le bien, tels que la main divine les imprima dans l’âme de l’homme, trouvent au dehors leur manifestation la plus éclatante et la plus parfaite. »

Il vous rappelait que les grands docteurs, saint Paul, saint Basile, saint Chrysostome et saint Augustin, citaient Platon, Aristote, Virgile ; qu’ils proclamaient leur admiration pour tous ceux qui avaient fait briller d’un immortel éclat le génie antique. Fidèle à ces beaux souvenirs, il veut que tout ce qui fait la grandeur de l’esprit humain concoure à développer l’intelligence de l’enfant. Dans les auteurs grecs, il voit des modèles accomplis. Il aime leur langue, accompagnement délicieux qui fortifie les pensées et charme encore l’oreille quand le cœur et l’esprit se reposent. Dans la langue de Virgile, d’Horace, de Cicéron, de Tacite, il admire ce caractère de grandeur unique dans l’histoire du langage humain qui en a fait la langue de toutes les sciences morales, philosophiques, historiques, la langue mère de notre langue, aussi bien que des plus belles langues modernes. Il sait tout ce que Bossuet et Fénelon doivent à Homère, Racine à Euripide, Boileau à Perse et à Juvénal, la Fontaine à Phèdre, la Bruyère à Théophraste. Malgré les différences de temps et de lieu qui les séparent, ces grands écrivains sont de la même famille ; les sociétés qu’ils ont honorées ont disparu, leur autorité a survécu. Toute éducation libérale doit être nourrie de leurs œuvres ; c’est là que l’enfant doit apprendre à penser, à parler, à écrire. Arrivé au terme de ses études, il cherchera dans la science philosophique, non pas seulement les opinions, les systèmes, les différentes tendances de l’esprit humain, mais les idées éternelles, ce fonds commun de principes naturels, inébranlables, que nulle école ne peut revendiquer comme sa propriété. Dans les écrits des hommes que l’antiquité appelait les Sages, le jeune homme verra comment on monte, avec les ailes de l’âme, du fini à l’infini, comment, par la seule puissance de la raison, on retrouve le Dieu unique, la vie future et l’immortalité de l’âme.

Ce programme, inspiré par l’amour de la belle et haute littérature classique, est bien fait pour développer toutes les forces, toutes les puissances de l’intelligence : l’éducation religieuse, joignant les lumières de la foi à celles de la raison, fera des hommes qui, ainsi que le dit Montaigne, pouvant faire toutes choses, n’aymeront à faire que les bonnes. »

Mgr Dupanloup nous dit que cette éducation commence avec « la première caresse donnée par la mère à l’enfant, avec la première parole déposée avec un baiser sur ses lèvres, avec la première pensée que le son de la voix, la tendresse et la lumière de son regard, l’inspiration et le souffle de son âme vont éveiller au fond de son intelligence. »

C’est ainsi que l’amour de Dieu s’allume au foyer des deux plus purs amours de cette terre, l’amour maternel et l’amour filial. L’erreur de Rousseau est de ne pas voir l’enfant tel qu’il est, avec sa double nature morale et physique, et de séparer dans l’éducation ce qui chez lui est si étroitement uni. L’enfant a sa sensibilité, sa conscience, comme il a la mémoire et le raisonnement ; son cœur s’éveille avant sa raison, il a des affections avant d’avoir des idées. Rousseau s’attache uniquement à ce qui est sensation ; Émile n’a ni ami, ni famille, ni patrie ; à vingt ans il n’a pas entendu prononcer le nom de Dieu ; cet isolement moral est une chimère ; aussi, que de précautions pour lutter contre les penchants naturels !

Tout cela est faux. L’éducation est une œuvre d’autorité et de respect ; l’idée de Dieu ne peut en être bannie, parce qu’elle est la source de toute autorité, et le christianisme est, suivant la belle expression de M. Guizot, « la plus grande école de respect qu’ait jamais vue le monde. » Tout cela est faux, parce que l’instruction religieuse seule donne l’esprit d’abnégation, de sacrifice, les grandes vertus, les grandes pensées, qu’elle seule pénètre dans la conscience et fait supporter la vie sans murmurer contre le mystère de la condition humaine. Tout cela est faux, parce que, les nations comme pour les hommes, c’est l’éducation morale qui fait leur force et leur grandeur. Chez les Romains, sous la République, l’instruction était faible, les croyances étaient fortes, les mœurs austères. Ils ont conquis le monde et laissé sur les peuples vaincus une empreinte que les siècles n’ont pas effacée. N’est-ce pas sous l’inspiration de sa foi religieuse que la France du moyen âge a fait les grandes choses que racontent nos glorieuses annales ?

Ce qui me frappe dans cette partie si élevée du livre de l’évêque d’Orléans, c’est son respect pour l’enfance. L’enfant n’est pas, à ses yeux, une créature fatalement portée au mal, suivant la doctrine un peu sombre de Port-Royal, pour laquelle les collèges d’autrefois avaient des châtiments si sévères, qu’on retenait captive entre de hautes murailles, espérant réprimer sa méchanceté native par une vie qui avait la tristesse et l’austérité du cloître. « Non, l’enfant, c’est une âme innocente dont les passions n’ont pas encore troublé le paisible sommeil, dont la droiture n’a pas été altérée par les entraînements du mensonge et les illusions du monde, c’est je ne sais quoi d’heureux qui respire son origine céleste.

Il est encore ;
Tout plein de la bonté divine, il en arrive ;
C’est le nouveau venu de la céleste rive ( 1).

Voyez-le : il n’y a pas un nuage sur son front, il ignore le passé, il sourit au présent, il s’élance vers l’avenir et semble y traîner tout le monde avec lui ; c’est l’espérance de la famille, de la société, et comme le renouvellement de l’humanité dans sa fleur. »

L’évêque d’Orléans s’indigne à la pensée que la contrainte et la violence peuvent être exercées sur cette frêle créature qu’on doit élever pour l’honneur et la liberté.

Malgré son admiration pour Bossuet, il n’hésite pas à reconnaître les tristes résultats de l’éducation du Dauphin où, suivant l’expression du cardinal de Beausset, « le précepteur était tout et l’élève rien. » Bossuet était trop grand pour lui et fut ici trompé par son génie même. Il travaillait pour la postérité en croyant travailler pour cet enfant ; le trop puissant instituteur n’avait fait que le fatiguer et l’abattre. Silvestre de Sacy se demande si le duc de Bourgogne aurait été un vrai roi. « Fénelon possédait le cœur du prince ; comment n’aurait-il pas eu tout ? Eût-ce été un si grand malheur pour la France d’être gouvernée par Fénelon ? Je ne sais ; Mentor me fait peur, la tyrannie du bien m’inspire presque autant d’antipathie que la tyrannie du mal. Peut-être vaut-il mieux pour tout le monde que Fénelon soit resté un grand évêque exilé, le duc de Bourgogne un jeune prince enlevé à l’amour de la France, et le Télémaque un roman. »

Le culte de Mgr Dupanloup pour Fénelon ne lui eût pas permis d’écrire ces lignes, mais n’obéit-il pas à la même pensée quand il dit : « S’il y a peu d’éducations heureuses, c’est qu’il y en a peu qui soient véritablement libres, spontanées, généreuses comme il convient qu’elles soient. N’a-t-on pas entendu ériger en principe cette étrange assertion que l’enfance, que la jeunesse française devait être jetée dans un moule et frappée comme une monnaie à la même effigie ? Pour moi, je le déclare, tant que de loin ou de près je pourrai m’occuper de l’éducation de la jeunesse, je respecterai la liberté humaine dans le moindre enfant, plus religieusement encore que dans un homme mûr, parce qu’au moins celui-ci saurait contre moi la défendre ; l’enfant ne le peut pas. Non, jamais je n’outragerai l’enfant au point de le considérer comme une matière que je peux jeter dans un moule pour l’en faire sortir avec l’empreinte que lui donnera ma volonté. »

Voilà, Messieurs, les saines doctrines du christianisme sur le respect des âmes et des libertés humaines.

Tout autre est la doctrine de Rousseau. Adoptant les idées de Platon, il n’élève pas l’enfant pour lui-même ou pour sa famille, il l’élève pour l’État ; comme le philosophe grec, il veut que l’unité de l’État soit absolue, que rien ne lui échappe, la conscience, la propriété, la famille, la femme, l’enfant. L’école révolutionnaire devait s’emparer de cette théorie, et l’un de ses chefs en faisait une application logique quand il disait à la Convention : « La patrie a seule le droit d’élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l’aristocratie et d’un fédéralisme domestique qui restreint les âmes en les isolant, et détruit avec l’égalité tous les fondements de la société. » Ce que Robespierre désigne, ce qu’il attaque, sous cette phraséologie bizarre, c’est l’indépendance de la famille, la liberté de l’individu ; il les fait disparaître devant le dogme de la souveraineté de l’État, le citoyen détruit l’homme. Grave erreur ! Vous voulez avoir des citoyens libres ; faites d’abord des hommes, ne les marquez pas au front de tous les signes de la servitude ; — l’esclave ne possédait pas, il n’avait pas de patrie, il n’avait pas de famille, il n’entrait pas au temple. Quand un peuple aura été ainsi façonné, quand il aura perdu les sentiments qui font la force et la dignité de notre nature, il sera prêt pour le despotisme ; César peut venir, la moisson est mûre.

Les véritables fondements de la liberté humaine, l’évêque d’Orléans les voit dans la doctrine chrétienne. Elle enseigne que, par notre âme immortelle, nous avons une personnalité indépendante, que, si petits que nous soyons devant la grandeur infinie de Dieu, nous comparaîtrons devant sa justice avec une responsabilité distincte ; qu’il est des droits inaliénables, dont nulle puissance humaine ne saurait nous dépouiller ; que l’autorité paternelle, l’indépendance de la famille, sont un domaine sacré que l’État doit protéger et jamais envahir. Les sociétés modernes reposent sur ces vérités. Si, dans des jours malheureux où la conscience se trouble et se déconcerte, elles semblent un moment obscurcies et délaissées, le sentiment chrétien proteste, il résiste, et elles ne tardent pas à reprendre toute leur autorité.

C’est pour les défendre que Mgr Dupanloup publia son livre sur la Pacification religieuse. La vie militante commence pour lui ; il ne retrouve plus qu’à de rares intervalles, dans son petit séminaire de la chapelle Saint-Mesmin, ces heures paisibles et heureuses passées au milieu de la jeunesse ; d’autres devoirs s’imposent à son zèle, il marche sans se plaindre au-devant, des épreuves qui l’attendent. Aucune des grandes questions débattues à cette époque ne le trouve indifférent ; pendant trente ans il prend part à toutes les luttes avec l’ardeur pour le bien qui est le propre des cœurs droits, avec l’énergie que donnent les convictions sincères et désintéressées.

Après la révolution de 1830, un grand changement s’était opéré dans les idées. Au moment où plusieurs avaient pu croire que la religion allait disparaître avec la croix brisée de Saint-Germain l’Auxerrois et les débris du palais de l’Archevêché, des jours plus favorables allaient briller pour elle. À la suite des grands renversements, l’esprit de l’homme désenchanté par bien des mécomptes se replie douloureusement sur lui-même, il ne retrouve pas ses haines contre un passé vaincu ; la rapidité avec laquelle il a vu disparaître des institutions longtemps respectées le porte à chercher pour l’avenir un appui hors de l’instabilité des choses humaines ; il sent que la politique ne suffit plus à diriger l’humanité troublée ; libre de croire, sans qu’on puisse accuser sa foi de cacher une ambition profane, il redemande aux vieilles croyances la paix et la sécurité perdues. Sous les voûtes de Notre-Dame, si longtemps solitaires et silencieuses, la foule accourut. À ces hommes qui se pressaient au pied de la chaire, allait-on demander de renier le passé, de renoncer aux institutions libres pour lesquelles ils avaient depuis quarante ans combattu et souffert ? Était-il donc impossible de réconcilier le christianisme avec l’esprit moderne ? Le mouvement qui pousse le monde vers la liberté n’est-il pas conforme à l’esprit de l’Évangile ? Les premiers, les Apôtres n’avaient-ils pas proclamé l’affranchissement de toutes les oppressions, de toutes les servitudes ? Enfin l’Église, qui avait sauvé les droits sacrés de l’humanité du despotisme des empereurs romains et de l’invasion des barbares, ne devait-elle pas réclamer sa part dans le patrimoine de la société nouvelle ?

Une grande partie du clergé ne partageait pas cette opinion ; il fallait lui faire oublier cinquante années d’agitation et de douleur : la tâche était difficile. Lacordaire et Montalembert n’hésitèrent pas à l’entreprendre ; pour la faire réussir, ils mettaient en commun la force que donne une imperturbable confiance dans la justice et la vérité, et aussi les ressources d’incomparables talents. Les souvenirs que ces deux noms nous rappellent n’ont pas vieilli pour nous ; malgré les années écoulées, ils nous reviennent comme un souffle de jeunesse, avec les émotions, les enthousiasmes qu’excitait dans nos cœurs la parole enflammée de ces grands orateurs.

Ils se jetèrent au-devant de tous les obstacles ; ils savaient que les plus dures épreuves ne leur viendraient pas de leurs adversaires naturels ; rien ne les découragea de leur patriotique entreprise. Partout, en Europe, le mouvement de renaissance catholique s’étendait. La Belgique avait donné l’exemple ; en Espagne, Balmès et Donoso Cortès publiaient leurs remarquables écrits ; en Angleterre, le grand émancipateur O’Connell, suivi de tout un peuple, était venu frapper à la porte des Chambres au nom du droit et de l’équité, et le glorieux acte d’émancipation avait été consommé. — En France, grâce à la sagesse d’un roi qui nous a donné dix-huit années de prospérité et de paix, les institutions libérales s’étaient affermies, elles devinrent l’instrument et la sauvegarde des intérêts religieux. On avait résolu de concentrer le principal effort sur la loi d’enseignement. Le terrain était bien choisi. Les parlements avaient autrefois soutenu les droits de l’État contre les prétentions excessives du clergé ; autant que le permettaient les institutions du temps, ils avaient défendu l’indépendance morale du pays ; c’est leur honneur, c’est leur grand titre à notre reconnaissance. Aujourd’hui les rôles étaient changés ; il ne manquait pas d’hommes dans le parti libéral décidés à substituer le droit commun au régime absolu que nous avait légué l’Empire. Les chefs du parti catholique comprirent qu’ils trouveraient là de puissants auxiliaires. Acceptant les conditions d’une époque militante, ils demandèrent à la démocratie même les armes nécessaires pour lutter et pour vaincre. La France avait des assemblées indépendantes, ils occupèrent la tribune, une presse libre, ils s’élancèrent dans l’arène. Il ne s’agissait plus seulement de disputer un monopole à l’État, la question n’était plus réduite aux proportions étroites d’une sorte de duel entre l’Université et le clergé ; c’était une question immense où la liberté de conscience, les droits politiques et religieux, les droits de l’Église et de l’État se trouvaient engagés.

Mgr Dupanloup, dans son livre inspiré par un grand esprit politique et par un sincère désir de conciliation, s’était efforcé d’éclaircir tous les malentendus, de détruire tous les préjugés. Établissant avec une raison supérieure les droits respectifs des partis opposés, il avait préparé le traité de paix qui devait les unir.

M. Guizot avait dit à la tribune : « Il s’agit, pour la société nouvelle, de s’accoutumer à une chose à laquelle elle est bien peu accoutumée, à la liberté et à l’influence de la religion. Il faut que la société nouvelle accepte ce fait et ce spectacle, et il faut en même temps, chose nouvelle aussi, que la Religion accepte les mœurs, les libertés, les tendances, les institutions de la société moderne. »

Mgr Dupanloup répondait avec l’assentiment du clergé et des catholiques : « Toutes les libertés si chères à ceux qui nous accusent de ne pas les aimer, nous les proclamons, nous les invoquons pour nous comme pour les autres. Je le dis sans hésiter aux hommes de 89 et aux hommes de ce temps qui voudraient faire peser sur nous le joug d’une intolérable oppression : vous avez fait la Révolution de 89 sans nous et contre nous, mais pour nous, Dieu le voulait ainsi malgré vous. Les libertés, nous les avons assez chèrement payées ; elles sont écrites dans la Charte, dans les lois, dans les mœurs. On ne peut nous les refuser, ou bien les paroles ont perdu leur vrai sens, les mots n’expriment plus les idées, la liberté est un mensonge et le droit public des Français, la loi fondamentale, est une déception, et tout ce qui s’est fait depuis cinquante années en France un jeu brutal et sanglant où la force a été comptée pour tout, le droit, la justice et la vérité pour rien. »

Après avoir, dans ce ferme langage, revendiqué les droits de l’Église, il se demande si la paix n’est pas possible. Les uns et les autres, nous sommes enfants d’une même patrie ; cessons de nous faire la guerre, faisons alliance par la liberté commune pour l’éducation de la jeunesse française, et la grande œuvre de la pacification religieuse sera accomplie.

À la fin de 1848, l’un des hommes les plus considérables du parti catholique fut chargé du ministère de l’instruction publique. Son nom, vos usages m’interdisent de le prononcer, mais il me sera permis de rappeler que Montalembert a pu dire, aux applaudissements de l’Assemblée législative, qu’il était devenu en France et dans l’histoire contemporaine synonyme de la droiture, de l’éloquence et du courage.

Dans la grande commission qu’il se hâta de réunir pour préparer le projet de loi sur la liberté d’enseignement, la place de Mgr Dupanloup était marquée d’avance, à côté de MM. Thiers, Montalembert, Cousin, Saint-Marc Girardin. Dès les premiers jours il prit une grande part aux débats dans lesquels des intérêts si graves étaient en jeu. Montalembert s’effaçait : ouvrier de la première heure, il lui plaisait de laisser achever la tâche par le collègue qu’il aimait, et dont il avait mesuré la valeur. Dans l’une des séances, répondant à la fois à M. Thiers et à M. Cousin, Mgr Dupanloup avait triomphé des dernières résistances, et M. Thiers, saisissant le bras de M. Cousin, s’était écrié : « L’abbé a raison ! » J’admire, Messieurs, l’éloquente sincérité de ce prêtre qui avait su dissiper toutes les préventions ; j’admire également l’homme d’État qui, se laissant toucher et convaincre, reconnaissant la justice d’une cause qu’il avait longtemps combattue, n’hésitait pas, avec la générosité d’un esprit supérieur, à lui apporter le concours de son immense autorité et de son talent. Bien des années plus tard, l’évêque d’Orléans écrivait : « S’il nous fut donné de réussir, ce ne fut pas seulement parce que la justice et la raison combattaient pour nous, c’est parce que nous avons trouvé un auxiliaire inattendu, dont l’esprit, admirablement clairvoyant, sut discerner le principe supérieur d’ordre religieux et moral qui planait sur ces discussions, et dont la parole vive et lumineuse sut tout faire entendre et tout décider. » Montalembert rappelait, en 1852, à ceux qui paraissaient tentés d’immoler la vie politique à l’amour du repos, au besoin d’une sécurité éphémère, et rendaient la parole publique responsable de tous les dangers de la société « que tous les biens dont jouissaient les catholiques avaient été gagnés grâce à ce culte du droit, à cette horreur de l’arbitraire qu’inspirait le régime parlementaire. »

Jamais une plus juste cause n’avait remporté une plus éclatante victoire ; les deux sociétés qui se partagent la terre, la société religieuse et la société civile, s’étaient donné la main ; la paix s’était faite dans la liberté.

Vous vous êtes associés à cette pensée d’apaisement, Messieurs, quand, reprenant une tradition que l’on avait pu croire un moment interrompue, vous appeliez l’évêque d’Orléans à siéger au milieu de vous. M. de Salvandy lui disait en votre nom : « Ce n’est pas seulement le disciple et le maître enthousiaste des hautes études, également nourri des trois antiquités biblique, grecque et latine, le docteur et l’orateur renommé, c’est l’évêque que nous avons appelé au sein de l’Académie. » Il ajoutait : « La patrie n’a, ni toutes ses forces, ni toutes ses lumières, ni toutes ses grandeurs, quand il lui arrive, par peur ou passion, de ne pas se faire honneur de cette grande hiérarchie que l’histoire appelle l’Église de France, et qui a été une part si considérable de sa puissance et de son génie. Les grands exemples du monde, par tout ce qui a péri, par tout ce qui a vécu, attestent qu’il faut les fortes institutions religieuses aux fortes institutions civiles, quand on les veut durables. »

Vos suffrages, Messieurs, les éloquentes paroles qui les confirmaient étaient bien la plus belle récompense qui pût couronner une vie laborieuse et indépendante.

La joie des catholiques devait être de courte durée ; l’Église va bientôt traverser une de ces crises, qu’il est dans sa destinée depuis dix-huit siècles de subir, pour arriver toujours à triompher. Le Saint-Siège est menacé dans sa souveraineté, dans son indépendance. Solennellement garantie par des traités qu’elle n’avait pas violés, cette souveraineté avait de siècle en siècle renouvelé son droit par de mémorables actions. L’ambassade de Léon le Grand préservait Rome d’Attila ; pendant le moyen âge, les luttes du pouvoir spirituel, c’est-à-dire d’une force intellectuelle et morale contre le despotisme des hommes d’armes du Nord, avaient été un grand exemple pour l’Italie, un grand bienfait pour le monde. Voltaire et Chateaubriand s’accordaient pour reconnaître que l’Europe devait au Saint-Siège sa civilisation, une partie de ses meilleures lois, presque toutes les sciences et les arts. Pouvait-on oublier de si grands souvenirs et exclure le Pape de ces règles du droit public qui sont la garantie humaine, mais sacrée, des sociétés ? L’indépendance politique du Saint-Siège n’était-elle pas la garantie nécessaire de l’indépendance spirituelle de la plus vaste communion chrétienne, qui compte des sectateurs vivant sous les formes de gouvernement les plus variées (2 ) ?

Ces grandes questions qui passionnaient alors, qui passionnent encore les catholiques dans le monde entier, je n’ai pas à les traiter ici ; ce que MM. de Montalembert, Thiers, disaient avec tant d’éloquence à la tribune, ce que MM. Guizot, Villemain, écrivaient avec une si grande autorité, je ne saurais le dire, ni si bien, ni de si haut. L’évêque d’Orléans ressentait dans son cœur toutes les douleurs de l’Église. Il publie une première lettre pour protester contre une brochure dont l’anonymie cachait mal la haute origine. Ce fut comme le cri d’une conscience révoltée. Respectueux envers le pouvoir, il était resté dans une grande réserve ; après avoir invoqué la liberté, on ne l’avait pas vu briser l’arme avec laquelle il avait combattu, renier son drapeau et déserter le terrain conquis. Avec une sereine indifférence, il avait su repousser les solidarités compromettantes et garder la liberté de sa parole. Le Saint-Siège n’eut pas de défenseur plus intrépide. Il est dans toute la maturité de son talent ; ses lettres à un catholique, à M. de la Guéronnière, à Rattazzi, à Minghetti, son grand ouvrage sur la souveraineté pontificale, ont toute la solidité de l’érudition la plus sévère jointe à la verve entraînante d’un polémiste puissant. Transporté par la grandeur du péril, par la violence des attaques, il a des indignations superbes, d’accablantes répliques on sent dans ces pages la passion, quelque chose de poignant qui atteste la sincérité et la profondeur de l’émotion. C’est bien un de ces hommes forts et rares nés pour la lutte, armés pour la vérité. « C’est bien un de ces hommes qui savent trouver, dit Bossuet, dans tout ce qui s’appelle devoir et dévouement un charme profond, une beauté exquise, qui leur font accepter avec joie des fatigues énormes, des douleurs incroyables, pour ce qu’elles aiment, pour la patrie, pour la religion, pour les autels. » Quand la guerre fut terminée ; quand, écrasée par le nombre, décimée par la mort, l’armée qui défendait les droits du Saint-Siège fut dispersée, il voulut rendre un dernier hommage à ceux qui, n’écoutant que la voix de la conscience et de l’honneur, s’étaient héroïquement sacrifiés pour une grande cause. L’oraison funèbre du général Lamoricière est une œuvre parfaite, pleine d’inspiration et d’éclat. Quelle richesse de couleurs dans le récit de nos guerres africaines, dans le portrait du zouave avec son visage bronzé, son costume pittoresque, toujours au feu au premier rang, tantôt rampant dans les broussailles, tantôt bondissant comme une panthère, plein d’entrain, de verve, de gaieté militaire, trouvant moyen partout de vivre et de chanter, rachetant par ses qualités guerrières son goût un peu trop vif pour la razzia, enfin portant dans sa mâle poitrine un cœur bon et tendre comme en ont les héros !

Ne semble-t-il pas, Messieurs, que votre confrère était à côté du général à l’assaut de Constantine, au col de Mouzaia, à la bataille d’Isly ? Je ne m’étonne pas de l’enthousiasme avec lequel il décrit ces combats, ces victoires ; il y a entre le prêtre et le soldat une sympathie naturelle, ils ont un lien commun : l’esprit de discipline et d’abnégation ; le même sentiment conduit le soldat sur le champ de bataille et le missionnaire dans les régions lointaines où il brave le martyre pour prêcher sa foi. Tous deux obéissent à la grande loi du sacrifice ; à ces hauteurs ils se rencontrent et se comprennent.

L’éloquence sacrée n’a pas d’accents plus pénétrants que ceux que l’évêque d’Orléans trouve pour louer Lamoricière. Après avoir retracé l’œuvre de sa vaillante jeunesse, il nous montre le général malheureux et vaincu, supportant sans fléchir les douleurs de l’inaction et de l’exil, plus grand, plus noble encore dans cette dernière partie de sa vie. Avec une égale émotion il salue les victimes de Castelfidardo : « Je veux rester, dit-il, dans ces régions élevées où l’accord se fait et où tous les partis volontiers s’oublient pour célébrer les grandes actions ; quand un peuple est amolli, quand les âmes s’énervent, quand les cœurs se soumettent, quand on ne comprend plus ni la grandeur morale ni la vertu du sacrifice, quand les intérêts matériels deviennent souverains, il faut des hommes qui se fassent briser pour la justice, il faut cette folie sublime qui va secouer la torpeur des peuples, qui relève les âmes, qui retrempe les caractères, qui enfante les héroïsmes, les trépas magnifiques, toutes les grandes choses par lesquelles sont sauvées les nations. »

Il est touchant, Messieurs, de voir ce prêtre se pencher sur les blessés de la vie publique, restés au bord du chemin, de l’entendre dire que le succès n’est pas tout en ce monde, qu’il faut admirer surtout la dignité du caractère, l’inébranlable fidélité à ses convictions.

Dans les rapides alternatives des choses humaines, bien des causes ont pu succomber que l’avenir remettra en honneur ; ce pays qui aime, qui admire tout ce qui est généreux, a placé au seuil du Palais de justice les statues de Malesherbes et de Berryer, les grands avocats des vaincus.

Pendant les années d’épreuves si douloureuses pour le Saint-Siège, Mgr Dupanloup fit plusieurs voyages à Rome : il allait porter au pape le témoignage de son ardent dévouement. Il y fut rappelé en 1869 avec tous les évêques de la chrétienté. Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, le récit des séances du Vatican. Nous ne sommes plus au temps où Bossuet louait le grand Condé pour sa science théologique, où Fénelon en conseillait l’étude aux femmes elles-mêmes.

Je reconnais mon incompétence ; par des traditions qui me sont chères, j’étais trop attaché aux convictions que défendait la minorité pour ne pas douter de mon impartialité ; j’aime mieux rappeler ce que saint François de Sales répondait à ceux qui l’interrogeaient sur ces épineuses matières : « S’il faut dire le mot que j’ai dans le cœur je n’ayme pas par inclination naturelle toutes ces contentions et disputes qui se font entre catholiques, en cet âge où nous avons tant d’ennemis au dehors, je crois que nous ne devons rien émouvoir au dedans du corps de l’Église. La pauvre mère poule qui, comme ses petits poussins, nous tient dessous ses aîles, a bien assez de peine à nous défendre du milan sans que nous nous entrebecquetions les uns les autres. »

Tant que la discussion fut un droit, l’évêque d’Orléans discuta. Quand la majorité se fut prononcée, il fit à l’unité de l’Église le sacrifice de son opinion, comme l’eussent fait saint François de Sales, saint Vincent de Paul et Bossuet, comme l’avait fait Fénelon. Il se soumit à la seule autorité devant laquelle, ainsi que le dit Lacordaire, on s’élève en s’inclinant.

Cette soumission ne devait pas apaiser des adversaires victorieux. Renfermé dans la solitaire jouissance du devoir accompli, Mgr Dupanloup ne daigna pas se plaindre. D’autres pensées l’occupaient tout entier ; la guerre avec l’Allemagne était déclarée ; quand il revint, l’invasion menaçait sa ville épiscopale. Chaque combat, chaque désastre, retentit dans ce cœur si dévoué à la prospérité et à la grandeur de la France. Pour relever les courages, soulager les souffrances, consoler les infortunes, il déploie tout ce que le zèle pastoral a de plus héroïque. C’est bien sa propre image qu’il retrace dans le panégyrique de saint Martin, quand il nous montre le grand évêque : « Toujours debout, sans compter jamais avec les fatigues ni les périls, souffrant dans son cœur, car la vertu n’empêche pas de souffrir, mais allant, allant toujours, courageux et fort, au besoin des âmes ; puis, avec cette douceur qui devient tout à coup une force indomptable , quand on lui enlève ses enfants, lorsque des proscrits l’implorent, lorsque les faibles sont opprimés et.que de grandes iniquités se préparent, bravant tout pour sauver les malheureux et dictant à la tyrannie elle-même les décrets que la justice et l’humanité réclament. »

Comme, autrefois, le pays a trouvé pour le consoler dans ses malheurs l’intrépide dévouement des saint Aignan et des saint Martin ; à côté de ces noms qui ont traversé les âges, portés par la reconnaissance et le respect publics, l’Église de France, toujours égale à elle-même, a pu inscrire avec un juste orgueil les noms de l’évêque de Metz et de l’évêque d’Orléans.

À l’Assemblée nationale et au Sénat, il nous a été donné de mieux connaître le collègue éminent vers lequel nous attirait déjà la plus sympathique admiration. Un des côtés les plus saillants de son caractère est l’action qu’il exerce sur les hommes. Tous subissent l’irrésistible attrait de cette parole qui a remué tant d’intelligences, qui pénétrait avec tant d’autorité dans les cœurs, les élevait au-dessus des horizons bornés de la vie présente, et, allumant en eux l’amour de la justice, ramenait les plus rebelles.

Quel zèle dans la recherche des âmes ! Permettez-moi, Messieurs, de laisser encore parler celui que nous ne devons plus entendre. N’est-ce pas le plus sûr moyen de le faire connaître et aimer ? « Les âmes, dit-il, ma mission est de les sauver ; il n’y a qu’elles d’admirables ici-bas. Non, il n’y a pas d’intérêt plus profond, plus attachant que de lire là, d’y étudier, d’y saisir ce qui se remue dans ces profondeurs, les émotions fugitives et durables, les impressions soudaines, les nobles inspirations, les élans généreux.

Chercher le feu sacré qui est dans toute créature, et l’y voir resplendir enfin, c’est un moment inexprimable et dont je bénis Dieu de m’avoir quelquefois dans ma vie donné la profonde douceur. Les âmes, c’est bien pour elles qu’on donnerait volontiers mille vies si on les avait, comme une goutte d’eau ! »

C’est le langage d’un apôtre. L’évêque d’Orléans en avait la pitié infinie qui n’hésite pas à se charger du fardeau des autres, à se dévouer aux faibles, à défendre les opprimés. Il savait trouver dans les inépuisables trésors de sa pauvreté les ressources nécessaires pour soulager toutes les misères, réparer tous les désastres. Mille traits de sa charité sont gravés dans la mémoire des habitants de son diocèse ; ils n’oublieront pas de longtemps le modeste équipage avec lequel il faisait ses tournées pastorales ; l’amour et la vénération de tous le suivaient, c’était le seul cortège que sa chrétienne humilité ne pût pas refuser, le seul qu’il n’ait pas pu interdire pour le jour où le pays en deuil devait lui faire de si belles et de si populaires funérailles. Pour connaître son cœur, il suffit de relire, dans le livre sur l’éducation des filles, les pages charmantes où il trace le rôle des femmes dans la société, dans la famille. Sans doute on y retrouvera l’empreinte du génie de Fénelon, mais il y a là aussi une émotion, une délicatesse de pensées, une sensibilité qui lui sont propres et qui pourraient surprendre ceux qui n’ont vu en lui que le polémiste ardent. La forme a dû faire illusion.

Sous une apparence parfois excessive, violente même, il a toujours conservé des opinions modérées. La bonté fait le fond de cette belle nature, si étrangère à l’envie, si prompte à l’enthousiasme, si accessible à toutes les nobles séductions, confiante jusqu’à la candeur. Pieux comme on l’était au temps de saint Louis et sympathique aux grandes aspirations de son époque, il a tout fait pour réunir deux mondes qui ne se combattent que parce qu’ils se méconnaissent.

Il a beaucoup aimé son temps, sans s’aveugler sur ses défaillances. Effrayé par l’abaissement des caractères, l’affaiblissement des convictions devant l’invasion du matérialisme, il a jeté le cri d’alarme et signalé avec une impitoyable franchise les périls prochains. « Il n’est pas défendu, que je sache, par l’Évangile, disait-il, au pasteur de crier au loup et aux brebis d’y croire. Je suis, j’en conviens, un peu irascible sur toutes ces indignités ; mais enfin, je me souviens du précepte de l’Écriture : Irascimini, et nolite peccare. Allons jusqu’à l’indignation, quand il le faut, mais pas jusqu’au péché. »

Mgr Dupanloup n’a pas le goût de la résignation dans l’impuissance, il plaint ceux qui se taisent et acceptent tout ; il veut lutter contre la bassesse, contre ce qui déprime et avilit. Marchant à l’écart, loin des cupidités, des ambitions, il a mis au service de toutes les grandes pensées, de toutes les généreuses entreprises les facultés les plus brillantes, une puissance de travail, une activité qui semblent dépasser la limite des forces humaines. Libéral, il ne refusait pas aux autres la justice qu’il demandait pour lui-même ; il avait foi dans la libre discussion pour faire triompher la vérité.

C’est ainsi que, dans un pays divisé, il a su conquérir d’universelles sympathies, mériter le respect et l’admiration de ses adversaires. Qu’importe qu’au moment du combat on ait pu oublier ces sentiments ? plus tard, dans le silence des rivalités et des passions, quand la mort a donné au jugement toute sa liberté, ils se retrouvent et demeurent.

À la tribune, devant une assemblée redoutable par le nombre et la diversité des opinions, il a cherché bien moins des ennemis à combattre que des esprits à convaincre ; sa parole pressée d’agir allait droit au but, sans détours, sans artifices ; il les ignorait ou les dédaignait. Il avait ce que l’art ne donne pas : les grands essors vers les régions où rien ne trouble la sérénité de la pensée ; il avait la vivacité des sentiments, la puissance d’émotion, enfin l’autorité du courage et de la sincérité qui est le secret de la puissance oratoire. Il ne se mêlait aux luttes politiques que lorsque le débat portait sur les questions de liberté religieuse, les rapports de l’Église et de l’État. Il aimait à se retirer dans la galerie des Tombeaux, et là, au milieu des débris qui lui rappelaient les splendeurs de la vieille France, il priait : passant et repassant devant la statue de Jeanne d’Arc, chef-d’œuvre d’une princesse qui, au prestige du sang royal, joignait celui du génie.

La mémoire de Jeanne d’Arc a tenu une grande place dans le cœur de l’évêque d’Orléans. Deux fois il a prononcé son panégyrique, célébré la simplicité de son origine, sa vaillance dans les combats, son amour de la patrie, la sainteté de sa vie et de sa mort. C’est une figure unique à laquelle rien ne ressemble dans notre histoire. Sainte Clotilde meurt, dans un douloureux mais glorieux veuvage, auprès du tombeau de saint Martin ; sainte Geneviève achève sa longue carrière au milieu des bénédictions du peuple, près de Saint-Denis ; Jeanne, obéissant à la voix de ses saintes, quitte son village, relève les cœurs abattus, console la grande pitié qui était au royaume de France, chasse l’étranger ; acclamée par une armée, par tout un peuple, elle arrive au sommet des gloires humaines, sa mort vient y ajouter la grandeur que donnent la souffrance et le malheur ; trahie, abandonnée, elle périt sur un bûcher au milieu des cris de haine de ceux qu’elle avait vaincus ; « ses cendres sont jetées au vent ; il ne devait plus rien rester d’elle ici-bas, qu’un peuple sauvé et une impérissable mémoire ( 3). »

Mgr Dupanloup ne s’absorbe pas tout entier dans ces tristesses, dans le spectacle toujours émouvant du néant des choses humaines ; son patriotisme voit surtout la vitalité du pays, qui toujours sort plus puissant des plus dures épreuves. La France, au commencement du XVe siècle, est déchirée par les factions, sans roi, sans patrie, ravagée par l’ennemi ; tout y est sombre, désespéré ; qui la relève ? Un livre et une femme : l’Imitation de Jésus-Christ et Jeanne d’Arc. Le sentiment religieux poussé dans le livre jusqu’au mysticisme, chez la femme jusqu’à l’héroïsme, qui fait d’une jeune fille des champs la libératrice et la martyre de la France ( 4).

L’évêque d’Orléans aimait dans la guerrière et dans la sainte cette alliance si naturelle et au fond si française de la plus héroïque valeur et de la piété la plus fervente. À la plus pure de nos gloires nationales, au nom de Jeanne d’Arc, est attaché désormais le souvenir de son avocat le plus éloquent. Sentant ses forces décliner, l’évêque d’Orléans voulait une fois encore faire le pèlerinage de Rome, saluer dans Léon XIII un de ces grands papes qui ne manquent jamais à l’Église aux heures critiques de son histoire. Ce vœu ne put s’accomplir. Votre confrère s’est éteint doucement au château de la Combe, entre les bras du plus ancien et du plus jeune de ses amis, les yeux fixés sur les sommets de la Chartreuse, la belle vallée qui relie Grenoble à Chambéry, et les montagnes de la Savoie qu’il avait tant aimées.

Dans son testament, il lègue aux pauvres de la ville d’Orléans la modeste somme produite par les émoluments d’académicien longtemps accumulés, associant votre souvenir, Messieurs, à sa dernière aumône, et rappelant ainsi d’une façon touchante les liens d’une confraternité que, dans son cœur, il n’avait jamais rompus. Il interdit toute oraison funèbre, « ne voulant pas, dit-il, qu’on loue celui dont Dieu seul a connu les faiblesses ». À la fin d’une longue carrière, sentant la difficulté des choses triompher de tous ses efforts, cette âme qui n’avait jamais connu le découragement a-t-elle donc été troublée par l’amère tristesse que laissent l’injustice des hommes, les ruines et les désenchantements de ce monde ?

Non, un sentiment plus élevé a dicté ce testament ; la charité, l’humilité ont inspiré le pardon des injures, l’indulgence pour les autres, l’oubli de soi-même, et ces deux vertus chrétiennes éclairent d’un rayon suprême la vie de l’évêque, qui a été pour l’Église un défenseur si fort, et si soumis, pour la France un serviteur si fidèle et si courageux.

1 Victor Hugo.

2 Villemain.

3 Panégyrique de Jeanne d’Arc.

4 Saint-Marc Girardin.