Réception de M. Alexandre Dumas fils
M. Dumas fils (Alexandre) ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Lebrun, y est venu prendre séance le 11 février 1875, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Je ne saurais mieux reconnaître la faveur exceptionnelle dont j’ai été l’objet dans votre illustre compagnie qu’en vous parlant avec toute franchise et qu’en commençant ce discours par un aveu. Lorsque tant de mes confrères, bien supérieurs à moi, ont dû frapper plusieurs fois à votre porte avant qu’on la leur ouvrît, comment se fait-il que je n’aie eu qu’à me présenter pour qu’elle s’ouvrît toute grande, et, pour ainsi dire, toute seule ? Il y aurait là de quoi m’inspirer un grand orgueil si, je ne connaissais la véritable raison de cette sympathie.
Pour arriver jusqu’à vous, Messieurs, j’ai employé des moyens magiques ; j’ai usé de sortilège. Réduit à mes seuls mérites, je me serais bien gardé d’affronter jamais votre jugement, mais je savais qu’un bon génie, – c’est le vrai mot, – combattait pour ma cause, et que vous étiez résolus à ne pas vous défendre. Je me suis mis sous le patronage d’un nom que vous auriez voulu, depuis longtemps, avoir l’occasion d’honorer et que vous ne pouviez plus honorer qu’en moi. Aussi est-ce le plus modestement du monde, croyez-le, que je viens aujourd’hui recevoir une récompense qui ne m’a été si spontanément accordée que parce qu’elle était réservée à un autre. Je ne puis cependant, je ne dois l’accepter que comme un dépôt ; souffrez donc que j’en fasse tout de suite et publiquement la restitution à celui qui ne peut malheureusement plus la recevoir lui-même. En permettant que cette chère mémoire tienne aujourd’hui une telle gloire de mes mains, vous m’accordez le plus insigne honneur que je puisse ambitionner, et le seul auquel j’aie vraiment droit.
Je dois maintenant vous entretenir, Messieurs, d’un homme dont vous avez tous aimé la personne, estimé le caractère, apprécié le talent, et que j’ai à peine entrevu. Je ne pourrai le peindre et le juger qu’à une très-grande distance, et bien des traits m’échapperont. Il était déjà célèbre avant que je fusse né, et rien de ce que je pourrai vous dire ne sera à la hauteur du souvenir que vous avez gardé de cet homme remarquable à tant de tires. Comme sa modestie égalait son talent, il ne nous a laissé que très-peu de détails sur lui-même. M. Lebrun avait été en contact avec tant de grands hommes, il avait vu passer autour de lui et au-dessus de lui de si grands événements, il avait survécu à tant de choses éclatantes qu’on avait cru devoir être éternelles, qu’il a été pris sans doute de cette pudeur qui porte les âmes d’élite à se rejeter dans l’ombre et le silence à mesure que les événements projettent plus de lumière et font plus de bruit autour d’elles. Peut-être l’évanouissement subit de la splendeur impériale à laquelle M. Lebrun aurait voulu dévouer son talent et sa vie n’a-t-il pas peu contribué à ce parti pris de modestie. Qui aurait pu, sans folie, parler de soi quand on ne parlait plus de l’empereur ? Les autres hommes semblaient n’avoir plus qu’à baisser la tête, à se recueillir, à chercher où ils pouvaient bien en être et à reprendre leurs obscurs travaux avec d’autant plus de courage qu’il n’y avait plus guère à compter sur l’attention de personne. Un seul homme avait, pour ainsi dire, emporté avec lui toute la curiosité du monde.
Vous savez, Messieurs, comment M. Lebrun témoigna, pour la première fois, de son amour pour l’empereur, amour auquel il est toujours resté fidèle, car il n’a jamais renié son idole, même lorsque les plus illustres ingratitudes invoquaient tant de bonnes raisons.
Le lendemain de la victoire d’Austerlitz, l’empereur était à Schönbrunn. Il avait auprès de lui le prince de Talleyrand, le prince de Neufchâtel et le comte Daru. Celui-ci prit le Moniteur sur la cheminée et se mit à le parcourir. Il fit bientôt un mouvement de surprise.
— Qu’est-ce, Daru ? dit l’empereur.
— Voilà, Sire, dans le Moniteur une ode sur la bataille.
— Ah ! Et de qui ?
— De Lebrun, Sire.
— Voyons ; lisez.
Le comte Daru commença :
Suspends ici ton vol ; d’où viens-tu, Renommée ?Qu’annoncent tes cent voix à l’Europe alarmée ?Guerre. Et quels ennemis veulent être vaincus ?Allemands, Suédois, Russes, lèvent la lance ;Ils menacent la France.Reprends ton vol, Déesse, et dis qu’ils ne sont plus.
L’ode continuait, elle aussi, son vol, presque toujours aussi haut et aussi large que ce beau début ; mais cela n’étonnait personne ; l’ode était signée Lebrun. Or, à cette époque on ne pouvait pas supposer qu’une ode signée Lebrun pût être d’un autre Lebrun que le vrai, le fameux, le seul Lebrun, celui qui avait été surnommé Lebrun Pindare. Ce qui étonnait un peu, c’était qu’il eût pensé à chanter un pareil sujet. Lebrun Pindare, le poëte révolutionnaire, le chantre du Vengeur, se ralliait donc à l’empire ! « Qu’on expédie une rente viagère de six mille francs à M. Écouchard Lebrun » dit l’empereur.
Mais il se trouva que M. Lebrun Pindare était absolument innocent de cette ode, et qu’elle était l’œuvre d’un collégien de vingt ans qui portait le même nom que lui. Quand Napoléon connut la vérité, il fut le premier à rire de la méprise, et il dit : « Eh bien, qu’on laisse la pension de six mille francs au vieux poëte, et qu’on en donne une de douze cents au jeune. »
M. Lebrun avait vingt ans lorsqu’il composa cette ode.
Sommes-nous bien sûrs, Messieurs, que, sous l’enthousiasme très-légitime et très-sincère du poëte, l’espièglerie du collégien ne se glissait pas un peu ? Celui qui devait écrire plus tard le discours en vers du Bon Bourgeois de Paris sur les fortifications ne devait pas, si j’en juge par l’esprit qu’il avait encore à cinquante ans, manquer, à vingt ans, d’une bonne dose de finesse et de malice. Tout en voulant louer le maître guerrier qui venait de battre trois peuples, il n’était pas fâché, peut-être, de battre un peu le maître poëte qui n’avait pas alors de rival en poésie, tant on était occupé à autre chose. Avoir vingt ans, porter le même nom qu’un poëte renommé, se sentir plus poëte que lui, savoir que ce poëte n’aime pas l’empereur dont on a fait son dieu, désirer, prévoir et apprendre la victoire d’Austerlitz, c’est bien tentant.
On n’accuse, dit-on, les autres que de ce dont on est capable soi-même ; soit ; j’avoue que, moi, je n’aurais pas résisté à la tentation et que je me serais fort diverti, à la pensée que mon ode, imprimée et signée du nom de Lebrun, serait d’abord et tout naturellement attribuée à l’homme connu ; et que, bien applaudie, bien acclamée, et en même temps bien légitime, elle reviendrait à son véritable père, simple collégien qui aurait le droit de dire, en riant sous cape : Ce n’est pas ma faute si je m’appelle aussi Lebrun. L’enfant aurait même pu ajouter : Je ne savais pas qu’il y en avait un autre. Mais l’enfant était incapable de mentir ; il savait qu’il y avait un autre Lebrun. Ce n’est pas quand on a fait une tragédie de Coriolan à douze ans, en 1797, qu’on ignore, huit ans après, en 1805, l’existence de Lebrun Pindare.
Le jeune Pierre Lebrun, pour lui donner enfin tout son nom, était au contraire nourri de cette littérature, dont son homonyme était le représentant le plus distingué ; mais il nous faut reconnaître que le nourrisson de ces muses nouvelles n’avait qu’une idée, c’était de quitter ses nourrices, et qu’il avait bien raison. Loin de moi la pensée, Messieurs, de ne pas traiter comme il convient des hommes dont quelques-uns ont eu leur place parmi vous, et qui la méritaient alors ; à ce titre seul, ils me seraient sacrés, aujourd’hui surtout ; mais ayant à faire devant vous, et voulant le faire en toute conviction, l’éloge de mon illustre prédécesseur, il me faut bien constater la différence qui existait, à son avantage, entre lui et ses contemporains, comme j’aurai probablement à montrer tout à l’heure celle qui existe entre ses successeurs et lui, puisque M. Pierre Lebrun fut précisément, en littérature, ce qu’on appelle un homme de transition, la fin d’une phase et le commencement d’une autre.
M. Lebrun était né en 1785, en plein règne de Delille à qui il devait rendre hommage plus tard dans une ode qu’il composa justement sur la mort de M. Lebrun Pindare, lequel mourut deux ans après l’anecdote que nous venons de raconter. Après cette ode, le quiproquo ne fut plus possible. On eut la certitude qu’il y avait deux poëtes du nom de Lebrun, dont l’un venait d’enterrer définitivement l’autre.
L’empereur qui avait la très-ambitieuse mais très-noble espérance de reconstituer chez nous tout ce qui fait la grandeur d’une nation, aurait voulu ressusciter la véritable poésie. Il y avait un intérêt personnel. Cet Achille rêvait d’avoir son Homère de son vivant. Il ne devait 1’avoir qu’après sa mort.
Un regard de Louis enfantait des Corneilles,
a dit Boileau ; il s’est trompé. Les regards des plus grands rois n’entament pas les grands poëtes. Tout ce qu’on peut leur demander, c’est de les distinguer, et c’est déjà beaucoup. Les grands poëtes comme les grands rois ne naissent que quand Dieu le veut. Ils poussent sans qu’on sache comment, comme les bluets dans les blés, et quand on fait les moissons humaines que faisait Napoléon ? il ne faut pas s’étonner que les bluets tombent avec les épis.
Le 5 mai 1821, l’empereur meurt à Sainte-Hélène. La nouvelle arrive en France. Au milieu du silence universel, silence fait d’étonnement, de souvenirs, de remords peut-être, une voix s’élève tout-à-coup :
L’astre dont la splendeur couvrait l’Europe entièreSoudain vient de descendre et pour jamais a lui ;Le siècle qui marchait brillant de sa lumière,Dans la nuit achevant une obscure carrière,Semble finir, descendre et s’éteindre avec lui.Un grand homme n’est plus, et pour jamais à luiL’astre dont la splendeur couvrait l’Europe entière.
En réponse à cette œuvre de talent et à cet acte de courage, il parut un arrêté du ministre d’alors dont je ne me rappelle plus le nom, qui retirait à M. Lebrun la pension que celui-ci tenait de l’empereur. C’était certainement une heureuse et utile économie et qui dut faire bonne figure dans le budget des recettes de l’année 1821. Eh bien, malgré cela, il me semble que si j’avais été le roi, j’aurais maintenu cette pension ; je crois même que je l’aurais doublée en me donnant le plaisir d’écrire de ma propre main : « Doublez la pension de M. Lebrun, qui vient de prouver une fois de plus qu’il est non seulement un homme de talent, mais un homme de cœur. » J’aurais fait mon devoir de roi comme M. Lebrun avait fait son devoir d’honnête homme, sans compter que j’aurais bien embarrassé le poëte. Je l’aurais peut-être forcé ainsi de rendre lui-même cette pension dont j’avais si grand besoin ; c’eût été aussi économique et plus royal. Je ne comprends pas que Louis XVIII n’ait pas eu cette idée si simple. C’était un homme de beaucoup d’esprit, et, quand il était trop occupé pour en avoir lui-même, n’avait-il pas autour de lui des gens comme M. de Talleyrand par exemple, qui étaient chargés d’en avoir à sa place ? Il y a là quelque chose que nous ne nous expliquons pas. Peut-être que ce jour-là le roi était malade ou que M. de Talleyrand était sorti.
M. Lebrun avait vingt ans quand il composa l’ode d’Austerlitz ; il en avait trente-cinq quand il composa celle de Sainte-Hélène. Dans l’intervalle il avait grandi et il avait commencé la révolution littéraire qu’il méditait. Il l’avait reprise où André Chénier l’avait laissée. Il était par nature de la même famille et par aspiration de la même patrie que le poëte grec. Il l’avait prouvé d’abord dans Pallas, fils d’Évandre, emprunté à un épisode de Virgile, mais où se glisse déjà le parfum du génie grec qui accompagnait en vainqueur les ambassadeurs d’Énée ; il l’avait prouvé surtout dans Ulysse, tragédie un peu longue et un peu froide pour la scène, mais dont on ne peut s’empêcher, à la lecture, d’applaudir la langue ferme, précise, colorée et déjà revivifiée par le souffle antique, comme un enfant malade qui reprend peu à peu des forces sous l’influence de l’air natal. Si je passe trop rapidement, Messieurs, sur les premières œuvres lyriques et dramatiques de M. Lebrun, si je ne les analyse pas ici comme elles mériteraient que je le fisse, c’est que j’ai hâte d’arriver aux deux compositions capitales de M. Lebrun, Marie Stuart et le Cid d’Andalousie, dont la première devait avoir une si grande et si heureuse influence sur la littérature dramatique de ce siècle, et dont la seconde nous amènera à une discussion que je ne puis éviter.
M. Lebrun voulait non seulement la restauration complète de la poésie lyrique, mais encore celle de la poésie et même de la composition dramatiques. Il fallait, à tout prix, rendre féconde au profit de l’esprit humain la paix à laquelle la France était condamnée. C’est la pensée qui, chez nous, à certaines époques, est chargée de faire prendre patience à l’action. Mais M. Lebrun sentait que notre théâtre avait donné tout ce que l’imitation de l’antiquité pouvait fournir, et que si l’on n’avait pas positivement assez des Grecs et des Romains, ils étaient, par les dernières imitations, devenus quelquefois si ennuyeux et si ridicules qu’il était temps de découvrir et d’exploiter d’autres peuples, d’autres époques, d’autres passions, d’autres mœurs. Seulement, par modestie d’abord, puis par tradition, car il était encore d’une époque où l’on ne pouvait être original, au théâtre, qu’à la condition d’imiter quelqu’un et de pouvoir dire : Cette hardiesse que vous me reprochez n’est pas de moi ; seulement, dis-je, M. Lebrun n’osait pas commencer une pareille guerre sans des alliances sûres. Les yeux ouverts, l’oreille tendue, il recueillait tous les bruits qui venaient des pays étrangers. Le vent qui soufflait de l’ouest lui apporta les poëmes de Byron, le vent qui soufflait de l’est lui apporta les drames de Schiller. Il signala le premier les fantaisies et les audaces du poëte anglais comme pour acclimater le public français à une nouvelle température, et, sans plus de façon, il s’empara de la Marie Stuart du poëte allemand, et il la jeta toute palpitante sur notre scène devant un public qui l’acclama, heureux d’entendre de nouveau le langage de la passion, de la douleur, de la vérité. La bataille était gagnée, grâce à l’alliance étrangère, mais on se défend comme on peut, dans de certains cas, et il fallait bien donner le temps aux jeunes troupes nationales de grandir et de se former. Songez, Messieurs, qu’à ce moment Lamartine rêve encore sous le ciel de l’Italie, Casimir Delavigne n’a que vingt-cinq ans, de Vigny vingt, Hugo et Dumas dix-sept, de Musset est au collége, et plusieurs d’entre vous ne sont pas nés. De plus grands et de plus forts se sont emparés de la place plus tard. Mais il ne faut pas oublier que M. Lebrun a été le pionnier patient et résolu qui, sous le feu de l’ennemi, taille, aux flancs du roc, la route sur laquelle les conquérants passent ensuite au galop, mais sans laquelle ils ne passeraient peut-être pas.
Vous le saviez bien, Messieurs, quand vous avez admis M. Lebrun parmi vous en 1828, et, le soir même de cette élection, le public du Théâtre-Français applaudissait frénétiquement ces deux vers dans la princesse Aurélie de Casimir Delavigne :
Ah ! votre Académie a fait un fort bon choix,Le public avec vous a nommé cette fois !
Aujourd’hui, Messieurs, cela paraît tout simple d’avoir écrit Marie Stuart, surtout avec le secours de Schiller, mais le secours même du poëte étranger constituait alors un danger de plus.
Voltaire, qui n’avait pu s’empêcher d’admirer Shakespeare au commencement, n’avait pas tardé à regretter son admiration. Les poëtes comme Shakespeare ne sont pas de ces lions qu’on apprivoise, qu’on pare de maximes philosophiques, et qu’on fait sauter gracieusement dans les cerceaux des tragédies de circonstance. Le roi du désert avait rugi de telle façon, quand il s’était vu dans la compagnie de Sophonisbe et de l’Orphelin de la Chine, que le dompteur avait jugé plus prudent de le faire rentrer dans sa cage, et de le renvoyer aux brouillards des trois royaumes en l’appelant barbare. Il fut convenu pendant longtemps que Voltaire avait eu raison. Je n’accuse pas Voltaire de parti pris. Il était sincère, et je trouve tout naturel que l’auteur de la Pucelle n’ait pas très-bien compris Juliette, Ophélie et Desdémone.
L’honnête et conciliant Ducis avait essayé plus tard de réhabiliter le poëte anglais et de le faire accepter des âmes sensibles ; mais il y a une façon d’excuser les gens qui leur fait encore plus de tort que ce qu’on leur reproche, et il y a certains acquittements plus humiliants que les accusations.
Nous sommes ici pour rendre justice à un homme d’une valeur réelle, incontestable ; cependant, cette valeur, les générations nouvelles seraient toutes disposées à la traiter légèrement, si on ne leur rappelait pas bien les conditions particulières des temps où elle a commencé à se faire jour. Je ne saurais donc mieux louer M. Lebrun qu’en rappelant les difficultés qu’il eut à vaincre, difficultés d’autant plus irritantes, qu’elles naissaient de la mauvaise foi quand elles ne naissaient pas du mauvais goût. Savez-vous, vous le savez mieux que moi, Messieurs, où en était la tragédie, car, grâce à Dieu, la comédie avait déjà retrouvé un nouveau guide bien franc et bien français, Beaumarchais ? Savez-vous que, non seulement les sentiments et les passions étaient dénaturés, mais que les mots n’avaient plus leur sens véritable ? La France avait eu beau subir les réalités les plus poignantes, depuis l’échafaud de 93, jusqu’aux désastres de 1815 ; elle avait eu beau assister à des drames terribles, bien autrement sauvages, bien autrement réels que ceux de Shakespeare, elle continuait de refuser à l’art le droit de lui dire la vérité et d’appeler les choses par leur nom. Un cheval s’appelait un coursier, un mouchoir s’appelait un tissu. Oui, Messieurs, à cette époque, le style noble ne permettait pas autre chose, et ce tissu, on ne le brodait pas, on l’embellissait. Cela ne signifiait rien du tout, mais c’était ainsi qu’il fallait s’exprimer ; et M. Lebrun ayant eu l’irrévérence de faire dire par Marie Stuart, au moment de sa mort, à sa suivante :
Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,Que pour toi, de ses mains, a brodé ta maîtresse ;il y eut de tels murmures dans la salle, qu’il dut modifier ces deux vers et les remplacer par ceux-ci :
Prends ce don, ce tissu, ce gage de tendresse,Qu’a pour toi, de ses mains, embelli ta maîtresse.
Cette concession faite, on consentit à s’émouvoir, et toutes les femmes, pour essuyer les larmes que Marie Stuart leur faisait répandre, tirèrent leurs tissus de leurs poches.
Voilà où on en était.
Quant à Schiller, il est fort maltraité par les critiques du temps, les critiques français bien entendu. Il en est peu qui soient dans le juste et dans le vrai. M. de Jouy, l’auteur de Sylla, le seul par conséquent qui eût conservé le droit de parler de la tragédie avec autorité, est aussi le seul qui parle, comme il convient, du poëte allemand. Cependant, comme il faut rendre à César ce qui appartient à César, même lorsqu’il est du pays de Schiller, j’oserai dire que Schiller est resté supérieur à M. Lebrun, non seulement dans la conception, puisqu’il a conçu tout seul son drame, mais dans le développement des caractères. Il a moins atténué les fautes nombreuses et de toutes sortes de Marie Stuart ; il a donné au dévouement de Mortimer un mobile plus humain ; il l’a fait passionnément et brutalement épris de cette femme que la nature semblait avoir condamnée à inspirer l’amour, et que cette fatalité, si nous en croyons Brantôme, a poursuivie et souillée au-delà même de la mort ; il a enfin poussé jusqu’à l’extrême le caractère odieux de Leicester ; il n’a pas permis, comme M. Lebrun, qu’il tombât en scène sous le poids de ses remords ; il les lui a imposés pour de longues années encore en le faisant survivre à son infamie et se sauver comme un voleur devant le cri de cette femme qui l’avait aimé et dont il livrait la vie pour sauver la sienne. M. Lebrun n’a jamais pu admettre tant de scélératesse. Ce n’est pas seulement une concession qu’il a cru devoir faire au goût français, c’est un hommage qu’il a voulu rendre à l’humanité. Il a donc presque entièrement dépouillé la reine de son passé qui la compromettait trop ; il a peint l’ami tout à fait chevaleresque et désintéressé, et il a montré l’amant plus indécis que lâche, plus faible que traître.
Le poëte allemand avait beau, par lui-même, être un des hommes les plus honnêtes qui aient existé, il savait mieux que son imitateur jusqu’où peut aller la bassesse humaine. C’est par ces affirmations implacables que les poëtes dramatiques se constituent maîtres. Ils risquent davantage, mais ils touchent plus haut.
Le succès fut éclatant, unanime, mérité, mais ce succès ne pouvait satisfaire complètement M. Lebrun. Il fallait en rendre une trop grande part à un étranger. Ce n’était pas seulement dans son amour-propre que pouvait souffrir notre compatriote, c’était dans son idéal. Ne devait-il pas plus tard, en recevant ici un de nos plus illustres confrères, dire très-judicieusement à propos de la collaboration : Si quelque scène, quelque caractère, quelque trait heureux excite ma sympathie, lorsque je trouve devant moi deux auteurs, je ne sais à qui m’adresser, je m’embarrasse, et je dis : « Lequel des deux ? » C’est bien parler, et je partage complètement cette opinion ; mais celui qui jugeait si sévèrement la collaboration en 1858, que devait-il donc penser de l’imitation en 1820 ? Pour M. Lebrun, il n’y a même pas eu collaboration, l’œuvre existait déjà, et, il faut le reconnaître, le plus difficile était fait. Il n’y avait pas à discuter avec un collaborateur, il y avait à prendre, à accepter l’idée d’un maître. Il fallait, sauf quelques modifications qui étaient, selon moi, Messieurs, des amoindrissements ; il fallait se subordonner complètement, et, le succès venu, il n’y avait pas à se dire : Lequel des deux ? C’était l’autre. Si je connais le cœur des hommes en général et celui des auteurs. dramatiques en particulier, cette pensée devait tourmenter M. Lebrun ; et, après ce demi-triomphe, il dut n’avoir qu’une ambition : en mériter un complet, par un autre ouvrage dramatique qui fût bien à lui ; donner à la France une œuvre originale qui le dégageât, sinon de sa gratitude envers l’étranger, du moins de sa dépendance.
C’est certainement pour obéir à ce noble désir que, le surlendemain même de la première représentation de Marie Stuart, M. Lebrun quitta la France. Il voulait, la tête encore bouillante, le cœur encore vibrant, visiter la Grèce et demander à cette vieille terre classique l’inspiration nouvelle dont il avait besoin. Qu’allait-elle lui dire, cette chère vaincue, cette grande désespérée, celle qu’il devait appeler lui-même :
La Niobé qui s’est lasséeD’appeler en vain ses enfants,
et qu’il avait entendue cependant, comme, au-delà de l’Océan, Byron devait l’entendre aussi ?
Qu’avait-elle besoin de se plaindre ? Les enfants ne devinent-ils pas quand leur mère souffre ? Les grandes âmes n’ont-elles pas leur langage muet ? Et n’est-il pas touchant de voir ces deux poëtes qui, sans se connaître et sans se rien dire, partent, l’un pour aller consoler, l’autre pour aller défendre la divine mère ?
Il faut le reconnaître, M Lebrun avait le don de pressentir. Il lui sembla qu’il y avait quelque chose dans l’air ; il n’avait que le temps d’arriver s’il voulait assister à quelque grand événement : un dernier martyre ou une première résurrection. Il était décidément le chantre des aurores. Ce fut un réveil qu’il eut à chanter, et il rapporta en France ce poëme charmant, modestement intitulé : Voyage en Grèce, et qui palpitait de toutes les émotions par lesquelles passait ce malheureux pays. Il était allé, il le croyait et il l’a dit, pour rêver et s’instruire sur des ruines avec des poëtes et des héros morts ; il entonna l’hymne de la délivrance avec de jeunes héros dont il fut le premier poëte. Par une heureuse fortune, le bateau sur lequel il s’était embarqué, le Thémistocle, devait, un an après, sous la conduite de son capitaine, le glorieux Tombazis, appeler le premier à l’indépendance les îles de l’Archipel. Rien de plus émouvant que la chanson de Rhigas, la Marseillaise grecque, entonnée à pleine voix par les matelots tant qu’ils sont en mer, c’est-à-dire entre l’immensité et l’infini, ces éternels, ces discrets confidents des douleurs et des espérances humaines ; puis, à mesure qu’on approche de la terre, les voix s’éteignent ; les regards se voilent ; le silence se fait ; le secret commence ; et le sultan se figure une fois de plus que ceux qui viennent d’aborder sont toujours des esclaves.
Il y a de beaux vers, il y en a beaucoup que nous voudrions citer dans ce poëme un peu trop oublié aujourd’hui ; mais si le monde n’oubliait pas, il n’aurait plus qu’à finir, car je crois vraiment que tout a été dit.
Après s’être retrempé aux grandes sources, M. Lebrun revint en France, plus sûr de lui et préparé à son grand combat. Ce grand combat, ce devait être une nouvelle œuvre dramatique : le Cid d’Andalousie, et ce fut un combat véritable. Hélas ! la victoire resta à l’ennemi.
La pièce ne fut représentée que quatre fois, malgré les efforts réunis de Talma et de Mlle Mars, malgré le talent de l’auteur, car il y a des parties de premier ordre dans cette pièce. En tête de ce drame, qu’il n’a fait imprimer que très-longtemps après la première représentation, M. Lebrun a publié une préface où il recherche les causes de son insuccès ; il croit les trouver dans les sévérités de la censure dans le mauvais vouloir de quelques comédiens, dans le parti pris des défenseurs de l’école classique désireux de prendre leur revanche de la victoire de Marie Stuart. M. Lebrun en appelle à la postérité. Nous qui sommes déjà pour lui la postérité, et la plus respectueuse et la plus sympathique qu’il puisse avoir, nous croyons que cet insuccès ne tient pas absolument aux raisons que donne le poëte. Elles y furent bien pour quelque chose, mais ce ne sont la, en somme, que les difficultés inséparables du métier même, et nous avons tous plus ou moins à les combattre. L’insuccès du Cid d’Andalousie tient, selon moi, Messieurs, à ce que, dans cette pièce, M. Lebrun a eu l’audace d’attaquer le dogme fondamental du théâtre qui exige Mais auparavant, Messieurs, permettez-moi de revenir un peu, – beaucoup en arrière, et de remonter jusqu’à l’autre Cid, celui de Corneille.
Vous vous rappelez, Messieurs, qu’il y a deux cent trente-neuf ans, en 1636, un an après que le cardinal de Richelieu eut fondé cette Académie, vous vous êtes trouvés dans une situation assez délicate. Voici le fait :
Un jeune poëte rouennais, nommé Pierre Corneille, déjà connu par des œuvres distinguées, venait tout à coup de se révéler poëte dramatique de premier ordre par une comédie héroïque intitulée: le Cid. Dès le lendemain de ce succès, l’œuvre de cet heureux jeune homme était devenue la comparaison par excellence. Quand une chose était exceptionnellement belle, on disait : beau comme le Cid. Pour se faire une idée de ce triomphe, il n’y a qu’à compter, si l’on peut, les ennemis qu’il ameuta contre le triomphateur. Le plus grand et le plus redoutable fut le cardinal de Richelieu. lui-même ; le plus hargneux et le plus perfide fut Scudéri : et le second, à l’instigation du premier, dit-on, publia contre l’auteur et contre la pièce un mémoire des plus acerbes et des plus injustes. Cette diatribe vous était adressée, Messieurs, et elle vous enjoignait, pour ainsi dire, d’avoir à donner votre opinion sur l’œuvre nouvelle. Vos statuts vous interdisaient d’intervenir dans un débat de ce genre sans la permission ou l’ordre du cardinal et sans le consentement des deux parties. M. de Scudéri vous sommait, le cardinal vous permit, Corneille accepta.
L’embarras était grand. Vous deviez tout à votre fondateur auquel vous désiriez fort ne pas déplaire, ne fût-ce que par reconnaissance, et vous saviez qu’il tenait, pour des causes que l’on ne connaît pas encore très-bien aujourd’hui à ce que l’œuvre fût vivement blâmée par qui avait autorité pour le faire ; peut-être même, on l’a dit du moins, voulait-il arriver à l’interdire. D’un autre côté, vous ne pouviez pas, vous ne vouliez pas, par un jugement partial, fermer peut-être à tout jamais la carrière à celui dont le coup d’essai était un coup de maître, et qui s’en remettait à votre justice et à votre bonne foi. Vous n’aviez pas alors toute l’indépendance que vous ont acquise plus de deux siècles d’existence et de dignité. Vous fîtes ce qu’on a fait tant de fois depuis lors, vous nommâtes une commission, laquelle, après cinq mois de travail, chargea M. Chapelain de rédiger votre réponse. Il s’en tira avec autant de franchise que d’habileté, si bien qu’il ne satisfit, mais qu’il n’irrita complètement ni le cardinal, ni l’auteur, ni l’opinion. Ce qu’on appelle aujourd’hui le langage académique, l’art si difficile de dire la vérité avec toute la sincérité, toute la courtoisie, et toute la finesse possibles, le langage académique est, on peut le dire, fondé chez vous de ce jour-là. On essaya bien pendant quelque temps de faire croire que vous aviez sacrifié la cause de l’art, que vous aviez penché plutôt vers ceux qui insultaient le Cid que vers l’auteur ; mais, comme l’auteur finit par être des vôtres, comme vous n’avez cessé, depuis lors, de l’honorer et de le glorifier, comme il dédia le Cid à la nièce du cardinal, qu’il dédia Horace au cardinal lui-même, qu’il épousa par sa protection la femme qu’il aimait et qu’il continua à recevoir de lui une pension, il ne resta pour ainsi dire rien de ce conflit, si ce n’est le mystère de la persécution que Corneille avait eu à subir de la part du ministre de Louis XIII. Pourquoi cette persécution ?
Le bruit se répandit et il est encore accrédité, que le cardinal, qui avait la prétention d’être un auteur tragique dans ses moments de loisir (que pouvaient être les moments de loisir du cardinal de Richelieu?), et qui suppléait au temps et au génie dramatique qui lui manquaient en faisant faire ses tragédies par de jeunes auteurs, en voulait fort à Corneille qui, après avoir travaillé pour Son Éminence, avait mieux aimé la quitter et travailler pour lui-même. Cette persécution n’aurait donc été qu’une jalousie de confrère !
Croyez-vous cela, Messieurs ? Un confrère jaloux, muni du pouvoir que possédait le cardinal de Richelieu, se serait-il calmé si facilement et si vite ? Ne se fût-il pas, au contraire, acharné contre le poëte en voyant que d’autres chefs-d’œuvre succédaient au premier ? Je sais qu’on a l’habitude en France, et un peu partout, de prêter aux grands hommes des petitesses de ce genre qui les font momentanément descendre au niveau de ceux qui les jugent et qui les envient. On appelle cela les contrastes de la nature humaine. Eh bien, moi, Messieurs, je ne crois pas un mot de cette légende ; je suis convaincu que le cardinal obéissait à une pensée d’un tout autre ordre.
Il y avait dans le Cid, pour Richelieu, une faute capitale, qui heurtait les idées, qui contrariait les projets de ce grand homme d’État, lequel entreprenait, au milieu des plus grands obstacles, de constituer non seulement la monarchie, mais l’unité française, et, comme tous les grands politiques, voulait que toutes les forces vitales de son pays concourussent à l’accomplissement de son œuvre. Ainsi il venait de créer cette Imprimerie royale dont, par parenthèse, M. Lebrun devait être un jour un des plus habiles directeurs ; il venait de fonder l’Académie française, non pas pour y être admis, comme on l’a prétendu encore, mais pour fixer aussi l’unité de notre langue que son génie prévoyait sans doute devoir être plus tard la langue diplomatique du monde, et peut-être la langue universelle, pour la dégager du latin qui la tenait encore en tutelle et pour donner à notre littérature naissante les moyens, l’énergie et le droit de lutter contre la littérature italienne qui la dominait toujours ; il n’avait enfin qu’un but, qu’un rêve où il épuisait ses forces sans y épuiser son génie, c’était de fonder, en toutes choses, la suprématie de la France, et il y employait jusqu’à la hache quand l’épée ne suffisait pas.
Lorsque le Cid parut, Richelieu se débattait justement dans les mille difficultés que lui créaient la noblesse, la maison d’Autriche, les derniers efforts de la Ligue, les progrès de la Réforme. Je ne vois pas de place dans cet esprit pour les mesquines jalousies de l’auteur dramatique ; d’ailleurs je n’aime pas à abaisser ce qui est en haut, et je me figure qu’entre le politique et le poëte, les choses se sont passées tout autrement que la légende ne le raconte. Si, après les violentes protestations de Richelieu contre le Cid, Corneille et Richelieu se sont réconciliés, si Richelieu a accepté des dédicaces, et si Corneille a accepté des pensions, ce n’est pas parce que l’un a fait des menaces et parce que l’autre a fait des excuses, c’est tout simplement parce que ces deux hommes ont dû s’expliquer loyalement, franchement, comme deux hommes de génie qu’ils étaient. Ma conviction est que le grand cardinal, comme on l’appelle encore aujourd’hui, a fait venir celui qu’on appellera toujours le grand Corneille et qu’il lui a dit :
« Prends un siège, Corneille, et écoute-moi. Tu es tout à la joie de ton triomphe ; tu n’entends que le bruit des bravos, et tu ne t’expliques pas pourquoi je ne joins pas mes applaudissements à ceux de toute la ville ; tu ne comprends pas pourquoi même je proteste contre ton succès. Je vais te le dire.
« Quoi ! c’est au moment où j’essaye de refouler et d’exterminer l’Espagnol qui harcèle la France de tous les côtés ; qui, vaincu au midi, reparaît à l’est, qui, vaincu à l’est, menace au nord ; c’est quand j’ai à combattre, à Paris même, les révoltes et les conspirations que l’Espagnol me suscite ; c’est quand une reine espagnole, encore jeune et toujours coquette, correspond secrètement avec son frère le roi d’Espagne et prête les mains à toutes les conspirations qu’une cour légère et ignorante trame contre moi, sans se douter du mal qu’elle fait à la France ; c’est en un pareil moment que tu viens exalter sur la scène française la littérature et l’héroïsme espagnols ! Tu ne vois donc pas que tu conspires, toi aussi, que tu gênes mes desseins, et que plus tu as de talent, plus je dois te combattre, si tu persévères dans cette voie dangereuse ? Encore deux ou trois succès du genre et de la qualité de celui-ci, et, en excitant à faux cette imagination française si facile à entraîner, tu retardes mon œuvre, qui est plus importante que la tienne, et je n’ai plus que quelques années pour l’accomplir. Tu ne joues que sur des sentiments, poëte ; moi, qui ai charge d’État, je joue sur des faits ; tu n’as qu’un public à émouvoir, moi j’ai des peuples à remuer, et voilà pourquoi je ne peux pas permettre, ayant besoin de héros véritables, qu’on s’habitue à prendre pour modèles en France et qu’on acclame tous les soirs des héros qui sont non seulement nos ennemis, mais qui sont encore des héros de romans ; car ton Rodrigue n’est pas un héros chevaleresque, ce n’est qu’un paladin sentimental ; ta Chimène n’est pas une âme vaillante, ce n’est qu’une imagination malade (c’est Richelieu qui parle, Messieurs) ! Regarde-le en face, ton Cid : au point de vue dramatique, oui, c’est un chef-d’œuvre ; au point de vue moral et social, c’est une monstruosité !
« Quelle société voudrais-tu que je fondasse avec des filles qui épouseraient le meurtrier de leur père, avec des chefs d’armée qui renonceraient à la gloire, qui déserteraient la vie, qui sacrifieraient la patrie si leur maîtresse ne les aimait pas, et qui ne reprendraient leur valeur que lorsqu’elle leur dirait qu’elle les aime ? Ainsi, d’un côté, immolation de la famille, de l’autre immolation de la patrie à la passion égoïste, passagère et purement terrestre. Peux-tu croire qu’il en doit être ainsi ? Vas-tu vraiment soutenir que le courage d’un grand capitaine et la destinée d’un grand pays dépendent du plus ou moins d’amour qu’une jeune fille éprouve, et te représentes-tu réellement Alexandre ou César subordonnant, l’un la conquête de l’Inde, l’autre la conquête des Gaules, au caprice de leur fiancée ? Est-ce parce que tu es jeune et tout épris d’une jeune fille que son père te refuse que tu penses ainsi ? C’est possible ; alors envoie-moi le père de celle que tu aimes, je lui dirai de te donner sa fille et je te ferai une pension pour que tu puisses travailler librement. Que tout ce que jetai dit reste entre nous deux ; et maintenant, va, poëte, sois aimé, sois heureux, et fais-moi des héros que l’on puisse imiter. »
Et alors Corneille a composé Horace, c’est-à-dire l’antithèse du Cid, Horace où, cette fois, la Chimène qui préfère son amant à sa patrie est immolée de la main même de son frère ; et il a dédié sa tragédie à Richelieu, pour la grande joie que celui-ci lui avait faite et pour le haut conseil qu’il lui avait donné. Tout ce qui s’est passé entre le poëte et l’homme d’État me semble écrit en gros caractères, pour qui sait lire ce qui n’est pas imprimé, entre les lignes de cette dédicace. Peut-être, cependant, est-ce là une hypothèse d’auteur dramatique ; mais je la préfère, je l’avoue, à la légende qui accuse Richelieu d’une vilenie et Corneille d’une bassesse. Il me plaît de voir toujours grands et celui qui a créé le théâtre auquel j’appartiens et celui qui a fondé l’Académie à laquelle vous appartenez.
Mais Corneille est Corneille, Messieurs, il est seul ; on ne le compare pas, on le sépare. L’action civilisatrice que Richelieu lui demandait, qu’il espérait obtenir par le théâtre, qu’il croyait avec raison le théâtre capable d’exercer, va s’amoindrissant toujours après Corneille. Après lui, en effet, on en revient bien vite aux proportions du plus jeune et du plus faible de ses chefs-d’œuvre, à la poëtique de ce Cid que Richelieu trouvait indigne de son temps, et que l’auteur, de son côté, déclarait n’avoir écrit que pour divertir le public. Racine lui-même n’obtient pas cette épithète de grand définitivement unie au nom de Corneille ; il n’obtient que celle de tendre, ce qui n’est pas assez, surtout depuis Athalie. Après Corneille enfin, le grand héroïsme cède de nouveau la place à l’amour qui redevient et reste l’unique cause et l’unique fin dans les conceptions dramatiques. La poétique du Cid reprend force de loi, et tout notre code pourrait se résumer dans ce vers si connu :
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
En effet, tous les combats que nos héros livrent dans nos œuvres ont pour cause et doivent avoir pour récompense la possession d’une Chimène. Quand ils l’obtiennent, ils l’épousent et ils sont heureux : c’est la comédie ; quand ils ne l’obtiennent pas, ils sont désespérés, et ils en meurent : c’est la tragédie ou le drame. Il ne sera pas un véritable amant, par conséquent un véritable héros de théâtre, celui que nous n’aurons pas montré prêt à immoler sa fortune, sa gloire, sa vie, son honneur à la femme qu’il veut conquérir. Elle ne sera pas non plus une véritable amante, celle qui ne sera pas prête, comme Chimène à pardonner jusqu’au meurtre de son père au Rodrigue qu’elle aime. À nous entendre, c’est la femme qui mène le monde. Là où l’historien n’a pas pu comprendre, là où le philosophe n’a pas pu expliquer, nous arrivons avec la femme et nous éclaircissons tout. Quand Rodrigue combat, c’est pour Chimène ; quand Oreste assassine, c’est pour Hermione ; quand Arnolphe s’arrache les cheveux, c’est pour Agnès ; quand Alceste s’exile, c’est pour Célimène ; quand Figaro pleure, c’est pour Suzon. Le théâtre devient le temple où l’on glorifie la femme ; c’est là que nous l’adorons, que nous la plaignons, que nous l’excusons ; c’est là qu’elle vient se venger de l’homme et s’entendre dire que, malgré les lois que les hommes ont faites et qui la déclarent esclave, elle est reine et maîtresse de son tyran. Le théâtre lui fait son apothéose terrestre. Tout par elle ! Tout pour elle !
Oui, Messieurs, voilà notre infériorité dans la manifestation de la pensée. Nous sommes soumis à une seule cause : l’amour. Entre le public du théâtre et nous, chaque fois que nous entrons en rapport ensemble, il est tacitement convenu que c’est de l’amour que nous allons parler. La lutte ou l’alliance de l’homme et de la femme, tout le bien et tout le mal qui en peuvent résulter, la vie ou la mort donnée par l’amour, voilà notre thème, toujours le même, et voilà pourquoi quelques hommes sérieux croient que nous ne le sommes pas. Mais si nous n’avons pas pour nous tous les hommes sérieux, nous avons un allié naturel, bien puissant aussi ; cet allié, c’est la femme. Du moment que nous nous intéressons tant à elle, c’est bien le moins qu’elle s’intéresse à nos conceptions, elle qui a pour objet unique dans la vie l’amour. Fille, amante, épouse, mère, elle n’a qu’un instinct, qu’une pensée, qu’une action, qu’une gloire, aimer. Sort esprit est donc toujours prêt pour qui l’entretient de l’éternel besoin de son cœur. Voilà pourquoi elle est affamée de littérature et surtout de théâtre ; voilà pourquoi, quand nous avons conquis la femme, nous sommes sûrs du succès ; voilà pourquoi enfin Corneille avait raison, comme auteur dramatique, quand il écrivait le Cid ; pourquoi Richelieu avait raison, comme homme d’État, quand il le combattait ; et enfin pourquoi M Lebrun avait tort quand il ne faisait pas, comme Corneille, son héroïne de théâtre sacrifiant tout à l’amour.
Eh bien, Messieurs, et c’est là que j’en voulais venir après cette longue digression qui rentre, du reste, dans la tradition de l’Académie puisqu’elle vous entretient un moment de votre fondateur ; eh bien, Messieurs, quand M. Le brun a composé le Cid d’Andalousie, il a été de l’avis de Richelieu. Il avait été certainement frappé du défaut, défaut si séduisant, du premier chef-d’œuvre de Corneille, et il aspirait, en traitant un sujet identique, à montrer ce que Chimène aurait dû faire selon la nature et selon la morale, Il voulait élargir le cercle qui nous enferme. L’audace était grande, la tentative était noble ; il a échoué. Il a eu beau s’autoriser du drame de Lope de Vega, l’Étoile de Séville, il a eu beau avoir pour lui la vérité, la morale, le bon sens, l’honneur, car il faut espérer qu’il n’y a pas dans le monde une honnête femme capable d’épouser le meurtrier de son père, n’importe, le public a été contre l’auteur hérétique, je dirai presque sacrilège, qui osait attaquer le dogme accepté et reconnu au théâtre de l’amour quand même. Il y a des légendes qu’il ne faut pas discuter, surtout chez nous ; elles sont plus fortes que la raison et la vérité, parce qu’elles reposent sur le sentiment et l’imagination. Bref, ou il ne faut pas faire le Cid, ce qui est très-facile, ou il faut le faire comme Corneille l’a fait.
L’insuccès du Cid d’Andalousie fut non seulement la cause du découragement qui amena M. Lebrun à renoncer à la scène, mais il jeta son esprit dans le doute sur le but même du théâtre. Je trouve la preuve de ce doute dans un paragraphe de la préface dont j’ai parlé plus haut. Voici ce que dit M. Lebrun : « Ici se présenterait, si cette préface ne s’était déjà trop prolongée, une question souvent agitée et qui n’est pas encore complètement résolue, bien que le bruit de la lutte ait cessé : la question de l’art moderne, de l’art français, des formes qui conviennent à notre théâtre, de l’extension qu’il peut admettre, des limites qu’il doit s’imposer pour satisfaire, en même temps que les exigences nouvelles, notre goût si différent de celui des autres pays ; car il y a un goût français, un goût d’ordre, de règles, de limites, de lois, même au milieu de la plus grande liberté. Cette question me conduirait loin ; il y aurait trop à dire. »
Voulez-vous me permettre, Messieurs, en courant le risque que M. Lebrun n’a pas osé courir, celui d’être trop long, voulez-vous me permettre de reprendre la question où il l’a laissée et de vous dire ce que j’en pense ? Ne vous semble-t-il pas, puisque j’ai l’honneur de succéder à M. Lebrun, que cette discussion fait partie de l’héritage qu’il m’a légué, et qu’il y a là, pour moi, comme un devoir à remplir, d’autant plus que, dans une autre circonstance, dans une séance académique, M. Lebrun est revenu sur cette question, et qu’alors il semble avoir posé ses conclusions, en condamnant ici certaines tentatives, certaines audaces nouvelles ? En recevant et en complimentant, avec raison, l’auteur du Mariage d’Olympe sur ce drame, M. Lebrun disait :
« Depuis un certain nombre d’années, il s’est répandu sur les théâtres, en faveur de certaines personnes bannies du monde, un goût de réhabilitation que je puis aussi peu comprendre que partager. La mode est venue partout d’offrir à l’intérêt du public des femmes tombées et souillées que la passion épure et relève. La passion autrefois était humiliée et repentante, elle est aujourd’hui glorifiée dans ses plus vifs excès. Elle tendait à se faire excuser, elle porte le front haut, elle défie, elle est insolente : c’est à l’honnêteté à baisser les yeux. On place ces femmes sur le piédestal, et l’on dit à nos femmes et à nos filles : Regardez, elles sont meilleures que vous. »
Je n’avais pas le plaisir, Messieurs, d’assister à là séance où ces paroles ont été prononcées mais je suis certain qu’elles ont été accueillies par des applaudissements unanimes. Des paroles qui défendent la morale sont toujours et très-justement applaudies par des auditeurs comme ceux qui nous entourent. Mais, puisque, dans cette même enceinte où, le 28 janvier 1858, vous parlait M. Lebrun, j’ai l’honneur aujourd’hui, Messieurs, de parler devant vous (ce n’est peut-être pas ce jour-là qu’on eût pu le prévoir) ; puisque vous avez eu la bonté, – quelques-uns diront demain l’imprudence, – d’ouvrir votre porte à un des hommes dont les œuvres ont été ici même, et sont encore en quelques endroits, accusées d’immoralité ; puisque cet homme a une occasion solennelle, unique dans la vie d’un écrivain, de défendre ses idées devant vous, c’est-à-dire devant le tribunal le plus éclairé et le plus compétent du monde, permettez-lui de répondre à cette accusation d’immoralité littéraire qui pèse sur lui et sur grand nombre de ses confrères, et, pour commencer, de prendre à partie cette fameuse phrase qui nous poursuit partout : Pourquoi conviez-vous nos femmes et nos filles à de pareils spectacles ?
D’abord, Messieurs, nous ne convions personne à venir entendre nos comédies ou nos drames. Nous écrivons des drames ou des comédies, nous les faisons représenter, quand les directeurs le veulent bien ; y vient qui veut. On n’y est pas forcé, malheureusement. Quant aux femmes, nous n’avons pas besoin de les inviter à venir au théâtre, elles y viennent bien toutes seules, et elles ont raison, puisque c’est là qu’on s’occupe le plus d’elles. Les jeunes filles, c’est autre chose ; nous ne les convions jamais. Il n’y a pas de contrat possible entre nous et ces âmes délicates qui n’ont d’exemples et de leçons à recevoir que de leur famille ou de leur religion. Nous n’avons pas plus à savoir qu’il y a des jeunes filles qu’elles n’ont à savoir qu’il y a des auteurs dramatiques. Ni l’innocente Agnès qui cache Horace dans sa chambre, après l’avoir vu de son balcon, ni la rusée Rosine qui correspond avec Lindor, après l’avoir aperçu de sa fenêtre, ni la tendre Juliette qui donne rendez-vous à Roméo, l’ennemi de sa famille, le jour où elle le rencontre pour la première fois, ni l’ardente Desdémone qui abandonne la maison paternelle pour suivre le nègre Othello, ne sont modèles à proposer aux jeunes filles, ni même tableaux à leur faire voir. Il serait malheureux cependant que nous n’eussions ni Agnès, ni Rosine, ni Juliette, ni Desdémone, parce qu’il y a des parents qui veulent absolument conduire leurs filles au spectacle. En un mot, Messieurs, et c’est un homme de théâtre qui vous parle, il ne faut jamais nous amener les jeunes filles. Et savez-vous pourquoi je m’exprime si nettement ? Parce que je respecte tout ce qui est respectable. Je respecte trop les jeunes filles pour les convier à tout ce que j’ai à dire, et je respecte trop mon art pour le réduire à ce qu’elles peuvent entendre.
Ceci posé, M. Lebrun avait-il raison de repousser la discussion sur les limites du théâtre, en craignant qu’elle ne l’entraînât trop loin ? Non ; car il eût pu conclure en ces quelques mots : « Notre art n’a pas de limites. » En effet, ces limites étant reculées par chaque mouvement nouveau que font les sociétés, il est impossible de les placer ici ou là. Un art qui, pour nous en tenir à la France et au passé, peut inscrire à ses quatre points cardinaux : Polyeucte, Tartuffe, Phèdre et le Mariage de Figaro, un tel art embrasse l’humanité tout entière. Tout ce qui est du cœur humain est à nous. La vérité, voilà notre devoir ; la bien dire, voilà notre art ; l’imposer, voilà notre but.
Nous sommes astreints et restreints à un seul principe : l’amour, cela est vrai ; mais, comme ce principe est celui de la vie même, il nous permet tous les développements imaginables. Tout ce qui résulte de la vie, les passions, les vices, les caractères, les questions morales et sociales en un mot, peuvent facilement tourner autour ; et, plus nous sommes dans la fiction, plus nous avons le droit de pousser jusqu’à ses dernières conséquences, jusqu’à ses dernières fatalités, les réalités de notre monde imaginaire. Je m’étonne donc que M. Lebrun, qui avait été audacieux à son heure et dans la mesure de ses forces, et qui connaissait cette loi fondamentale du théâtre, puisqu’il était un des adorateurs de l’antiquité, laquelle ne s’en écartait jamais, je m’étonne que M. Lebrun ait voulu refuser la scène à certains personnages et à certaines mœurs qui ont eu et qui auront encore, et, de plus en plus, tant d’action sur notre monde moderne. Je crois aussi qu’il n’avait ni bien vu, ni bien lu ces œuvres nouvelles. Peut-être s’en fiait-il un peu aux récits qu’on lui en faisait. Ses nombreux travaux, son âge déjà avancé, ne lui laissaient peut-être plus ni le temps ni le goût de l’examen personnel. Pour moi, qui étais jeune alors et fort au courant de la littérature dramatique contemporaine, je n’ai pas vu une seule pièce où les personnes dont il est question dans le paragraphe que j’ai cité fussent placées sur un piédestal et déclarées meilleures que les honnêtes femmes. La morale absolue domine le théâtre comme elle domine toutes les assemblées. Notre public, en apparence si frivole et si léger, a une pudeur collective, impitoyable, je dirai plus, involontaire, qui se révolte au moindre attentat. Il est d’une sensibilité, d’une susceptibilité qui va quelquefois jusqu’à la pruderie, et il n’eût jamais souffert et il ne souffrira jamais une comparaison entre le mal et le bien, à l’avantage du mal.
Nous n’avons donc d’autres bases pour la construction de notre œuvre, que la vérité et la morale adaptées nécessairement aux formes particulières que le théâtre commande. Dès que nous nous écartons de la vérité, le public devient distrait ; dès que nous nous écartons de la morale il devient hostile. Il ne nous permet certains excès dans la passion, les caractères et les mœurs qu’avec le sous-entendu que justice en sera faite presque aussitôt. Il a une faiblesse, c’est vrai, il faut bien lui en passer une ; il veut absolument que nous l’intéressions, que nous le fassions rire ou pleurer, rire et pleurer en même temps, si c’est possible ; mais jamais il ne s’intéresse, ne rit ou ne pleure que lorsque la situation est vraie.
M. Lebrun se trompait donc, de très-bonne foi, comme il faisait toutes choses, en accusant certains auteurs, que le public applaudissait, de glorifier ce qui est condamnable, et de mettre dans la lumière et sur un piédestal ce qui doit rester en bas et dans l’ombre. Pas une de ces pièces incriminées qui n’ait conclu par le châtiment le plus rigoureux, le plus implacable. Plaindre n’est pas glorifier, apitoyer n’est pas corrompre. Si le poëte dramatique a eu, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, la preuve qu’un sentiment pur et vrai peut subsister dans une créature momentanément avilie, peut-être plus par la faute des autres que par sa propre faute, c’est son droit, c’est son devoir de le dire.
Cette créature est l’exception, m’objecterez-vous. Hé, Messieurs, le théâtre ne vit que d’exceptions. Une vertu irréprochable, un héroïsme supérieur, sont aussi exceptionnels qu’un vice sans remède ou qu’une passion sans frein. Quels sont les types immortels du théâtre ancien et moderne qui ne soient pas des exceptions. Est-ce Oreste ? Est-ce Œdipe ? Est-ce Clytemnestre, Électre, Hermione, Agrippine, Chimène, Polyeucte, Néron, Horace, Phèdre, Tartuffe, Alceste, Hamlet, Macbeth, Othello, Iago, don Juan, Faust ? Je ne vois là que des incarnations des passions les plus nobles chez les uns, les plus viles chez les autres, mais toutes au-dessous ou au-dessus de la moyenne humaine, autrement dit, dans l’exception. Une action dramatique n’est pas autre chose qu’un individu, dans son tort ou dans son droit, en antagonisme avec une collectivité qui lui est incompatible. Révolte d’un individu contre le milieu qui l’entoure, résistance de ce milieu à l’individu qui veut se dégager de lui, lutte de deux absolus, le devoir et la passion.
Lorsqu’après Schiller, M. Lebrun nous a représenté Marie Stuart, avait-il choisi la personnification de toutes les vertus ? Était-ce une personne si recommandable que cette jeune veuve de François II qui, amante de Rizzio et, complice volontaire ou non du meurtre de Darnley, épousait quelques mois plus tard celui qu’elle savait être le meurtrier de son époux ? La trouvez-vous bien intéressante dans la réalité, cette homicide, cette adultère ? Pourquoi M. Lebrun la choisit-il pour l’héroïne de son drame? Pourquoi nous cache-t-il ses fautes, et ne nous montre-t-il que ses malheurs ? Est-elle plus excusable parce qu’elle est reine ? Est-elle plus sacrée parce qu’elle est historique ? Est-elle moins odieuse parce qu’elle est d’une noble race ? Non : mais la mission du poëte est d’émouvoir, son devoir est de plaindre, son droit est d’absoudre.
Celui ou ceux à qui M. Lebrun reprochait plus tard de compromettre la scène en y absolvant des femmes coupables, ne faisaient que ce qu’il avait fait lui-même ; car le droit est égal pour tous les poëtes, qu’ils prennent leurs sujets dans les faits historiques ou dans l’observation humaine ; et que ce soit la loi politique qui tue la pécheresse royale ou que ce soit la loi sociale qui tue la pécheresse mondaine, c’est toujours la mort, le châtiment, les larmes pour le spectateur, le pardon pour la coupable. Elle est absoute du moment que vous avez pleuré ; car, comme l’a si bien dit le poëte des Nuits et de l’Espoir en Dieu :
Car une larme coule et ne se trompe pas.
Eh bien, Messieurs, cette femme déchue, coupable, repentante, révoltée, dangereuse, qui inspire aussi justement à l’un la pitié qu’elle inspire à l’autre la colère, selon qu’elle se repent ou qu’elle persiste, c’est encore la femme, sous une nouvelle forme, c’est-à-dire l’âme même du théâtre ; c’est une certaine femme, se débattant entre les tentations de la richesse qui l’environne et les conseils de la misère qui l’opprime. Il y a là une lutte terrible, non pas seulement celle de la passion avec le devoir, mais celle de l’honneur même avec l’ignorance et la faim. Il y a là un drame poignant dont-le dénouement est le triomphe possible du bien pour lequel nous ne saurions témoigner trop d’admiration et de respect, mais aussi la chance possible d’une chute pour laquelle on ne saurait nous interdire la compassion, puisque nous n’avons rien prévu pour l’empêcher ; enfin il y a là un problème que la société n’a pas encore pu résoudre, et devant lequel les philosophes, les législateurs et les économistes eux-mêmes s’arrêtent épouvantés et impuissants. Et nous, le théâtre, nous qui vivons de la peinture des mœurs et des caractères, des passions et des vices, en un mot de toutes les luttes de notre pauvre nature humaine, nous aurions passé, sans rien dire, en détournant la tête, en nous voilant pudiquement le visage devant cette forme nouvelle, intéressante et inquiétante de la femme ? Non, Messieurs, c’était impossible. Des auteurs hardis qui croient que le théâtre a non seulement à donner les enseignements qui doivent le rendre moral, mais à fournir les renseignements qui peuvent le rendre utile, des auteurs se sont emparés de cette question nouvelle, et l’ont discutée devant le public, en lui disant : « Ne sois pas trop sévère, il y a là une grande infortune ; ne sois pas trop distrait, il y a là un grand danger. »
Nous savons bien que la Climène et le marquis de la Critique de l’École des femmes continueront à crier au scandale ; non pas parce que nous attaquons la bonne morale qui est inattaquable, mais parce que nous attaquons les mauvaises mœurs dont ils se trouvent quelquefois si bien ; nous savons aussi que nombre d’esprits honnêtes et sincères, qui n’ont besoin ni de nos enseignements ni de nos renseignements, continueront à trouver que nous dépassons nos droits et que nous nous mêlons de choses qui ne nous regardent pas ; rien n’y fera, nous empiéterons toujours sur les pouvoirs constitués, ne reconnaissant d’autres limites que la résistance du public. Tant qu’il nous laissera aller, nous serons chez nous ; et, tant que nous croirons que les sociétés se trompent, nous viendrons leur dire : Vos ridicules sont grotesques, vos passions sont malsaines, vos préjugés sont faux, vos vices sont exécrables, vos mœurs sont à modifier, vos lois mêmes sont à refaire. Oui, Messieurs, nous irons, nous allons jusque-là.
Pour être franc jusqu’au bout, mais je vous le dis bien bas, nous sommes des révolutionnaires. Les gouvernements le savent de reste ; aussi ont-ils établi une censure qui fonctionne continuellement, rien que pour nous. Mais comme elle n’a jamais rien pu empêcher, ni Tartuffe, ni le Mariage de Figaro, ni Marion Delorme, nous ne lui gardons pas rancune et nous marchons toujours.
Voilà, Messieurs ; ce que j’aurais dit à M. Lebrun si j’avais eu l’occasion et l’honneur de m’entretenir avec lui de cette question du théâtre ; et, peut-être, si j’avais pu le convaincre, n’eût-il pas eu le chagrin de renoncer à la scène. Il s’est trop défié de notre art, du public et de lui-même.
Il n’a cessé cependant, jusqu’à la fin de sa vie, de s’intéresser aux œuvres dramatiques et d’applaudir aux succès de ses rivaux plus heureux et plus persévérants que lui. Il en est peu à qui il n’ait tendu la main pour les faire arriver jusqu’à vous, et sa protection dans votre illustre compagnie était une des plus grandes chances de succès qu’un candidat pût avoir, car il était la justice, le bon sens, la loyauté mêmes. L’Académie avait pour lui un respect et une affection sans bornes. Il lui rendait tous les sentiments qu’elle lui témoignait, et sa plus grande joie était de partager ses travaux.
Le gouvernement de Juillet l’avait nommé pair de France, l’Empire le nomma sénateur : il lui devait bien cela. M. Lebrun était, du reste de ces hommes nés pour ainsi dire indispensables à tout gouvernement régulier. À la chambre des pairs, comme au sénat, il ne se présenta pas une question importante que M. Lebrun n’apportât son opinion, toujours avec la plus grande, modestie ; mais toujours aussi avec une sincérité et une clairvoyance remarquables. Sur le Travail des enfants, sur les Entreprises théâtrales et la censure, sur la Liberté de l’enseignement, sur le Droit de propriété des œuvres littéraires, enfin sur le Projet des fortifications de Paris, discussion où il a été encore une fois prophète, et où il a montré une véritable science militaire jointe à une grande perspicacité politique ; dans toutes, ces questions, il a été clair, érudit, convaincu, sincère, ami des progrès pacifiques et des libertés sages et fécondes.
Aussi, Messieurs, dès que j’ai eu l’honneur d’être appelé à remplacer M. Lebrun, je n’ai entendu parmi vous que cette phrase. Vous succédez au plus aimable, au plus laborieux, au plus honnête des hommes. Oui, Messieurs, nous voilà réunis aujourd’hui pour honorer la mémoire d’un écrivain qui ne fut pas ce qu’on peut appeler un écrivain de génie. Dieu me garde de lui manquer de respect en ne plaçant au-dessus de ce qu’il fut, même dans un éloge académique ! Et cependant votre Académie est profondément émue au souvenir de ce confrère ; et ma tâche m’est facile ; à moi qui n’ai jamais adressé la parole à celui que j’ai l’honneur de remplacer. Cela vient, Messieurs, de ce qu’il a eu soin de nous mettre tous d’accord par le spectacle de sa vie ; c’est que l’honnêteté est aussi un génie ; c’est celui de l’âme et celui-là crée tout autant que l’autre. Durant la longue carrière de M. Lebrun, il n’y a pas une défaillance ; il n’y a pas même une hésitation. Cet esprit est élevé, ce cœur est bon, cette âme est ferme. En vous parlant de mon prédécesseur, je n’ai rien à expliquer, je n’ai rien à sous-entendre. Près de quatre-vingts ans de talent de travail et d’honneur ! C’est clair comme le jour. Enfin, Messieurs, si j’avais à résumer M. Lebrun en un seul mot, je dirais qu’il a été toute sa vie ce qu’il est si difficile d’être : un homme. Et Dieu veuille que celui qui me succédera ici puisse en dire autant de moi, devant une assemblée comme la vôtre !