M. Hippolyte Taine, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Loménie, y est venu prendre séance le jeudi 15 janvier 1880, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Vous m’avez donné à retracer la vie d’un homme qui a fait beaucoup de portraits historiques ; je n’ai qu’à suivre son exemple. Il aimait les détails précis, les textes authentiques, l’histoire vraie, et il avait raison : aujourd’hui la simple vérité suffira pour le louer.
M. Louis de Loménie était issu d’une famille noble et peu riche, établie depuis plusieurs siècles à Faye, près de Limoges. Selon l’ancien usage, les aînés restaient au logis et, de père en fils, se transmettaient le petit domaine ; les cadets allaient au loin chercher fortune. Au commencement du XVIIe siècle, l’un de ceux-ci, François de Loménie, fut évêque de Marseille, et son neveu, qu’il avait emmené avec lui, fit souche en Provence. Cinquante ans plus tôt, à Paris, un autre, Martial, tué dans la Saint-Barthélemy, avait fondé la maison des Loménie de Brienne. De cette branche naquirent le cardinal de Loménie, premier ministre sous Louis XVI, et son frère, le comte de Brienne, ministre de la guerre, bienfaiteur de sa province, dont trente villages vinrent demander la grâce à la Convention. Celui-ci, n’ayant pas d’enfants, avait cherché des fils adoptifs dans sa famille de Provence et dans sa famille du Limousin ; la première offrait trois jeunes gens presque élevés, militaires ou marins ; ils furent choisis, et il leur en coûta cher, car ils furent guillotinés tous les trois, le même jour que Madame Élisabeth. — Dans la modeste maison du Limousin, on se racontait ces tragédies et aussi ces grandeurs ; on se souvenait volontiers d’avoir « cousiné » avec une famille historique. Ce souvenir dura dans M. de Loménie, non pas étalé ou même visible, mais enfoui, intime, et d’autant plus efficace. Il y a là un trait de caractère, et je ne crains pas de le marquer. Dans une âme vulgaire, un pareil sentiment n’eût fait que multiplier les prétentions et enfler la vanité ; chez M. de Loménie, il a trempé la volonté et affiné la conscience. Un cœur noble se dit que noblesse oblige ; par suite il s’interdit beaucoup de complaisances qu’un autre se croirait permises, et il se commande beaucoup d’efforts dont un autre se croirait dispensé.
Entre la qualité et la condition de la famille, le contraste était grand. Rien de moins seigneurial que la vie d’un gentilhomme campagnard au commencement de notre siècle, surtout dans les provinces reculées, et le Limousin était alors une des provinces les plus arriérées de la France. M. de Loménie nous a décrit en témoin oculaire (1 ) ces bourgades qui n’étaient guère que de grands villages : des rues tortueuses, étroites, pavées de petits cailloux pointus, entrecoupées de cloaques ; sur la voie publique, des enfants déguenillés, pieds nus dans la boue argileuse, des porcs indisciplinés qui cherchent leur pâture ; toute la malpropreté et toute la monotonie des habitudes rurales ; nulle réunion sauf le jour du marché ; ce jour-là, les paysans étalant avec orgueil leurs deux objets de luxe, une paire de souliers et un vaste parapluie de cotonnade bleue ; sur la place, quatre ou cinq oisifs qui vaguent d’un pas lent, des avocats en sabots et en casquette, un vieux journal à la main ; de loin en loin, pour toute diversion, un passage de troupes, apparition grandiose qui appelle sur le pas des portes les hommes en grands chapeaux et les femmes en bonnets plats. — Quelques-uns de ces bourgs, anciens chefs-lieux de bailliage, avaient été de petites capitales rustiques, et conservaient une aristocratie locale. À Saint-Yrieix, où naquit M. de Loménie, au bout de la longue rue presque unique, les vieilles familles s’étaient groupées sur une éminence, autour d’un quinconce d’arbres : selon un mot significatif, ils étaient les gens du haut. Mais leurs maisons, pour être plus antiques, n’étaient guère plus ornées ni plus commodes. — Nous avons tous connu, dans notre enfance, des intérieurs semblables : il y a soixante ans, dans la petite noblesse, comme dans la bourgeoisie moyenne, les besoins étaient bornés et la vie sobre. On ne s’inquiétait ni d’élégance ni de confortable ; on était dur aux intempéries ; on n’avait point de curiosités ; on ne songeait pas à voyager ; le corps, moins délicat, ne redoutait pas le malaise ; l’esprit, moins exigeant, n’éprouvait pas l’ennui. Une famille entière vivait avec cent louis par an, quelquefois avec cinquante. On se contentait d’une servante unique, payée trois francs par mois, en sabots, qui ne parlait que patois, mais qui épousait les intérêts de ses maîtres et restait sous leur toit jusqu’à sa mort. Il y avait un salon, dont les fauteuils avaient été rajeunis au moyen d’une vieille robe de noces ; mais il ne s’ouvrait qu’aux jours d’apparat, et la pièce la plus habitée était la cuisine. C’est là que l’on mangeait, qu’on se tenait à l’ordinaire, et que tous les soirs, sans s’apercevoir de la fumée, la dame, avec sa servante, fabriquait ou entretenait tout le linge de la maison, à la lumière d’une seule chandelle que faisait vaciller le vent de la porte. — Si simple que fût cette vie, le père de M. de Loménie la trouvait encore trop apprêtée et trop mondaine : il avait gardé les instincts militaires et ruraux de sa race. « La noblesse campagnarde d’autrefois, dit le marquis de Mirabeau, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert et ne se quittait qu’après l’octave de la Saint-Martin.... Elle menait une vie gaie et dure, volontairement, coûtait peu de chose à l’État et lui produisait plus par sa résidence et son fumier que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches et nos vapeurs. » Tel était le vieux gentilhomme, énergique, indépendant, porté par toutes les habitudes de son corps et de son cœur vers les exercices, les rudesses et la liberté des camps et des champs. Volontaire en 1792,il avait été soldat pendant dix ans, puis, quittant le service, pendant douze autres années, il avait lui-même exploité sa métairie. À présent, transplanté dans la ville par son mariage, il y était désœuvré, il s’y trouvait à l’étroit et captif, il devenait taciturne et sombre, et ne reprenait un peu de gaieté qu’à cheval, avec son fils, en pleine campagne et au grand air.
II
Un monde, comme celui-ci, étroit et rustique, ne convenait guère à un jeune homme de goûts délicats ; mais, pour en sortir, il fallait faire acte de volonté. Ce sont de pareils actes, répétés et soutenus dès la première adolescence, qui décident des talents et des destinées. — Un oncle de M. de Loménie, officier dans la garde royale, obtint pour lui une demi-bourse au collège d’Avignon. C’était bien loin : la diligence mettait alors quatre jours et quatre nuits à faire le voyage. Le déchirement est grand, lorsque, pour la première fois, on quitte la maison maternelle ; il n’y en a peut-être point de plus pénible, et, pour cet enfant, il était pire que pour un autre, car il savait qu’il ne reviendrait pas avant quatre ans. La cinquième année, après les vacances, le matin du départ, sa douleur fut si vive, que sa mère, toute ferme qu’elle fût, se troubla et voulut le garder. Mais son application et ses succès lui avaient valu, au lieu d’une demi-bourse, une bourse entière, et il était déjà homme, c’est-à-dire décidé à se suffire et capable de se maîtriser. « Non, mère, dit-il, donnez-moi mes habits, il faut que je m’en aille. » — Les études faites et les grades obtenus, il restait à trouver une carrière. Nous disons alors aux jeunes gens, que le monde est tout grand ouvert devant eux ; la vérité est qu’ils doivent se l’ouvrir, de leurs propres mains, avec effort. C’est le moment critique : on est tenu de choisir une voie et pour toute la vie ; mais comment choisir entre tant de voies, quand on n’en a essayé aucune ? Ordinairement l’on prend au hasard ou l’on se laisse pousser. Seule la vocation vraie est un guide sûr ; encore a-t-elle besoin de temps pour se connaître et de tâtonnements pour se diriger. — M. de Loménie passa quatre ou cinq années, d’abord chez son père, puis à Orléans chez son oncle, puis à Paris où il fit son droit. On aurait voulu qu’il revînt avocat pour exercer dans sa petite ville ; mais il avait connu par expérience les mœurs insipides ou tracassières de la province, et cette routine, demi-contentieuse, demi-végétative, lui faisait horreur. Avant tout, il aimait l’indépendance et l’étude, et, dans sa chambre garnie de la rue Saint-Jacques, il jouissait pleinement de ces deux biens. « Paris, écrivait-il (2 ), est un séjour délicieux pour toute âme qui pense, pour toute âme qui comprend que boire, manger et dormir ne sont pas le seul but pour lequel la Providence nous a placés sur la terre... Son grand charme est dans cette facilité d’isolement, dans ce calme, ce recueillement qu’on peut y trouver au milieu du tumulte... Une visite tous les quinze jours est plus que suffisante pour entretenir les relations... Il m’arrive quelquefois de rester toute la journée sans adresser la parole à un être humain, sauf quelque bonjour ou bonsoir échangé en passant avec un camarade aussi affairé que moi. » — Il faisait de vastes lectures, il achevait d’apprendre l’anglais et l’allemand, il traduisait l’Histoire du droit de succession de Gans, il insérait dans un journal son premier article sur Goëthe, il apercevait l’envers et les dessous de la vie littéraire, il découvrait combien il est difficile d’être à la fois homme de lettres et indépendant. À aucun prix, il ne voulait écrire par ordre et dans un sens donné : les complaisances répugnaient à sa fierté. À aucun prix, il ne voulait se mettre en scène et attrouper la foule autour de son nom ; l’éclat bruyant répugnait à sa réserve. Ayant entrepris la Galerie des contemporains illustres, il décida que l’œuvre serait toute à lui et qu’elle serait anonyme. La première livraison parut en 1840 ; il était son propre éditeur, et, avec une exagération un peu ironique, il signait : un homme de rien.
L’entreprise était périlleuse : à vingt-quatre ans, inconnu, sans amis, sans fortune, avec quelques centaines de francs pour avances, composer et publier à ses frais dix volumes, cent huit biographies, décrire clairement et juger pertinemment des œuvres et des actions de toute espèce, vies de militaires, de diplomates et de ministres, de sculpteurs, de peintres et de musiciens, de chimistes, de physiciens et de naturalistes, de poètes et de philosophes, d’utopistes et de conquérants, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Grèce et jusqu’en Orient, exposer l’état des affaires, de l’art et de la science, en chaque pays et à chaque époque, afin d’expliquer les actes du politique, les créations de l’artiste et les découvertes du savant : pour s’imposer et porter ce fardeau, il fallait, avec la témérité qui ne messied pas à la jeunesse, une énergie et une persévérance dont peu de jeunes gens et même d’hommes faits sont capables. « On n’a pas idée d’une vie comme la mienne, écrivait M. de Loménie à sa mère (3 ). Votre fils ne quitte pas son éternelle robe de chambre et ses éternelles pantoufles. Imaginez un homme qui passe sa journée à lire plusieurs livres pour en composer d’autres et qui fait ce métier, assis sur son fauteuil, la poitrine penchée sur son bureau, depuis le premier janvier jusqu’au 31 décembre. Voilà ma vie : je ne quitte pas mon cabinet une fois en quinze jours. Heureusement j’ai un petit jardin, grand comme la main, dans lequel je me promène ; sans cela, je me dessécherais ainsi qu’une momie... Je n’entre plus dans un salon sans être assailli de reproches : que devenez-vous ? que faites-vous donc ? on ne vous voit plus. — Et je ne puis parvenir à faire croire aux gens du monde que ma vie se passe ainsi tout entière, de mon lit à mon bureau, et de mon bureau à mon lit. »
Il n’avait pas trop de tout ce temps pour écrire comme il l’entendait. « Vous connaissez, disait-il (4 ), ma manière de travailler, vous m’avez vu passer des jours entiers sur une page dont je n’étais pas content. Eh bien, je suis toujours le même, et, tandis que je m’évertue à chercher le mieux, le temps s’écoule, la nécessité presse, et il faut toujours que je finisse par publier des choses dont je ne suis pas satisfait... Vous le dites bien : à quoi me sert-il de travailler comme un mercenaire pour joindre péniblement les deux bouts à la fin de l’année ? En ce temps-ci, on ne peut guère vivre de sa plume qu’à condition de produire beaucoup, vite et facilement... Je le sais : il faudrait écrire à l’heure, à la toise, sans s’inquiéter de servir au public la vérité ou le mensonge, comme je vois faire à tant d’autres qui tiennent plus à l’argent de la foule qu’à l’estime des honnêtes gens. Quant à moi, je ne puis agir ainsi ; c’est en vain que la nécessité me talonne et que je pense aux mille besoins que je voudrais satisfaire pour vous encore plus que pour moi. Ma plume se refuse absolument à marcher plus vite, ma conscience me force à raturer sans cesse, et mon esprit s’épuise à la recherche d’un mieux qu’il n’atteint jamais. »
Une autre difficulté était l’embarras d’écrire sur des personnages vivants, tous considérables, tous accoutumés aux hommages, chacun d’eux entouré de son parti, de sa coterie, de ses amis encore plus exigeants et plus intolérants que lui. — Aujourd’hui dans la démocratie, le talent nuit parfois au caractère comme jadis le rang dans la monarchie, et l’état de grand homme est aussi difficile à tenir que celui de grand seigneur. Bien souvent, en devenant très célèbre, un homme devient presque incapable d’écouter la vérité. Il s’est enfermé dans sa gloire, comme une idole dans son sanctuaire ; autour de lui, son petit groupe intime, ses adorateurs quotidiens donnent le ton aux visiteurs ; on ne l’aborde plus que le front baissé, avec des phrases convenues ; toute parole sincère lui semble une inconvenance, et, si par hasard il daigne la bien prendre, ses admirateurs, troublés dans leur culte, ne manqueront pas de s’en offenser. — Comment faire pour ne pas offenser tant de gens susceptibles ? Comment faire pour marcher droit à travers tant d’amours-propres ombrageux, de passions irritables et d’intérêts froissés ? — Sur ces charbons ardents M. de Loménie marcha avec autant de sécurité que sur des cendres éteintes. Au plus fort des haines sociales et des combats politiques, il écrivit sur M. de Chateaubriand et sur M. de la Fayette, sur M. de Lamennais et sur le Père Lacordaire, sur MM. Garnier-Pagès et Carrel, sur MM. Molé, Thiers et Guizot, comme sur lord Palmerston et sir Robert Peel, avec une liberté complète, sans aucun souci de choquer ni de plaire, mais avec cette mesure, cette décence de ton, cette urbanité qui sont les compagnes naturelles de l’étude attentive, du bon sens et de la bonne foi. Cependant il résistait aux sollicitations des partis, il refusait de s’enrôler sous un drapeau, il ne se laissait lier par aucune attache, il se confinait obstinément dans son travail, dans sa solitude et dans sa pauvreté. « Il ne tiendrait qu’à moi, disait-il (5 ), d’être plus riche, je n’aurais qu’à faire de ma plume métier et marchandise, elle est maintenant assez goûtée du public... mais le métier de saltimbanque n’est pas mon métier. Mes goûts sont simples, et je ne sens les inconvénients de la pauvreté que lorsqu’il faut me priver du plaisir de donner, qui est pour moi le plus grand de tous. » — Afin de mieux garder son franc parler, il avait pris le parti, non seulement de ne rien demander, mais encore de n’accepter rien. En 1846, écrivant la biographie de M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique, il n’avait pas ménagé les critiques ; les piqûres de tout genre, politiques et littéraires, y abondaient. M. de Salvandy, en galant homme et en homme de cœur, voulut bien ne pas les sentir ; au contraire, il vit dans M. de Loménie un talent et un caractère, et, l’année suivante, il lui fit demander ce qu’il désirait, ajoutant que « l’Université était prête à le recevoir les bras ouverts. » « Je répondis, raconte M. de Loménie, que je ne voulais rien, mais que, puisque le ministre était si obligeant pour moi, je le priais de donner de l’avancement à un de mes anciens professeurs qui a vingt ans de services. Là-dessus, il m’a écrit une lettre des plus gracieuses pour me dire qu’il espérait que je lui fournirais une occasion de m’être agréable personnellement. » — Entre un ministre et un écrivain, une pareille correspondance est rare, surtout lorsque, comme celle-ci, par la volonté de l’écrivain, elle n’aboutit pas. « Je présume bien, disait encore M. de Loménie à sa mère, que vous allez me blâmer ; mais que voulez-vous ? Le peu de talent que j’ai tient à ma parfaite indépendance, et, le jour où je ne pourrais plus dire poliment la vérité à tout le monde, je perdrais la moitié de ma valeur. »
Dans cette longue galerie, tous les portraits ne sont point de mérite égal. Plusieurs, notamment ceux des militaires et des savants, ne sont que des réductions, et M. de Loménie lui-même en avertit ses lecteurs ; pour les sujets spéciaux, il allait puiser dans les auteurs spéciaux ; il abrégeait, arrangeait, adaptait à l’intelligence et à l’attention du lecteur les monographies techniques. — D’autres portraits, ceux des peintres, sculpteurs et musiciens sont plutôt des esquisses ; l’auteur ne prétend point être critique d’art ; il est allé à l’Opéra et au Conservatoire, aux Expositions et au Musée, il se souvient de ses impressions, il parle d’art en homme du monde ; c’est peut-être la meilleure façon d’en parler aux gens du monde. Au contraire, dans les vies de lettrés et surtout dans les vies de politiques, son opinion est à la fois personnelle et mûrie. On peut citer en exemple son portrait de la Fayette ; nous n’en avons pas de meilleur, et il n’y en avait pas de plus difficile à faire, car le personnage était devenu légendaire ; nulle part on ne l’a jugé avec moins de préventions et avec plus de droiture, avec une si exacte appréciation des circonstances, avec une impartialité si soutenue, avec un discernement si sûr ; aujourd’hui encore, l’article serait lu avec profit et par tout le monde. Quantité de grands morceaux, entre autres l’étude sur Fourier et Saint-Simon, sont aussi solides ; on s’instruit toujours avec un auteur qui a pris la peine de réfléchir et de s’informer. — D’ailleurs avec celui-ci l’on s’instruit agréablement. À travers les discussions et les exposés d’affaires, court une veine d’ironie mesurée et parfois gaie. Il a de la verve, la verve de la jeunesse ; la plupart de ses débuts sont heureux ; dès la première page, au moyen d’une anecdote, il met son personnage en scène. Souvent il l’a vu, et le décrit tel qu’il l’a vu, dans son intérieur, avec son costume, son geste, sa physionomie. Pour les amateurs d’histoire vraie, ces sortes de croquis ont un grand prix ; car ils saisissent au vol une minute fugitive d’une vie illustre, ce qui permet à l’imagination de reconstituer le reste. Avec M. de Loménie, on a le plaisir de visiter George Sand chez elle au fond de la Chaussée d’Antin, et Augustin Thierry chez lui dans sa retraite de Montmorency, d’observer la démarche de M. de Chateaubriand dans la rue et l’attitude de M. Thiers à la tribune, de suivre un de ces monologues « sans point ni virgule » par lesquels M. de Humboldt, « avec un sang-froid imperturbable, la tête penchée, les yeux en terre », prenait à lui seul la conversation pendant deux heures d’horloge et déversait le trop-plein de son puits sans fond. — Grâce à ces mérites divers, « l’homme de rien » devenait un écrivain considéré ; l’ouvrage, avant d’être achevé, se réimprimait à plusieurs reprises, et le public répétait tout haut le nom qu’on essayait en vain de lui cacher.
III
En même temps que sa réputation, il achevait de fonder ses opinions et ses sentiments. — Deux éducations successives s’appliquent sur l’homme, l’une qu’il reçoit de sa famille quand son esprit n’est pas encore ouvert, l’autre qu’il reçoit de la compagnie qu’il fréquente à l’âge où son esprit s’ouvre : la seconde est presque aussi puissante que la première. À vingt-quatre ans, le salon où l’on va tous les huit jours est la dernière et suprême école : on y forme son idée des hommes et de la vie, et on la forme d’après les exemples qu’on y trouve encore plus que d’après les discours qu’on y entend. — Recommandé par son œuvre et présenté par M. de Chateaubriand, M. de Loménie avait été accueilli de très bonne heure à l’Abbaye-au-Bois, et il en devint bientôt l’un des hôtes les plus intimes. Jusque-là, il avait vécu presque seul ; les camaraderies ordinaires lui déplaisaient ; il y trouvait de la rudesse et même du cynisme. D’ailleurs à la société des hommes, il préférait celle des femmes ; leurs impressions lui semblaient plus fines et plus neuves que les nôtres ; il se serait senti moins à l’aise dans un cercle que dans un salon. — Celui-ci était singulier, et, en vérité, d’espèce unique ; on allait le chercher dans un quartier peu élégant, fort loin du centre, et, ce qui est plus étrange, dans un couvent. Pendant six ou sept années, les visiteurs avaient dû monter au troisième étage, par un escalier raide, pour s’asseoir à l’étroit dans un appartement petit, carrelé, mal distribué. À présent, transporté au premier étage, le logis, plus commode et plus large, n’était guère plus somptueux. Un portrait de Mme de Staël par Gérard, un portrait de Chateaubriand par Girodet, le tableau de Corinne au cap Misène, une harpe, un piano en faisaient les principaux ornements. — Aucun attrait vif, irritant ou sensible ; on n’y donnait point à dîner, on n’y conspirait point, on n’y fondait point une littérature nouvelle ; ce n’était pas un rendez-vous pour des politiques de la même opinion, ni pour des lettrés de la même école. La maîtresse de la maison avait soixante ans passés ; depuis quinze ans ses cheveux avaient blanchi ; elle devenait aveugle. Mais, jusqu’à cinquante ans, elle avait été la plus belle personne du siècle ; sa grâce était encore la même, et sa pureté n’avait jamais été ternie par l’ombre d’un soupçon. Il y avait des douceurs pénétrantes dans sa bonté toujours prête, et la finesse de son tact n’avait d’égale que la fermeté de ses sentiments Sous tous les régimes, elle avait servi les vaincus ; sous aucun régime, elle n’avait flatté les vainqueurs. Elle avait été fidèle à ses amis jusqu’à se faire exiler par le premier Napoléon ; plus tard, quand le prince qui devint Napoléon III fut prisonnier d’État, elle lui rendait visite à la Conciergerie. Maintenant, elle dépensait les dernières années de sa vie à consoler ou distraire M. de Chateaubriand attristé, malade et vieilli. De la plus haute opulence, elle était tombée dans la médiocrité étroite sans cesser de sourire, et, pour retenir ou attirer autour d’elle l’élite de la société polie, ce sourire suffisait ; quand on l’avait vu une fois, on voulait le revoir toujours. L’humanité n’est pas toujours aussi égoïste ni aussi grossière qu’on le suppose ; un instinct secret la porte vers les figures idéales ; quand elle croit en apercevoir une, elle tombe à genoux. Le politique est alors tout surpris d’oublier son ambition, l’homme de lettres son amour-propre, l’homme d’affaires ses intérêts ; l’abnégation ne lui coûte plus, il sent tressaillir en lui un poète et un chevalier, il est heureux de se dévouer, il a les sentiments de Dante et de Pétrarque. — Autour de Mme Récamier, ces sentiments étaient ordinaires ; M. de Loménie en a cité un exemple qui est touchant. Il y avait au ministère des finances un vieux chef de bureau, silencieux, brusque et parfois même un peu bourru ; parent de Mme Récamier, introduit dans le salon dès sa première jeunesse, il avait pour elle une sorte de culte ; afin de la quitter le moins possible, il s’était logé juste en face, rue de Sèvres ; quand il ne la voyait pas, il voyait du moins ses fenêtres. Pendant trente ans, le grand intérêt de sa vie fut de venir savoir chaque matin si elle était gaie ou triste, de faire des courses pour elle dans la journée, et de dîner à sa table le soir. Elle perdait la vue, et n’avait pas de lectrice ; il s’offrit, fut accepté. Les premières séances furent pénibles ; son accent était à la fois empâté et saccadé ; il lisait avec une telle volubilité qu’on le suivait très-difficilement. Cependant, pour ne pas lui faire de peine, Mme Récamier faisait mine de le comprendre, et persistait à l’écouter. Au bout de quelques semaines, on découvrit avec étonnement que son débit s’était ralenti, que ses vices de prononciation avaient disparu, qu’il lisait mieux, puis, qu’il lisait bien. Sans que personne l’eût averti, éclairé par son cœur encore plus que par son esprit, il avait reconnu son insuffisance ; le vieillard de soixante-dix ans s’était remis à l’école ; tous les jours, de grand matin, il allait en secret chez un professeur de lecture, puis, au retour, il s’exerçait chez lui pendant plusieurs heures ; c’est ainsi qu’à force de travail il avait vaincu la plus tenace des habitudes, un défaut physique et contracté par la pratique de toute une vie. — D’autres attachements, celui de M. Ballanche, celui de M. Ampère, étaient aussi profonds. Dans un pareil monde, le désintéressement, la délicatesse, la discrétion étaient de règle, et le ton des entretiens correspondait à l’élévation des sentiments. On y dédaignait l’argent, on n’y encensait pas la force, on ne s’y courbait point devant le succès ; le talent lui-même n’avait que la seconde place ; on réservait la première à la noblesse du cœur, à l’intégrité du caractère, à la rectitude de la conduite. Peu importait la fortune, le rang, la célébrité, la puissance ; quel que fût le personnage on ne prisait en lui que la culture supérieure de l’intelligence et de l’âme. — M. de Loménie trouvait là des goûts semblables aux siens, et s’y confirma dans ses préférences. Son talent, encore un peu flottant, se fixa ; son jugement se mûrit ; son style, déjà sérieux et réfléchi, atteignit, par l’observation soutenue des plus exactes bienséances, la gravité, la dignité, l’ampleur, et, du biographe vif et libre, on vit se dégager le critique, le moraliste, l’historien que nous connaissons.
IV
Ordinairement nous mettons des titres abstraits à nos livres d’histoire : histoire de la littérature ou de l’art, histoire de la diplomatie ; du droit public, de la philosophie, histoire de la France au XVIIIe siècle. — Ce sont là des abstractions, et il ne faut pas qu’elles nous cachent les choses. Qu’y a-t-il en France au XVIIIe siècle ? Vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants, vingt millions de vies, vingt millions de fils qui s’entrecroisent et font une tramé. Cette trame immense aux innombrables nœuds, nulle mémoire, nulle imagination n’est capable de se la représenter distinctement tout entière. D’ailleurs nous n’en avons plus que des débris, quelques lambeaux décolorés, quelques fragments épars. Et pourtant elle est le véritable objet de l’histoire ; l’historien ne travaille que pour la recomposer ; s’il renoue les morceaux des fils apparents, c’est pour y rattacher les myriades de fils disparus. Dans son esprit comme dans la nature, la première place appartient aux multitudes inconnues. Tant de créatures humaines qui ont. vécu, qui ont peiné, qui sont mortes et n’ont laissé de trace après elles qu’un nom inscrit sur le registre d’une paroisse, qui étaient-elles ? Comment ramener un rayon de lumière sur cette foule que l’ombre a recouverte et qui semble être descendue pour toujours dans les profondeurs de l’oubli ? — Par bonheur, autrefois comme aujourd’hui, dans la société il y avait des groupes, et, dans chaque groupe, des hommes semblables entre eux, nés dans la même condition, formés par la même éducation, conduits par les mêmes intérêts, ayant les mêmes besoins, les mêmes goûts, les mêmes mœurs, la même culture et le même fond. Dès que l’on en voit un, on voit tous les autres : en toute science, nous étudions chaque classe d’objets sur des échantillons choisis.— Il ne s’agit donc que de retrouver des échantillons de l’homme et de la femme au XVIIIe siècle, et de les retrouver à tous les degrés de l’échelle sociale, c’est-à-dire de prendre les figures distinctes et principales, celles qui, par leur banalité, ou leur relief, peuvent servir de moyenne ou de type : ici le prince du sang, le grand Seigneur de cour, le prélat, le parlementaire, le financier et l’intendant ; là le gentilhomme de campagne, le curé, l’employé, l’avocat et le marchand, plus loin le petit laboureur propriétaire, le métayer, l’artisan et enfin le gueux demi-mendiant, demi-bandit.— Trois ou quatre exemples suffiront pour reconstituer chacune de ces figures ; mais il faut qu’ils soient copieux et minutieux ; tous les détails, tous les accessoires tous les alentours sont requis. Car la vie d’un homme ne se compose pas seulement des évènements notables que racontent les mémoires ordinaires : elle est la série continue de toutes les sensations, pensées, sentiments, actions grandes et petites, qui ont rempli ses journées depuis sa naissance jusqu’à sa mort. — Ici encore il nous faut trouver des échantillons : entrons dans l’intimité de notre personnage, cherchons l’emploi circonstancié de toutes les heures d’une de ses journées et de tous les jours d’une de ses semaines. En plusieurs cas, l’on y parvient ; alors seulement on le connaît, et l’on est en état de répondre aux cinq ou six grandes questions qui se posent à son endroit et à l’endroit de sa classe. — D’abord qu’est-ce qu’il produit et qu’est-ce qu’il consomme ? Pendant combien d’heures par jour, avec quelle intelligence et quelle application vaque-t-il à une œuvre utile ou inutile ? Qu’est-ce qu’il mange et boit, comment est-il logé et vêtu, avec quel luxe ou quelles privations, et, en tout cas, avec quelle dépense ? — En second lieu, quelle idée a-t-il de la famille et de la patrie ? De quelle façon entend-il l’amour, le mariage, la paternité ? Comment se figure-t-il l’État dans lequel il est compris, le gouvernement auquel il obéit, la hiérarchie sociale où il occupe une place ? Quels sont les motifs et quelles sont les limites de sa confiance et de son dévouement, ou de sa résignation et de sa patience ? — Enfin quelle notion précise ou vague se fait-il du beau, du bien et du juste, de l’ordre et du principe du monde ? Comment envisage-t-il la mort et qu’est-ce qu’il craint ou espère par-delà le tombeau ? — De ces sentiments principaux dérivent les autres ; lorsque nous les avons constatés et définis, nous saisissons dans chaque groupe les volontés profondes qui poussent et dirigent les hommes ; nous prévoyons avec certitude la ligne générale de leur conduite ; par suite, nous comprenons la force et le sens du courant qui emporte la société tout entière. — Ainsi la monographie est le meilleur instrument de l’historien ; il la plonge dans le passé comme une sonde et la retire chargée de spécimens authentiques et complets. On connaît une époque après vingt ou trente de ces sondages ; il n’y a qu’à les bien faire et à les bien interpréter.
V
Deux opérations de ce genre ont été entreprises par M. de Loménie, l’une, sur Beaumarchais, qu’il a conduite au terme, l’autre, sur les Mirabeau, qui, après vingt ans de travail, interrompue par la mort, reste suspendue au milieu de son cours. On ne vient à bout de pareilles tâches que par un effort très grand et très prolongé. La seule correspondance du bailli et du marquis de Mirabeau comprend quatre mille lettres, chacune de dix ou douze pages, in-folio ; à n’y prendre que les passages qui traitent de choses générales, on en ferait plus de trente volumes. Ajoutez aux lettres intimes les imprimés de toute dimension et de toute espèce, non seulement les œuvres littéraires, économiques et politiques, mais encore les papiers d’affaires, projets, comptes, mémoires à l’appui, requêtes, factums et autres documents judiciaires. Beaumarchais, Mirabeau, le père de Mirabeau, ont plaidé pendant des années. Si l’historien veut distribuer équitablement l’éloge et le blâme s’il est décidé à juger en conscience, il faut que, de ses propres mains, il dépouille tout le dossier, enquêtes et contre-enquêtes, répliques et dupliques, avec la compétence d’un homme de loi, avec l’exactitude d’un comptable, avec les scrupules d’un arbitre. M. de Loménie avait ces scrupules. Il a instruit à nouveau les quatre grands procès de Beaumarchais ; il a suivi dans le détail tous ceux des Mirabeau, les vicissitudes et les complications de leur guerre domestique, l’interminable duel du mari et de la femme, le conflit toujours renaissant du fils et du père ; pièces en mains, il fait l’office de rapporteur, et la solidité de ses preuves n’est égalée que par l’impartialité de ses conclusions. — Souvent, dans nos tribunaux, quand il s’agit de prononcer sur un litige technique, nous voyons des magistrats intègres différer leur arrêt, feuilleter des livres spéciaux, approfondir une question de théologie ou de chimie. Pareillement, avant d’apprécier une action ou un écrit, M. de Loménie se croyait astreint à de longues recherches collatérales. Pendant plusieurs mois, il abandonnait sa narration, il s’enfermait avec les feudistes ou les économistes, il étudiait le droit féodal, la tenure de la propriété, l’état des justices, la théorie des physiocrates, les plans de Turgot ; puis, comme toute question en suggère une autre, il passait de Quesnay à Bentham, de la morale physiocratique à la morale spiritualiste, de la vieille France à la France moderne. Sa curiosité se confondait avec sa probité. Quand on explore un pays nouveau, il est si naturel de regarder autour de soi ! Il faut apprendre tant de choses, pour savoir passablement quelque chose ! Ses recherches s’étendaient à l’infini, il s’oubliait, et, dans son dernier ouvrage, il avait parfois de la peine à se reprendre. — Mais, en chemin, il faisait des trouvailles. En mainte occasion, ses documents, ses exposés sont justement ceux que nous demandions tout à l’heure ; car ils jettent une vive lumière sur la situation, les mœurs et les sentiments de toute une classe. — Telle est sa description de la famille Caron, si lettrée, si vive et pourtant si disciplinée : au milieu du XVIIIe siècle, dans la bourgeoisie, l’autorité paternelle demeurait intacte ; cela faisait dans chaque maison un petit gouvernement naturel dont nous n’avons plus l’idée, car il était à la fois obéi et respecté. — Telle est sa peinture de l’ordre de Malte : l’institut chevaleresque et monastique, dégénérant faute d’emploi, était devenu un club d’oisifs mondains et gourmets ; pendant ses deux ans d’office, le général des galères était tenu de dépenser 140,000 francs en représentation, galas, bombance et table ouverte ; tant de futailles de tels vins, tant de dames-jeannes de telles liqueurs ; les noms, qualités et quantités de tous les breuvages dont il devait arroser le gosier de ses convives étaient spécifiés d’avance et tout au long. — Il n’y a qu’à ramasser des phrases dans la correspondance et les ouvrages du marquis de Mirabeau pour apercevoir en raccourci les grandes plaies de l’ancien régime, le misérable état de l’agriculture, la souffrance, les jeûnes, l’accablement et la fureur sourde du paysan, l’inégalité, l’énormité, les persécutions de l’impôt royal, ecclésiastique et seigneurial, qui lui arrache quatre-vingts francs sur cent de revenu net. — Et, d’autre part, un paquet de lettres nous montre le budget d’une famille aisée au sortir de la Terreur, un moulin à farine dans le salon, le dîner servi sur une table d’acajou sans nappe, pour menu deux pommes de terre et une assiette de haricots, la livre de viande à 28 francs, la livre de pain à 45 francs, la voie de bois à 1,400 francs ; « cette lettre que j’écris, dit le correspondant, coûte au moins 100 francs, y compris le papier, la plume, l’encre et l’huile de la lampe. » — Dans ce vaste ensemble, les citations font corps avec le récit, les petits faits s’encadrent bien dans les réflexions générales ; les grandes masses de l’œuvre se relient et s’équilibrent. À cet égard, la biographie de Beaumarchais, la seule que l’auteur ait pu achever, me semble son chef-d’œuvre. L’ordonnance en est irréprochable, et il n’y a rien de plus varié. Affaires d’argent, de galanterie, de cœur et de famille, voyages en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, intrigues et duels, procès et pamphlets, tableaux de la vie privée et de la vie publique, exposés politiques, examens critiques, curiosités littéraires, on y trouve de tout, et sans longueurs ni lacunes. Incessamment Beaumarchais y prend la parole ; on l’entend, on le voit avec tout son cortège, père, sœurs, fille, amis, ennemis, contemporains de toute qualité et de tout emploi. Désormais, quiconque voudra le connaître, devra recourir à M. de Loménie ; aux célèbres Mémoires, au Mariage de Figaro, son livre reste attaché comme un commentaire indispensable. Je dirais presque que ce commentaire est définitif ; et certainement l’auteur n’aurait rien laissé à faire aux autres critiques, si, par discrétion, gravité, retenue, il n’avait pas atténué quelques traits de son personnage. Il a laissé un peu dans l’ombre le faiseur et le charlatan, le gamin et le polisson. Là-dessus un grand connaisseur de la créature humaine, Sainte-Beuve, a dit avec sa perspicacité ordinaire : « Chez Beaumarchais, il y aura toujours un cabinet secret où le public n’entrera pas. Au fond, il a pour dieux Plutus et « un autre dieu, » ce dernier tenant une grande place jusqu’à son dernier jour. » — Ce n’est point ici l’endroit pour étaler de pareilles tares. Notons seulement qu’avec beaucoup de talent, d’esprit, de courage et de bonté, chez cet homme si adroit et si brillant, si actif et si libéral, et si gai, il y eut toujours trop de Chérubin et trop de Figaro.
VI
Il y a mieux, mais il y a pis chez Mirabeau ; M. de Loménie, écrivant ses deux biographies, ressemble à une honnête femme qui raconterait la vie de deux grandes coquettes. L’histoire lui devait un dédommagement et le lui donna en amenant sous ses yeux un modèle de droiture, de magnanimité et d’abnégation, un de ces hommes qui font honneur à l’homme, Jean-Antoine, chevalier de Mirabeau, bailli de Malte. Il était bien de sa race, race féconde et terrible, en qui le cœur, l’esprit, l’imagination, la passion, la volonté, tous les ingrédients de la nature humaine étaient trop forts, où la précocité et l’excès étaient de règle, où tout d’abord le pêle-mêle des instincts animaux et des facultés supérieures éclatait en foudres parmi des fumées et des éclairs. Engagé à douze ans et demi dans la marine, « pendant les trois ou quatre années qui suivirent, il ne passa pas, dit son frère, huit jours de l’année hors de la prison, et, sitôt qu’il voyait le jour, courait se perdre d’eau-de-vie et, de là, tomber sur le corps de tout ce qu’il trouvait sur son chemin, jusqu’à ce qu’on l’abattît et le portât en prison. Mais avec cela il avait de l’honneur à l’excès, et ses chefs, gens expérimentés, promettaient toujours à ma mère qu’il serait un jour excellent. Cependant personne ne pouvait l’arrêter, et il s’arrêta tout à coup de lui-même. »La raison lui était venue, et plus forte que le tempérament ; il s’était donné une consigne, et désormais n’en dévia plus jusqu’au dernier jour, à travers les plus grands sacrifices d’argent, d’ambition et de cœur, toujours dévoué et toujours inflexible, ne trouvant à cela « d’autre mérite que celui qu’il avait eu bien des fois en faisant son quart ou en montant sa garde. » De la Guadeloupe, où il était gouverneur, il écrivait à son frère le marquis : « La menace de manquer ma fortune est la plus petite qu’on puisse me faire. Je dois à Dieu et à mon nom d’être le plus honnête homme que je pourrai. Je dois à l’État mes sueurs, ma peine, mon sang, ma vie, pourvu qu’on ne me vexe pas dans mon honneur. J’ai trente-sept ans, dont j’ai servi vingt-cinq, et j’ai au moins vingt campagnes. Je pense avoir acquitté, autant que cela m’a été permis, ma dette envers l’État. Félicite-moi, cher frère, de ce qu’en butte ici à un amas de fripons ils n’osent m’accuser que d’avoir une mine trop froide ; je ne me refondrai pas pour eux. Quant au reproche d’être tranchant, je ne m’en effraye pas ; les hommes tranchants sont à l’État comme le couteau courbe est au membre gangrené. Compte que l’homme en place dans un pays comme celui-ci fait bien du mal quand il ne sait pas se vaincre sur l’indulgence, et en évite furieusement par une apparente sévérité. — À l’égard de la Cour, je ne lui mâche pas ses vérités, je lui dis même ses propres fautes. Il importe peu de faire fortune, il m’importe peu d’être caressé, mais il m’importe beaucoup d’avoir dit vrai, d’avoir rempli ma tâche, d’avoir dévoilé l’iniquité, d’avoir combattu le vice, étant en place... L’on ne peut dire que j’ai des maîtresses qui me mènent : ma maison est comme une église ; on n’y voit entrer que des gens qui demandent et des officiers : je ne donne jamais audience aux femmes qu’en un lieu où, de la rue, les passants peuvent me voir sans m’entendre... Les pauvres savent que justice leur sera rendue sans acception de personnes, que ma porte leur est ouverte à toute heure,... que pas un de mes gens ne serait assez osé pour empêcher le plus petit et le plus pauvre nègre de venir me conter ses raisons... On sait aussi que je ne veux pas de présents ni de bien mal acquis, que je suis un vrai Melchisédech qui ne boit ni ne joue, ni ne représente... et qui juge plus de procès qu’une sénéchaussée. Les affaires m’excèdent, j’en ai déjà été malade une fois, et je ne sais si je ne le serai pas encore. — Cependant il m’arrive de temps en temps quelque petite consolation ; j’ai eu hier celle de sauver la vie à un homme, j’ai été assez heureux pour que ce misérable, condamné tout d’une voix à la mort, fût sauvé sur mon plaidoyer. Dieu me fit l’insigne faveur de remarquer une erreur dans les jours et les dates, erreur dont personne ne s’était aperçu. Si tu avais été juge, tu sentirais cette satisfaction qui peut-être ne te paraîtra pas grand chose et qui est un des plus sensibles plaisirs que j’aie connus. » —Avec cette façon de prendre la vie, on est bien à l’aise à l’endroit des ministres, des commis et des maîtresses ; on n’a pas besoin de leur faveur, on dédaigne de leur complaire. « Je sais manger des fèves, écrit-il encore, mais jamais adorer le vice et l’encenser. »
Par-dessus les devoirs ordinaires, il s’en imposait d’autres plus étroits. La famille féodale, si l’on remonte à l’institution primitive, est une compagnie militaire où les grades sont distribués d’avance, où le cadet doit à l’aîné l’obéissance d’un bon lieutenant, où l’aîné doit au cadet la protection d’un bon capitaine, où le cadet et l’aîné subordonnent chacun son intérêt propre à l’intérêt de la maison. C’est ainsi que les deux frères avaient compris leur office, et il est touchant de voir la façon dont le bailli remplit le sien : « Je me suis fait d’enfance, dit-il, à la douce idée que tu devais avoir tout ce qu’il ne me faut pas absolument pour vivre, parce que tu es le chef de la race, parce que tu es chargé de tout et qu’il est de mon devoir de contribuer et non de m’approprier... Je ne suis rien par moi-même, tu es le chef de famille, tu as une postérité, tu es existant, je ne tiens qu’à toi et par toi et les tiens : en un mot, je ne suis pour moi-même que la chemise, tu es la peau. » — Ses intérêts privés ou publics, son bien, son revenu, son avancement, son mariage, son engagement religieux, il remet tout à la direction et à la discrétion de son frère. Il renonce à une femme digne de lui et il refuse d’être grand-maître de Malte, je ne dis pas sur un mot, mais sur un silence. Spectacle étrange que celui de ce vieil homme de guerre, haut de six pieds, tout blanc, d’aspect aussi majestueux que redoutable, avec son esprit si perçant, si judicieux et si frondeur, qui ne se fait pas illusion, qui voit les fautes de son frère, qui les répare, qui paye ses dettes, qui le nourrit et jusqu’au bout, continue à prendre ses ordres, sans se départir un instant de sa déférence innée et de sa soumission de cœur ! — Résignation et renoncement, voilà sa réponse finale à l’énigme du monde. « Jean-Antoine qui a jugé sur les fleurs de lys, qui a gouverné, obéi, commandé, fait la guerre par terre et par mer, été chef d’un Sénat, membre d’un autre... Jean-Antoine a rêvé les deux tiers du songe de la vie ; excepté la messe qu’il n’a pas dite encore, il a fait de tout, et vu, comme feu Salomon, que tout est vanité et tourment d’esprit. » — Tout est vanité, même la continuation de cette famille pour laquelle il a tant fait. « Notre race a eu son temps ; elle finit, et qu’importe ?... Qu’est-ce que perdre un nom, et qu’est-ce qu’un nom à présent ? Vois, pour te guérir du tien, l’ignoble établi, en attendant la culbute générale et prochaine et l’éruption du volcan qui nous soulagera de trente couches d’alluvions pétrifiées ; il s’est établi, cet équilibre, et il doit être maintenu en Europe par les écritoires qui ont à leurs ordres la poudre à canon, l’imprimerie, l’irréligion et partant la sédition. Non, les nations ne reviendront plus à des mœurs fortes... Je te demande si dès lors la noblesse a un beau rôle à jouer, s’il est gracieux d’avoir des enfants pour les voir bafouer, s’ils sont bons sujets, et réduits à ne rien être, sinon valets de cour... C’est bien la peine de continuer une race pour cela ou pour se, trouver dans une Révolution que la dissolution entière de tous les ressorts amènera nécessairement ! » — Parfois la haute vertu donne de vives lumières ; dernier survivant de l’ancien ordre féodal, c’est parce qu’il en représentait l’excellence qu’il en prévoyait l’écroulement.
Vous avez remarqué, Messieurs, son style aussi original que son caractère ; celui du marquis de Mirabeau est pareil, encore plus familier, plus coloré, plus tranchant, plus osé, en dehors de la règle et de toute règle, « un style, dit-il lui-même, fait en écailles d’huître, si surchargé de différentes couches d’idées qu’il aurait besoin d’une ponctuation faite exprès pour le débrouiller, en supposant qu’il en vaille la peine... moitié figures et métaphores, farci de proverbes, de marotismes et de mots forgés, sorte de jargon rustique », inégal, âpre, dru, plein de sève, qui, comme un fourré de fleurs et de broussailles, sort tout d’un coup « d’un cœur chaud, riche et germinant » : partout des éclairs et des éclats d’imagination, des saillies et des trouvailles de génie, la vue directe des choses si répugnantes qu’elles soient, le sursaut imprévu de l’impression vraie, une brusquerie et un cynisme grandioses qui lèvent impétueusement tous les voiles ; avec cela de la gaieté, de la bonhomie, une verve gaillarde et salée qui n’ôte rien à la dignité foncière, un badinage d’humoriste et de grand seigneur ; par-dessus tout, l’intrépidité d’un esprit à qui sa pensée est personnelle, en qui la pensée crée la parole, qui invente sa forme littéraire comme sa conduite civile, qui, « cuirassé de ses cicatrices », marche seul, de tout son poids, à travers son siècle, et pour qui les cris, les réclamations, les admonestations qu’il soulève sur son passage « sont, dit-il encore, comme des leçons de serinette à un éléphant ». Le contraste est frappant, si l’on observe autour de lui l’empire établi des convenances, la diction correcte et régulière, les images rares et banales, les tours, les transitions et les constructions qui semblent sortir du même moule, le vernis uniforme d’élégance obligatoire et apprise. Un pareil esprit appartient à un autre monde et à un autre âge ; à travers Saint-Simon, il rejoint Montaigne. En effet les deux frères sont du XVIe siècle. —Préservée par l’isolement provincial et par la vie militaire, la race est demeurée intacte ; le rouleau de la centralisation et des bienséances n’a pas passé sur elle pour l’aplanir ; elle a gardé toute la richesse originale, toutes les énergies primitives de la nature humaine et française. On voit ici des contemporains de Montluc, de Coligny, de d’Aubigné, de Sully, de Henri IV, des hommes grands, droits, forts, fiers, braves, qui se tiennent debout, envers et contre tous, dans toute l’ampleur de leur taille, avec toute la franchise de leur physionomie et de leurs gestes. L’espèce a été détruite par Richelieu et Louis XIV ; à ce prix, le grand ministre et le grand roi ont fait leur œuvre, et on peut louer l’œuvre ; mais il faut savoir ce qu’elle nous a coûté.
VII
Des réflexions de ce genre occupaient souvent M. de Loménie ; il s’en entretenait avec M. Ampère, M. de Tocqueville et M. Guizot. Les vues d’ensemble sont l’objet naturel des esprits élevés ; elles sont aussi la récompense véritable de l’historien. Cette récompense suffisait à M. de Loménie ; il savait que ses ouvrages s’adressaient à un public restreint ; mais il aimait mieux la considération que la gloire, et la popularité bruyante ne l’avait jamais tenté. — Plusieurs fois l’occasion avait frappé à sa porte pour l’appeler sur le grand théâtre où l’on ne manque jamais d’obtenir au moins les applaudissements d’un parti. En 1848, dans le désarroi universel, quand chacun, bon gré, mal gré, se trouvait lancé dans la vie militante, il était devenu directeur d’un journal : la politique quotidienne l’intéressait, il la traitait avec talent ; ses opinions étaient faites : il ne tenait qu’à lui de rester en scène et en vue, avec tous les avantages d’un rôle public. Il aima mieux rentrer chez lui, dans le domaine supérieur que n’atteignent point les agitations du jour, parmi les morts illustres et les beaux livres. Déjà écrivain, il devint en outre professeur et, jusqu’à la fin, il ne vécut que de son travail. La littérature, qui est une compagne aimable, est une mauvaise nourrice, et M. de Loménie était trop consciencieux pour avoir la facilité banale de l’improvisateur. Quel que fût son sujet, il l’étudiait jusqu’à s’épuiser ; le matin de chaque leçon il avait la fièvre et il faisait ainsi près de cent leçons par an. — Pendant treize ans à l’École polytechnique, pendant dix ans-au Collège de France, il resta simple suppléant. Devenu titulaire, après quelques années d’un enseignement double, sa santé fléchit et il fut obligé de déposer la moitié de son fardeau. Dans les intervalles, il composait des articles étudiés et approfondis ; il défendait contre les critiques Chateaubriand aussi déprécié après sa mort qu’il avait été adulé pendant sa vie ; il louait le talent précoce, la générosité native, le repentir tardif de Barnave ; il peignait la noble et sévère intelligence, le labeur opiniâtre, la vie pure, l’heureux intérieur de M. de Tocqueville. Vous l’aviez admis parmi vous, Messieurs ; c’est le plus grand honneur que puisse obtenir un homme de lettres ; quand il l’a reçu, il est obligé à de nouveaux efforts. Je le sens, et là-dessus l’exemple de M. de Loménie suffirait pour m’instruire. À travers tant d’occupations, il revenait toujours à ses Mirabeau. Il recherchait curieusement, en Italie et en France, les origines de la famille ; il suivait, de génération en génération, l’empreinte héréditaire de la race ; il montrait dans vingt figures distinctes la persistance, les variétés, les déviations, les mixtures du caractère primordial ; il publiait cette lettre intime et terrible où, pour la première fois, la mère de Mirabeau est produite au jour. Déjà il faisait entrevoir de loin Mirabeau lui-même ; des épisodes choisis servaient au peintre de préparations et d’esquisses, et dans son cabinet d’étude, le grand portrait, très avancé, n’attendait plus que les dernières touches. — La mort s’est jetée à la traverse ; dans toutes nos entreprises, c’est elle qui est maîtresse de l’issue ; nous n’avons en propre que notre volonté de bien faire, et nous devons nous estimer heureux quand nous avons pu achever la moitié d’une œuvre utile ; alors l’œuvre dure et, avec elle, le souvenir de l’ouvrier. C’est le lot de M. de Loménie ; si l’on essayait de résumer son talent et sa vie avec l’exactitude qu’il pratiquait lui-même, on dirait en deux mots qui semblent faibles et qui sont forts : il a été honnête homme et bon historien.
2 Lettres du 9 janvier et du 8 mai 1835.
3 Lettres du 1er octobre 1842 et du 9 juillet 1844.
4 Lettres du 9 juillet 1844 et du 15 août 1845.
5 Lettre du 18 septembre 1847.