Réponse de M. Charles Blanc
au discours de M. Victorien Sardou
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 mai 1878
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
L’honneur de vous recevoir ne m’était pas échu. Cet honneur appartenait à un homme illustre qui porte en ce moment le fardeau des affaires de l’État. Il ne fallait pas moins que les occupations d’un premier ministre pour vous enlever le privilège d’être complimenté, au seuil de l’Académie française, par un orateur dont la parole eût donné tant d’importance à cette cérémonie et tant d’éclat. Tout ce que vous y perdez, je n’ai pas besoin de vous le dire et je le sens mieux que personne. S’il ne fallait que vous faire accueil, j’y suffirais, sans doute, car chacun de nous a qualité pour vous souhaiter la bienvenue ; mais l’usage ayant prévalu d’exprimer publiquement au récipiendaire ce qu’on pense de lui, et de violenter au besoin sa modestie en l’entretenant de ses mérites littéraires, la première honnêteté que je vous dois est de vous parler de vos ouvrages, et c’est ici que je regrette de n’être pas plus expert dans votre art.
Pourquoi faut-il que le sort n’ait pas désigné plutôt, pour suppléer notre directeur, un de ces poètes dramatiques qui étaient hier vos confrères au théâtre, et qui sont maintenant vos confrères à l’Académie française ? Avec quelle justesse, avec quelle autorité il nous eût parlé de vos comédies ! avec quelle finesse il en eût analysé les sentiments et débrouillé les intrigues ! Dans son éloge vous eussiez vu revivre vos héros familiers ; vous eussiez reconnu vos intentions les plus intimes, les plis et les replis de vos plus fines pensées. Il nous eût fait entrer en quelque sorte dans les coulisses de votre esprit, et pour une fois le public aurait cru assister à vos pièces derrière le rideau.
Mais que dis-je ? ce public, dont je suis, connaît trop bien vos comédies pour qu’il soit nécessaire de lui en dire les noms, de lui en rappeler les incidents, les caractères, la mise en scène, et d’en dégager la morale. Vous l’avez façonné vous-même de longue main à un art dont vous possédez tous les-secrets, l’art de dénouer les intrigues les plus compliquées et de se reconnaître dans l’enchevêtrement des aventures que font naître les jeux du hasard et de l’amour. Il sait par cœur les entrées et les sorties de vos personnages, leurs allées et venues, le comique de leur situation, leur jeu, leur tenue, leurs reparties. Ce sont pour lui de vieilles connaissances que vos roués, vos ingénues, vos héroïnes de boudoir, et ces ganaches qui résistent au progrès sans pouvoir résister aux mouvements d’un bon cœur, et ces amis intimes qui sont souvent nos plus intimes ennemis, et ces anciens camarades dont on ne sait pas encore le nom, et ces bons villageois qui regardent la terre comme leur chose, même lorsqu’ils l’ont vendue, et ces vieux célibataires, moitié endurcis, moitié repentis, oiseaux malheureux que gêne leur liberté même, et qui désespèrent d’entrer dans les cages d’où tant d’autres désespèrent de sortir.
Heureux les poètes qui ont obtenu le droit de bourgeoisie pour les noms ou les mots qu’ils ont inventés ! Un homme d’esprit, M. Delatouche, me disait un jour : « C’est pourtant moi qui ai créé le mot camaraderie : j’ai un barbarisme au soleil ! » Vous, Monsieur, vous avez au soleil des noms qui sont devenus typiques, celui des Benoiton, par exemple, qui florissaient il y a douze ou quinze ans. Charmante famille, dont la mère n’est jamais chez elle, et dont les enfants sont toujours dehors ! Les bébés vont jouer à la bourse des timbres-poste sous les marronniers des Tuileries : les jeunes garçons se grisent au club des collégiens, fondent un journal terrible et ne poursuivent plus « Cascadette », parce que, les folies de l’amour... ils commencent à en revenir ! Les jeunes filles, bottées, en casquettes et en toupets rouges, perdent en paris, sur le turf, l’argent que leur père a gagné avec des ressorts élastiques en bois, ou bien elles commandent, pour aller patiner sur le lac, une toilette à sensation, la « vivandière », le « guernesey », la « permission de dix heures »... et toujours elles parlent argot, parce qu’elles regardent cette jolie langue comme le français de l’avenir.
Dirai-je la moralité de vos comédies ? Elle est aussi connue que votre habileté à en tisser la trame, à en trouver le dénouement. Mais ce qui me frappe, c’est que leur caractère moral ne les a pas empêchées de réussir. Aussi dussé-je manquer d’usage en ne médisant point de notre temps, j’ose avancer que le succès de vos pièces lui fait honneur. Vous avez su, en effet, nous conseiller la vertu sans ennuyer personne, et prêcher la morale aux infidèles, en tenant votre public éveillé et sous le charme.
D’autres, avant vous, avaient formé cette périlleuse entreprise : une réaction en faveur des tyrans : je parle des maris. Vous avez poussé votre pointe de ce côté avec un rare bonheur. Autrefois, c’était l’amoureux qui avait le beau rôle au théâtre. Les spectateurs se passionnaient avec lui et pour lui. La femme désirée était ou une victime intéressante du devoir, ou une coupable aisément pardonnée. Quand vint la comédie bourgeoise de Scribe, les galants furent moqués à leur tour, on fit le compte des malheurs d’un amant heureux, on essaya de décourager l’adultère en faisant voir ce qu’il en coûte, à l’un de vaincre, à l’autre de succomber, et combien c’était un mauvais calcul, à tout prendre, et une maladresse que de porter atteinte à l’honneur conjugal ou d’y manquer. Vous avez abondé dans ce sens, Monsieur, et, au lieu de rendre enviables ceux qui aspirent aux « pommes du voisin » et ne trouvent de saveur qu’au pain dérobé, vous avez décrit avec complaisance les angoisses qui précèdent et qui suivent une faute ; vous avez mis en œuvre toutes les ressources de votre art pour dégoûter, s’il était possible, les amants de leurs poursuites, et les femmes de leur coquetterie.
À vrai dire, si la comédie peut agir sur les mœurs, en faisant peur aux jeunes galants et aux vieux garçons, c’est-à-dire en leur signalant le plus redoutable de tous les dangers, le ridicule, elle est, je crois, impuissante à corriger l’amour, l’amour vrai, celui qui s’attachait comme à une proie au cœur de Phèdre. Celui-là est incorrigible : rien n’y ferait, ni la tragédie, ni le drame, ni le mélodrame, ni la comédie ; rien ne saurait l’effrayer, ni le rire des autres, ni le retour de ses propres déchirements. Mais, combien peu y en a-t-il de ces amours-là ! Que de gens croient aimer qui n’ont dans l’âme que l’émulation de plaire ! que d’adultères par vanité ! que de femmes font ou rêvent des folies dans la seule crainte de n’être pas assez élégantes, assez « bon genre » ! Témoin l’aimable Claire d’une de vos meilleures pièces, Maison neuve.
Ce qu’il peut y avoir de douceur et de tendresse au sein du mariage, vous l’avez mis en lumière dans la plupart de vos comédies. Andréa nous fait sentir combien il est risible de poursuivre bien loin, sans l’atteindre, ce qu’on a sous la main, sans le voir. Telle scène émouvante de la Famille Benoiton nous enseigne que le bonheur domestique n’est pas une de ces plantes agrestes qui fleurissent sans culture. Dans les Vieux Garçons, vous peignez au vif, et quelquefois en traits acérés, la triste existence du célibataire qui n’a pour toute compagnie, sur son déclin, qu’une liasse de vieilles lettres où on lui parle d’un amour... éternel ! et dont il ne reconnaît plus même l’écriture ! Dora est touchante, elle est adorable, quand un agent de la haute police autrichienne lui parle de fortune, d’opulence, d’avoir un hôtel à soi et le monde à ses pieds, et qu’elle lui soupire cette phrase : « Ah ! que j’aimerais mieux être... tout simplement la femme de mon mari, et la mère de mes enfants ! » Savez-vous bien, Monsieur, que c’est un tour de force que de mettre les rieurs du côté de la sagesse, et de réussir au théâtre en ayant contre soi les amoureux, les roués, les grandes et les petites coquettes, les beaux messieurs et les belles dames qui prétendent vivre « la haute vie » !
Eh ! mon Dieu ! à cette société que vous fustigez avec tant d’esprit, que vous amusez à ses propres dépens, il ne manque peut-être qu’une qualité qui rachèterait à elle seule bien des défauts, le naturel. Ce n’est pas à vous que cela pouvait échapper. Quand les civilisations vieillissent et sont à la veille de se renouveler, l’affectation se met partout ; elle entre dans les relations, dans les mœurs, dans le langage, dans le style, dans le vêtement. Celui-ci affecte la dévotion ; celui-là, pour se donner un air profond, affecte la peur de l’avenir ; cet autre affecte des opinions aristocratiques, pour qu’on le croie de bonne maison. Il en est qui, voulant passer pour des hommes essentiellement pratiques, — c’est le mot du jour, — affectent de regarder toute poésie comme une divagation, tout sentiment comme un danger, toute éloquence comme une déclamation vaine, et qui feraient le même cas des beaux-arts, s’ils n’avaient reconnu qu’on y peut trouver, après tout, un placement comme un autre. Il en est qui, afin de se rendre intéressants, gémissent sur la délicatesse excessive et maladive d’un tempérament, qui est d’ailleurs parfaitement équilibré. À l’époque où je sortais du collège, il fut quelque temps du meilleur ton d’anticiper sur la vieillesse et de s’en faire une imaginaire. À vingt ans, on commençait à se dire blasé ; à vingt-cinq, on était las de la vie, comme si le corps, — on disait alors le fourreau, — eût été consumé secrètement par une âme incandescente.
Bientôt, cependant, l’esprit changea de marotte et se jeta dans un autre extrême. Il fut bien porté d’être bien portant. On se disait volontiers bâti à chaux et à sable, on se vantait d’avoir une santé de fer, des muscles d’acier, le jarret infatigable, le pied sûr et sec. Et, pendant ce temps, la bonne et simple nature refusait la caducité aux vieillards artificiels, et reprenait ses droits sur les Hercules factices, en attendant qu’ils redevinssent ce qu’on appelle les « petits crevés ».
Ces travers, dignes de vos ironies, vous les avez raillés dans quelques-unes de vos pièces, notamment dans les Femmes fortes, dans l’Oncle Sam ; vous avez peint aussi, dans cette cousine de Monsieur Tartufe, que vous appelez Séraphine, le désintéressement d’une dévote qui, pour mieux expier ses fautes, les fait expier à sa fille. Mais il faut dire que, parmi les femmes de notre temps, les travers de ce genre sont en général passagers. Elles n’ont de bien durable que leurs affectations en matière de parure. Leur façon d’être « précieuses » n’est plus aujourd’hui dans la conversation, mais dans la traîne. Leur manière d’être « savantes » ne consiste plus à entendre le grec et à « parler Vaugelas », mais à se rendre ultra-désirables, en vertu de ces modes, bouffantes ou collantes, dont on abuse si vite, tantôt pour appeler l’attention sur ce qu’on a l’air de couvrir, tantôt pour faire montre de ce qu’on devrait dissimuler, de ces attraits qui, selon le vers de Panard,
À force de parler aux yeux,
Au cœur ne laissent rien à dire.
Quand on s’entretient de vos comédies, Monsieur, on devrait plutôt les appeler des drames, ce me semble, car l’émotion y tient souvent plus de place que le rire. Vous passez facilement de la gaieté au pathétique, et par là vous êtes bien de votre siècle : vous appartenez bien à la famille dont la souche est Diderot. Par là vous vous rattachez à cette littérature, renouvelée par un poète de génie, qui, dans la tragédie de Ruy Blas, fit entrer de plain-pied la comédie, la comédie picaresque, avec « sa cape en dents de scie et ses bas en spirale ».
Les anciens ne connaissaient pas ce mélange de rire et de pleurs, et ceux de nos modernes qui sont déjà des anciens pour nous, ont été franchement comiques dans leurs comédies, et rien de plus. Je ne sache pas que les honnêtes gens, comme on disait alors, aient jamais versé des larmes aux pièces de Molière, ni aux Plaideurs de Racine, ni au Menteur de Corneille. Il était réservé à ceux qui eurent le pressentiment de la Révolution française, et à ceux qui, nés pendant ou après la tempête, avaient eu là leurs origines intellectuelles et morales, il leur était réservé de modifier par de nouveaux éléments le génie comique de notre nation, et d’inventer ce genre mixte dans lequel on se sert tour à tour des deux masques que les muses du temps jadis ne consentirent jamais à échanger. Le bouleversement des vieilles catégories, la confusion des classes, le nombre toujours croissant de ces unions imprévues qu’on traitait de mésalliances, la tourmente qui avait fait monter le fond à la surface du fleuve et sombrer ce qui flottait au dessus, tout cela devait produire et a produit des pièces à la fois comiques et touchantes, telles que vous les concevez : les Intimes, les Ganaches, les Vieux Garçons, Maison neuve, Dora, Fernande, et les Bourgeois de Pontarcy, votre dernier ouvrage, si vivement attaqué par la critique, si heureusement défendu par le succès.
Il est même à remarquer que vos plus belles scènes, celles que vous avez le mieux préparées et qui ont le plus d’éclat, sont des scènes dramatiques, après lesquelles on est peu disposé à rire. On pourrait croire, si vous n’aviez pas tant d’esprit et un esprit si fûté, que le drame était votre vocation, et la terreur votre élément, à voir comment, dans les cinq actes de Patrie, vous avez soutenu le ton et l’action tragiques, multipliant sans faiblir les tableaux pleins de violence et d’horreur, traçant de fiers caractères, et intéressant toutes les âmes françaises à l’héroïsme d’un peuple, dont les malheurs sont devenus pour nous un spectacle douloureux et une allusion poignante.
Mais j’en reviens à vos comédies. Une des choses qui les caractérisent, c’est l’art que vous y apportez, d’user de petits moyens pour arriver à de grands effets. Parmi ces moyens, il en est un, — la lettre, — que vous employez de préférence et toujours avec bonheur. La lettre ! elle joue un rôle décisif dans la plupart de vos intrigues, et tout y est considérable, le contenant aussi bien que le contenu. L’enveloppe, le cachet, la cire, le timbre-poste et le timbre de la poste, et la teinte du papier, et le parfum qui s’en exhale, sans parler de l’écriture, serrée ou lâche, grossoyée ou menue... que de choses dans une lettre, maniée par vous, peuvent être des indices redoutables qui trahissent les amoureux, dénoncent les traîtres et avertissent les jaloux !
Ici, — dans les Pattes de mouche, — l’intrigue tient à une lettre, dont la découverte serait un désastre. Après être restée longtemps cachée sous un buste en biscuit de Sèvres, cette lettre donne les plus amusants frissons au spectateur, qui la voit se changer tour à tour en allumette à demi brûlée, en cale de guéridon, en bouchon de fusil, en cornet à scarabée,... que sais-je encore ? jusqu’à ce que, au moment d’être consumée par le feu, elle devienne comme le brouillon d’un contrat de mariage, auquel personne ne songeait, pas même ceux qui se marient. Là, c’est un papier glissé dans l’enveloppe d’une lettre écrite par l’innocente Dora, qui donne lieu à cette situation d’une beauté si pathétique, où l’aimable fille, outragée par un soupçon avilissant, refuse de se justifier quand tout l’accuse, et s’évanouit exaspérée d’une injustice qui est une honte. Dans votre comédie de Fernande, où vous avez si bien peint la distinction exquise d’une jeune âme qui s’est conservée pure au milieu de toutes les impuretés d’un affreux tripot, votre héroïne, à la veille d’épouser un gentilhomme, le marquis des Arcis, lui écrit une lettre pour avouer les ignominies qu’elle a traversées sans en être moralement salie ; mais cette lettre, interceptée par une ancienne maîtresse du marquis, n’arrive pas en temps utile à sa destination, et le marquis apprend, quand il est trop tard, que son mariage le déshonore. Cependant, comme Fernande lui avait loyalement révélé avant ce qu’il n’a su qu’après, il consent à tout ignorer, il veut oublier tout, il se persuade aisément qu’il doit aimer celle qu’il aime, et voilà une lettre qui, pour avoir été d’un jour en retard, fait le bonheur d’une fille qu’une flétrissure involontaire n’empêche pas d’être ravissante.
Ah ! la femme égarée, la femme déchue en dépit de sa volonté, malgré son âme, la femme coupable même, vous ne la condamnez pas sans merci ; vous avez pour elle un cœur pitoyable ; vous ne dites point, comme l’a dit un des maîtres de votre art, vous ne dites point : « Tuez-la ! » vous dites : « Pardonnez-lui », et cela est bien, car l’humanité fait partie de la justice. Assez d’autres les accablent, les Samaritaines, assez d’autres leur jettent la première pierre et la dernière ! Vous avez fait entendre, en plusieurs endroits de vos ouvrages, que la société, avant d’exercer le droit de censure, avait bien quelques devoirs à remplir. Vous avez senti, vous avez exprimé combien sont ridiculement cruels envers les femmes ceux qui, après les avoir entourées de pièges, s’étonnent de les y voir tomber, ceux qui s’indignent, là où ils ont conseillé le vice, de ne pas trouver la vertu, ceux, enfin, à qui tous les péchés paraissent mignons, quand c’est pour eux qu’on les a commis, mortels, quand c’est pour les autres.
Vos comédies, Monsieur, je n’ai pu les voir jouer, je n’ai pu les lire, sans me reporter, moi aussi, au théâtre antique, non pour y chercher des similitudes, mais, au contraire, pour remarquer les différences profondes qui séparent les siècles, les temps et les mœurs. Autrefois, le poète comique, se prenant pour un officier de la police morale, appréhendait au corps quiconque était surpris en flagrant délit de ridicule. Il le traînait au tribunal du théâtre et le faisait comparaître devant ses juges, palpitant, ahuri, confus de son identité reconnue, et grimant sa propre caricature, tandis que le peuple athénien, — celui qui a donné son nom à l’atticisme, — applaudissait à des satires sanglantes, souvent obscènes, sans paraître se douter que ses applaudissements déshonoraient Euripide, insultaient Socrate. Chose singulière et bien difficile à concevoir ! Dans le temps même où le sculpteur grec généralisait les formes humaines, ou plutôt y cherchait la vérité générique, pour les rendre dignes de revêtir les essences divines, lorsqu’il tempérait les accents de la vie individuelle, pour transfigurer en Jupiter tel magistrat de l’Aréopage, ou en Mercure l’éphèbe élégant qu’il avait vu passer dans le Céramique, Aristophane faisait descendre la comédie jusqu’a la personnalité : il nommait hardiment ses victimes, il les représentait lui-même et les mimait avec leur masque sur le théâtre, ajoutant ainsi l’audace de son courage à toutes les audaces de sa pensée et au cynisme dionysiaque de ses tableaux. Mais bientôt, le scandale des portraits parlants et agissants sur la scène, du vivant même des originaux et en leur présence, dut être réprimé. La comédie fut heureusement condamnée à voir les choses d’assez haut pour ne plus distinguer les individus, à ne mettre en action que des figures typiques, à peindre tout le monde sans nommer personne, de manière à n’affliger personne en faisant rire tout le monde. La France, qui se pique d’avoir en cela plus d’atticisme que la Grèce contemporaine d’Aristophane, ne tolère pas facilement, au théâtre, des allusions qui seraient trop transparentes. Elle admet que l’on fasse de Tartufe, d’Harpagon et d’Agnès, des substantifs ; elle n’admet pas qu’un nom propre soit caché sous un nom de fantaisie. À ce propos, Monsieur, je serais tenté de vous faire une grosse querelle, ou du moins de vous adresser quelques remontrances un peu vives, — cela ne serait pas sans exemple ; — mais, toute réflexion faite, j’aime mieux me taire et m’adjuger ainsi le bénéfice du proverbe arabe, qui m’avertit que mes paroles, à supposer qu’elles fussent d’argent, ne vaudraient pas, en cette rencontre, le silence, qui est d’or.
Il faut pourtant quelques épices, même aux aliments de l’esprit, même aux éloges que vous méritez si bien et qu’il m’est si agréable de vous adresser. Vous me pardonnerez donc de les relever par l’assaisonnement d’une légère critique. Un de nos confrères ( 1) a dit : « La critique est une lime qui polit ce qu’elle mord. » Ici, Monsieur, la lime polit peut-être ; elle ne mord jamais. Laissez-moi donc vous dire que vos rares incursions dans le domaine de la politique n’ont pas été toujours heureuses et n’ont rien ajouté d’ailleurs à vos talents ni à votre renommée. Plus d’une fois, votre plaisanterie, d’ordinaire si bien affilée, y a émoussé sa pointe. Votre crayon, partout ailleurs si fin et si ferme, s’écrase sur le contour quand vous dessinez des profils dans un monde qui n’est pas le vôtre, aux États-Unis ou à Monaco. Il y a en vous du Gavarni : vous avez trop de grâce pour imiter la touche pesante, mais puissante et tragique, de Daumier.
Sans doute, la littérature dramatique n’est pas faite pour les traits déliés, pour les finesses, pour les nuances. Il y faut même un certain grossissement des choses morales, calculé sur le nombre des spectateurs et sur l’éloignement des intelligences arriérées. Le spectacle des idées, comme celui du décor, ne peut être bien saisi qu’à la condition d’être peint à large brosse et avec des couleurs un peu chargées. Mais la caricature, quoi qu’en dise l’étymologie, est quelque chose de plus que l’exagération de la vérité. Il me semble que, dans votre peinture des mœurs américaines, peinture si mordante, si incisive, en ne montrant qu’une des faces du vrai, vous l’avez quelque peu altéré. Je m’attendais à voir éclater, dans l’Oncle Sam, le contraste prodigieux qui caractérise les Américains des États-Unis, ce peuple étrange, unique, dont il n’y a pas d’exemple, mais qui aura peut-être des imitateurs, ce peuple chez lequel on peut associer l’illuminisme avec la réclame, être à la fois mystique et retors, visionnaire et teneur de livres, et qui trouve tout simple qu’on ait profité de quelques pages, restées blanches, dans un livre de théologie, pour y annoncer le vermout indien. Ces violentes oppositions auraient pu fournir, à un esprit tel que le vôtre, des scènes d’un comique irrésistible, sans empêcher de rendre justice à cette nation jeune, audacieuse et forte, prompte à l’enthousiasme, dédaigneuse du danger, à cette nation que rien n’étonne de ce qui est grand, et à qui rien ne paraît plus facile que l’impossible.
J’en ai fini, Monsieur, avec les quelques observations qui m’étaient permises. Aussi bien, ce n’est pas nous qui entendons nier la liberté de l’imagination, nous qui avons si longtemps revendiqué la liberté de penser, la liberté d’écrire, ces libertés qui, maintenant conquises, le sont pour tout le monde. — Mais je n’en ai pas fini avec les éloges que je vous dois, au nom de notre Compagnie. Votre modestie n’est pas encore au bout de ses peines. Je veux parler d’un genre de mérite que vous possédez au dernier point, l’observation du costume et le talent de la mise en scène. Ce talent est peut-être trop vanté aujourd’hui ; mais il faut avouer que nos pères en faisaient trop peu de cas, lorsque Molière leur jouait ses premières pièces, rue de Buci, avec une tapisserie, deux violons et quelques chandelles. J’admire la savante distribution de l’appartement où se meut l’action de vos personnages, les soins que vous apportez à les mettre chacun à leur place, à choisir le mobilier qui les entoure et qui est toujours, non-seulement du style voulu, cela va sans dire, mais significatif, expressif, propre à concourir aux péripéties du drame. Vos meubles, vos accessoires sont tantôt des moyens pour amener un tête-à-tête, masquer une déclaration, favoriser le glissement d’un billet, faciliter un évanouissement, ou cacher le cadavre d’un amoureux ivre-mort, tantôt des témoins muets, apostés pour accuser une trahison, pour révéler un secret... Et, par exemple, quel redoublement d’émotion, quand le spectateur aperçoit, par une porte entr’ouverte, la chambre nuptiale de Dora, faiblement éclairée, au moment où la jeune mariée se débat, le soir même de ses noces, dans une situation si déchirante !
Sans être acteur dans vos pièces, comme le fut Plaute dans les siennes, comme l’a été Molière, vous pourriez être directeur de troupe, régisseur, metteur en scène, tant vous avez étudié les tenants et aboutissants de votre art ! Quand on jouait Monsieur Garat, où vous eûtes la chance d’être interprété par une comédienne de génie ; quand on jouait les Merveilleuses, où l’on voit que vous connaissez si bien leur manière de s’habiller tantôt « en fourreau de gaze », tantôt « en costume de statues », et l’accoutrement et les mœurs des muscadins à cadenettes, engoncés jusqu’aux lèvres dans leurs cravates, armés d’un bâton rustique, comme des toucheurs de bœufs, j’ai compris à quoi vous servait d’être un amateur d’estampes, d’avoir réuni une collection sans pareille de dessins par Eisen, Gravelot, Marillier, Saint-Aubin, et de ces gravures, devenues introuvables, qui furent mordues à l’eau-forte, burinées ou imprimées en couleur par nos charmants maîtres du dix-huitième siècle, depuis Larmessin, Tardieu et Surugue, jusqu’à Debucourt et Duplessis-Bertaux.
On attache maintenant beaucoup d’importance, je crois même une importance excessive, à la fidélité irréprochable du costume, à l’exactitude archéologique du décor et à tout ce qui compose le mobilier de l’histoire. On veut pousser l’illusion jusqu’au bout, et qu’à cette fin tout soit estampé sur le vrai et d’une ressemblance criante. Mais n’est-il pas à craindre que cette vérité à outrance ne finisse par élever au rang des choses principales ce que nos pères appelaient les accessoires ?
Passe encore d’être rigoureusement exact, quand on met en scène des comédies comme les vôtres, dont l’action se passe de nos jours et dans notre pays. Mais, quand on évoque des personnages antiques, Hermione, Oreste, Pyrrhus, on aura beau faire dessiner par un architecte savant une image vraisemblable du palais Agamemnon à Mycènes, ou du palais de Ménélas à Lacédémone, on aura beau nous transporter dans les temps héroïques, au pied d’un temple d’architecture trapue et rude, de, orné de triglyphes et de métopes à jour, on ne sauvera point ce qu’il y a d’étrange à entendre le fils de Clytemnestre et la fille d’Hélène parler le français de Louis XIV et scander les vers de Racine. L’affectation d’être vrai, partout où la vérité est possible, rend le mensonge intolérable partout où on ne peut l’éviter, de sorte que plus on diminue la part de la convention au théâtre, plus le spectateur devient exigeant sur tout le reste. C’est la pensée qu’exprimait finement le peintre Gros, lorsqu’il disait à un de ses élèves : « Mon ami, prends garde à ne pas mettre trop de détails, parce que, si tu en mets trop, il n’y en aura plus assez. »
Ces personnages antiques dont je parlais tout à l’heure, la génération à laquelle vous appartenez les a fait quelquefois reparaître sur la scène, mais, hélas ! pour les bafouer en prose et en vers, les parodier en musique, les travestir, les avilir. Il y eut un moment où je ne sais quel air malsain souffla sur notre littérature. L’Europe fut avertie que les beaux dieux d’Homère, les héros d’Eschyle et ce divin poète, qui, à une époque mystérieuse, fut déchiré par les bacchantes, étaient sur nos théâtres l’objet des plus plates bouffonneries, et qu’on y offrait ce régal aux touristes élégants, comme aux Parisiens raffinés.
Convenez-en, Monsieur, ceux dont la jeunesse a précédé la vôtre de quelque douze ans, n’avaient point connu ces affligeants spectacles. De leur temps, il était permis à un poète de faire le voyage d’Athènes sans être grotesque. On pouvait applaudir la Ciguë, et il me souvient qu’au milieu du tumulte et des cris d’une révolution, nous vîmes jouer à l’Odéon la Fille d’Eschyle, cette noble étude par qui fut improvisée la réputation de votre compatriote Joseph Autran. — Je dis votre compatriote, car il est comme vous un enfant de la Provence, de cette Provence qui est doublement fière d’avoir donné le jour à M. Thiers et à l’ami fidèle, à l’historien illustre qu’il nous a laissé en mourant comme une partie de lui-même.
Il me reste bien peu de chose à dire après vous, Monsieur, sur la vie et les ouvrages de votre prédécesseur, sur ce charmant poète dont tous les sentiments furent généreux, qui a célébré les dévouements obscurs du soldat, qui a chanté les laboureurs et les matelots, les travailleurs de la terre et les travailleurs de la mer, qui a exalté les humbles, enfin, et qui a voulu sur sa tombe une inscription si touchante.
Vous nous l’avez dit, Monsieur, Joseph Autran eut les commencements les plus difficiles, une jeunesse éprouvée. Dès l’enfance, il se sentit la passion de la mer, non pas une passion d’aventurier, mais une passion de contemplateur, et il l’aima toujours, quoique son père eût failli bien des fois y perdre la vie, et qu’il y eût finalement perdu tout son bien. Comment lui vint la fortune, vous l’avez raconté.
Du jour où M. Autran devint riche, on put voir quelle était la délicatesse de son cœur. Peu de temps auparavant, il avait connu à Marseille une jeune veuve, aimable et distinguée, qui était riche elle-même. Une pièce de vers, qu’elle avait composée pour être lue dans une fête de bienfaisance, fut, soumise à M. Autran qui trouva les vers bien tournés et dignes des honneurs de la lecture en public. De cette relation, créée par la poésie, naquit la pensée d’un mariage ; mais le poète, qui était pauvre encore, ne voulut à aucun prix qu’on pût soupçonner son inclination de n’être pas absolument désintéressée. On juge quel fut son bonheur, lorsqu’il recueillit la succession de son oncle, de pouvoir désormais, sans scrupule aucun, avouer sa tendresse.
La fortune ne fut pas aveugle, cette fois ; et, loin de tarir la source des inspirations du poète, elle fit voir qu’il ne faut pas, comme vous dites, décourager les oncles qui voudraient tester en faveur d’un neveu, même atteint du fléau de la tragédie.
Ce qu’il était dans ses poèmes, Joseph Autran l’a été dans sa vie. Une raillerie sans amertume s’associait en lui avec la parfaite bonté des sentiments humains. On ne s’étonnera pas, du reste, qu’il n’y ait jamais eu un trait méchant, une cruauté dans ses satires, maintenant que l’on sait quel cœur il avait, combien il était ingénieux dans sa générosité, avec quelle délicatesse il soulageait l’infortune, à l’insu de tout le monde, à l’insu même de sa main gauche. C’est une fatalité que Gérard de Nerval, dans les derniers jours de son affreux désespoir, n’ait pas été connu d’Autran. Sa détresse eût inspiré au poète quel que chose de plus que ce sonnet, où il appelle Gérard
Le Vasco de Gama du pays de Bohême.
Tout à coup dans Paris, au coin le plus perdu,
Au fond d’une ruelle étroite, obscure, immonde,
Par un matin d’hiver, on le trouva pendu.
Ah ! pourquoi cette fin, pauvre âme vagabonde ?
Peut-être le rêveur, s’il avait attendu,
Eût payé son auberge en découvrant un monde.
Combien d’excellents morceaux furent écrits par Autran, alors qu’il avait acquis le droit de ne rien faire : sonnets capricieux, histoires de village, Amaryllis, et les Laboureurs et les Roulements de tambour ! Avec quelle grâce il redisait, dans la Vie rurale, les chansons des bouvreuils et des pinsons, tout ce qui se raconte dans les branches, tout ce qu’Aristophane avait entendu dire aux oiseaux, et ce que pense Margot lorsqu’elle passe seule avec son mouton, le long des futaies, et ce que sentent les amoureux, lorsque, sous les troènes, ils tournent sans fin les feuillets du même livre, et qu’un vent tiède en couvre de fleurs toutes les pages ! La saine odeur des foins, la senteur des bois s’exhalent de cette poésie que je dirais buissonnière, et qui est crayonnée en pleine campagne, quand la terre est en fleurs, ou que les moissons mûrissent ou que les arbres s’effeuillent ! Que d’amitié aussi, que d’esprit et de bonne humeur dans les Épîtres rustiques, adressées à des amis de cœur et de pensée : Victor de Laprade, Alexandre Dumas fils, Edmond Texier, Gustave Ricard !
De l’esprit, Joseph Autran en avait comme en ont les Marseillais les plus fins, et c’est beaucoup dire mais son esprit était grec d’origine, tempéré par le goût et retenu dans son élan par une distinction naturelle. Lui qui avait tant de fois causé avec les mariniers du port, qui avait tant de fois entendu les propos salés des gens de mer, il ne fit jamais que des plaisanteries fines, légères, et d’un homme qui sait le monde. Ses saillies humoristiques étaient toujours accompagnées d’une certaine grâce. Il en apprêtait, il en ciselait la forme ; et, quand sa poésie s’essayait avec abandon au style épistolaire, il en relevait la familiarité par l’élégance du tour. Il écrit à un ami pour l’inviter à venir en Provence, sous prétexte que la belle saison s’y attarde :
En vain du Nord l’été s’enfuit ;
Dans nos vallons, ce soir encore,
Les vents sont doux ; l’horizon luit,
Et le soleil qui le colore
Attache son bonnet de nuit
Avec les rubans de l’aurore.
Ce fut aussi après son mariage que Joseph Autran écrivit ses Poèmes de la mer, que vous regardez avec raison comme la plus belle partie de son œuvre, et qui en est la plus originale. Fille de la Méditerranée, sa poésie en sort, tantôt mutine, riante et folâtre, tantôt émue, attristée et comme ruisselante des pleurs de sa mère, mais toujours tendre, et facilement touchée des angoisses, des douleurs et des malheurs dont se compose, entre deux accalmies, la vie orageuse du marin. Il trouve, pour peindre ces angoisses, des accents qui vont au cœur. Un jour, il entend le chant plaintif des matelots lorsqu’ils tirent lentement la longue et lourde chaîne de l’ancre qui mord le sable, et il écrit :
Je comprends, matelots, pourquoi ce chant est triste ;
Et je comprends aussi pourquoi l’ancre résiste ;
Ah ! c’est qu’elle s’accroche à tout le cœur humain,
Au tranquille rivage, à la vieille demeure,
À l’épouse, au berceau de quelque enfant qui pleure
Et qui la tient encor dans sa petite main.
Il est regrettable, Monsieur, que ni vous ni moi n’ayons pu, dans une cérémonie où la politesse nous interdit les trop longs discours, nous donner le plaisir de citer à l’auditoire quelques-uns de ces petits poèmes de M. Autran, dans lesquels il a montré un talent si varié, si souple, en y mettant tour à tour une grâce piquante, du sel attique, de la mélancolie, de la gaieté, de la désinvolture, et qui n’étaient livrés à l’impression que finis avec soin, travaillés avec amour, comme le sont les joyaux littéraires par les orfèvres du style. Je ne saurais pourtant me défendre de rappeler ici un sonnet qui, adressé à Théophile Gautier, ne pouvait pas ne pas avoir du montant :
Quand, aux beaux jours passés de la jeunesse folle,
En costume galant tu sortais le matin ;
Quand tu portais la fraise et la cape espagnole,
Avec tes longs cheveux tombant sur le satin ;
La dague au poing, le pied dans une botte molle,
Quand, à peine affranchi du grec et du latin,
Tu cassais à grand bruit les vitres de l’école,
Et riais de Boileau comme d’un philistin ;
Fier comme un paladin, et joyeux comme un page,
Aux beaux soirs d’Hernani quand tu faisais tapage ;
Quand le mot de classique inspirait ton effroi,
Tu ne te doutais pas qu’un jour tu devais l’être ;
Car si ce mot veut dire un modèle, un vrai maître,
Tu seras, cher Gautier, classique malgré toi.
Joseph Autran a-t-il été, dans la force du terme, un auteur dramatique ? Vous en doutez, Monsieur, et il est permis de croire qu’il partageait vos doutes à cet égard, puisque, après le succès éclatant de son premier ouvrage au théâtre, il n’osa plus tenter l’aventure. Il fit pour la scène ce qu’il a fait pour la mer, qu’il a regardée du rivage sans monter sur aucun navire. Il répugnait d’ailleurs à sa nature contemplative d’affronter les ballottements, les cahots, les orages de la vie et de la littérature dramatiques. Il n’était pas homme à nouer de fortes intrigues, à multiplier les incidents qui font haleter le spectateur, à conduire une action avec entrain et, au besoin, à la précipiter. Mais il eût excellé, en revanche, à composer, pour un public lettré et choisi, de ces comédies de société qui admettent, qui demandent même une certaine coquetterie de langage, des traits finement aiguisés, et dans lesquelles, le dirai-je ? un peu de manière ne messied point. Les Noces de Thétis sont un joli modèle du genre, une comédie qu’on aurait pu représenter dans les salons de l’Olympe, avec la permission de Jupiter, qui lui-même y eût joué son rôle.
La comédie, telle que vous la maniez, Monsieur, telle que la manient les auteurs qui sont aujourd’hui vos parrains et vos confrères, la comédie aux péripéties touchantes et imprévues, au rire intermittent, la comédie moderne, enfin, où le poète compromet son cœur, celle-là n’était pas faite pour Autran. Son bonheur était de respirer l’air pur des champs, l’air salin de la mer, et de dire, en vers heureux, tout ce qui avait ému son âme délicate, tranquille et tendre, son âme, qui trouvait, comme dit Montaigne, « de la friandise au giron même de la mélancolie ».
Un de ces derniers jours, comme j’achevais la lecture des Poèmes de la mer, je tombai peu à peu dans une de ces rêveries que procure quelquefois la continuité d’une longue attention, et qui sont comme les songes de l’homme éveillé. Reporté par des souvenirs d’enfance au fond de cette petite baie de la Méditerranée, où s’abrite Marseille, je me figurais que la muse antique de la comédie venait d’être apportée sur le rivage de la ville grecque, par ces mêmes flots qui jadis y avaient jeté les Phocéens d’Ionie. Sur la grève se promenait, murmurant une invocation, celui à qui la mer avait inspiré le drame homérique du Cyclope et les Noces de Thétis. Et la muse lui disait : « Vous m’invoquez toujours, ô poètes, comme au temps de Cratinus et d’Eupolis... mais quel changement s’est opéré dans le génie des peuples et dans le culte que me rendaient les poètes d’Athènes, lorsqu’ils venaient m’implorer sur la plus haute montagne de la Phocide ! Quelle différence, de ce théâtre de Bacchus, où l’on entendait, sur la scène comique, des railleries qui sifflaient et mordaient comme des serpents, des invectives orgiaques, quelquefois des ironies homicides... quelle différence de ce théâtre à celui où vous polissez vos épigrammes, où vos allusions s’enveloppent, où l’imagination dramatique a perdu ses audaces, et la satire ses lanières ! Au commencement, le souffle qui animait la tragédie venait du sanctuaire, et la comédie elle-même naquit d’une sorte de fermentation bachique, d’un enthousiasme à demi religieux. Ses sarcasmes, ses ivresses eurent quelque chose de ce rire sacré qui retentissait dans la célébration des mystères. Aristophane en entendit les derniers éclats ; Ménandre n’en recueillit qu’un écho lointain : le doux Térence ne le connut point, et votre grand poète gaulois l’a humanisé pour toujours... Maintenant, le rire n’a plus ses franchises dans vos cœurs. Il est mêlé de tristesse, il est entrecoupé de sanglots. Je vois bien qu’à vos âmes troublées, il faudra d’autres muses. Ni moi, ni mes sœurs, ni le Dieu qui nous mène, ne saurions exprimer, sur la lyre d’ivoire, les sentiments qui agitent l’humanité présente, qui agiteront l’humanité future, et qui déjà ont pénétré ses masses profondes... Je veux regagner mes montagnes ; je retourne aux anciens dieux... » Et la muse antique, faisant un signe d’adieu au poète, se précipita et disparut dans les flots amers.