Un amateur d’objets d’art à la fin de la République romaine

Le 24 octobre 1885

Gaston BOISSIER

UN AMATEUR D’OBJETS D’ART
À LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

PAR

M. GASTON BOISSIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq. Académies
du 24 octobre 1885.

 

C’est de Verrès, Messieurs, que je veux vous entretenir un moment. Le sujet n’est pas nouveau, et il est vraisemblable que je n’aurais pas eu l’idée de m’en occuper, après tant d’autres, sans une circonstance particulière qui l’a un peu rajeuni pour moi. Au mois d’avril dernier je parcourais la Sicile, et vous pensez bien que j’avais eu la précaution d’emporter les Verrines. Je ne saurais dire le plaisir que j’ai trouvé à les relire sur les lieux mêmes dont elles parlent, en face des monuments qu’elles décrivent, et dont il reste de si beaux débris. Les Siciliens seraient bien ingrats de ne pas pardonner à Verrès le mal qu’il a fait à leurs aïeux. S’il n’avait pas fourni, sans le vouloir, à Cicéron l’occasion de composer ses discours, leur histoire serait plus obscure et leur pays aurait moins d’attrait pour nous. Profitons, si vous le voulez bien, des renseignements de toute sorte que ces discours nous donnent ; dans ce trésor inépuisable de souvenirs, de récits, d’anecdotes, choisissons seulement quelques détails qui nous feront mieux connaître la Sicile et Verrès.

Nous y voyons d’abord que les Siciliens avaient bien accueilli la domination romaine. Il n’est pas probable qu’ils eussent pour les Romains une affection particulière, mais ils sentaient qu’il leur était impossible de se passer d’eux : ils étaient, en ce moment, exposés à deux grands périls dont ils ne pouvaient pas se tirer tout seuls. Menacés à la fois par leurs esclaves, toujours prêts à courir aux armes, et par les pirates, dont les flottes couvraient la Méditerranée, ils avaient besoin, pour leur tenir tête, que Rome vînt à leur secours. Aussi s’étaient-ils toujours montrés, depuis la fin des guerres puniques, des sujets soumis. Ils ne cessaient de faire des avances à leurs vainqueurs, et Cicéron remarque, avec quelque surprise, que beaucoup d’entre eux prenaient des noms romains, ce qui semblait indiquer qu’ils voulaient renoncer à leur ancienne nationalité pour accepter celle de leurs nouveaux maîtres. Les deux races commençaient donc à se mêler ensemble, et déjà se préparait cette assimilation de la Sicile avec l’Italie qui, de nos jours, est devenue si complète.

Ce n’est pas que Rome ait toujours accordé aux Siciliens une protection bien efficace ; elle choisissait quelquefois pour les gouverner des gens qui remplissaient fort mal leurs fonctions et qui pillaient ceux qu’ils auraient dû défendre. Verrès, en gardant pour lui l’argent destiné à l’entretien de la flotte, en la menant sous les ordres du mari de sa maîtresse, qui était aussi mauvais amiral que mari complaisant, l’avait livrée aux pirates. Lui-même ne s’était occupé, pendant les deux années de sa préture, qu’à remplir ses coffres ou ses galeries. Il avait mis en vente toutes les charges municipales de la province, fait payer aux laboureurs deux fois plus d’impôts qu’ils n’en devaient, et confisqué, sous prétexte de crimes imaginaires, la fortune des personnes les plus distinguées et les plus riches. « La Sicile, disait Cicéron, est aujourd’hui tellement affaiblie et perdue, qu’elle ne pourra jamais retrouver son ancienne prospérité. » C’était une prédiction, et elle s’était accomplie à la lettre. L’empire donna sans doute à la Sicile, comme au reste du monde, le calme et la sécurité, niais le mal dont elle souffrait était sans remède : elle ne parvint jamais à se relever. N’est-il pas étrange que la paix intérieure, qu’elle a tant souhaitée et si peu connue, n’ait pu lui rendre un moment cette richesse, cet éclat, cette intensité de vie, cette gloire des lettres et des arts, dont elle avait été favorisée d’une façon si merveilleuse, pendant qu’elle se débattait dans d’effroyables désordres ?

Il lui restait heureusement ce qu’elle tenait de la nature, ce que rien ne pouvait lui ôter, les richesses d’un sol inépuisable, dans une si petite étendue une étonnante variété de sites, des montagnes pittoresques, des côtes bien découpées, un climat d’une admirable sérénité qui frappait de surprise même des Italiens. « On prétend, dit Cicéron, qu’à Syracuse il n’y a pas de journée si sombre que le soleil n’y luise quelques instants. » Ajoutez-y tous ces phénomènes volcaniques mentionnés si complaisamment par Strabon, et qui causaient d’autant plus d’admiration qu’on savait moins les expliquer, ces sources brûlantes qui jaillissent de terre, ces montagnes qui jettent des torrents de feu ou de boue, ces flammes qui courent capricieusement sur les flots, ces îles qui sortent tout d’un coup de la mer et qui s’y replongent, enfin tous ces spectacles extraordinaires dont on rendait compte par des légendes, faute d’en savoir la raison, et qui donnaient à la Sicile la réputation d’être un pays de merveilles.

Ce n’était pas là pourtant ce qui attirait surtout chez elle les voyageurs. L’auteur d’un poème sur l’Etna se plaint qu’on ne se dérange guère pour admirer les grands spectacles de la nature, tandis qu’on traverse les terres, qu’on passe les mers, qu’on se donne mille peines lorsqu’il s’agit de contempler des tableaux célèbres ou de vieux monuments. Les curieux allaient donc voir Agrigente ou Syracuse, comme Athènes ou Corinthe : ils y venaient visiter les chefs-d’œuvre de l’art grec. Il est sûr que leur attente n’était pas trompée et qu’ils ne devaient pas regretter leur voyage. Songeons que tous ces édifices, dont les débris nous étonnent, quoique nous n’en ayons plus que le squelette, étaient alors intacts et complets. Les temples conservaient leurs frontons et leurs frises sculptées ; le vent et la pluie n’avaient pas rongé les cannelures des colonnes ; elles étaient couvertes d’une couche de stuc assez forte pour les protéger, assez légère pour ne pas les alourdir, semblable à ces vêtements de gaze qui dessinent si parfaitement les formes des statues antiques. Les métopes produisaient tout leur effet, placées au-dessus des colonnes, à l’endroit même pour lequel on les avait faites, au lieu d’être rangées, comme aujourd’hui, le long des murs d’un musée. Il faut ajouter que toute cette architecture dorique qui nous parait si majestueuse, si grave, était alors relevée et comme égayée par des couleurs que le temps a effacées. Depuis les travaux de notre confrère, M. Hittorff, nous savons que les Grecs appliquaient sur le marbre et sur le stuc des peintures qui avaient l’avantage de corriger, dans les premiers temps, la crudité des tons naturels, et qui plus tard, à mesure que les monuments vieillissaient, les empêchaient, de prendre ces variétés de nuances qui détruisent l’unité de l’ensemble. Faisons un effort d’imagination et tâchons de nous figurer l’aspect que devaient alors présenter ces beaux édifices. Les grandes parties extérieures sont peintes d’ordinaire en jaune clair, couleur moins éblouissante au soleil, moins crue que le blanc, qui se détache mieux sur les nuages, et contraste plus agréablement avec la verdure. Sur ce fond uniforme, des teintes plus vives accusent les détails de la décoration, Les triglyphes sont peints en bleu, le fond des métopes et des frontons en rouge ; les colonnes s’enlèvent en clair sur un soubassement plus foncé. Quelquefois des lignes délicatement tracées indiquent les joints des pierres. Pline, parlant d’un temple de Cyzique, dit « que l’or n’y semblait qu’un trait de pinceau, aussi tin qu’un cheveu, et qu’il produisait néanmoins de merveilleux reflets ». Vers le haut, le long des frises et au-dessus, les ornements s plus nombreux, les couleurs plus variées, plus comme pour former une sorte de couronne à l’édifice. Voilà pour l’extérieur ; on voit à quel point il différait alors de ce qu’il est aujourd’hui. Quant à l’intérieur, nous n’en avons plus rien conservé. Les murs de la cella, c’est-à-dire de la demeure même du Dieu, ont presque partout disparu, et c’est grand dommage, car ils étaient souvent couverts de belles peintures. À Syracuse, dans le temple de Minerve, une suite de tableaux représentait les incidents d’une bataille de cavalerie livrée par Agathocle. « Il n’y a pas, dit Cicéron, de peinture plus fameuse et qui attire plus les étrangers. » Ils allaient voir aussi, dans le même temple, des portes sculptées, comme on visite celles de Ghiberti à Florence. On les tenait pour une merveille, et les critiques d’art de la Grèce avaient composé plusieurs ouvrages où ils en détaillaient les beautés. Ce qui paraissait plus curieux encore, c’était de voir, rangés le long des murs, les dons qu’on avait offerts aux. Dieux. Il y en avait de toute sorte. Pline le Jeune raconte qu’ayant fait un héritage, il s’était permis d’acheter une statuette en airain de Corinthe, représentant un vieillard debout, qui lui semblait un bel ouvrage. « Je n’ai pas l’intention, nous dit-il, de la garder pour moi. Je veux l’offrir à Côme, ma patrie, et l’y placer dans un lieu fréquenté, de préférence dans le temple de Jupiter. C’est un présent qui me semble digne d’un temple, digne d’un dieu. » En effet, de belles statues n’y sont pas déplacées, même quand elles ne représentent pas la divinité qu’on vient y prier ; mais il y avait bien autre chose. Pour ne parler que de ceux de la Sicile, Cicéron rapporte qu’on y voyait des tables de marbre, des vases en airain, des lingots d’or, des dents d’ivoire d’une grandeur extraordinaire, et, pendant aux murs, des casques, des cuirasses travaillées avec goût, ainsi que des piques de bois, qui sans doute avaient servi de sceptre aux anciens princes du pays. Les temples n’étaient donc pas seulement des musées, comme on le dit souvent, mais de véritables magasins de curiosités.

Au milieu de ces richesses entassées, il devait être quelquefois difficile au voyageur inexpérimenté de se reconnaître. Heureusement il avait la ressource de s’adresser à des personnages empressés et obligeants, dont la race n’est pas perdue en Italie, qui faisaient profession de guider les étrangers et de leur faire admirer les monuments antiques. On les appelait mystagogues ou périégètes ; il y en avait beaucoup en Sicile, comme dans tous les pays de la Grèce que visitaient les curieux, et Cicéron nous les dépeint fort embarrassés après que Verrès eut dévalisé tous les temples. « Ne pouvant plus, dit-il, faire voir les objets précieux, qui n’y sont plus, ils sont réduits à montrer la place qu’ils occupaient. » Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Indépendamment des monuments publics, gymnases, théâtres ou temples, qui contenait tant d’œuvres remarquables, il y avait en Sicile beaucoup de galeries qui appartenaient à des particuliers, et que les étrangers étaient admis à visiter ; c’est ce qui arrive aujourd’hui à Rome et dans les villes importantes de l’Italie. Cicéron parle de plusieurs de ces riches collections, qui, pour leur malheur, excitèrent la convoitise de Verrès ; mais il y en a deux dont il fait surtout l’éloge, celle de Sténius, à Thermae Himerenses (aujourd’hui Termini), et celle d’Héius à Messine. Héius avait eu l’idée de réunir, dans une pièce arrangée exprès, les chefs-d’œuvre de sa galerie : c’est ce qu’on fait depuis longtemps dans la Tribune de Florence, ce qu’on imite dans presque tous les musées de l’Europe. Il possédait une petite chapelle, bien tranquille, bien recueillie, avec des autels pour venir y prier les dieux, et il l’avait ornée seulement de quatre statues, quatre merveilles, le Cupidon de Praxitèle, l’Hercule en bronze de Myron, et deux canéphores de Polyclète. Le Cupidon avait fait le voyage de Rome : l’édile C. Claudius l’avait emprunté à son ami Héius pour embellir une fête qu’il donnait au peuple romain. On ne manquait pas de le dire aux visiteurs, de même que, de nos jours, on pense augmenter le prix d’un tableau en racontant qu’il est de ceux qui furent enlevés par les Français et placés au Louvre. La chapelle d’Héius était ouverte tous les jours, et les étrangers, qui passaient à Messine, ne manquaient pas de l’aller voir. « Cette maison, dit Cicéron, ne faisait pas moins d’honneur à la ville qu’à son maître. »

On allait donc visiter alors la Sicile pour les mêmes raisons qu’à présent : elle attirait surtout les artistes, les connaisseurs, ou ceux qui croyaient l’être, les admirateurs de l’art grec qui savaient qu’elle était au moins aussi riche en monuments anciens que la Grèce propre ou l’Asie. Le voyage était sans doute moins commode et moins rapide qu’aujourd’hui, mais peut-être se faisait-il plus aisément qu’il y a quelques années. Cicéron rapporte que, lorsqu’il voulut dresser l’acte d’accusation de Verrès, il parcourut l’île entière en cinquante jours, « de façon à recueillir tous les griefs des villes et des particuliers » ; ce qui suppose qu’il y avait alors des moyens assez faciles pour se transporter d’un endroit à l’autre. Aussi voyait-on beaucoup de Romains se mettre en route pour la Sicile. Dans les Verrines, toutes les fois que l’orateur parle de quelque ville importante ou de quelque monument fameux, il paraît supposer qu’il y a, dans son auditoire, quelques personnes qui les connaissent.

C’est là précisément ce qui nous cause une certaine surprise. Nous sommes étonnés qu’il y ait eu tant de gens à Rome qui aient pris la peine d’aller si loin pour voir de beaux édifices et de riches musées. Longtemps les Romains avaient affiché un souverain mépris pour les arts, et, à l’époque même dont nous nous occupons, les magistrats en exercice, les orateurs, qui voulaient paraître sérieux, affectaient de n’avoir jamais entendu parler des grands artistes de la Grèce ; mais c’était une comédie. En réalité, ceux même qui se donnaient à la tribune le plaisir d’écorcher le nom de Praxitèle ou de Polyclète commençaient à payer très cher leurs ouvrages, et l’on venait de voir, à Rome, un bronze de moyenne grandeur vendu publiquement 120,000 sesterces (20,000 francs), le prix d’une ferme. Verrès se trouvait être de ces Romains que l’art grec avait séduits ; mais, comme il se mettait au-dessus des préjugés et qu’il ne se piquait pas de pratiquer les vertus anciennes, il avait le courage d’avouer ses goûts et ne se gênait pas pour les satisfaire. Ce fut un grand malheur pour lui d’être envoyé en Sicile : la vue des chefs-d’œuvre dont ce pays était plein enflamma sa passion et la porta à tous les excès. J’imagine que, devant nos tribunaux, cette sorte de fureur dont il était atteint pour les objets d’art lui mériterait peut-être quelque indulgence. À Rome, au contraire, elle contribua beaucoup à le perdre. S’il s’était contenté de prendre de l’argent des provinciaux, il aurait causé moins de scandale : c’était un crime alors fort commun, et l’on s’y était accoutumé ; mais voir un Romain qui se donnait tant de mal pour voler des statues et des tableaux, voilà ce qui n’était pas habituel, et l’indignation s’augmentait par la surprise. Un crime aussi extraordinaire paraissait indigne de pardon.

Le portrait que Cicéron trace de Verrès doit être fidèle, Je remarque que certains détails de cette figure n’ont pas cessé d’être vrais : c’est un original dont nous connaissons des copies. Il ne suffit pas de dire qu’il avait le goût des œuvres d’art, il en avait la manie. Cicéron rapporte que, quelques jours avant qu’on jugeât son procès, il assistait à une fête donnée par Sisenna, où l’on avait sorti, pour faire honneur aux invités, toutes les curiosités que possédait le maître de la maison. Verrès avait un grand intérêt à paraître indifférent à ce spectacle ; il lui importait de cacher sa folie, pour ne pas donner raison à ses accusateurs ; mais il ne put se contenir. Il lui fut impossible de ne pas s’approcher de ses richesses étalées, pour les regarder de plus près, pour les toucher, pour les manier, à la grande frayeur des esclaves qui connaissaient sa réputation, et ne le perdaient pas de vue. Quand un objet lui plaisait, il ne pouvait pas s’en passer. C’était une maladie. Il demandait à l’emprunter pour quelques jours, et ne le rendait plus ; souvent il proposait de l’acheter ; et d’abord le propriétaire refusait : « Les Grecs, dit Cicéron, ne vendent jamais volontiers les objets précieux qu’ils possèdent. » Mais Verrès était le maitre absolu de la province ; il avait mille moyens de perdre ceux qui ne se montraient pas complaisants pour lui. Après avoir prié, il menaçait, et les malheureux finissaient par s’exécuter en gémissant. Voilà comment il lui arriva de ne donner que 6,500 sesterces (1,300 francs) pour quatre tableaux de maîtres, et de payer 1,600 sesterces (320 francs) le Cupidon de Praxitèle. C’était un vol manifeste : Verrès l’appelait simplement une bonne affaire. Ce mot est commode pour déguiser un marché douteux ; les collectionneurs l’emploient volontiers. Rien ne leur plaît tant que de ne pas payer un objet ce qu’il vaut ; ils y trouvent, en même temps qu’une économie, une satisfaction de vanité. Quand il s’agissait de dépouiller les monuments publics, Verrès rencontrait encore moins de résistance : ils étaient plus directement sous sa main, et, d’ailleurs, il est de règle que chacun a moins d’ardeur à défendre ce qui appartient à tous. Une fois pourtant il fut forcé de lâcher prise. Ses suppôts étaient arrivés de nuit dans Agrigente pour enlever une statue d’Hercule que les habitants honoraient d’un culte particulier. « Elle avait, dit Cicéron, le menton et la bouche tout usés des baisers que lui donnaient ses adorateurs. » Par malheur pour Verrès, les esclaves qui gardaient le temple donnèrent l’éveil ; les Agrigentins se réunirent de tous les quartiers de la ville, et, à coups de pierres, mirent les voleurs en fuite.

Mais il n’était pas accoutumé à trouver devant lui des adversaires si décidés ; aussi sa passion, que rien ne gênait, n’avait-elle pas besoin de se contraindre. Il ne recherchait pas seulement les statues de bronze ou de marbre, les vases de Corinthe, les tableaux célèbres, tous ces objets que la curiosité se disputait à prix d’or, sa manie s’étendait à tout. Il faisait aussi des collections de bijoux, de tapis, de meubles, d’argenterie. Toutes les familles riches de la Sicile possédaient des patères, des cassolettes, des vases précieux pour le culte de leurs divinités domestiques. Quand Verrès avait la discrétion de ne pas les prendre, il enlevait au moins les ornements de métal qui les entouraient et qui étaient d’ordinaire des œuvres d’art remarquables. Puis il faisait appliquer ces ornements sur des coupes d’or et fabriquait ainsi de faux antiques. Il avait, à Syracuse, des ateliers, où des ouvriers habiles travaillaient pour lui, et il y passait des journées entières, vêtu d’une tunique brune et d’un manteau grec. C’est encore un goût assez ordinaire aux collectionneurs : il leur semble que par ces réparations et ces restaurations, en se permettant d’achever ou de modifier les œuvres des maîtres, ils se font leurs collaborateurs, et leur amour s’accroît pour des ouvrages où ils ont mis quelque chose d’eux-mêmes. Cicéron ajoute, comme dernier trait, que Verrès était, en somme, fort ignorant et peu capable d’apprécier par lui-même toutes ces merveilles qu’il entassait. Il avait à ses ordres deux artistes grecs fort expérimentés qui étaient chargés de le renseigner. « Il voit par leurs yeux, dit Cicéron, et prend par ses mains. » Les amateurs ne sont pas toujours des connaisseurs, ce qui ne les empêche pas de désirer avec 4ureur un objet dont ils ne comprennent pas tout le prix, car on sait que les passions les moins éclairées sont quelquefois les plus fortes. Celle de Verrès s’augmentait de ce qu’il y avait d’ordinaire de violent et de grossier dans l’âme des Romains. C’étaient toujours des soldats et des paysans ; la Grèce, avec tous ses raffinements, n’était pas parvenue à détruire ce fonds de barbarie et de brutalité qu’ils tenaient de la nature, et il leur arrivait encore d’unir les emportements du sauvage aux goûts délicats du civilisé.

Supposons qu’un amateur de ce caractère possède une autorité sans limites, qu’il se trouve en pays vaincu, avec des sujets soumis à ses pieds, et des flatteurs empressés autour de lui, faudra-t-il s’étonner qu’il perde bientôt la tête et se croie tout permis ? C’est cette ivresse du pouvoir absolu, jointe à un mélange malsain du Romain et du Grec, dans une nature détestable, qui, sous l’empire, a produit Néron ; il me semble que Verrès fut une ébauche de Néron, sous la république. Voilà comment les Verrines nous permettent de le juger.